Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome I/11

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Méline, Cans et Compagnie (Tome Ip. 239-262).


II

la fête.


Trois ans s’étaient écoulés depuis ce soir d’orage où le jeune M. Robert de Blois et son écuyer Blaise avaient franchi pour la première fois le seuil du manoir de Penhoël.

La nuit tombait. Le marais cachait déjà sa vaste pelouse coupée çà et là par quelques ruisseaux paisibles. À la place même où nous avons vu le bac de Benoît Haligan traîné par l’inondation furieuse, les maigres troupeaux de Glénac paissaient tranquillement l’herbe parfumée.

La rivière de l’Oust coulait silencieuse entre les deux collines au passage de Port-Corbeau. Le ciel était noir. La nuit venait, pesante et chaude, après une étouffante journée.

À mesure que l’ombre devenait plus épaisse, on voyait s’allumer des lueurs le long de ce cordon de petites montagnes qui font une ceinture aux marais de Glénac.

Ces lueurs pouvaient se compter par le nombre des bourgs riverains du marais. Chaque paroisse avait la sienne. Un étranger, arrivant de Redon par la route de la Gacilly, aurait pu penser que cinq ou six incendies s’étaient allumés à la même heure dans tous les villages du canton.

Mais, pour les gens du pays, ces lointaines lumières n’avaient rien de sinistre. Elles signifiaient, au contraire, ébattement et bombance ; pour les bons gars, course à l’oie, papegault[1], lutte corps à corps et guerre des fouets ; pour les filles, concert solennel et danses sur la place de la mairie ; pour tout le monde, le tonneau de cidre, orné de fraîches ramées de châtaigniers, mis en perce devant la porte de l’église.

C’était le 25 août 1820. On fêtait la Saint-Louis, en l’honneur du roi Louis XVIII.

De tous les feux de joie, le plus beau et le mieux flambant était sans contredit celui de la paroisse de Glénac, allumé dans l’air de la métairie de Penhoël, au-dessous du manoir.

Il y avait au moins cinquante fagots et une douzaine de pétards. René de Penhoël, maire de Glénac, en personne, y avait mis le feu à l’aide d’une belle torche bleue fleurdelisée d’argent. La flamme montait gaiement vers le ciel, éclairant à la fois le manoir neuf, les vieilles murailles gothiques et la Tour-du-Cadet.

À l’entour, les paysans riaient, buvaient et dansaient.

Un peu plus loin, dans les jardins illuminés du manoir, la population noble et bourgeoise de la contrée, la société avait aussi sa fête. Penhoël, tout en faisant dresser une table pour les paysans dans l’aire de sa ferme, avait ouvert ses salons aux gentilshommes du voisinage. Il y avait eu festin, et le bal allait commencer.

On ne voyait dans les allées du jardin que robes de soie antiques et beaux habits campagnards. Le vin de Penhoël était bon ; le cidre de la métairie était excellent ; les nobles hôtes du jardin rivalisaient de belle humeur avec les convives de l’aire, de même que les lampions prodigués luttaient de clartés vives avec le feu de joie.

C’était un bon jour pour tout le monde, et l’on n’en était pas à savoir que le maître de Penhoël faisait bien les choses, quand il s’y mettait.

Toutes ces lumières, répandues à profusion au sommet de la côte où s’élevait le manoir, faisaient contraste avec les ténèbres environnantes, et jetaient dans une nuit plus profonde les versants boisés de la colline.

La pente roide qui descendait au Port-Corbeau était surtout plongée dans une obscurité complète.

Le taillis de châtaigniers semblait un grand tapis noir, aux bords duquel le cours tranquille de l’Oust mettait une étroite frange d’argent.

La rampe abrupte faisait ombre au bas de la montagne ; nul reflet n’y arrivait, et c’est à peine si quelques échos lointains des mille bruits de la fête y descendaient comme un murmure perdu.

Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, on voyait pourtant, à travers les branches des châtaigniers, une petite lueur rougeâtre, et l’on entendait de temps en temps comme un cri sourd.

La lueur et le cri sortaient tous deux de la loge de Benoît Haligan, le sorcier, dont la porte était grande ouverte.

C’eût été pitié que de voir, si près de cette joie bruyante, la scène solitaire et désolée qui avait lieu dans la loge du pauvre passeur.

L’intérieur de la cabane était tel que nous l’avons vu dans la première partie de cette histoire : un grabat entre quatre murailles nues et humides, auxquelles pendaient çà et là quelques instruments de pêche.

Mais le grabat semblait plus misérable encore qu’autrefois ; les murailles s’étaient lézardées, et les filets de pêche tombaient en lambeaux.

Benoît Haligan paraissait avoir subi l’effet du temps plus cruellement encore que sa loge ruinée. Il était étendu sur son grabat, hâve comme un spectre, la bouche béante et les yeux fixes. Son souffle râlait dans sa gorge, et des gouttes de froide sueur brillaient sur sa joue livide à travers les poils longs et clair-semés de sa barbe.

Il ne bougeait pas. Seulement, lorsqu’un pétard détonait au haut de la montagne, ses lèvres se prenaient à remuer lentement.

Il murmurait une prière pour les bleus qu’il avait tués sur la lande, durant les guerres de la chouannerie…

Il y avait bien des mois que le vieux passeur gisait ainsi sur son lit de souffrance. Depuis deux années et plus, il n’avait pas mis le pied sur son bac, dont la clef était maintenant au manoir. Son agonie, trop longue, avait usé à la fois la compassion et la terreur superstitieuse des bonnes gens du pays. On ne le craignait plus guère, bien qu’il passât toujours pour sorcier, et ses voisins avaient oublié la route de sa cabane.

Il se mourait tout seul, lentement et tristement. Sans les deux jeunes filles de l’oncle Jean, Diane et Cyprienne de Penhoël, qui venaient chaque jour s’asseoir à son chevet, des semailles entières se seraient écoulées sans qu’un être humain passât le seuil de sa cabane.

Parfois, à les voir paraître belles et douces comme un rayon de consolation divine, le passeur retrouvait un sourire. Mais d’autres fois ses paupières se baissaient et un voile de douleur plus morne tombait sur son visage.

Ses traits immobiles prenaient alors comme une expression de pitié.

Il priait à voix basse, et au milieu de sa prière d’étranges paroles s’échappaient de ses lèvres. On eût dit qu’il voyait les jeunes filles déjà mortes dans le même cercueil, car, au lieu de demander à Dieu leur bonheur en ce monde, il priait pour le repos de leurs âmes durant l’éternité.

Et il joignait ses mains amaigries en pronostiquant malheur à tout ce qui portait le nom de Penhoël.

Mais le vieux Benoît Haligan était fou depuis bien longtemps ; chacun savait cela.

Personne n’était sans l’avoir entendu dire plus d’une fois que sa maladie venait du jeune M. Robert de Blois et de son domestique Blaise.

Depuis ce soir d’orage où il avait monté dans le bac, pour ne point abandonner le maître de Penhoël, il ne s’était pas relevé.

Dieu merci, le maître de Penhoël, qui aurait dû partager le même mal, se portait à merveille, et jamais on n’avait vu paire d’amis s’entendre mieux que lui et le jeune M. Robert de Blois.

On laissait dire l’ancien sorcier, qui se mourait tout bonnement de vieillesse…

Assurément, parmi les joyeux danseurs qui se trémoussaient sur la terre battue de l’aire, personne ne songeait à lui en ce moment. Le feu de joie brûlait, le cidre coulait : Vivent le roi et les jolies filles !

Et vive aussi l’absent ! car cette fête de Louis n’était pas pour le roi tout seul. L’aîné de Penhoël se nommait Louis comme le roi, et il y avait là de vieux paysans qui vidaient leur écuelle à son souvenir, bien plus souvent qu’en l’honneur de Sa Majesté.

Devant la porte de la ferme, un groupe de graves métayers, présidé par le père Géraud, aubergiste de Redon, parlait de M. Louis sans se lasser, avec ce mélancolique bonheur des gens qui aiment et qui regrettent.

Là, pas une voix qui ne fût émue en prononçant le nom de l’aîné de Penhoël.

Chacun recueillait ses souvenirs : on rappelait une anecdote cent fois racontée, un trait de courage, une preuve de bon cœur, une joyeuse étourderie…

C’était la Saint-Louis. Ce jour appartenait à Penhoël, bien avant que le roi de France eût repris son trône. Depuis dix-huit ans que le jeune monsieur était parti, ce jour était consacré tout entier à son souvenir. Les vieux marins qui avaient servi sous le commandant, les anciens compagnons de M. Louis se réunissaient tous les ans pour parler du bon temps passé.

Quel fier chasseur ! On connaissait le son de sa trompe tout le long du marais, jusqu’au confluent de l’Oust et de la Vilaine. Il courait mieux que les gars de Saint-Vincent ! À la lutte, il faisait plier les reins des glorieux de Saint-Pern et de Questemberg ! C’était lui qui lançait la barre le plus haut et le plus loin, lui toujours ! Au papegault, c’était la balle de son beau fusil qui allait se ficher sur le clou !

Et quand il avait gagné le prix de la lutte, le prix de la course, le prix du tir et encore le prix de la barre, ah ! personne n’avait oublié cela :

— Tiens, papa Géraud, le mouchoir de cou est pour ta femme ! Mathurin, tu es le plus pauvre, à toi le mouton !

Et la bourse brodée de laine rouge à l’un ; et à l’autre, l’épinglette d’acier avec ses belles touffes de soie !…

Oh ! le cher jeune monsieur !…

À mesure qu’on parlait, le groupe devenait plus nombreux. Quelques ménagères s’approchaient ; elles avaient peut-être, elles aussi, leurs souvenirs. Les jeunes gens venaient écouter les récits des vieillards. Et quand le père Géraud, l’œil humide et la voix tremblante, levait son verre à la mémoire de Louis de Penhoël, les jeunes gens demandaient :

— M. Louis avait-il donc le poignet plus vigoureux que Vincent ? le pied plus alerte, la main plus sûre, le cœur plus généreux ?…

Hélas ! Vincent aussi avait quitté la maison de son père. On disait qu’il était parti pour se faire matelot sur un bâtiment du roi. Matelot, comme le fils d’un pauvre homme, Vincent, le propre neveu du commandant de Penhoël !

On avait beau fermer les yeux et vouloir douter, il y avait comme un malheur autour de cette famille aimée. René de Penhoël restait bien au manoir, riche encore et respecté, mais ceux qui avaient connu l’absent disaient tout bas que la vraie gloire de Penhoël était morte…

Au moment où l’on avait allumé le feu de joie, les nobles hôtes du manoir avaient daigné se mêler, suivant la coutume, aux danses villageoises ; puis la fête s’était séparée en deux camps : paysans et paysannes avaient continué de sauter dans l’aire, tandis que les cavaliers de bonne maison continuaient le bal avec leurs dames dans un salon de verdure, ménagé au milieu du jardin.

Notre ami Blaise, le teint fleuri et la mine imposante, présidait à la fête villageoise. Tout le monde l’appelait M. Blaise bien respectueusement ; il portait un costume d’apparat qui ressemblait plus à l’habit d’un homme comme il faut qu’à la livrée d’un domestique. Tandis qu’il dominait les paysans de l’aire de toute la hauteur de son importance, son maître, M. Robert de Blois, était, dans le jardin, le roi du bal.

Personne, en vérité, ne pouvait lutter avec lui d’élégance et de belles manières. C’était lui qui donnait les ordres et qui faisait les honneurs. René de Penhoël ne paraissait point, et personne ne songeait à s’en inquiéter.

M. de Blois était là ; pouvait-on souhaiter un autre amphitryon ? Il se multipliait ; il se montrait gracieux pour tous et pour toutes. Il était si bien l’ami de la maison qu’aisément on eût pu l’en croire le maître.

L’assemblée était fort bizarrement composée. Il y avait de charmantes jeunes filles et des demoiselles d’un ridicule très-avancé. Parmi les premières, il fallait distinguer Blanche de Penhoël, la plus jolie de toutes.

Elle avait maintenant quinze ans. Sa jeunesse tenait complétement ce qu’avait promis son enfance. Impossible de trouver une beauté plus douce et plus harmonieuse. Son regard timide avait conservé cette expression tendre et presque céleste qui lui avait valu de la part des bonnes gens du pays le surnom de l’Ange de Penhoël.

Elle portait une robe de mousseline blanche, bordée par une guirlande de petites fleurs bleues. Cette toilette allait à son visage et à la grâce languissante de sa taille.

Quand parfois elle quittait le salon de verdure pour aller chercher sa mère au jardin, et qu’on la voyait se perdre dans le demi-jour des longues allées, elle ressemblait à ces pâles et belles visions que se faisait la poésie des bardes de Bretagne.

Il y avait des moments où le visage de Blanche exprimait le plaisir naïf de l’enfant qui se sent naître jeune fille : la joie inconnue du premier bal. Ses traits rayonnaient alors ; un éclair s’allumait dans l’azur de ses grands yeux. Puis sa paupière retombait, triste ; le sourire ébauché mourait sur sa lèvre. Dans ce cœur de quinze ans, y avait-il déjà une douleur cachée ?…

Robert de Blois s’empressait beaucoup autour d’elle, et y mettait même une sorte d’ostentation. Il ne cédait guère l’honneur de prendre sa main pour la contredanse qu’à un seul rival, auprès de qui ses manières avaient un singulier mélange de cordialité feinte et d’inquiétude dissimulée.

Ce rival n’était autre que le jeune comte Alain de Pontalès, héritier unique de l’ancienne fortune des Penhoël.

Car, nous devons le dire tout de suite, cette grande haine de famille, qui existait autrefois entre Penhoël et Pontalès, avait pris fin, grâce à l’intervention de Robert. Le manoir et le château voisinaient maintenant. René s’était résigné à voir des étrangers occuper le domaine de ses pères.

En définitive, le vieux Pontalès était un brave homme, capable de rendre service à l’occasion. Personne n’ignorait que Penhoël avait puisé plus d’une fois, depuis trois ans, dans sa bourse toujours bien garnie. Aussi passaient-ils tous les deux pour être les meilleurs amis du monde.

Penhoël possédait, comme nous l’avons dit, par lui-même et du chef de son frère absent, une quarantaine de mille livres de rente. C’était plus qu’il n’en fallait pour soutenir honorablement le train de vie adopté par la famille. Mais depuis trois ans les choses avaient changé. Un élément nouveau avait été introduit au manoir. L’hospitalité grande et simple s’était transformée en un luxe prodigue, et les quarante mille livres de rente, doublées tout à coup par miracle, n’auraient plus suffi aux dépenses de Penhoël.

Or, chaque fois que les dépenses d’un homme riche excèdent de beaucoup son revenu, quelque diabolique expédient lui vient en tête : il faut être sûr que cet homme, sous prétexte d’arrêter le désastre, précipitera sa ruine. Penhoël était devenu joueur.

La cause de ces désordres nouveaux était une femme, jeune encore et remarquablement belle, qui se promenait en ce moment au bras du jeune Pontalès, dans le salon de verdure, et dont la riche toilette excitait la jalousie de toute la partie féminine de l’assemblée.

Dans cette femme fière et portant au mieux sa riche parure, nous eussions difficilement reconnu la pauvre fille que nous avons vue arriver autrefois à l’auberge du Mouton couronné avec une robe poudreuse et des souliers en lambeaux. C’était Lola pourtant, la dormeuse à qui maître Blaise refusait jadis un petit morceau de fromage, et qui avait maintenant assez de perles dans ses cheveux noirs pour payer l’auberge du bon père Géraud.

Le maître de Penhoël l’aimait d’une passion aveugle, et se ruinait pour elle.

Il l’aimait en esclave… un regard de Lola l’eût fait courir au bout du monde. Et pourtant son amour était plein de remords. La vue de sa femme qui souffrait sans se plaindre le poursuivait comme un accablant reproche. Sa fille, surtout, qui avait été si longtemps son adoration et son orgueil, eût été bien forte contre cet amour, s’il n’y avait eu au fond du cœur du maître de Penhoël un de ces doutes tenaces qui empoisonnent la vie…

Il s’était jeté dans la passion qui l’absorbait maintenant avec fureur, et comme on s’enivre pour fuir la voix de sa conscience…

La province a des anathèmes bien amers pour les mœurs parisiennes. Elle ressemble à ces femmes laides, à cheval sur leur vertu inattaquée, qui étourdissent les gens au déplaisant fracas de leur austérité. Mais quand la province se met à faire du vice, elle va plus loin que Paris, qui garde au moins la pudeur et ne jette jamais le voile. La province n’y prend point tant de façons ; elle va bonnement son chemin, et voici ce qui arrive : si le vice est pauvre, on l’écrase ; si le vice est riche, on l’accepte.

Point de milieu ! La province ne sait ni fermer les yeux ni tourner la tête. Elle voit tout, parce que son œil curieux se colle au trou des serrures. Quand elle a vu, elle compte. Suivant le résultat du calcul, elle va lever le pied pour écraser le coupable, ou courber la tête pour le saluer jusqu’à terre.

René de Penhoël était riche ; il avait droit de scandale. Parmi les quelques hobereaux indigents et les quelques bourgeois, composant la société du pays, personne n’ignorait sa conduite ; et pourtant, personne ne songeait à l’excommunier. On allait chez lui, on se faisait même grand honneur de ses invitations ; mais pour moitié moins, on eût lapidé un pauvre diable.

Seulement, comme certains bruits commençaient à courir dans les environs, attaquant, non plus la réputation de Penhoël, mais l’état de sa fortune, la société, tout en gardant de prudents dehors de respect, le déchirait tout bas à belles dents.

C’était un acquit de conscience. La partie sage de l’assemblée, les maris graves, les dames décidément trop lourdes pour danser encore et les demoiselles aigries par un célibat dont le terme ne venait point, avaient un vague remords de fréquenter ce pécheur, et pensaient expier leur faute en exagérant ses torts.

Tandis que les jeunes gens foulaient gaiement le gazon, la galerie assise glosait, Dieu sait comme ! La calomnie est une douce pénitence ; dans leur fureur d’expiation, ces dames et ces messieurs envenimaient le mal et ne se faisaient point scrupule d’envelopper beaucoup d’innocents dans leur tardif anathème.

On était libre en ce moment. La danse avait éloigné du petit cercle grave toutes les oreilles profanes. René de Penhoël avait quitté le bal pour s’enfermer avec M. de Pontalès le père, et l’homme de loi. Quant à Madame, elle se promenait à l’écart, au bras du bon oncle Jean.

C’était l’instant de mordre. On mordait. Robert, Lola, Penhoël, Madame elle-même, tout le monde y passait. Parmi les hôtes du manoir, il n’y avait qu’un seul homme infaillible et impeccable, c’était le vieux marquis de Pontalès, lequel possédait soixante mille livres de rente au soleil !

L’influence de cet honnête cénacle ne s’étendait point jusqu’au bal qui se poursuivait, joyeux et rieur. L’orchestre campagnard jouait à tour de bras, et le tapis de verdure ne chômait guère. Il y avait là surtout deux couples dont la gaieté communicative et jeune ranimait à chaque instant le plaisir et se chargeait de redonner l’élan à la fête : c’étaient Cyprienne et Diane de Penhoël, les jolies filles de l’oncle Jean, avec leurs cavaliers, deux enfants comme elles, deux beaux et braves enfants dont le sourire vous eût égayé le cœur.

Cyprienne dansait avec Roger de Launoy, qui était devenu un charmant cavalier, à la figure hardie et sentimentale en même temps ; Diane donnait sa petite main blanche à un jeune homme dont la mine résolue et spirituellement insoucieuse eût été remarquée par tous pays.

C’était un peintre parisien que Penhoël avait fait venir pour orner dignement les appartements de Lola.

Depuis deux ans qu’il était en Bretagne, le jeune peintre avait fait une énorme quantité de fresques et de portraits. Personne, dans la société, n’était à même de trancher la question de savoir s’il avait ou non un talent artistique. Lui-même n’en savait trop rien peut-être. Il peignait ce qu’on voulait et surtout tant qu’on voulait ; il prenait la vie comme on la lui donnait, riant au jour le jour et ne soupçonnant point qu’on pût songer au lendemain.

Roger et lui étaient amis jusqu’au dévouement, bien qu’ils ne se fussent jamais fait de grandes protestations de tendresse.

Il se nommait Étienne Moreau. Quand on ne lui donnait point de salle de billard à orner ou des perdrix défuntes à grouper avec des lièvres assassinés au-dessus des portes ; quand il désespérait de trouver Diane au jardin et qu’il se lassait de courir la campagne avec Roger, il se retirait seul parfois dans sa chambre. C’était bien rare. Dans sa chambre il n’y avait qu’une toile ébauchée.

La plupart du temps, il regardait cette toile, les bras croisés, sans songer à prendre sa palette.

Mais parfois, lorsqu’un beau rayon de soleil venait jouer dans les hauts châssis de sa fenêtre, il saisissait tout à coup ses pinceaux et ajoutait quelques touches à la toile à peine commencée.

Cela ne ressemblait point aux fresques de la salle de billard, ni aux dessus de portes qu’il peignait avec une fécondité si obéissante pour le maître de Penhoël. C’était une peinture hardie et d’un style étrange.

Le tableau représentait une jeune fille vêtue en paysanne, et jouant de la harpe. C’était le portrait de Diane.

De sa vie, Étienne n’avait rêvé, jusqu’au moment où les traits de Diane de Penhoël avaient surgi, vivants, de la toile, sous son pinceau timide et comme incertain. Maintenant, quand il était seul avec son tableau, il rêvait.

Il aimait Diane, Diane l’aimait. Ils ne se parlaient jamais d’amour.

Dans les longues causeries qu’ils cherchaient et qui les faisaient heureux, ils n’avaient guère qu’un seul sujet d’entretien. C’était un choix bizarre ; ils causaient de Paris.

L’artiste sans souci enseignait la grande ville à la jeune fille de Bretagne.

La jeune fille écoutait, curieuse, émue. Ce n’était jamais elle qui changeait de conversation, et c’était toujours elle qui ramenait la première le nom de Paris pour interroger, pour savoir…

Ses yeux brillants s’animaient. Il y avait en elle un secret dont Étienne n’avait point sa part.

Paris ! c’était un conte de fées ! la ville où la femme est reine, où les rêves se réalisent, où le vrai touche au merveilleux, où nulle espérance n’est folle !

Étienne disait parfois en finissant :

— On y souffre comme ailleurs, Diane… plus qu’ailleurs… et Dieu veuille que vous gardiez toujours votre douce vie de Bretagne !

Diane ne répondait point. Elle retournait auprès de sa sœur dont la nature, moins réfléchie, avait aussi moins d’audace, mais qui pourtant se laissait prendre aux fougueuses imaginations de Diane.

Paris ! Paris ! c’était leur songe aimé…

Mais si, tout à coup, on leur eût montré la route ouverte et la chaise de poste attelée, eussent-elles osé ? eussent-elles voulu ? Madame, qu’il aurait fallu quitter ! et Blanche, le pauvre ange !…

Roger de Launoy, leur compagnon d’enfance, songeait, lui aussi, à Paris. Il était fier. La douceur de son caractère ne l’empêchait point de ressentir profondément la froideur avec laquelle Penhoël le traitait depuis l’arrivée des étrangers au manoir.

Robert et Lola s’étaient emparés du maître, qui ne voyait plus que par leurs yeux. Tous ceux qu’on aimait avant cela étaient devenus indifférents, pour ne rien dire de plus. Sans Madame, qu’il chérissait d’une tendresse respectueuse et dévouée, sans Cyprienne qu’il aimait d’amour, Roger de Launoy aurait quitté le manoir déjà depuis longtemps.

Que fût-il devenu ? Il ne savait, mais il était intelligent et il avait du cœur…

Aujourd’hui ces préoccupations étaient mises de côté. On était tout à la fête ; on riait, on se croyait heureux ! Les deux jeunes filles portaient toujours leurs costumes de paysannes, mais on eût pu croire que c’était pure coquetterie, tant la jupe courte et le spencer collant leur allaient à merveille. Leurs tailles charmantes ressortaient sous la futaine ; les souliers à boucles d’étain ne pouvaient grossir leurs pieds délicats et mignons ; l’étroit serre-tête lui-même, qui laissait échapper à profusion les masses bouclées de leurs cheveux châtains, était à leur front comme un bandeau virginal, et mêlait à la distinction noble de leurs traits la naïve séduction des beautés rustiques.

C’était plaisir de les voir sauter sur l’herbe, gracieuses et légères comme des fées. Il émanait d’elles une gaieté vive et à la fois douce qui gagnait de proche en proche et qui était le charme du bal.

Chacun, à son insu, se ressentait de leur contact ; la pauvre Blanche elle-même, si pâle et si frêle, souriait, entraînée par leurs sourires.

Il y avait pourtant des moments où la joie des deux jeunes filles semblait se voiler tout à coup ; c’était lorsque leurs yeux se tournaient vers Madame, qui poursuivait lentement sa promenade au bras de Jean de Penhoël.

Ces trois dernières années semblaient avoir pesé cruellement sur Madame. Sa belle tête s’inclinait maintenant fatiguée, et la résignation morne qui était sur son visage ressemblait à du découragement.

L’oncle Jean la contemplait avec un amour de père. Dans les grands yeux bleus du vieillard, baissés mélancoliquement sur sa nièce aimée, on lisait l’immense désir de soulager et de consoler.

Mais la consolation était impossible sans doute, car l’oncle Jean se taisait comme s’il n’eût point pu trouver de paroles.

Diane et Cyprienne voyaient cela, et le regard furtif qu’elles échangeaient alors donnait à penser que leur joie d’enfant n’avait que les apparences de la franchise.

Elles voyaient encore autre chose, et c’était bien étrange !

Robert de Blois qui dansait toujours avec Blanche, se tournait de temps en temps vers Madame et lui faisait des signes.

Diane et Cyprienne avaient cru d’abord se tromper, mais il n’y avait plus à douter. Madame, à deux ou trois reprises différentes, avait répondu du regard et du geste aux signes de Robert de Blois, de l’homme dont la présence au manoir empoisonnait sa vie et menaçait l’avenir de son enfant.

C’était inexplicable.

Mais le bal était charmant par cette chaude soirée, sous les arbres touffus. À part Diane et Cyprienne, personne ne s’inquiétait de ces petits mystères qui s’agitaient sourdement sous la surface tranquille de la vie du manoir.

Si la partie grave de la société prévoyait, nous allions dire espérait quelque malheur, c’était dans un avenir lointain encore. Le seul accident que l’on pût redouter ce soir, c’était quelque malencontreuse averse venant clore la fête au meilleur moment.

Aussi chacun tressaillit de surprise et d’effroi lorsqu’on entendît, au milieu du bal, un de ces cris plaintifs qu’arrache la souffrance soudaine et intolérable.

L’orchestre se tut ; les danses cessèrent, et la galerie se leva d’un commun mouvement.

Tous les regards effrayés, ou seulement curieux, se portèrent à la fois vers l’endroit d’où la plainte était partie.

On vit Blanche de Penhoël, immobile et comme morte, étendue tout de son long sur l’herbe.

Robert de Blois était à genoux auprès d’elle et appuyait sa main contre son cœur.

Roger, Diane et Cyprienne s’élancèrent en même temps ; mais ce fut Madame qui arriva la première auprès de sa fille.

Il faut renoncer à peindre tout ce qu’exprimait en ce moment le visage désolé de Marthe de Penhoël.

Un rouge ardent et fiévreux avait remplacé la pâleur de sa joue. L’épouvante qui glaçait son âme de mère était dans ses yeux. Sa main, forte en cet instant comme la main d’un homme, repoussa brusquement Robert de Blois, que le choc fit chanceler.

Elle souleva Blanche sans effort apparent et la soutint, renversée, entre ses bras. Blanche, évanouie, ne respirait plus.

Comme Cyprienne et Diane s’empressaient, inquiètes autour d’elle, Madame les éloigna d’un geste impérieux.

Robert se rapprocha et s’inclina jusqu’à effleurer presque son oreille.

— N’oubliez pas !… murmura-t-il froidement.

Un éclair de haine brilla au milieu de la détresse désespérée qui voilait le regard de Marthe de Penhoël.

Mais elle fit sur elle-même un effort violent et se contraignit à sourire.

— Je n’oublie rien ! dit-elle tout bas.

Puis elle reprit en s’adressant à Roger et aux deux filles de l’oncle Jean :

— Amusez-vous, mes enfants… Voici Blanche qui rouvre les yeux… je vais vous la ramener tout à l’heure bien guérie…


fin du tome premier.
  1. Tir au fusil.