Les Aventuriers (Aimard)/XVI

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F. ROY (p. 128-136).
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XVI

LA VENTE DES ESCLAVES

Au bout d’un instant Montbars se leva, reprit son manteau qu’il avait en entrant jeté sur un siège et se prépara à quitter la maison.

Sur le seuil de la porte il se trouva face à face avec le capitaine Drack.

— Eh ! fit celui-ci, te voilà, frère ?

— Oui, j’ai déjeuné chez toi.

— Tu as bien fait.

— M’accompagnes-tu à la vente ?

— Je n’ai pas besoin d’engagés.

— Ni moi, mais tu sais que l’enrôlement commencera aussitôt après.

— C’est juste, laisse-moi seulement dire un mot à mon engagé et je te suis.

— Ton engagé est sorti.

— Bah ! je lui avais recommandé de ne pas quitter la case.

— Je l’ai chargé d’une commission.

— Alors c’est différent. Les deux flibustiers s’éloignèrent en causant.

— Tu ne me demandes pas quelle est la commission que j’ai donnée à ton engagé ? dit Montbars au bout d’un instant.

— Pourquoi faire ? cela ne me regarde pas, je suppose.

— Plus que tu ne le crois, frère.

— Bah ! comment cela ?

— Tu avais donné l’hospitalité à un étranger, n’est-ce pas ?

— En effet, mais qu’a de commun ?…

— Tu vas voir ; cet étranger que tu ne connais pas, car tu ne le connais aucunement ?

— Ma foi non ! que m’importe qui il est ? l’hospitalité est une de ces choses qui ne se peuvent refuser.

— C’est vrai, mais j’ai reconnu cet homme.

— Ah ! ah ! et qui est-il donc ?

— Rien moins qu’un espion espagnol, frère.

By God ! fit le capitaine en s’arrêtant tout net.

— Qu’as-tu donc ? qu’est-ce qui te prend ?


Le gouverneur, par un geste rapide, releva du bout de sa canne le canon de l’arme.

— Rien, rien, sinon que je vais aller lui brûler la cervelle, si tu ne l’as déjà fait.

— Garde-t’en bien, frère ; cet homme, j’en ai la conviction, nous sera bientôt très utile.

— Bah ! comment cela ?

— Laisse-moi faire : on peut, en sachant bien s’y prendre, tirer parti même d’un espion espagnol ; en attendant, je l’ai fait conduire par ton engagé et un homme à moi à bord du lougre, où il sera surveillé de façon à ne pouvoir nous fausser compagnie.

— Je m’en rapporte à toi pour cela ; je te remercie, frère, de m’avoir débarrassé de ce drôle.

Tout en causant ainsi, les deux hommes arrivèrent à l’endroit où devait avoir lieu la vente des engagés aux colons.

À droite de la place se trouvait un vaste hangar construit en planches mal équarries, ouvert au vent et à la pluie ; au centre de ce hangar on avait préparé une table pour les employés et secrétaires de la Compagnie, chargés de procéder à la vente et de rédiger les contrats ; un fauteuil avait été réservé pour le gouverneur auprès d’une estrade assez élevée où chaque engagé, homme ou femme, montait à tour de rôle, afin que les acheteurs pussent les examiner à leur aise.

Ces malheureux, trompés par les agents de la Société en Europe, avaient contracté des engagements dont ils ne comprenaient nullement les conséquences, et étaient convaincus qu’à leur arrivée en Amérique, à part une certaine redevance que pendant un temps plus ou moins long ils payeraient à la Compagnie, ils seraient complètement libres de gagner leur vie comme bon leur semblerait ; la plupart étaient des charpentiers, des maçons, des menuisiers, il se trouvait aussi parmi eux des fils de famille et de ces libertins auxquels le travail est antipathique et qui se figuraient qu’en Amérique, le pays de l’or, la fortune venait pour ainsi dire en dormant.

Un navire de la Compagnie était arrivé quelques jours auparavant, amenant cent cinquante engagés parmi lesquels se trouvaient quelques femmes, jeunes et jolies pour la plupart, mais perdues de vices et qui, comme la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, avaient été ramassées par la police sur le pavé de Paris, et déportées sans autre forme de procès.

Ces femmes étaient vendues aussi aux colons, non pas en apparence comme esclaves, mais en qualité d’épouses.

Ces unions, contractées à la mode de la bohème, ne devaient durer qu’un laps de temps déterminé qui ne pouvait pas excéder sept ans, à moins du consentement mutuel des époux, clause qui n’était presque jamais invoquée par eux ; ce temps terminé, ils se séparaient et chacun était libre de contracter une nouvelle union.

Les engagés avaient été mis à terre depuis deux jours déjà ; ces deux jours leur avaient été laissés pour qu’ils pussent se remettre un peu des fatigues d’un long voyage fait sur mer, se promener et respirer l’air vivifiant de la terre dont pendant si longtemps ils avaient été privés.

Au moment où les deux aventuriers arrivèrent, la vente était commencée depuis une demi-heure environ, le hangar était encombré par la foule des habitants qui désiraient acheter des esclaves, car nous sommes bien forcé de dire le mot, et les pauvres diables n’étaient pas autre chose.

Cependant, à la vue de Montbars, dont le nom était justement célèbre, les rangs se serrèrent à droite et à gauche, un passage s’ouvrit et il parvint assez facilement, suivi par le capitaine, à aller se placer auprès du gouverneur, M. le chevalier de Fontenay, aux côtés duquel se tenaient les aventuriers les plus renommés, au nombre desquels se trouvait Michel le Basque.

M. de Fontenay reçut Montbars avec distinction, il se leva même de son fauteuil et fit un pas ou deux au-devant de lui, ce que les flibustiers trouvèrent de fort bon goût et dont ils lui furent reconnaissants : cet honneur rendu au plus célèbre d’entre eux rejaillissait sur eux tous.

Après avoir échangé quelques mots de politesse avec le gouverneur, Montbars se pencha à l’oreille de Michel :

— Eh bien ! matelot ? lui dit-il.

— L’Espagnol est à bord, répondit Michel, surveillé avec soin par Vent-en-Panne.

— Alors je puis être tranquille ?

— Parfaitement.

Pendant cet aparté, la vente avait continué.

Tous les engagés hommes avaient été vendus, un excepté, qui se tenait en ce moment sur l’estrade auprès de l’agent de la Société, faisant fonction de ce que nous nommons aujourd’hui commissaire-priseur, et chargé de faire valoir les qualités de la marchandise humaine qu’il proposait aux assistants.

Cet engagé était un homme de petite taille, trapu, fortement charpenté, âgé de vingt-cinq à vingt-six ans, aux traits durs, énergiques, mais intelligents, dont les yeux gris respiraient l’audace et la bonne humeur.

— Pierre Nau, né aux Sables-d’Olonne, dit l’agent de la Compagnie, âgé de vingt-cinq ans, vigoureux et bien portant, matelot. À quarante écus l’Olonnais, à quarante écus pour trois ans, messieurs.

— Allez, allez, dit l’engagé, si celui qui m’achètera est un homme, il fera une bonne affaire.

— À quarante écus, reprit l’agent de la Compagnie, à quarante écus, messieurs.

Montbars se tourna vers l’engagé.

— Comment, drôle, lui dit-il, tu es matelot, et au lieu de venir te joindre à nous, tu t’es vendu ? tu n’as pas de cœur !

L’Olonnais se mit à rire.

— Vous n’y entendez rien, je me suis vendu parce qu’il le fallait, répondit-il, pour que ma mère puisse vivre pendant mon absence.

— Comment cela ?

— Que vous importe ? vous n’êtes pas mon maître encore, et quand même vous le seriez, vous n’auriez pas le droit de m’interroger sur mes affaires privées.

— Tu me parais un hardi compagnon, reprit Montbars.

— Je crois l’être, en effet ; d’ailleurs, je veux devenir un aventurier comme vous autres, et pour cela il est nécessaire que je fasse l’apprentissage du métier.

— À quarante écus, cria l’agent.

Montbars examina un instant avec la plus sérieuse attention l’engagé, dont le regard ferme ne se baissa que difficilement devant le sien ; puis, satisfait sans doute de ce triomphe, il se tourna vers l’agent :

— C’est bon, dit-il, taisez-vous ; j’achète cet homme.

— L’OIonnais est adjugé à Montbars l’Exterminateur, au prix de quarante écus, dit l’agent.

— Les voilà, répondit l’aventurier en jetant une poignée d’argent sur la table ; allons, viens, commanda-t-il à l’Olonnais, tu es maintenant mon engagé.

Celui-ci sauta en bas de l’estrade et accourut vers lui d’un air joyeux.

— C’est vous qui êtes Montbars l’Exterminateur ? lui demanda-t-il curieusement.

— Tu m’interroges, je crois ! dit en riant l’aventurier ; cependant, comme ta question me semble assez naturelle, pour cette fois j’y répondrai : oui, c’est moi.

— Alors je vous remercie de m’acheter, Montbars ; avec vous je suis certain de devenir promptement un homme.

Et, sur un signe de son nouveau maître, il alla respectueusement se placer derrière lui.

La partie la plus curieuse de la vente commençait alors pour les aventuriers, c’est-à-dire la vente des femmes.

Les pauvres malheureuses, jeunes et jolies pour la plupart, montaient en tremblant sur l’estrade, et malgré leurs efforts pour faire bonne contenance, elles rougissaient de honte et des larmes brûlantes coulaient sur leurs visages en se voyant ainsi exposées aux regards de tous ces hommes, dont les yeux ardents se fixaient sur elles.

C’était surtout sur les femmes que la Compagnie faisait de grands bénéfices, d’autant plus faciles à réaliser qu’elle les avait pour rien et les vendait le plus cher possible.

Les hommes étaient ordinairement adjugés à un prix qui variait de trente à quarante écus, mais ne pouvait jamais aller au delà ; pour les femmes, c’était différent, elles étaient mises aux enchères, seulement le gouverneur avait le droit d’arrêter la vente, lorsque le prix lui paraissait assez élevé.

Ces femmes étaient toujours adjugées au milieu de cris, de quolibets et de plaisanteries fort crues, pour la plupart adressées aux aventuriers qui ne craignaient pas de se risquer sur l’océan rempli d’écueils du mariage.

Belle-Tête, ce féroce aventurier dieppois dont nous avons parlé déjà et que nous avons rencontré à la réunion du hatto, avait, ainsi qu’il se l’était proposé, acheté deux engagés pour remplacer deux des siens morts, ainsi qu’il disait, de paresse, mais en réalité des coups qu’il leur avait administrés ; puis, au lieu de retourner dans sa case, il avait confié les engagés à son commandeur : car les aventuriers, de même que les propriétaires de noirs, avaient des commandeurs chargés de faire travailler leurs esclaves blancs, et l’aventurier était demeuré dans le hangar, suivant avec le plus vif intérêt la vente des femmes.

Ses amis ne se firent pas faute de le plaisanter, mais il se contenta de hausser les épaules d’un air de dédain et demeura les deux mains croisées sur l’extrémité du canon de son long fusil et les yeux opiniâtrement tournés vers l’estrade.

Une jeune femme venait d’y prendre place à son tour : c’était une enfant frêle, délicate, aux cheveux blonds et bouclés, tombant sur sa poitrine blanche et un peu maigre ; son front lisse et rêveur, ses grands yeux bleus, pleins de larmes, ses joues fraîches, sa bouche mignonne, la faisaient paraître beaucoup plus jeune qu’elle ne l’était en réalité ; elle avait dix-huit ans ; sa taille fine et cambrée, ses hanches rebondies, sa tournure décente, enfin tout dans sa délicieuse personne avait un charme de séduction qui formait un contraste complet avec la tournure décidée et les manières triviales des femmes qui l’avaient précédée sur l’estrade et de celles qui devaient y monter après elle.

— Louise, née à Montmartre, âgée de dix-huit ans : qui l’épouse pour trois ans, au prix de quinze écus ? dit l’agent de la Compagnie de sa voix railleuse.

La pauvre enfant cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

— Vingt écus pour Louise ! dit un aventurier en s’approchant.

— Vingt-cinq ! cria immédiatement un autre.

— Faites-lui donc relever la tête, qu’on la voie ! cria brutalement un troisième.

— Allons, petite, dit l’agent en l’obligeant à ôter ses mains de devant son visage, sois gentille, laisse-toi voir, c’est dans ton intérêt, que diable ! vingt-cinq écus !

— Cinquante ! dit Belle-Tête sans bouger de place.

Tous les regards se fixèrent sur lui ; jusqu’à ce moment Belle-Tête avait professé une haine profonde pour le mariage.

— Soixante ! cria un aventurier qui ne se souciait pas d’acheter la jeune fille, mais dans le but de faire pièce à son camarade.

— Soixante-dix ! dit un autre avec la même charitable intention.

— Cent ! cria Belle-Tête avec colère.

— Cent écus ! messieurs ! cent écus, Louise pour trois ans ! dit l’agent toujours impassible.

— Cent cinquante !

— Deux cents !

— Deux cent cinquante !

— Trois cents ! crièrent presque en même temps plusieurs aventuriers, en se rapprochant de plus en plus de l’estrade.

Belle-Tête était pâle de rage, il craignait qu’elle ne lui échappât.

L’aventurier s’était à tort ou à raison persuadé qu’il lui fallait une femme pour tenir son ménage ; or, il avait vu Louise, Louise lui avait plu, elle était à vendre, il voulait l’acheter.

— Quatre cents écus ! cria-t-il d’un air de défi.

— Quatre cents écus ! répéta l’agent de la Compagnie de sa voix monotone.

Il y eut un silence.

Quatre cents écus forment une somme ; Belle-Tête triompha.

— Cinq cents ! s’écria tout à coup une voix brève et stridente.

Le tournoi recommençait, les adversaires ne s’étaient arrêtés que pour reprendre des forces.

L’agent de la Compagnie se frottait les mains d’un air de jubilation en répétant :

— Six cents ! sept cents ! huit cents ! neuf cents écus !

Une espèce de frénésie s’était emparée des spectateurs, chacun enchérissait avec colère ; la jeune fille pleurait toujours.

Belle-Tête était dans un état de fureur qui approchait de la folie ; serrant son fusil avec rage entre ses doigts crispés, il éprouvait des tentations insensées d’envoyer une balle au plus décidé de ses compétiteurs.

La présence seule de M. de Fontenay le retenait.

— Mille ! cria-t-il d’une voix rauque.

— Douze cents ! hurla immédiatement le compétiteur le plus acharné.

Belle-Tête frappa du pied avec rage, jeta son fusil sur son épaule, renfonça d’un coup de poing son bonnet sur sa tête, et d’un pas lent et solennel, comme serait celui des statues, si les statues pouvaient marcher, il alla se placer côte à côte avec son insupportable compétiteur ; et laissant retomber lourdement sur le sol la crosse de son fusil à quelques lignes des pieds de cet homme, il le regarda un instant en face d’un air de défi, et d’une voix étranglée par l’émotion :

— Quinze cents ! cria-t-il.

L’aventurier le regarda à son tour fièrement, recula d’un pas et changea froidement l’amorce de son fusil, puis d’une voix calme :

— Deux mille ! dit-il.

Devant ces deux adversaires acharnés, les autres enchérisseurs s’étaient prudemment retirés ; la lutte se métamorphosait en querelle et menaçait de devenir sanglante.

Un silence de mort planait sur le hangar, les passions surexcitées de ces deux hommes avaient tari toute la joie des assistants, arrêté toutes les plaisanteries.

Le gouverneur suivait avec intérêt les diverses péripéties de cette lutte, se préparant à intervenir.

Les aventuriers s’étaient peu à peu reculés et avaient laissé un grand espace libre entre les deux hommes.

Belle-Tête fit, lui aussi, quelques pas en arrière, visita d’un geste brusque l’amorce de son fusil et l’épaulant en couchant en joue son adversaire :

— Trois mille ! dit-il.

L’autre épaula aussitôt.

— Trois mille cinq cents ! s’écria-t-il en lâchant la détente ; le coup partit.

Mais le gouverneur, par un geste rapide comme la pensée, releva du bout de sa canne le canon de l’arme et la balle alla se loger dans le toit.

Belle-Tête était demeuré immobile, seulement, en entendant le coup, il avait rabaissé la crosse de son fusil.

— Monsieur ! s’écria avec indignation le gouverneur en s’adressant à l’aventurier qui avait tiré, vous venez de manquer à l’honneur, vous avez failli commettre un assassinat.

— Monsieur le gouverneur, répondit froidement l’aventurier, lorsque j’ai tiré, j’étais couché en joue, donc c’est un duel.

Le gouverneur hésita, la réponse était spécieuse.

— N’importe, monsieur ! reprit-il au bout d’un instant, les lois du duel n’ont pas été respectées ; pour vous punir, je vous mets hors de concours. Monsieur, dit-il en s’adressant à l’agent de la Compagnie, j’ordonne que la femme cause de cette déplorable agression soit adjugée au sieur Belle-Tête au prix de trois mille écus.

L’agent s’inclina d’un air assez maussade ; le digne homme avait espéré, à la façon dont marchaient les choses, atteindre un chiffre beaucoup plus élevé ; mais il n’y avait pas d’observations à faire à M. le chevalier de Fontenay, il fallait se résigner, il se résigna.

— Louise est adjugée au prix de trois mille écus, dit-il avec un soupir de regret, non pas pour la femme, mais pour l’argent, à M. Belle-Tête.

— Soit, monsieur le gouverneur ! dit l’aventurier avec un mauvais sourire, je dois me courber devant votre arrêt suprême, mais Belle-Tête et moi nous nous retrouverons.

— Je l’espère bien ainsi, Picard ! répondit froidement le Dieppois ; il faut du sang versé entre nous, maintenant !

Pendant ce temps Louise était descendue de l’estrade où une autre femme avait pris sa place, et elle était venue, toute pleurante, se placer auprès de Belle-Tête, désormais son seigneur et maître.

M. de Fontenay jeta un regard de commisération à la pauvre femme pour laquelle allait, selon toute probabilité, commencer une existence si cruelle avec un homme d’un caractère aussi dur ; et lui adressant la parole d’une voix douce :

— Madame, lui dit-il, à compter d’aujourd’hui et pour trois ans, vous êtes l’épouse légitime de M. Belle-Tête, vous lui devez affection, obéissance et fidélité ; telles sont les lois de la colonie ; dans trois ans vous serez maîtresse de vous-même, libre de le quitter ou de continuer à demeurer avec lui s’il y consent ; veuillez, je vous prie, signer ce papier.

La malheureuse femme, aveuglée par les larmes, affolée par le désespoir, signa sans le voir le papier que le gouverneur lui présentait ; puis, jetant un regard navré autour d’elle, sur cette foule silencieuse et indifférente où elle savait ne devoir rencontrer aucun ami :

— Maintenant, monsieur, dit-elle d’une voix douce et tremblante, que me faut-il faire ?

— Il vous faut suivre cet homme qui est désormais et pour trois ans votre mari, répondit M. de Fontenay, avec un mouvement de pitié dont il ne fut pas maître.

Belle-Tête toucha alors l’épaule de la jeune fille dont tout le corps frissonna et qui le regarda d’un air hébété.

— Oui, dit-il, mignonne, il faut me suivre : car, ainsi que l’a dit monsieur le gouverneur, je suis votre mari pour trois ans, et jusqu’à l’expiration de notre traité vous n’aurez pas d’autre maître que moi. Or, écoutez ceci, mignonne, et gravez-le bien dans votre mémoire afin de vous en souvenir en temps et lieu : ce que vous avez fait, ce que vous avez été jusqu’à présent ne me regarde pas et je m’en soucie peu, ajouta-t-il d’une voix sombre et farouche qui glaça d’épouvante la pauvre jeune fille ; mais à compter d’aujourd’hui, du moment où nous sommes, vous dépendez de moi seul, je vous confie mon honneur qui devient le vôtre, et si vous compromettez cet honneur, si vous oubliez vos devoirs, fit-il en frappant fortement son fusil dont les batteries résonnèrent avec un bruit sinistre, voilà qui vous les rappellera ; maintenant, suivez-moi.

— Soyez doux pour elle, Belle-Tête, ne put s’empêcher de dire M. de Fontenay, elle est si jeune !

— Je serai juste, monsieur le gouverneur ; maintenant, merci de votre impartialité, il est temps que je me retire. Picard, mon vieil ami, tu sais où me trouver !

— Je ne manquerai pas de t’aller voir, mais je ne veux pas interrompre ta lune de miel, répondit Picard en goguenardant.

Belle-Tête se retira, suivi de sa femme.

La vente ne présenta plus rien d’intéressant : les quelques femmes qui restaient furent adjugées à des prix fort inférieurs à celui auquel Louise avait été vendue, au grand regret, constatons-le, de messieurs de la Compagnie.

Les aventuriers se préparèrent à quitter le hangar où ils croyaient ne plus avoir rien avoir ; mais alors Montbars monta sur l’estrade, et d’une voix vibrante s’adressant à la foule :

— Frères, dit-il, arrêtez, j’ai une importante communication à vous faire.

Les aventuriers demeurèrent immobiles.