Les Bastonnais/03/03

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 147-152).

III
un brave oublié.

L’ouragan de neige continuait avec la même intensité. Le ciel bas et brumeux semblait se confondre avec la terre. Les bruits de la nature étaient assourdis et ressemblaient à de mystiques murmures ; la neige formait comme un blanc rideau tiré obliquement sur tout le firmament et un silence universel régnait sur le pays. Chacun était rentré dans les demeures où le calme extérieur avait pénétré et où les familles se groupaient autour du foyer comme avec le sentiment de la visible protection de Dieu. C’était comme une profanation que ce religieux silence fût troublé par le cliquetis des armes et que la paix envoyée d’en haut avec chaque flocon de neige fût violée par des desseins de vengeance et la soif de sang humain.

Invisibles dans la tempête, les carabiniers de la Virginie s’avançaient vers les murs de la cité dévouée.

Sans bruit au milieu de l’ouragan, la garnison de la vieille capitale se massait aux portes et aux remparts.

À l’abri des yeux et des oreilles, les armées d’Arnold et de Montgomery, maintenant réunies, faisaient leurs derniers préparatifs de départ à la Pointe-aux-Trembles et se disposaient à marcher à la catastrophe finale de cette lugubre tragédie de la guerre.

Le seigneur Sarpy, assis dans son fauteuil, après dîner, était absorbé dans la lecture d’un livre et apparemment sous la bénigne
influence d’un temps paisible et sans bruit. Au calme de ses manières, on pouvait voir qu’il avait oublié les événements de la nuit précédente et qu’il était inconscient sinon oublieux de ce qui se passait parmi les belligérants autour de Québec.

Il fut interrompu dans son occupation par l’entrée de la servante, qui annonça l’arrivée de Batoche. Ce nom le surprit un peu, mais sans quitter son siège, il répondit tranquillement : « Faites-le entrer ».

Les deux vieillards n’eurent pas plus tôt passé quelques minutes ensemble, qu’ils se comprirent parfaitement.

Ils étaient du même âge et s’étaient connus autrefois, dans des temps meilleurs.

Après les préliminaires ordinaires d’un renouvellement de connaissance, Batoche dit :

— Je suis sur mes jambes depuis quatorze heures et je dois retourner avant la nuit à l’endroit d’où je viens. Je suis vieux maintenant et n’ai pas la force de résistance que j’avais il y a quinze ans.

Aussi faut-il que je sois bref, quoique l’affaire que j’ai à traiter soit de la plus grande importance. Veuillez me prêter toute votre attention pendant une demi-heure.

M. Sarpy ferma son livre et levant la main droite, demanda :

— L’affaire est-elle politique ou personnelle ?

— Elle a ce double caractère. D’un côté, il est question d’un crime, de l’autre de miséricorde. Je fais appel à votre humanité.

À ce moment, Zulma parut à la porte de la chambre ; mais elle était sur le point de se retirer aussitôt, quand Batoche se tournant vers elle et avec une aménité que l’on n’aurait jamais soupçonnée en lui, dit :

— J’espère que Mademoiselle voudra bien entrer. Je n’ai pas de secret pour elle. Nous savons tous qu’elle est la fidèle conseillère de son père, et Mademoiselle apprendra avec plaisir que son frère et son amie, la petite Pauline, sont rentrés en sûreté dans les murs de Québec et que le jeune officier, ayant rejoint sa compagnie, est maintenant près des murs de la ville. Avant de nous séparer ce matin, il m’a prié de vous remettre cette petite note.

Zulma prit le papier d’une main tremblante, mais elle ne l’ouvrit pas. Quand elle fut assise, Batoche reprit immédiatement :

— Vous savez que le gouverneur Carleton est arrivé à Québec ?

— Oui ; nous avons entendu les canons de la citadelle proclamer cet événement, répondit M. Sarpy.

— Il y a juste dix jours que cela est arrivé. C’est le plus terrible coup que notre cause ait encore reçu.

— Votre cause, Batoche ? dit M. Sarpy en levant la tête.

— Eh oui ; ma cause, votre cause, notre cause à tous. Allons, M. Sarpy, ce n’est pas le moment de jouer sur les mots. Il faut nous lever et prendre part à cette guerre. Nous ne l’avons pas provoquée, mais elle est venue et nous devons y participer. Vous pouvez préférer rester neutre ; je ne dis pas que vous ayez tort. Votre santé est faible ; vous avez une jeune fille ; vous possédez de grandes propriétés ; mais pour moi et pour des centaines de mes pareils, il n’y a qu’une chose à faire. Je suis un vieux soldat français, M. Sarpy, souvenez-vous en. J’ai combattu sur ces plaines d’Abraham, là-bas, sous le noble marquis. Je me suis battu à Sainte-Foye sous le grand chevalier. J’ai vu arracher à la France ce beau pays. Durant seize longues années, j’ai vu les loups dévorer les derniers vestiges de notre patrimoine ; ils ont tué ma fille ; ils ont fait de moi un paria. J’ai demandé au ciel que le jour de la vengeance arrivât : je savais qu’il viendrait. Je l’ai entendu venir comme un tonnerre lointain, dans la voix de la chute. Je l’ai entendu venir dans les sauvages sanglots de mon violon, et, Dieu merci, il est arrivé enfin ! Ces Américains viennent au devant de nous ; ils nous tendent une main fraternelle ; ils déploient l’étendard de la liberté. Eux aussi souffrent de la tyrannie de l’Angleterre et ils nous demandent de les aider à rompre les liens de l’esclavage. Ne les appuierons-nous pas ?

M. Sarpy laissa tomber sa tête sur sa poitrine et ne répondit pas. Zulma, le corps penché en avant, les yeux dilatés fixés sur la figure de celui qui parlait ce fier langage, les traits animés, était pénétrée de l’enthousiasme qui se dégageait de lui comme un courant électrique.

Batoche, qui s’était levé pendant cette violente sortie, reprit son siège et poursuivit en un langage plus mesuré :

« Si Carleton n’était pas revenu à Québec, la guerre serait peut-être terminée à cette heure. Il a été battu partout dans le haut du pays, à l’Île-aux-Noix, à Chambly, à Longueuil, à Saint-Jean. Il s’est enfui de Montréal sans tenter aucune résistance. Tous ses hommes se sont rendus, à cette ville et à Sorel ; tous ses bateaux ont été pris ; toutes ses provisions saisies. Et savez-vous comment il s’est échappé ?

— Dans un canot, m’a-t-on dit.

— Oui, dans un canot. Il est passé à Sorel où les Américains le guettaient ; mais les avirons étaient assourdis et les tollets rembourrés de manière à éviter tout bruit. Dans les endroits les plus dangereux, on prit même la précaution de ne ramer qu’avec les mains.

Zulma écoutait attentivement tous ces détails qu’elle ignorait jusque-là. M. Sarpy se contenta de dire :

— Étonnant !

— Et savez-vous qui l’a piloté ?

— Le capitaine Bouchette, je crois.

— Oui, Joseph Bouchette. Et qui est-ce Joseph Bouchette ?

— Un Canadien français ! s’écria Zulma incapable de se contenir.

— Oui, Mademoiselle, un Canadien français !

Sans ce Joseph Bouchette, un Canadien français, Carleton n’aurait jamais atteint Québec et la guerre serait aujourd’hui terminée.

— Vous voulez dire par là que les Américains seraient en possession de Québec, la seule place de tout le Canada qui ne leur appartienne pas déjà, dit M. Sarpy avec une grande énergie.

— Précisément. Eh bien, c’est à propos de ce Joseph Bouchette, que je suis venu vous voir.

Zulma et son père tressaillirent involontairement.

Batoche continua :

— Bouchette a commis un grand crime. Il a été coupable de trahison à ses concitoyens : il faut qu’il meure. Il y en a des centaines qui pensent comme moi, mais ils ont peur de frapper. Je n’ai pas peur. Il recevra son châtiment de ma main. La seule question est le mode de punition. Le meurtre me répugne ; d’ailleurs, ce ne serait pas poli. Cet homme était peut-être sincère dans son dévouement envers Carleton, quoique, dans mon opinion, la récompense ait été sa principale considération. Mais s’il était sincère, cela doit lui être compté en palliation de sa sentence. D’ailleurs, c’est un ami de M. Belmont, et cela aussi comptera en sa faveur. J’ai l’intention de me saisir de lui et de le livrer aux Bastonnais comme prisonnier de guerre.

M. Sarpy fit un geste solennel de supplication.

— Êtes-vous sérieux, Batoche ? demanda-t-il.

— Sérieux ? dit le vieux avec cet étrange regard caractéristique de son humeur plus étrange encore.

— Bouchette est à l’abri de tout danger.

— Non pas de ma part.

— Il est bien gardé.

— Je pénétrerai à travers n’importe quelle garde.

— Mais vous ne pouvez pas entrer dans la ville.

— Je puis y entrer quand je voudrai.

— Quand vous y serez entré, vous n’en pourrez plus sortir.

— La belette fait un trou invisible qui ne se comble jamais.

Zulma écoutait, les yeux rivés sur les interlocuteurs, les lèvres serrées, les narines dilatées. M. Sarpy souriait.

— Vous allez enlever Bouchette ?

— Oui.

— Et vous l’amènerez au camp américain.

— Certainement.

— Eh bien ! et puis ? Bouchette n’est pas de mes amis, je ne le connais que de nom. En quoi tout ceci me regarde-t-il ?

— Précisément. C’est pour cela que je suis venu.

M. Sarpy regarda avec une nouvelle attention son singulier interlocuteur. Ce regard n’était pas exempt d’alarmes.

— Je viens de chez M. Belmont et de sa part. Il connaît mon plan et a tenté de m’en dissuader, mais en vain. Il pourrait avertir Bouchette ou me dénoncer à la garnison, mais il est trop loyal à la France pour cela. Il respecte mon secret. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’essayer de venir en aide à son ami. Il m’a dit : « Batoche, si vous devez faire Joseph Bouchette, prisonnier, allez d’abord chez M. Sarpy et demandez-lui s’il le recevrait dans sa maison prisonnier sur parole. Vous lui épargneriez ainsi beaucoup de souffrances inutiles et en même temps, il serait mis dans l’impossibilité de vous faire du mal à l’avenir.

Après quelque hésitation, j’ai accepté cette proposition de mon ami et je suis venu communiquer avec vous.

— Je n’accepte pas, dit M. Sarpy sèchement et résolument. Je serais honteux d’avoir un de mes compatriotes prisonnier dans ma maison. Si je prenais part à cette guerre, je le ferais ouvertement, mais aussi longtemps que je resterai sur un terrain neutre, je ne permettrai à aucun des adversaires de violer ma propriété. Si Bouchette mérite de souffrir, qu’il porte toute sa peine !

— Alors, il souffrira toute sa peine, dit Batoche en se levant d’un bond et en saisissant sa coiffure.

— Non, il ne périra pas, s’écria Zulma en se levant aussi précipitamment et en faisant face au vieux soldat. M. Bouchette n’a fait que son devoir. Il a ses opinions comme nous les avons, vous et moi. Il a été fidèle à ces opinions. Il a accompli un acte de bravoure. Il a répandu de la gloire et non de la honte sur ses compatriotes. Qui vous a constitué son juge ? Quel droit avez-vous de le châtier ? M. Belmont garde votre secret ? J’en suis surprise. Je ne le garderai pas. Je ne considère pas cela un secret ; mais même si c’en était un, je le violerais.

— Promettez-vous de vous désister ?

— Au nom de la France, au nom de l’honneur, au nom de la religion, je vous adjure de renoncer à votre projet. Si vous ne me le promettez pas, je vais à l’instant sauter dans un traîneau, courir à Québec, trouver le moyen de pénétrer dans les murs, chercher M. Bouchette et tout lui dire. Qu’avez-vous à répondre ?

Durant cette harangue passionnée, la figure de Batoche était à peindre. Elle exprima successivement la surprise, l’étonnement, l’incrédulité, la consternation, la perplexité, puis l’affaissement complet. Il était évident que le vieux soldat rencontrait pour la première fois un tel adversaire. La beauté animée de son interlocutrice, non moins que ses paroles entraînantes le magnétisèrent.

Pendant quelques instants, il ne put répondre ; mais sa ruse native reparut graduellement, et il dit d’un air malin :

— Très bien, mademoiselle ; mais que dirait le jeune officier ?

Sans daigner relever l’allusion, Zulma répondit vivement :

— Les officiers américains sont tous des gens de cœur. Ils admirent la bravoure et le dévouement partout où ils les rencontrent et ils refuseraient de prendre un avantage déloyal sur un ennemi quelconque. Mais il ne s’agit pas de tout cela. Répondez-moi, persévérez-vous dans votre intention ou non ?

— Mademoiselle, Joseph Bouchette vous doit sa liberté, dit Batoche.

Et saluant, il sortit de la chambre. M. Sarpy essaya de le retenir, mais sans succès. Il s’en alla silencieusement et promptement, comme il était venu.