Les Aventuriers (Aimard)/IV

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F. ROY (p. 26-34).
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IV

L’ÎLE SAINTE-MARGUERITE

À cette réponse, à laquelle il était si loin de s’attendre, le digne recors fit un geste de surprise et regarda le comte comme s’il ne l’avait pas bien compris.

Le gentilhomme sourit doucement.

— Cela vous étonne, n’est-ce pas ? dit-il.

— Je l’avoue, monsieur le comte, balbutia l’autre avec embarras.

Le comte continua :

— Oui, dit-il, je comprends que cela vous paraisse étrange que je refuse d’accepter vos propositions généreuses. Cela ne se voit pas souvent, un prisonnier auquel on offre la liberté et qui s’obstine à demeurer captif. Je vous dois une explication de cette conduite extraordinaire ; cette explication, je veux vous la donner sans retard, afin que vous n’insistiez plus auprès de moi et que vous me laissiez agir à ma guise.

— Je ne suis que le plus humble de vos serviteurs, monsieur le comte ; mieux que moi sans doute, vous savez la conduite que vous devez tenir en cette circonstance ; vous n’avez donc aucun besoin de la motiver vis-à-vis de moi.

— C’est justement parce que vous êtes un vieux serviteur de ma famille, François Bouillot, que vous me donnez en ce moment une preuve d’un dévouement sans bornes, que je me crois obligé à vous faire connaître les motifs de ce refus qui a tant de raisons de vous surprendre. Écoutez-moi donc.

— Puisque vous l’exigez, monsieur le comte, je vous obéis.

— Bien, prenez un siège et mettez-vous là, près de moi, il est inutile que d’autres que vous entendent ce que je vais dire.

Le recors prit un tabouret et s’assit auprès de son maître, ainsi que celui-ci lui en avait donné l’ordre, tout en conservant une distance entre lui et le gentilhomme.

— D’abord, reprit le comte, soyez bien convaincu que si je refuse votre offre, ce n’est par aucun motif qui vous soit personnel : j’ai pleine confiance en vous ; depuis près de deux cents ans votre famille est attachée à la mienne, et toujours nous n’avons eu qu’à nous louer du dévouement des vôtres à nos intérêt. Ce point important bien établi, je continue. Je suppose, pour un instant, que le plan que vous avez conçu, plan que je ne discuterai pas, réussisse, bien qu’il me paraisse fort difficile à mettre à exécution, et que le plus léger hasard puisse, au dernier moment, en compromettre l’issue. Qu’arrivera-t-il ? Forcé de fuir, sans ressources, sans amis, non seulement je ne pourrai tirer de mes ennemis la vengeance que je médite, mais livré pour ainsi dire à leur merci, je ne tarderai pas à retomber dans leurs mains et à devenir ainsi la risée de ceux que je hais ; je serai déshonoré, ils me mépriseront, et je n’aurai plus qu’un moyen de sortir d’une vie désormais inutile, puisque tous mes projets seront renversés : me brûler la cervelle.

— Oh ! monsieur le comte ! s’écria Bouillot en joignant les mains.

— Je ne veux pas échouer, continua imperturbablement le comte, dans la lutte terrible qui commence aujourd’hui entre mes ennemis et moi ; j’ai fait un serment, ce serment, coûte que coûte, je le tiendrai tel que je m’y suis engagé. Je suis jeune, j’ai vingt-cinq ans à peine, jusqu’à présent la vie n’a été pour moi qu’un long sourire, projets d’ambition, de fortune et d’amour, tout m’a réussi. Aujourd’hui la douleur vient me toucher du doigt, qu’elle soit la bienvenue, celui qui n’a pas souffert n’est pas un homme complet ; la douleur épure l’âme et retrempe le cœur. La solitude est bonne conseillère, elle fait comprendre le néant des petites choses, élargit les idées et prépare les grandes conceptions. J’ai besoin de me retremper dans la douleur, afin de pouvoir un jour rendre au centuple à mes ennemis tout ce que par eux j’aurai souffert ; c’est en songeant à ma carrière brisée, à mon avenir perdu, que je trouverai les forces nécessaires pour accomplir ma vengeance ! Lorsque mon cœur sera mort à tout autre sentiment qu’à celui de la haine qui le remplira tout entier, c’est alors, alors seulement que je deviendrai implacable et que je pourrai fouler à mes pieds ceux qui aujourd’hui se rient de moi et croient m’avoir abattu parce qu’ils m’ont renversé ; alors je serai bien réellement un homme, et malheur à ceux qui oseront se mesurer avec moi ! Vous frémissez à ce que je vous dis en ce moment, mon vieux serviteur, ajouta-t-il plus doucement ; que serait-ce donc s’il vous était permis de lire dans mon cœur tout ce qu’il renferme de colère, de rage et de haine contre ceux qui m’ont broyé sous leurs talons et m’ont ravi à tout jamais le bonheur pour satisfaire les calculs mesquins d’une ambition étroite et criminelle ?

— Oh ! monsieur le comte, permettez à un ancien serviteur de votre famille, à un homme qui vous est tout dévoué, de vous supplier de renoncer à ces affreux projets de vengeance. Hélas ! vous serez la première victime de votre haine.

— Ne vous souvenez-vous plus, Bouillot, répondit le comte avec ironie, de ce que, dans notre pays, on dit du caractère des membres de la famille à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir ?

— Oui, oui, monsieur le comte, fit-il en hochant tristement la tête ; je m’en souviens et je le répéterai même si vous le désirez.

— Faites, mon ami.

— Eh bien ! monsieur le comte ; ce dicton, le voici :

« Les Barmont-Senectaire,
Haine de démon, cœur de pierre. »

Le comte sourit :

— Eh bien ! supposeriez-vous que j’aie dégénéré de mes ancêtres ?

— Je ne suppose rien, monsieur, Dieu m’en garde ! répondit-il humblement ; seulement je vois avec épouvante que vous vous préparez un avenir affreux.

— Soit ! je l’accepte dans toute sa rigueur, si Dieu permet que j’accomplisse mon serment.

— Hélas ! monsieur le comte, vous le savez, l’homme propose ; vous êtes en ce moment prisonnier du cardinal ; réfléchissez, je vous en supplie ; qui sait si jamais vous sortirez de la prison dans laquelle je vous conduis ? Consentez à être libre.

— Non, cessez vos prières ! le cardinal n’est pas immortel. Si ce n’est avant, ma liberté me sera rendue après sa mort, qui ne peut tarder, je l’espère. Et maintenant, retenez bien ceci : mon intention est tellement immuable que si, malgré mes ordres, vous m’abandonniez ici, dans l’auberge où nous sommes, le premier usage que je ferais de cette liberté que vous m’auriez rendue, serait de m’aller livrer aussitôt entre les mains de Son Éminence. C’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Le vieux serviteur courba la tête sans répondre, et deux larmes coulèrent le long de ses joues.

Cette douleur muette, si vraie et si touchante, émut le comte plus qu’il ne l’aurait pensé ; il se leva, prit la main du pauvre homme, et la serrant à plusieurs reprises :

— Ne parlons plus de cela, Bouillot, lui dit-il d’une voix affectueuse ; bien que je ne veuille pas en profiter, votre dévouement m’a profondément touché, je vous en conserverai une éternelle rebonnaissance. Allons, embrassez-moi, mon vieil ami, et ne nous attendrissons pas davantage ; nous sommes des hommes, et non des enfants poltrons, que diable !

— Oh ! c’est égal, monsieur le comte, je ne me tiens pas pour battu, répondit le recors en se jetant dans les bras ouverts pour le recevoir ; vous ne m’empêcherez pas, de près ou de loin, de veiller sur vous.

— À cela je ne m’oppose pas, mon ami, répondit le comte en riant, faites comme vous le voudrez ; d’ailleurs, ajouta-t-il sérieusement, je vous avoue que je ne serai pas fâché, lorsque je serai séquestré du monde, de savoir ce qui s’y passe et d’être tenu au courant des événements ; il pourrait arriver tel fait imprévu qui modifierait mes intentions et me ferait désirer de recouvrer ma liberté.

— Oh ! soyez tranquille, monsieur le comte, s’écria-t-il joyeux de cette quasi-victoire et de cette promesse conditionnelle, je m’arrangerai de façon à ne pas vous laisser chômer de nouvelles ; ce n’est pas pour rien que depuis six ans je sers Son Éminence ; le cardinal est un bon maître, j’ai profité à son école et je connais plus d’un tour ; vous me verrez à l’œuvre.

— Allons, c’est convenu, nous nous entendons. Maintenant, je crois que nous ne ferions pas mal de déjeuner, avant de continuer notre route ; je me sens un appétit qui aurait grand besoin d’être calmé.

— Je vais donner à l’aubergiste l’ordre de vous servir à l’instant, monsieur le comte.

— Vous déjeunerez avec moi, Bouillot, lui dit-il en lui frappant amicalement sur l’épaule, et j’espère que jusqu’à notre arrivée à l’île Sainte-Marguerite, il en sera toujours ainsi.

— C’est beaucoup d’honneur pour moi, monsieur, certainement, mais…

— Je le veux, d’ailleurs ne faites-vous pas presque partie de ma famille ?

François Bouillot s’inclina et sortit ; après avoir commandé un copieux déjeuner, il ordonna à une partie de l’escorte de rebrousser chemin, et de retourner à Paris, puis il remonta dans la chambre, suivi par l’aubergiste qui, en un instant, couvrit une table de tout ce qu’il fallait pour faire un bon repas, et se retira discrètement, laissant ses hôtes aux prises avec les mets placés devant eux.

Le voyage se continua sans incident digne d’être noté.

La conversation du prisonnier avec son gardien avait été décisive ; celui-ci connaissait trop bien le caractère de l’homme auquel il avait affaire pour essayer de revenir sur un sujet qui avait été si nettement tranché du premier coup.

À l’époque où se passe notre histoire, la France n’était pas comme aujourd’hui sillonnée par un réseau de routes magnifiques : le moindre trajet exigeait une dépense de temps énorme ; les carrosses, lourds véhicules mal construits et plus mal suspendus, ne résistaient qu’à grand’peine aux cahots incessants du chemin, et aux ornières dans lesquelles la plupart du temps ils s’embourbaient jusqu’à demi-roue ; aussi, quelle que fût la vitesse avec laquelle on marcha, dix-sept jours s’écoulèrent avant que le prisonnier et son escorte n’arrivassent à Toulon.

Cette ville était déjà à cette époque un des principaux ports militaires de la France ; le comte éprouva un serrement de cœur indicible en y entrant.

C’était dans cette ville que sa carrière maritime avait commencé ; là pour la première fois il avait mis le pied sur un navire en qualité de garde de pavillon et avait subi les épreuves préparatoires de ce rude métier de marin dans lequel il n’avait pas tardé, malgré sa jeunesse, à obtenir une grande réputation, presque de la célébrité.

Le carrosse s’arrêta à la place au Foin, devant la porte de l’auberge de la Croix de Malte, auberge, soit dit entre parenthèse, la plus vieille de France peut-être, car aujourd’hui elle existe encore, quoique intérieurement et extérieurement elle ait subi bien des changements indispensables.

Dès qu’il eut commodément installé son prisonnier dans l’auberge, François Bouillot s’en fut courir la ville.

S’il avait placé une sentinelle devant la porte du comte, c’était plutôt pour obéir à sa consigne que par crainte qu’il ne s’échappât, car il ne s’était même pas donné la peine de fermer cette porte, tant il était convaincu d’avance que malheureusement son prisonnier n’essayerait pas de la franchir.

Il demeura près de deux heures dehors.

— Vous êtes resté bien longtemps absent, lui dit le comte lorsqu’il revint.

— J’avais certaines affaires sérieuses à terminer, répondit-il.

Le comte, sans ajouter un mot, reprit la promenade de long en large que le retour de Bouillot avait interrompue.

Il y eut un instant de silence.

Bouillot était évidemment embarrassé, il allait et venait dans la chambre, feignant d’arranger certains meubles et dérangeant tout ; enfin, voyant que le comte s’obstinait dans son mutisme et ne voulait pas s’apercevoir qu’il était demeuré là, il se plaça devant lui de façon à lui barrer le passage, et le regardant fixement en se penchant à son oreille :

— Vous ne me demandez pas d’où je viens ? lui dit-il avec intention.

— À quoi boni répondit insouciamment le comte, de faire vos affaires, sans doute.

— Non, monsieur le comte, de faire les vôtres.

— Ah ! dit-il.

— Oui, la Mouette vous attend.

Le comte sourit et haussa légèrement les épaules.

— Ah ! ah ! vous songez encore à cela ; je croyais, mon cher Bouillot, qu’il était convenu entre nous que nous ne reviendrions plus sur ce sujet. C’est donc pour cela que vous avez allongé notre route, en nous faisant passer par Toulon ? Cela m’étonnait aussi ; je ne me rendais pas compte de l’étrange itinéraire que vous suiviez.

— Monsieur le comte, murmura-t-il en joignant les mains avec prière.

— Allons, vous êtes fou, mon cher Bouillot ; vous devriez cependant bien savoir que lorsque j’ai pris une détermination, bonne ou mauvaise, je ne change jamais ; brisons là, je vous prie, tout serait inutile, je vous en donne ma parole de gentilhomme.

Le vieux serviteur poussa un gémissement qui ressemblait à un râle d’agonie.

— Que votre volonté soit faite, monsieur le comte, balbutia-t-il.

— Quand partons-nous pour Antibes ?

— Tout de suite, si vous l’exigez.

— Soit, le plus tôt sera le mieux.

Après s’être incliné, le recors sortit afin de tout préparer pour le départ. Ainsi qu’on le voit, les rôles étaient complètement intervertis, c’était le prisonnier qui commandait à son gardien.

Une heure plus tard, en effet, le comte quitta Toulon.

Tout le long de la route, les deux hommes, toujours côte à côte, buvant, mangeant ensemble, causèrent de choses indifférentes. Bouillot avait enfin reconnu qu’il était inutile d’insister davantage pour faire évader le comte ; cependant il avait, non pas renoncé, mais seulement ajourné son projet à un temps plus éloigné, comptant comme auxiliaire sur l’ennui d’une détention prolongée et d’une vie inactive et inutile sur une organisation aussi fougueuse que celle de son prisonnier.

Aussitôt arrivé à Antibes, Bouillot, sur l’ordre exprès du comte, qui semblait prendre un certain plaisir à le tourmenter, se mit en quête d’une chaloupe quelconque pour passer à Sainte-Marguerite.

Ses recherches ne furent ni longues ni difficiles ; porteur d’un ordre du cardinal, il mit en réquisition le premier bateau pêcheur qui lui tomba sous la main, et s’y embarqua avec tout son monde.

En quittant la terre ferme, le comte se retourna, et un sourire d’une expression singulière plissa ses lèvres.

Bouillot, trompé par ce sourire dont il ne comprit pas l’intention secrète, se pencha à l’oreille du gentilhomme.

— Si vous le voulez, il est encore temps, murmura-t-il.

Le comte le regarda, haussa les épaules, et, sans répondre, il s’assit à l’arrière du bateau.

— Pousse ! cria alors Bouillot au patron.

Celui-ci saisit sa gaffe, üt déborder le bateau et on partit.

Les îles de Lérins forment un groupe composé de quelques rochers et de deux îles entourées d’écueils, nommées, la première, l’île Sainte-Marguerite, et la seconde, l’île Saint-Honorat.

À l’époque où se passe notre histoire, la première seule était fortifiée ; l’autre, habitée par quelques pêcheurs, ne renfermait que les ruines encore considérables du couvent fondé par Saint-Honorat vers l’an 400.

L’île Sainte-Marguerite était inhabitée ; plate, n’offrant dans toute sa longueur qu’une anse assez peu sûre pour l’accostage des embarcations, bien qu’elle soit extrêmement fertile et que les grenadiers, les orangers et les figuiers y viennent en pleine terre, personne n’avait songé à y fixer sa demeure ; nous ne savons pas si les choses ont changé aujourd’hui.

Un fort assez important, et qui plus tard a acquis une réputation lugubre comme prison d’État, s’élevait sur l’île dont il occupait la plus grande partie.

Ce fort se composait de trois tourelles reliées entre elles par des terrasses, que le temps avait recouvert d’une mousse jaunâtre, un fossé large et profond ceignait cette forteresse.

Quelques années avant l’époque où commence notre histoire, en 1635, les Espagnols s’en étaient emparés par surprise.

Aussi le cardinal, pour éviter que se renouvelât une semblable catastrophe, avait jugé à propos de mettre le fort à l’abri d’un coup de main, en y installant une garnison de cinquante soldats d’élite, commandés par un major faisant fonctions de gouverneur ; vieil officier de fortune, auquel ce poste servait de retraite, et qui, loin des soucis du monde, menait, grâce à une entente tacite avec les contrebandiers qui seuls abordaient dans ces parages, une véritable vie de chanoine.

L’officier qui commandait le fort en ce moment était un vieux gentilhomme, long, maigre et efflanqué, aux traits durs, amputé d’un bras et d’une jambe ; il se nommait M. de l’Oursière ; toujours il grondait et maugréait après ses subordonnés ; le jour où il avait quitté le régiment de la Couronne, où il servait en qualité de major, avait été fêté par tout le régiment, officiers et soldats, tant le digne homme était cordialement détesté.

Le cardinal de Richelieu se connaissait en hommes ; en choisissant le major de l’Oursière pour en faire le gouverneur de l’île Sainte-Marguerite et le métamorphoser en geôlier, il avait trouvé juste le poste qui convenait à son caractère hargneux et à ses instincts méchants.

C’était de cet aimable personnage que le comte de Barmont allait dépendre pour un temps sans doute fort long, car si le cardinal ministre refermait facilement la porte d’une prison d’État sur un gentilhomme, en revanche, il ne se pressait jamais de la rouvrir, et un prisonnier, sauf des événements extraordinaires, était à peu près sùr de mourir oublié dans son cachot, à moins, ce qui arrivait quelquefois, qu’il prit à Son Éminence la fantaisie de lui faire trancher la tête en plein soleil.

Après plusieurs mots d’ordres échangés avec un luxe de précautions qui témoignait de la bonne garde et de la stricte discipline maintenue par le gouverneur, le prisonnier et son escorte furent enfin introduits dans la forteresse et admis en la présence du major.

Le major finissait de déjeuner au moment où on lui annonça un messager du cardinal ; il boucla son uniforme, ceignit son épée, prit son chapeau dont il se coiffa, et ordonna d’introduire le messager.

François Bouillot entra alors suivi du comte, salua et présenta l’ordre dont il était porteur.

Le gouverneur le prit et le parcourut des yeux ; puis il se tourna vers le comte qui se tenait immobile à quelques pas en arrière, il le salua légèrement et lui adressant la parole d’une voix sèche et d’un ton rogue :

— Serviteur, monsieur, lui dit-il, vous êtes le comte de Barmont, dont le nom est écrit sur ce papier ?

— Oui, monsieur, répondit le comte en saluant à son tour.

— Désolé, monsieur, réellement désolé, reprit le major, mais j’ai des ordres sévères à votre égard, un soldat ne connaît que sa consigne ; cependant, croyez bien, monsieur, hum ! hum ! que je tâcherai de concilier mon humanité naturelle avec la rigueur ; qui m’est recommandée, hum ! hum ! Je sais ce qu’on se doit entre gentilshommes, monsieur, soyez-en convaincu.

Et le gouverneur, satisfait sans doute du discours qu’il venait de prononcer, se sourit à lui-même en se redressant avec grâce.

Le comte salua sans répondre.

— On va vous conduire à l’instant dans votre appartement, monsieur, reprit le major, hum ! hum ! Je le voudrais plus beau, mais je ne vous attendais pas, hum ! hum ! et vous savez, à la guerre comme à la guerre, hum ! hum ! nous verrons à mieux vous installer plus tard. La Berloque, ajouta-t-il en se tournant vers un soldat qui se tenait immobile près de la porte, conduisez monsieur, hum ! hum ! à la chambre n° 8, dans la seconde tourelle, hum ! hum ! c’est, je crois, la plus habitable ; serviteur, monsieur, serviteur, hum ! hum !


Il était amputé d’un bras et d’une jambe et grondait toujours.

Et après avoir ainsi lestement congédié le comte, le major passa dans une autre pièce.

M. de Barmont, accompagné de Bouillot et des gardes qui l’avaient amené, suivit le soldat.

Celui-ci lui fit traverser plusieurs corridors, monter plusieurs étages, puis il s’arrêta devant une porte garnie de formidables verrous.

— C’est ici, dit-il.

Le comte se tourna alors vers Bouillot et lui tendant affectueusement la main :

— Adieu, mon vieil ami, lui dit-il, d’une voix douce mais ferme, pendant qu’un vague sourire errait sur ses lèvres.

— Au revoir, monsieur le comte, dit Bouillot avec intention. Puis il prit congé de lui et se retira les yeux pleins de larmes.

La porte se referma avec un bruit lugubre sur le prisonnier.

— Oh ! murmura le vieux serviteur en descendant tout pensif l’escalier de la tourelle, malheur à ceux qui oseront se mesurer avec le comte de Barmont si jamais il sort de prison ! et il en sortira, je le jure, quand je devrais jouer ma vie pour réussir à le sauver !