Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 1

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 295-306).



LIVRE QUATRIÈME




CHAPITRE PREMIER


COMMENT DIANE À LA HOUPPE EXPLIQUA SON RÊVE ET
THIERRETTE SES AMBITIONS


En général, vous verrez les femmes
préférer un fat à un honnête homme,
un libertin à un amant qui a des mœurs…
Cette préférence, de la part des femmes,
tient dans la nature aux convenances
sexuelles qu’elles imaginent sous un
rapport plus intéressant, et dans le
moral à ce sentiment inné par lequel
chacun recherche ce qui a le plus
d’identité avec lui.
La Femme dans l’ordre social et dans
l’ordre de la nature.
— 1787.


Les cloches de la Pentecôte sonnèrent à grande volée dès neuf heures et demie du matin, et Diane, qui avait oublié de faire prévenir le carillonneur, s’éveilla pour la seconde fois.

Avait-elle vraiment rêvé ?

D’abord elle n’en douta point. Les rêves de Diane à la Houppe entraient facilement dans le voluptueux et même dans l’imaginatif. Ils lui avaient suggéré bien des fantaisies qui, parfois, la laissaient pensive pendant une journée entière et qu’elle ne méditait point sans une sorte de respect, car elle eût été incapable de les construire à l’état de veille. Leur souvenir posait des jalons dans son existence monotone. Elle s’entendait clairement lorsqu’elle se disait que tel petit fait s’était passé avant le rêve du tambour-major ou après celui du petit nègre entre les deux institutrices. Aussi allait-elle se résoudre à classer le songe du page à la suite de beaucoup d’autres lorsque, ayant découvert des raisons d’incertitude qui ne lui étaient pas venues par la seule réflexion, et ne pouvant, d’autre part, accepter comme vraisemblable un événement aussi fantasque, elle plongea jusqu’au fond dans la perplexité.

Pausole, que les éclats du bronze avaient fini par distraire de son pesant et doux sommeil, se mit alors sur son séant, et, peu après, fut en bas du lit.

C’était l’heure où il s’occupait de ses affaires.

Il lui fallait un conseiller.

Il demanda Giguelillot.

Le petit page se fit attendre, car il avait peu dormi après une journée fort rude. Rosine d’abord, puis Thierrette, puis Philis, puis Galatée, et enfin Diane à la Houppe avaient éprouvé tour à tour ce qu’il pouvait leur offrir d’énergie, de persévérance et de bons procédés, mais cela n’allait point pour lui sans un peu de vertige et même d’abattement. Aussi, lorsqu’il se présenta pour répondre à l’appel du Roi sans avoir reposé plus de deux heures et demie, il était de vingt minutes en retard. Pausole avait quitté sa chambre pour son cabinet de toilette.

Gilles entra et, comme il était fort mal élevé, Diane vit tout de suite à son sourire qu’il avait manifestement partagé au moins son rêve.

Après un instant de confusion, elle prit son parti d’une aventure où elle avait si peu de responsabilité et qui tenait du cambriolage beaucoup plus que de l’adultère. De son lit elle fit signe au page d’approcher, lui entoura la jambe droite d’un bras languissant et nu, et lui dit lentement, tout bas :

— Brigand ! Scélérat ! Canaille ! petite infection ! gibier de guillotine !

Il répondit d’une voix sage qui pouvait bien avoir cinq ans :

— Pardon, madame.

— Je te déteste.

— Oui, madame.

— Qui t’a appris cela ?

— C’est ma petite sœur.

— Ne recommence jamais…

— Je ne le ferai plus.

— Au moins… si imprudement.

— Ah ! Bien !

— Et avec personne.

— Personne. Personne. Personne. Jamais. Jamais. Jamais.

Diane, en riant, le battit de la main et reprit presque aussitôt, mais avec plus de sérieux :

— J’espère que nous n’allons pas la retrouver ce soir, cette blanche Aline ?

— Ah vous ne voulez pas ?

— Je ne suis pas pressée.

— Très bien.

Puis, pour plaire à la jeune femme par une confidence qui ne lui coûtait d’ailleurs en aucune façon :

— Il y a une seconde fugitive, dit-il.

— Qui cela ?

Mlle Lebirbe, l’aînée.

— Depuis quand ?

— Cette nuit. Elle m’a exposé que la vie de famille ne se prêtait pas à l’inconduite, qu’elle sentait en elle toutes les frénésies, et que des voix mystérieuses l’appelaient à la basse prostitution. Alors je l’ai envoyée…

— Oh que c’est mal !

— Je l’ai envoyée à une dame respectable qui tient un hôtel particulier de Tryphême où un grand nombre de femmes mariées rencontrent des messieurs — souvent mariés aussi, mais généralement pas avec elles…

— Quel petit bandit ! C’est abominable…

— Pas tant que cela ! M. Lebirbe est président de la Ligue contre la licence des intérieurs, admirable société dont l’action mollit un peu, je crois. Quand il saura que sa fille aînée, dans un intérieur fameux, admet toutes les licences et les prend tour à tour, voilà qui lui rendra du zèle et de l’entrain pour la bonne cause.


L’éclat de rire de Diane fut entendu par Pausole, qui, fraîchement baigné, se montra dans un costume du matin :

— Ah ! c’est toi, petit ? Je n’ai que deux mots à te dire. Tu as fait, hier, une enquête qui dut être clairvoyante et dont je ne te demande pas le récit. Je viens de lire la petite lettre que tu as trouvée. Elle est fort affectueuse, mais ne donne pas de renseignements. Sais-tu ce qu’est devenue ma fille ? Où peut-elle être aujourd’hui ? Je n’en désire pas plus.

Giguelillot consentait de grand cœur à sauver la blanche Aline ; mais pour diverses raisons, il voulait en même temps se rapprocher d’elle. Aussi, faisant à Diane un signe léger qui lui épargnait l’inquiétude, il répondit :

— À Tryphême.

— Cela me suffit. Es-tu d’avis que nous partions aujourd’hui même vers une nouvelle étape ?… Je consulterai Taxis pour la forme, puisqu’il est mon conseiller du matin, mais j’ai plus de confiance en toi.

— Il vaut mieux partir, en effet.

— Tu as raison. Et quelle heure te paraît la bonne ?

— Le milieu de l’après-midi.

— Quelle distance parcourrons-nous ?

Tryphême est à quatre kilomètres. On y va en trois quarts d’heure.

C’est beaucoup ; mais nous ferons cela. Je me sens fort dispos, ce matin. Va, et dis à Taxis de venir me parler son tour.

Taxis, fort agité, parut.

— Sire, dit-il, un nouveau crime a été commis ce matin. Une vierge a été enlevée à l’affection de ses parents…

— Quoi ?

— Par un suborneur inconnu. La fille aînée de nos hôtes n’est plus dans ses appartements.

— Ha ! Ha ! Ha ! fit Pausole. Ce pauvre Lebirbe ! Cela devait lui arriver !

— Je ne puis m’empêcher d’établir une corrélation entre les événements extraordinaires qui se produisent depuis quelques jours et qui, tous, tiennent du rapt ou de la séduction clandestine.

— Le rapprochement est insoutenable, dit le Roi d’un ton bourru. Outre que j’ai mes raisons de le trouver fort déplacé, il ressort du simple bon sens qu’un même individu ne saurait séduire et enlever plus d’une jeune fille à la fois. Vous êtes vraiment trop ignorant des choses de la galanterie, monsieur. Les confesseurs eux-mêmes croient devoir s’en instruire. Mais brisons-là. Vous n’avez point d’autre rapport à me présenter ?

— L’inconnu que je persiste à tenir pour l’unique auteur de tous les attentats commis ces jours derniers est arrêté, Sire, ou sur le point de l’être. Cette fois encore, je n’attends, qu’un signe de vous…

— Ah s’il en est ainsi, je le donne, dit Pausole. Puisse-t-il interrompre un voyage dont je commençais à sentir lourdement l’importunité. Qu’on en finisse ! Où est l’inculpé ?

— Sur la route de Tryphême.

— Et qui l’accompagne ?

— La princesse Aline.

— Comment le savez-vous ?

— En opérant des recherches dans les appartements de Mlle Lebirbe, j’ai trouvé une puissante jumelle dont la studieuse enfant se servait sans doute dans un but astronomique et afin de contempler chaque nuit l’œuvre insondable du Créateur que le firmament nous…

— Abrégez, Taxis. Vous êtes prolixe.

— J’ai donc saisi cette jumelle et j’en ai fait usage pour observer les environs. La Providence a voulu que cet objet fût dans mes mains l’instrument d’une découverte. À deux cents mètres, sur la route de Tryphême, j’ai aperçu un jeune homme dont le costume répond exactement à celui qui m’a été signalé par mes sbires comme revêtant le mystérieux inculpé. Auprès de lui, dans la robe verte que tout le monde connaît au palais depuis une quinzaine de jours, s’avançait la Princesse Aline. Tel est le résultat de mes efforts. Je crois devoir prévenir Votre Majesté que la hâte dans la décision et dans l’action est absolument nécessaire à la réussite de ses projets, quels qu’ils soient.

— Mon opinion, dit Pausole, est formelle sur un premier point. Personne autre que moi-même n’aura mission d’arrêter ma fille. Je ne reviendrai pas là-dessus ; j’ai eu trop de peine à m’y résoudre.

— En ce cas, il faut partir immédiatement.

— Partons donc. Les bagages sont-ils prêts ?

— Pour la plupart. Et les autres suivront. J’ai fait seller les montures, y compris mon fidèle Kosmon à qui un stupide malfaiteur a fait subir le plus scandaleux des outrages.

— Comment, à lui aussi ?

— Pardon… Ma pensée…

— C’est de l’aberration ! dit Pausole. En pleine campagne, dans un pays facile et simple, où chacun peut fléchir sans peine de jolies filles dans les champs, aller prendre pour amoureuse un bidet cagneux et poussif comme celui que vous enfourchez ! Voilà une dépravation dont je n’avais jamais eu l’idée !

— Je n’ai rien dit de semblable, et…

— Votre malfaiteur est un homme plus à plaindre qu’à blâmer. Je m’oppose à toutes poursuites… Faisons le silence autour de cela.

— Je m’explique…

— Vous vous expliquerez en chemin. Cela ne présente aucun intérêt. Faites diligence, Taxis, et prenez congé de moi.


Le rassemblement s’accomplit dans la cour, où les gardes formèrent la haie, de la grand’grille à l’escalier.

Giglio, déjà en selle, se montrait au peuple curieux quand d’un groupe de paysans se détacha la belle Thierrette.

Souriante, avec un peu de fatigue dans le pli des sourcils, elle s’avançait péniblement mais encore non sans vaillance.

Bien qu’elle fût fille à combattre avec toute une escorte en armes, elle se laissa intimider par le silence et l’espace qui entouraient les cavaliers, et ce fut en rougissant qu’elle s’approcha de Giguelillot :

— Je vous remercie bien, monsieur… Merci… Vous avez été bon pour moi… ainsi que ces messieurs… Merci à tous… Merci bien de votre générosité… Merci encore… Merci… Merci…

Puis, avec un soupir qui venait du fond de sa franchise, elle dit en hochant la tête ces simples mots :

— Je n’oublierai pas.


Mais Giguelillot se penchant du haut de son zèbre :

— Qu’est-ce que tu tiens donc à la main ?

— C’est la quarantième tulipe, monsieur… Je l’ai gardée pour vous… pour qu’elle vous porte bonheur…

— Gentille attention. Je la conserverai ta quarantième tulipe. Que puis-je te donner à mon tour ? Dis-le moi.

— Monsieur… on a été bien mauvais pour moi à la métairie… Le patron a dit comme ça que je me dérangeais… que j’avais des fréquentations… et que je n’avais pas fait la traite du soir… et qu’il lui manquait deux seaux… Enfin, quoi ?… je suis à la porte avec six francs dans mon foulard, et pas d’emploi pour le moment.

— Mais, ma pauvre Thierrette, je n’en ai pas à t’offrir.

— Oh ! si… Moi, j’en vois bien un… Ces messieurs n’ont pas de cantinière… Le service est dur, je ne dis pas… mais je serais bien dévouée, bien complaisante… Je ferais ce que je pourrais, vous savez…

— Comment ? tu voudrais…

— Oui… Mais pour les premiers jours je suivrais dans les bagages… Je monterais à cheval un peu plus tard… si ça ne vous fait rien.

Accepté. Va dans les bagages, c’est une excellente précaution. Et cache-toi bien jusqu’à midi. Ne te montre pas plus tôt, tu m’entends ?

— Oh ! Non… dans ce moment-ci, j’ai plus envie de dormir que de faire la belle, monsieur… Et merci encore… Merci… Vous avez bon cœur avec les femmes.