Les Aventuriers (Aimard)/XX

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F. ROY (p. 160-168).
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XX

LE HATTO

Nous laisserons la flotte flibustière, que nous retrouverons bientôt, naviguer péniblement à travers l’inextricable dédale de l’archipel des Antilles et nous nous transporterons à Saint-Domingue, ainsi que la nomment les Français, Hispaniola selon que la baptisa Colomb, ou Haïti, comme l’appelaient les Caraïbes, ses premiers et seuls véritables propriétaires.

Et lorsque nous parlons des Caraïbes, nous entendons les noirs comme les rouges ; car, particularité que beaucoup de personnes ignorent, certains Caraïbes étaient noirs et ressemblaient si bien à la race africaine que lorsque par exemple les planteurs français vinrent s’établir à l’île Saint-Vincent et amenèrent avec eux des esclaves nègres, les Caraïbes noirs, indignés de ressembler à des hommes dégradés par l’esclavage, et craignant en outre que plus tard leur couleur ne devînt un prétexte pour leur faire subir le même sort, s’enfuirent dans les retraites les plus inexplorées des bois, et, pour créer et perpétuer une distinction visible entre leur race et les esclaves transportés dans l’île, ils comprimèrent le front de leurs enfants nouveau-nés, de sorte qu’il était entièrement aplati, ce qui, à la génération suivante, devint comme une race nouvelle et fut depuis le signe de leur indépendance.


Ils saluaient le départ des aventuriers.

Avant de reprendre notre récit, nous demandons au lecteur à faire un peu de géographie ; comme bien des incidents de l’histoire de la flibuste se passeront à Saint-Domingue, il est indispensable que cette île soit bien connue.

L’île de Saint-Domingue, découverte le 6 décembre 1492 par Christophe Colomb, est, au jugement général, la plus belle de toutes les Antilles ; sa longueur est de sept cents kilomètres, sur une largeur moyenne de cent vingt ; elle a quatorze cents kilomètres de tour, non compris les anses, et seize cents kilomètres carrés.

Du centre de l’île surgit un groupe de montagnes superposées l’une à l’autre d’où sortent trois chaînes courant dans trois directions différentes. La plus longue s’étend vers l’est, elle traverse le milieu de l’île en la partageant en deux parties presque égales. La seconde chaîne se dirige au nord, et aboutit au cap Fou. La troisième, moins étendue que la précédente, suit d’abord la même direction, mais décrivant bientôt une courbe vers le sud, elle va se terminer au cap Saint-Marc.

Dans l’intérieur de l’île on rencontre encore plusieurs autres chaînons mais beaucoup moins considérables. Il résulte de cette multiplicité de montagnes que les communications, surtout à l’époque où se passe notre histoire, étaient extrêmement difficiles entre la partie nord et la partie sud de l’île.

Au pied de toutes ces montagnes se trouvent des plaines immenses couvertes d’une végétation luxuriante ; les montagnes sont sillonnées par des ravins qui entretiennent une constante et bienfaisante humidité ; elles contiennent différents métaux, en sus du cristal de roche, du charbon de terre, du soufre, des carrières de porphyre, de schiste et de marbre, et sont couvertes de forêts de bananiers, de palmiers et de mimosas de toutes espèces.

Bien que les rivières soient nombreuses, malheureusement les plus considérables sont à peine navigables et ne peuvent être remontées en canot qu’à une distance de quelques lieues. Les principales sont la Neyva, le Macoris, l’Usaque, ou rivière de Monte-Cristo, l’Ozama, l’Iuna et l’Artibonite, la plus étendue de toutes.

Vue du large, l’aspect de cette île est enchanteur, on dirait un immense bouquet de fleurs surgissant du sein de la mer.

Nous ne ferons pas l’histoire de la colonie de Saint-Domingue. Cette île si riche et si fertile, grâce à l’incurie, à la cruauté et à l’avarice des Espagnols, était, cent cinquante ans après sa découverte, tombée à un tel degré de misère et d’avilissement que le gouvernement espagnol se voyait forcé d’envoyer dans cette colonie, devenue non seulement improductive mais encore onéreuse, des fonds pour solder les troupes et les employés.

Pendant que Saint-Domingue dépérissait ainsi lentement, de nouveaux colons, amenés par le hasard, s’établissaient au nord-ouest de l’île et en prenaient possession malgré la résistance et l’opposition des Espagnols.

Ces nouveaux colons étaient des aventuriers français, chassés pour la plupart de l’île de Saint-Christophe lors de la descente de l’amiral de Tolède dans cette colonie, et qui erraient dans les Antilles à la recherche d’un refuge.

À l’époque de la découverte, les premiers Espagnols avaient abandonné dans l’île une quarantaine de taureaux et de génisses ; ces animaux, rendus à la liberté, s’étaient multipliés rapidement et parcouraient en troupeaux immenses les savanes de l’intérieur ; les aventuriers français, à leur arrivée, ne songèrent nullement à travailler la terre, mais, se laissant entraîner par l’attrait d’une chasse périlleuse, ils ne s’occupèrent exclusivement qu’à poursuivre les taureaux et les sangliers, fort nombreux aussi, et surtout excessivement redoutables.

L’unique occupation de ces aventuriers était la chasse ; ils gardaient les cuirs des taureaux et en faisaient sécher la chair à la fumée à la mode indienne ; de là leur vint le nom de boucaniers, parce que les Caraïbes nommaient boucans les lieux où ils faisaient ainsi fumer la chair des prisonniers faits à la guerre, et qu’ils mangeaient après les avoir engraissés.

Nous aurons occasion de revenir bientôt sur ce sujet, et nous entrerons dans de plus grands détails sur le compte de ces hommes singuliers.

Cependant, malgré leur amour de l’indépendance, ces aventuriers avaient compris la nécessité de se créer des débouchés pour la vente de leurs cuirs ; ils avaient donc fondé quelques comptoirs, au port Margot et au port de la Paix, qu’ils considéraient comme la capitale de leurs établissements, mais leur position était des plus précaires à cause du voisinage des Espagnols, jusque-là seuls maîtres de l’île, et qui ne voulaient pas consentir à les avoir auprès d’eux ; aussi se faisaient-ils constamment une guerre acharnée et d’autant plus cruelle qu’il n’était accordé quartier ni d’un côté ni de l’autre.

Voilà quelle était la situation de Saint-Domingue au moment où nous reprenons notre récit, une quinzaine de jours environ après le départ de la flotte flibustière de Saint-Christophe sous le commandement de Montbars l’Exterminateur.

Le soleil, déjà bas à l’horizon, allongeait démesurément l’ombre des arbres, la brise du soir se levait, agitait doucement les feuilles et courbait les hautes herbes. Un homme monté sur un fort cheval rouan, revêtu du costume des campesinos espagnols, suivait un sentier à peine tracé qui serpentait au milieu d’une vaste plaine couverte de magnifiques plantations de cannes à sucre et de café, et aboutissait à un hatto élégant dont le mirador dominait au loin la campagne.

Cet homme paraissait âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans au plus ; ses traits étaient beaux mais empreints d’une expression de hauteur et de dédain insupportable ; ses vêtements, fort simples, n’étaient relevés que par une longue rapière dont la poignée en argent ciselé pendait à son flanc gauche et le faisait reconnaître pour gentilhomme, car la noblesse seule avait le droit de porter l’épée.

Quatre esclaves noirs à demi nus et dont le corps ruisselait de sueur couraient derrière son cheval, portant l’un un fusil richement damasquiné, le second une gibecière, et les deux autres un sanglier mort, dont les pieds attachés étaient passés dans un bambou soutenu par les épaules des pauvres diables.

Mais le cavalier semblait fort peu s’occuper de ses compagnons ou du moins de ses esclaves, vers lesquels il ne daignait pas tourner la tête, même en leur parlant, lorsque parfois il lui arrivait de leur adresser la parole pour leur demander une indication d’un ton bref et méprisant.

Il tenait à la main un mouchoir brodé avec lequel, d’instant en instant, il essuyait la sueur qui inondait son front, et lançait des regards de colère autour de lui, en excitant son cheval de l’éperon, au grand désespoir des esclaves contraints de redoubler d’efforts pour le suivre.

— Ah çà ! dit-il enfin d’un ton de mauvaise humeur, nous n’arriverons donc jamais à ce hatto maudit ?

— Encore une demi-heure tout au plus, mi amo, répondit respectueusement un nègre, voyez là-bas le mirador.

— Quelle diable d’idée a eue ma sœur de venir s’enterrer dans cet effroyable trou au lieu de demeurer tranquille dans son palais de Santo-Domingo ? Les femmes sont folles, sur mon honneur ! grommela-t-il entre ses dents.

Et il assaisonna cette peu galante observation d’un furieux coup d’éperon à son cheval, qui partit au galop.

Cependant il approchait rapidement du hatto, dont il était facile de distinguer tous les détails.

C’était une charmante maison assez vaste, couverte enterrasse, surmontée d’un mirador, et précédée d’un péristyle formé par quatre colonnes soutenant une véranda.

Une haie épaisse entourait la maison, à laquelle on ne parvenait qu’après avoir traversé un jardin assez vaste ; derrière se trouvaient les corales pour enfermer les bestiaux et les cases des nègres, espèces de huttes misérables, basses, à demi ruinées, bâties avec des branches d’arbres entrelacées tant bien que mal les unes dans les autres, et recouvertes avec des feuilles de palmier.

Ce hatto, calme et solitaire, au milieu de cette plaine à la luxuriante végétation, à demi-caché au milieu des arbres qui lui formaient une ceinture de feuillage, avait un aspect réellement enchanteur, qui ne parut produire sur l’esprit du voyageur d’autre effet que celui d’un profond ennui et d’une vive contrariété.

Cependant l’arrivée de l’étranger avait sans doute été signalée par la sentinelle placée dans le mirador pour surveiller les environs, car un cavalier sortit au galop du hatto et se dirigea vers la petite troupe composée du gentilhomme que nous avons décrit et des quatre esclaves qui couraient toujours derrière lui, en montrant leurs dents blanches et aiguës et en soufflant comme des phoques.

Le nouveau venu était un homme de petite taille, mais dont les épaules larges et les membres bien attachés dénotaient une force musculaire peu commune ; il avait quarante ans, ses traits étaient durs et accentués et l’expression de sa physionomie sombre et sournoise ; un chapeau de paille à larges bords cachait presque son visage ; un manteau, nommé poncho, fait d’une seule pièce et percé au milieu d’un trou pour passer la tête, couvrait ses épaules ; le manche d’un long couteau sortait de sa botte droite, un sabre pendait à son côté gauche, et un long fusil était placé en travers sur le devant de la selle. Lorsqu’il fut arrivé à quelques pas du gentilhomme, il arrêta son cheval court sur les jarrets de derrière, se découvrit, et saluant respectueusement :

Santas tardes, señor don Sancho, dit-il d’une voix obséquieuse.

— Ah ! ah ! c’est toi, Birbomono ! répondit le jeune homme en touchant légèrement son chapeau, que diable fais-tu donc ici ? je te croyais pendu depuis longtemps déjà.

— Son Excellence veut rire, reprit l’autre avec une grimace de mauvaise humeur ; je suis le mayordomo de la señora.

— Je lui en fais mon compliment et à toi aussi.

— La señora était bien inquiète de Votre Seigneurie, je me préparais par son ordre à faire une battue aux environs, elle sera heureuse de vous voir arriver sans malencontre.

— Comment, sans malencontre ! reprit le jeune homme en lâchant la bride à son cheval ; que veux-tu dire, drôle ? et qu’avais-je à redouter par les chemins ?

— Votre Seigneurie n’ignore pas que les ladrones infestent les savanes.

Le jeune homme éclata de rire.

— Les ladrones, quel plaisant conte me fais-tu, toi aussi ? Allons, cours annoncer mon arrivée à ma sœur sans plus bavarder.

Le mayordomo ne se fit pas répéter l’injonction, il salua, piqua des deux et partit au galop.

Dix minutes plus tard, don Sancho mettait pied à terre devant le péristyle du hatto, où une jeune dame d’une rare beauté, mais d’une pâleur cadavérique, et qui semblait avoir peine à se soutenir tant elle paraissait être faible et malade, attendait son arrivée.

Cette dame était la sœur du seigneur don Sancho et la propriétaire du hatto.

Les deux jeunes gens demeurèrent longtemps embrassés sans échanger une parole, puis don Sancho offrit le bras à sa sœur et rentra avec elle dans l’intérieur de la maison, laissant au mayordomo le soin de veiller sur son cheval et ses bagages.

Le jeune homme conduisit sa sœur à un fauteuil, en prit un pour lui-même, le roula près du premier et s’assit.

— Enfin, dit-elle au bout d’un instant, d’une voix affectueuse, en prenant une des mains du jeune homme dans les siennes, je te revois, mon frère, te voilà, tu es près de moi, que je suis heureuse de te revoir !

— Ma bonne Clara, répondit don Sancho en lui baisant le front, voilà près d’un an que nous sommes séparés.

— Hélas ! murmura-t-elle.

— Et pendant cette année bien des choses se sont passées que tu me raconteras sans doute ?

— Hélas ! ma vie pendant cette année peut se résumer en deux mots : j’ai souffert.

— Pauvre sœur ! comme tu es changée en si peu de temps ! à peine pourrait-on te reconnaître ; moi qui accourais si joyeux à Santo-Domingo, à peine débarqué je me rendis à ton palais ; ton mari, qui n’est pas changé, lui, et que j’ai retrouvé aussi lourd et aussi silencieux, avec une dose d’importance de plus, à cause de sa haute position, sans doute, m’a dit que tu étais un peu malade et que les médecins t’avaient, ordonné l’air de la campagne.

— C’est vrai, fit-elle avec un sourire triste.

— Oui, mais je te croyais indisposée simplement et je te retrouve mourante.

— Ne parlons plus de cela, Sancho, je t’en supplie. Qu’importe que je sois malade ? As-tu reçu ma lettre ?

— Serais-je ici sans cela ? Deux heures après l’avoir reçue j’étais en route ; voilà trois jours, fit-il en souriant, que je cours par monts et par vaux, par des chemins épouvantables, afin d’être plus tôt près de toi.

— Merci, oh ! merci, Sancho, ta présence me rend bien heureuse, tu resteras quelque temps près de moi, n’est-ce pas ?

— Tant que tu voudras, chère sœur : ne suis-je pas libre ?

— Libre ! fit-elle, en le regardant d’un air étonné.

— Mon Dieu, oui, Son Excellence le duc de Peñaflor, mon illustre père et le tien, vice-roi de la Nouvelle-Espagne, a daigné m’accorder un congé illimité.

Au nom de son père, un léger frisson avait parcouru les membres de la jeune femme et ses yeux s’étaient voilés de larmes.

— Ah ! fit-elle, mon père est bien portant ?

— Il va mieux que jamais.

— Et, il t’a parlé de moi ?

Le jeune homme se mordit les lèvres.

— Il m’en a fort peu parlé, dit-il ; mais moi, en revanche, je lui en ai parlé beaucoup, ce qui a rétabli l’équilibre ; je crois même que c’est un peu pour se débarrasser de mon bavardage qu’il m’a octroyé le congé que je sollicitais.

Doña Clara baissa la tête sans répondre, son frère fixait sur elle un regard empreint d’une tendre pitié.

— Parlons de toi, veux-tu ? dit-il.

— Non, non, Sancho, mieux vaut parler de lui, répondit-elle avec hésitation.

— De lui, répondit-il d’une voix sourde en fronçant le sourcil ; hélas ! pauvre sœur, que pourrais-je te dire ? tous mes efforts ont été vains, je n’ai rien découvert.

— Oui, oui, murmura-t-elle, ses mesures ont été bien prises pour le faire disparaître. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec égarement, n’aurez-vous donc pas pitié de moi !

— Calme-toi, je t’en supplie, ma sœur, je verrai, je chercherai, je redoublerai d’efforts et peut-être parviendrai-je enfin…

— Non, interrompit-elle, jamais, jamais nous ne pourrons rien, il est condamné, condamné par mon père ; cet homme implacable ne me le rendra jamais ! Oh ! je le connais mieux que toi, notre père. Tu es homme toi, Sancho, tu peux essayer de lutter contre lui, mais moi il m’a brisée, brisée d’un seul coup, il a broyé mon cœur dans une étreinte mortelle en faisant de moi l’innocente complice d’une infernale vengeance ! Puis il m’a froidement reproché un déshonneur qui est son ouvrage et a du même coup détruit à jamais le bonheur de trois êtres qui l’auraient aimé et dont il tenait l’avenir entre ses mains.

— Et toi, ma chère Clara, ne sais-tu rien, n’as-tu rien découvert ?

— Si, répondit-elle en le regardant fixement, j’ai fait une découverte horrible.

— Tu m’effrayes Clara, que veux-tu dire ? explique-toi.

— Pas à présent, mon bon Sancho, pas à présent, il n’est pas temps encore, prends patience ; tu sais que jamais je n’ai eu de secrets pour toi, seul tu m’as toujours aimée. C’est pour te révéler ce secret que je t’ai écrit de venir ; dans trois jours au plus tard, tu sauras tout et alors…

— Alors ? fit-il en la regardant fixement.

— Alors tu mesureras, comme moi, la profondeur immense du gouffre dans lequel je suis tombée ; mais je t’en prie, assez sur ce sujet en ce moment, je suis fort souffrante, parlons d’autre chose, veux-tu ?

— Je ne demande pas mieux, ma chère Clara, mais de quoi parlerons-nous ?

— Mon Dieu ! de ce qui te plaira, mon ami, de la pluie, du beau temps, de ton voyage, que sais-je, moi !

Don Sancho comprit que sa sœur était en proie à une surexcitation nerveuse extrême et qu’il aggraverait son état déjà fort sérieux en n’entrant pas dans ses idées ; il ne fit donc pas d’objection et se prêta volontiers à son caprice.

— Pardieu ! lui dit-il, ma chère Clara, puisqu’il en est ainsi, je profiterai de l’occasion pour te prier de me donner un renseignement.

— Un renseignement ? et lequel, mon frère ? Je vis fort retirée, comme tu le vois, je doute pouvoir te satisfaire ; cependant dis toujours.

— Tu sais, petite sœur, que je suis étranger à Hispaniola, où je ne suis arrivé que depuis quatre jours et cela pour la première fois.

— C’est vrai, jamais tu n’avais visité cette île ; comment la trouves-tu ?

— Affreuse, c’est-à-dire admirable ; affreuse comme chemins et admirable comme points de vues ; tu vois que ma proposition n’est pas aussi illogique qu’elle paraissait l’être au premier abord.

— En effet, les routes ne sont pas fort commodes.

— Dis qu’elles n’existent pas et tu seras dans la vérité.

— Tu es sévère.

— Non, je ne suis que juste. Si tu avais vu quelles routes magnifiques nous possédons au Mexique, tu serais de mon avis ; mais ce n’est pas de cela dont il s’agit pour le moment.

— De quoi s’agit-il donc ?

— Mais du renseignement que je veux te demander.

— Ah ! c’est vrai, je l’avais oublié ; voyons, explique-toi, je t’écoute.

— M’y voici. Figure-toi que lorsque je me suis embarqué à la Vera-Cruz pour me rendre ici, toutes les personnes auxquelles j’annonçais mon départ me répondaient invariablement avec un ensemble désespérant : « Ah ! vous allez à Hispaniola, señor don Sancho de Peñaflor ! hum ! hum ! prenez garde ! » À bord du navire sur lequel je me trouvais, j’entendais constamment les officiers murmurer entre eux : « Veillons bien, prenons garde. » Enfin j’arrivai à Santo-Domingo. Mon premier soin, ainsi que je te l’ai dit, fut de me rendre auprès du comte de Bejar, ton époux. Il me reçut aussi bien qu’il est capable de le faire, mais lorsque je lui annonçai mon intention de venir te joindre ici, ses sourcils se froncèrent et son premier mot fut : « Diable ! diable ! vous voulez aller au hatto ; prenez garde, don Sancho, prenez garde ! » C’était à en devenir enragé ; cet avertissement sinistre qui partout et à toute heure résonnait à mon oreille me rendait fou ; je n’essayai pas de demander une explication à ton mari, je n’en aurais rien tiré ; seulement je me réservai, in petto, d’avoir le cœur net de cette phrase de mauvais augure aussitôt que l’occasion s’en présenterait ; elle ne tarda pas, en effet, seulement je ne suis pas plus avancé qu’auparavant et c’est à toi que je demanderai enfin le mot de l’énigme.

— Mais j’attends d’abord que tu t’expliques, car je t’avoue que jusqu’à présent je ne comprends absolument rien à ce que tu me racontes.

— Bon, laisse-moi finir. À peine m’étais-je mis en route avec les esclaves que ton mari m’a prêtés, que je vis ces drôles constamment tourner la tête à droite et à gauche d’un air effaré. Dans le premier moment je n’y attachai pas grande importance ; mais ce matin, ayant aperçu un magnifique sanglier, l’envie me prit de le tirer, ce que je fis du reste, je te l’apporte ; lorsque ces diables de nègres me virent armer mon fusil, ils se jetèrent à genoux devant moi en joignant les mains avec frayeur et en s’écriant, du ton le plus lamentable : « Prenez garde, Excellence, prenez garde ! — À quoi dois-je prendre garde, misérables ? m’écriai-je exaspéré. — Aux ladrones ! Excellence, aux ladrones ! » Je ne pus obtenir d’eux d’autre explication que celle-là ; mais j’espère, petite sœur, que tu voudras bien me dire, toi, ce que c’est que ces ladrones si redoutables.

Et il se pencha vers elle ; doña Clara, les yeux démesurément ouverts, les bras étendus, les traits bouleversés, fixait sur lui un regard tellement extraordinaire, qu’il recula avec épouvante.

— Les ladrones ! les ladrones ! répéta-t-elle, à deux reprises, d’une voix stridente, oh ! pitié, mon frère !

Elle se leva toute droite, fit quelques pas en avant, d’un mouvement automatique, et tomba évanouie sur le plancher.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le jeune homme en se précipitant vers elle pour la relever.