Les Bandits tragiques/8

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Simon Kra (p. 70-81).


VIII

LA MORT DE BONNOT


Les choses, cependant, ne devaient pas traîner. Ainsi le voulait le destin. À peine échappé par le meurtre aux policiers qui le surprenaient dans sa chambre obscure, chez le soldeur Gauzy, Bonnot, en dépit de son audace, tombait à son tour.

Le drame, un des plus impressionnants, dans toute la série des meurtres, des cambriolages, des batailles dont est composée l’histoire des bandits en auto, se déroula le 29 avril 1912.

Bonnot s’était réfugié à Choisy-le-Roi.

Il avait trouvé asile dans le hangar d’un mécanicien nommé Dubois. Ce Dubois, disait-on, était en relation avec toute la bande, et quelque temps il avait gardé chez lui l’auto dérobée à M. Buisson avant qu’elle fût placée chez Detwiller.

Malgré tout, M. Guichard n’était pas absolument sûr de trouver Bonnot chez ce comparse. Dans sa pensée, il s’agissait seulement d’organiser une souricière, de guetter les allées et venues des gens de la maison.

L’opération concertée ne paraissait pas devoir aboutir immédiatement. Tout au plus pouvait-elle permettre de recueillir quelques renseignements utiles.

Une nuit entière, les inspecteurs de police rôdèrent autour du hangar. Ils attendaient le petit jour pour procéder à la perquisition.

L’aube parut.

Le chef de la Sûreté, suivi par trois inspecteurs, se dirigea vers la maison suspecte, en contournant les caisses et bidons d’essence entassés. Le hangar assez vaste était surmonté d’un petit étage en briques. La maison se trouvait isolée dans une sorte de carrefour. Elle avait devant elle un large terrain habillé d’herbe. Les policiers s’engagèrent sur le terrain. De l’intérieur du hangar, il était assez difficile de les apercevoir.

Quand le chef de la Sûreté, Guichard, se trouva devant le garage, il aperçut le mécanicien Dubois qui travaillait à une réparation. Un enfant se trouvait debout, près de lui. Au bruit que firent les policiers, l’ouvrier releva la tête et il eut un geste de surprise. Puis, brusquement, se tournant vers l’enfant, il se mit à crier de toutes les forces de ses poumons :

— Sauve-toi… Sauve-toi…

Alors les policiers crurent comprendre. Ce n’était pas, évidemment, pour l’enfant que l’homme criait ainsi. Il tentait de prévenir quelqu’un. Mais qui ? Garnier ? Bonnot ? Le chef de la Sûreté n’eut plus d’hésitation. Il s’avança vers le bois, commandant :

— Haut les mains.

À ces mots, Dubois bondit en arrière et, tirant un revolver de sa poche, il fit feu sur les agents qui reculèrent. D’un second bond, Dubois se jeta à l’abri derrière une voiture pour éviter les ripostes.

Quelques secondes rapides, lourdes d’angoisse. Puis tout à coup, une nouvelle détonation. Cette fois, cela venait d’en haut, d’une fenêtre. Tous les hommes qui se tenaient là levèrent la tête. Et le même cri, fait de surprise, de fureur, de crainte aussi, s’échappa de toutes les bouches.

— Bonnot !

C’était lui, en effet, le bandit redoutable et exaspérant qu’on recherchait si vainement depuis des semaines. Lui, en bras de chemise, revolver au poing, tirant dans le tas.

Un inspecteur tomba.

M. Guichard l’aida à se relever et jeta un ordre :

— En arrière… Abritez-vous.

L’inspecteur, frappé d’une balle au ventre, fut transporté dans une maison voisine. Un autre, le bras troué, fut également conduit chez des voisins pour se faire panser. Enfin, un troisième inspecteur courut au téléphone pour réclamer du renfort.

Et l’on attendit.

Le chef de la Sûreté savait à quelle espèce d’homme il avait à faire, un homme qui ne reculait devant rien, décidé à vendre sa peau le plus cher possible. Il l’avait suffisamment prouvé en passant sur le corps sanglant du sous-chef de la Sûreté, Jouin. Mais, pour l’instant, il fallait l’empêcher de s’enfuir. M. Guichard prit toutes les précautions indispensables pour que le bandit et ses complices, s’il en avait dans la maison, ne pussent s’évader. La maison fut cernée à distance avec ordre de tirer sur quiconque tenterait de sortir.

Pendant près d’un quart d’heure, ce fut le silence. Pas un coup de feu. Les adversaires se préparaient au combat décisif. Puis une douzaine de gendarmes firent leur apparition, suivis de quelques douzaines de combattants amateurs, des habitants du voisinage armés de fusils, de carabines, de revolvers.

Les civils se placèrent sous le commandement de M. Rendu, maire de Choisy-le-Roi et de son adjoint Logerot. M. Guichard se mit à la tête des gendarmes.

À l’intérieur de la maison, l’ennemi attendait. Et l’ennemi se composait, en tout et pour tout, d’un seul homme. Mais cet homme, c’était Bonnot.

Le cercle se rapprocha peu à peu de la maison en utilisant les abris de fortune que fournissait le terrain.

Soudain, au moment où nul ne s’y attendait, sur le palier de l’escalier, Bonnot parut. Bonnot, toujours en manches de chemise, la chevelure en désordre, le regard dur. Il leva le bras et fit feu. Immédiatement, une fusillade nourrie répliqua. Bonnot haussa les épaules et, lentement, recula dans sa chambre. Autour de lui, les balles venaient s’aplatir sur la porte et sur la muraille, faisant jaillir des éclats de bois, de plâtre, de la poussière.

Il y eut un nouveau répit, très court.

Vingt secondes à peine s’était écoulées lorsque Bonnot reparut à une fenêtre qui s’ouvrait vers la droite et au-dessus de la porte. Ses deux bras se tendirent et il se mit à faire feu. Comme la première fois, une vigoureuse fusillade riposta. Bonnot ferma tranquillement la fenêtre et disparut.

Deux inspecteurs venaient d’être blessés au cours de cet engagement.

Et la bataille se déroula. Bonnot ne cessait de tirer tantôt par la fenêtre, tantôt par la porte qu’il ouvrait et refermait rapidement pour éviter les balles des adversaires, tantôt par les brèches que la fusillade creusait dans le mur très mince et peu consistant. Mais, à entendre les coups de feu tirés de la maison, les assaillants avaient, de plus en plus, l’impression que toute une bande se tenait là, aux aguets, prête à une défense acharnée.

En réalité, Bonnot n’avait pas de complices. Dubois, depuis qu’il s’était réfugié derrière une voiture, ne donnait plus signe de vie. Peut-être avait-il été touché mortellement, dès le début de la bagarre. Et là-haut, Bonnot était bien seul. Seul contre tous.

Seulement c’était Bonnot.



Les gendarmes tiraient un peu à l’aveuglette, contre la façade de la maison, et dans l’escalier. Mais l’on n’avait pas franchi l’espace découvert qui séparait les assaillants de la maison, car cet espace était criblé de projectiles. Vers les neuf heures et demie, de nouveaux renforts survinrent. Les forces policières se virent triplées. Il y avait des pompiers, deux compagnies de la Garde républicaine sous les ordres du capitaine Riondet et du lieutenant Fontan. Un cordon de tirailleurs fut disposé tout autour de la maison assiégée. Tout ce déploiement de forces pour un seul homme. Jamais, dans les annales de la police, on n’avait enregistré pareille lutte homérique.

Il fallait cependant franchir l’espace dangereux, si l’on voulait en finir. Pompiers et gardes s’y décidèrent. Ils se préparèrent à bondir.

Plus un coup de feu. Bonnot, sans doute, devait être occupé à recharger ses armes.

MM. Lépine, Hamard, Touny, tout l’état-major se tenaient sur les lieux. Derrière, les photographes empressés dressaient leurs appareils, s’apprêtant à opérer.

L’agonie de la bête féroce commençait.

Un soleil joyeux, dans un ciel très pur, éclairait cette scène atroce.

Onze heures sonnèrent. On vit alors arriver M. Lescouvé, procureur de la République, des magistrats, de très hauts personnages qui rejoignirent l’état-major.

Midi…

La fusillade avait repris. Bonnot ripostait toujours. Comment pouvait-il tenir aussi longtemps derrière les cloisons fragiles que les balles perçaient et trouaient comme des murs de carton ? Cela tenait du prodige.

L’état-major, un peu énervé, décida alors une sorte de conseil de guerre. Et, tout de suite, on se mit d’accord sur la nécessité de faire sauter la maison de Dubois à la dynamite. M. Touny conseilla au lieutenant Fontan qui s’était proposé pour poser les cartouches, de s’abriter derrière une charrette garnie de paille et de foin qu’on pousserait à reculons afin d’éviter les coups de revolver. On fit chercher le véhicule. À ce moment, sur l’ordre de M. Lépine, la fusillade cessa. De son côté, Bonnot se taisait. La foule, grossie depuis le matin, était haletante.

Près de trente mille personnes s’entassaient là pour voir mourir un homme.

Le clairon sonna. Puis le silence, un silence pesant, lourd d’angoisse. Et le lieutenant Fontan s’avança, une cartouche à la main, le cordon Bickford de l’autre ; la charrette fut mise en mouvement par le charretier Puche, reculant pas à pas vers la maison. À ce moment, M. Rendu, maire de Choisy-le-Roi, vint se placer à côté du lieutenant, réclamant sa part de l’expédition.

Du côté de la maison, rien, pas un souffle.

La charrette parvint tout près du seuil.

Le lieutenant Fontan se faufila entre les roues, plaça sa cartouche et alluma le cordon. Puis la voiture s’ébranla en sens contraire, revenant vers la foule attentive.

On attendit.

Une minute. Deux. Trois…

Rien.

Pas d’explosion.

Les chefs de l’expédition se regardèrent, inquiets. L’un d’eux fit observer que le cordon avait parfaitement pu s’éteindre.

Il n’y avait plus qu’à recommencer.

La charrette se remit en route. De nouveau, le lieutenant Fontan alluma le cordon Bickford.

Cette fois, le résultat fut atteint. Une fumée bleue s’éleva. Deux détonations retentirent. Un nuage de poussière, un jaillissement de pierres et de plâtre…

Quand la fumée fut dissipée, on se pencha pour voir, fébrilement. La maison se dressait, intacte, toujours debout, semblant jeter un défi aux assaillants.

Et Bonnot qui ne donnait pas signe de vie.

L’inquiétude gagnait l’état-major. Des murmures couraient dans la foule. Le lieutenant décida de recommencer l’expédition pour la troisième fois et de placer les cartouches dans le hangar.

Il repartit parmi les acclamations de la foule.

Cette fois, le hangar fut soulevé dans un tourbillon de fumée et de poussière. Des flammes fusèrent, entourèrent la maison.

Le lieutenant mit revolver au poing et courut vers la maison. Les policiers s’élancèrent. Dans le hangar, on trouva Dubois étendu, le visage sanglant, un trou dans le crâne. Le malheureux avait dû être tué dès le commencement.

La police se précipita dans l’escalier. Mais on craignait un retour offensif de Bonnot. Les agents s’armèrent d’un matelas derrière lequel ils se dissimulèrent. Les matelas jouèrent d’ailleurs un rôle prépondérant dans cette sombre affaire. Car lorsqu’on arriva dans la chambre de Bonnot, on le trouva, blessé à mort, entre deux matelas.

Sur cette fin tragique, diverses versions ont couru. On a dit que le bandit, blessé, ruisselant de sang, s’était défendu jusqu’au bout et qu’il fallut l’abattre à coups de revolver. Il semble plus conforme à la réalité que Bonnot fut découvert râlant. L’autopsie révéla par la suite qu’il s’était logé lui-même deux balles dans la tête.

Mais, suicidé ou abattu, l’homme était vaincu. Une immense rumeur de joie au dehors, des clameurs de haine et de vengeance satisfaite. Bonnot est mort, Bonnot est mort.

On emporta le bandit dans un taxi, jusqu’à l’Hôtel-Dieu. Quand il arriva à l’hôpital, ce n’était plus qu’un cadavre.



Cette mort brutale provoqua une émotion considérable. On ne put s’empêcher, en dépit des crimes monstrueux commis par cet homme, de considérer l’héroïsme de sa fin. Toute une matinée, il avait tenu, avec un courage surhumain contre les forces policières. Il avait fallu la dynamite, l’incendie, la charge des matelas pour avoir raison de son énergie. Et, encore on ne l’avait pas eu vivant. À l’heure qu’il avait voulu, Bonnot venait de dire adieu à cette société qu’il avait si violemment combattue.

De quoi n’aurait-il pas été capable, cet homme d’une volonté implacable, d’une audace farouche, si les hasards de la vie l’avaient dirigé autrement !

Cela tout le monde le comprit, au lendemain du drame de Choisy-le-Roi. Et un journaliste ne craignit pas d’écrire :


Seul contre 1.000, le bras paralysé par sa blessure d’Ivry, avec pour toute arme un revolver portant à cinquante pas, contre une troupe armée de lebels, de dynamite et qui réclamait du canon, le bandit apparaissait comme transfiguré ; le révolté perçait sous la bête fauve.

Le Cartouche moderne trouva le moyen de finir en posture d’insurgé.


Mais la victime incontestable de cette inoubliable bataille, ce fut Dubois. Celui-là n’était pas un complice des bandits. C’était, seulement, un anarchiste qui avait consenti à hospitaliser Bonnot, traqué par la police et fuyant. Peut-être le connaissait-il et Bonnot lui avait-il fait des aveux ? Peut-être avait-il seulement soupçonné son identité. Mais il avait accepté de lui donner asile. Et quand il vit la police chez lui, plutôt que de trahir son hôte, il poussa des cris pour l’avertir et se fit tuer pour le défendre. De tels hommes sont rares. Et combien ce geste paraît-il préférable à celui d’un autre individu, considéré comme anarchiste, voisin de Dubois, dont le nom est heureusement pour lui, oublié aujourd’hui et qui n’hésita pas à fournir à la police la dynamite qui devait faire sauter la maison de son camarade.



On trouva dans la maison où Bonnot agonisait entre ses deux matelas, une feuille de papier qu’on désigna ensuite comme le « Testament de Bonnot ». L’écriture rapide, irrégulière, était tracée au crayon et, vers la fin, probablement au moment où les assaillants se rapprochaient, elle devenait illisible. On sentait que Bonnot, pressé d’en finir, soucieux de ne pas tomber vivant entre les mains de ses adversaires, s’était pressé et que sa main était devenue fébrile.

Voilà donc à quoi s’occupait ce singulier bandit au moment où la charrette poussée à reculons vers le hangar, on s’étonnait de son silence. Il écrivait ses dernières pensées. Et, chose étrange de la part de ce cynique brutal, il s’efforçait de disculper quelques-uns des malheureux arrêtés ou soupçonnés.

Et l’on pouvait lire sur le « Testament », hâtivement crayonné, ceci qui, rapproché de la lettre de Garnier, doit être retenu :


Madame Th… est innocente.

Gauzy aussi. DIEUDONNÉ AUSSI. P. D… aussi. M. Th… aussi.

Je meurs.


Dieudonné est innocent !

Voilà ce qu’a clamé Bonnot au moment de mourir. Voilà ce qu’a affirmé cet homme à l’heure où l’on ne sait plus mentir, avec le seul souci évident de ne pas laisser des innocents payer pour lui.