Les Bertram/14

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Charpentier (1p. 250-260).


CHAPITRE XIV


VOIES ET MOYENS.


Le lendemain, Bertram retourna à Londres. Maintenant que son amour était accepté, et qu’il pouvait prévoir, dans un avenir plus ou moins rapproché, toutes les responsabilités du mariage, il se mit à suivre avec zèle les instructions de M. Die. À peine s’accorda-t-il un jour de temps à autre, pendant l’hiver, pour aller à Littlebath, et quand il y allait, il ne manquait pas d’emporter les Commentaires de Coke. Il ne travailla pas en vain ; jamais, à vrai dire, il ne lui était arrivé de travailler en vain. Il possédait le don d’acquérir facilement toutes les connaissances spéciales qu’il lui plaisait de rechercher. M. Die commençait à lui prédire de grands succès, et l’ami Harcourt, qui aurait voulu le voir plus souvent, prétendait même qu’il travaillait trop.

À Littlebath, on n’approuvait pas cette application si grande. Caroline pensait assez naturellement que son amoureux aurait dû lui consacrer une plus grande portion de son temps, et mademoiselle Baker, qui ne mettait pas en doute que la fortune du vieux M. Bertram ne fût destinée à Caroline et à George, trouvait que celui-ci perdait son temps avec tous ces bouquins poudreux. Elle n’osa pas en dire bien long à George sur ce sujet, et le peu qu’elle se hasarda à dire fut assez mal accueilli. Elle ne pouvait pas lui apprendre que Caroline était la petite-fille de M. Bertram, mais elle lui rappela qu’il était le neveu de cet homme si riche et donna à entendre que, selon elle, une profession pouvait fournir une occupation désirable à un jeune homme destiné à un avenir brillant, mais qu’en pareil cas il n’était pas nécessaire de s’en rendre esclave. À ces observations, George avait répondu assez péremptoirement qu’il n’avait pas à compter sur son oncle ; et que, puisqu’il espérait un jour subvenir par son travail aux besoins d’une famille, il fallait qu’il se mit à l’ouvrage de tout son cœur.

— « J’ai perdu toute une année, dit-il à mademoiselle Baker, et il faut travailler vigoureusement pour rattraper cela. »

George ne revit son oncle que bien longtemps après sa première visite à Littlebath. Il n’avait nulle envie de se retrouver avec lui, et ne se souciait pas de lui parler de ses projets de mariage. Mademoiselle Baker s’était engagée à faire cette communication, et il ne demandait pas mieux que de lui donner carte blanche à ce sujet ; mais, quant à lui, il n’entendait demander à personne la permission de se marier.

— Pourquoi lui demanderais-je son consentement ? avait-il répondu à mademoiselle Baker, je ne me marierai ni plus ni moins, qu’il me le permette ou qu’il me le défende.

Tout ceci désolait ces dames à Littlebath. Il avait été fort peu question d’argent entre mademoiselle Baker et George, et il n’en avait pas été question du tout entre George et Caroline ; pourtant la tante et la nièce savaient fort bien que le mariage n’était possible qu’avec un revenu convenable. Or, le revenu de George, lorsqu’il aurait perdu, grâce à son mariage, son traitement d’agrégé, ne serait que de cinq mille francs ; sa future en avait autant de son côté. Or, Caroline ne comptait pas se marier pour vivre avec dix mille livres de rente. Quant aux études de Bertram, il fallait trois ans au moins pour qu’elles portassent leur fruit.

L’affaire étant arrangée, — du moins à son point de vue, — Bertram confia son amour à Harcourt.

— Savez-vous bien, lui dit-il un jour, j’ai une nouvelle à vous apprendre. Je vas me marier.

— Vraiment ? dit Harcourt, d’un ton qui sembla bien froid à son ami, vu la circonstance.

— Je ne plaisante pas.

— Et qui vous en accuse ? Je ne vous ai jamais soupçonné d’une plaisanterie depuis que vous travaillez chez M. Die, — pas même d’une aussi mauvaise plaisanterie que le serait celle-là. Voyons, faut-il vous plaindre ou vous féliciter ?

— Ni l’un, ni l’autre. Attendez de voir la demoiselle, c’est plus prudent.

— Et à quand le mariage ?

— Mais à l’été prochain, je pense. Du moins c’est là mon désir.

— Et votre désir fera loi, sans doute. Je ne pense pas courir grand risque de me tromper en supposant que la demoiselle a une dot considérable ?

— Non pas. Elle a quelque petite chose…. autant que moi, à peu près. Nous aurons du pain.

— Et du fromage de temps à autre, dit Harcourt qui n’admettait pas qu’un homme sans fortune pût se marier de bonne heure, à moins que le mariage ne l’aidât à faire son chemin.

— Et du fromage de temps à autre, répéta Bertram. Voilà qui ne vous conviendrait pas à vous.

— Non certes. Mais les hommes diffèrent beaucoup dans leurs idées sur les femmes. Je saurais, et même je sais très-bien me tirer d’affaire avec un fort mince revenu, étant seul ; mais une femme me paraît, sous de certains rapports, ressembler à un cheval. Si vous voulez absolument avoir un cheval, il faut qu’il soit bien tenu.

— Vous ne pourriez souffrir une femme qui ne serait pas vêtue de satin et de velours ?

— Je ne tiens pas au satin et au velours, — pas plus que je ne tiens à une selle richement ornée pour mon cheval. Mais je crois qu’une femme à bon marché ne me plairait guère. Je m’accommode très-bien des bouts de chandelle et du mouton froid pour mon compte particulier, mais je n’aime pas les économies féminines. Les comptes de blanchisseuse réduits au minimum, une bonne pour tout faire, et une robe sombre pour faire le travail de ménage, tout cela n’entretiendrait pas, je le sens, l’ardeur de mon affection conjugale. J’aime les femmes de tout mon cœur, leur société me plaît, mais il faut qu’elles soient très-attrayantes. Une femme qui n’est pas attrayante est bien repoussante.

Bertram se dit au fond du cœur que Harcourt était une brute, un être qui ne comprenait que les jouissances matérielles, mais pour l’instant il renferma en lui-même cette pensée.

— Est-ce un secret que le nom de votre future ? demanda Harcourt.

— Pas pour vous, du moins. Je ne tiens pas à faire de mystère. Elle s’appelle Caroline Waddington.

— Comment ! une fille du général ?

— Non pas. Je ne lui connais d’autre parente qu’une mademoiselle Baker.

— Mademoiselle Baker ! dit Harcourt d’un ton fort peu encourageant.

— Oui, mademoiselle Baker, répéta Bertram d’un ton peu conciliant.

— Oh !… ah !… oui !… Je ne pense pas la connaître, mademoiselle Baker…

— C’est assez probable, car elle demeure à Littlebath et ne vient jamais à Londres. Elle va quelquefois en visite chez mon oncle.

— Voilà qui change bien la thèse. Je vous fais réparation, mon bon ami. Que ne me disiez-vous de suite que c’était un mariage arrangé par votre oncle ?

— Vous me faites beaucoup trop d’honneur, dit Bertram en riant. Mon oncle ne sait rien de mon mariage, et je ne compte nullement le consulter. Dans ma position, ce serait une indélicatesse.

— Comment ! une indélicatesse que de consulter le seul parent qui puisse faire quelque chose pour vous ?

— Oui. Il m’a répété cent fois que je n’avais aucun droit sur lui ; aussi n’en ferai-je pas valoir.

Bertram s’était dit cent fois que l’opinion de Harcourt, en matière de sentiment, lui serait indifférente ; mais après ce qui venait de se passer, il ne put s’empêcher de désirer qu’il vît Caroline. Il se doutait bien, — mais plutôt d’après le ton plutôt que d’après les paroles de Harcourt, — que ce clairvoyant ami n’avait qu’une pauvre opinion de mademoiselle Waddington, et par cette raison même il tenait à l’éblouir et le surprendre en lui montrant sa beauté et son esprit. Il se promit de ne pas la décrire à l’avance, afin que l’éblouissement fût plus complet.

— Il vous faudra venir avec moi à Littlebath. Quel jour pouvez-vous me donner ? dit-il à son ami.

Harcourt refusa d’abord. Une voulait pas être condamné à vanter une femme qu’il supposait ne pas devoir lui plaire ; aussi tâcha-t-il d’échapper à la corvée. Mais Bertram tint bon, et il fut enfin convenu qu’ils iraient ensemble à Littlebath.

Tout ceci se passait vers la fin de l’hiver. Dans l’intervalle, mademoiselle Baker avait, selon sa promesse, vu M. Bertram, et la réponse de l’oracle de Hadley, comme presque toutes les réponses d’oracle, avait été fort ambiguë. Le vieillard n’avait montré ni colère ni plaisir en apprenant ce qui s’était passé. — C’est égal, avait-il dit, il est étrange qu’ils se soient rencontrés, très-étrange. George est intelligent, je crois qu’il fera son chemin. Puis mademoiselle Baker s’était hasardée, mais fort timidement, à lui demander s’il trouvait que la fortune des jeunes gens fût suffisante. — C’est à eux de décider cela, avait-il répondu assez brusquement. Mais je ne suppose pas que, pour le moment, ils pensent à se marier. Ils attendent, n’est-ce pas, que George soit avocat ? Mademoiselle Baker n’avait rien répondu, et pendant le reste de sa visite il n’avait plus été question du mariage.

Au commencement du mois de mars, mademoiselle Baker avait encore revu le vieillard. Elle s’était alors risquée à lui dire que George travaillait beaucoup.

— Et c’est de lui que vous tenez cette nouvelle, je pense ; mais si la chose est vraie, vous pouvez compter qu’il fera bien plus vite son chemin s’il n’a pas de femme, que s’il en a une.

Lors de cette entrevue, mademoiselle Baker lui demanda franchement, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa nièce, si, dans le cas où le mariage aurait lieu, il n’ajouterait pas quelque chose à la fortune de sa petite-fille.

— Elle possède un avoir suffisant et convenable.

— Mais ils n’auront pas de quoi vivre, dit mademoiselle Baker.

— Ma chère Mary, ils auront un tiers de plus que je n’avais lorsque j’ai épousé votre tante. Et je trouvais moyen de mettre de côté une partie de mon revenu.

— Mais, songez comment ils ont été élevés.

— S’ils veulent faire les grands seigneurs, il faut qu’ils en subissent les conséquences. Les grands seigneurs et les grandes dames ne se marient pas à l’impromptu, comme les garçons de charrue et les laitières. Si un modeste revenu ne leur suffit pas, qu’ils patientent. Il alla pourtant cette fois jusqu’à dire que, s’ils attendaient encore un an, il ajouterait cinquante mille francs à la fortune de Caroline. Quant à George, il avait fait pour lui tout ce qu’il comptait faire pour le moment. « George aime à en faire à sa tête, dit-il, et pour ma part, je ne m’y oppose pas. Il vaut mieux qu’il fasse lui-même son chemin dans le monde ; cela le rendra plus heureux que s’il dépensait mon argent.

En quittant Hadley, mademoiselle Baker obtint la permission de mettre Caroline au courant de sa parenté avec M. Bertram. Après avoir également raconté l’histoire à George, elle devait prévenir les deux jeunes gens qu’ils encourraient la colère de M. Bertram, s’ils la répétaient indiscrètement à d’autres. — « Et surtout, Mary, dit-il, ne les induisez pas en erreur. Ne les laissez pas marier avec l’idée que par ce moyen ils hériteront de moi. Je désire qu’ils comprennent tous les deux que mes projets sont tout autres. »

De retour à Littlebath, mademoiselle Baker dut avouer qu’elle avait échoué dans sa mission, et Caroline annonça sur-le-champ que toute idée de mariage pour cette année, et même pour l’année suivante, devait être abandonnée. Elle fut surprise d’apprendre que M. Bertram était le père de sa mère, mais elle ne crut pas nécessaire, à cause de cette parenté, d’affecter pour lui un amour subit. — « S’il est mon grand-père, dit-elle froidement, si George et moi sommes ses seuls proches parents, et si notre mariage ne lui déplaît pas, il devrait nous donner un revenu qui nous suffise pour vivre. » Pourquoi donc les grands-pères et les petits-enfants envisagent-ils toujours ces choses-là sous des aspects si différents ?

Malheureusement on était loin de s’entendre à ce sujet. Chacun avait sa manière de voir : le jeune homme, la jeune fille, et la tante. George était d’avis de se marier sur-le-champ, et de compter sur la Providence et sur ses efforts, à lui, pour augmenter le revenu. Son traitement d’agrégé lui serait continué pendant un an encore, malgré son mariage ; dans deux ans et demi, il serait avocat, et, en attendant, il gagnerait quelque argent à écrire dans les revues. Si Caroline n’avait pas peur, il ne craignait rien.

Mais Caroline avait grand’peur. Elle n’avait jamais mis dans ses projets de vivre à Londres, dans son ménage, avec dix mille livres de rente. « Elle savait trop bien, disait-elle souvent, à sa tante, l’effet que cela aurait sur l’affection de son mari. » À vrai dire, Caroline paraissait partager, jusqu’à un certain point, les opinions de Harcourt à ce sujet, et redouter, comme lui, les petites économies féminines ; — surtout celles qu’il faut pratiquer sous les yeux des hommes.

Mademoiselle Baker était pour un moyen terme. Elle proposait d’attendre, pour se marier, les cinquante mille francs de M. Bertram. On témoignerait ainsi de la déférence pour lui, ce qui, dans la pensée de mademoiselle Baker, ne pourrait manquer d’amener les meilleurs résultats du monde. — « Après tout, disait-elle à sa nièce, vous n’avez que lui, vous savez… »

Les discussions provoquées par ces différences d’opinion n’avaient jamais lieu entre George et Caroline. Par délicatesse, il n’aimait pas à parler d’argent ; elle n’en disait rien par prudence. La pauvre mademoiselle Baker leur servait d’intermédiaire. George, avec toute l’ardeur d’un amoureux, demandait que le mariage se fît au plus tôt ; Caroline répondait que la chose lui paraissait impossible, et chacun renvoyait l’autre à mademoiselle Baker.

Les choses continuèrent ainsi jusque vers le milieu du mois de mai. Parfois George se fâchait et écrivait des lettres quelque peu féroces, parfois aussi Caroline se montrait altière, et, dans ces cas-là, elle savait dire sa pensée dans un style qui ne manquait ni de clarté ni de vigueur. Mais ils étaient trop loin l’un de l’autre, et ils ne se voyaient pas assez fréquemment pour se brouiller.

Enfin par une belle matinée du mois de mai, George et son ami Harcourt prirent le train de Littlebath.

— Je me demande ce que vous penserez d’elle, dit George ; vous me direz la vérité, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit Harcourt qui avait pris son parti d’admirer à tout événement.

— Bah ! vous n’auriez pas le courage de la critiquer, dit George ; elle serait laide comme le péché que vous la diriez belle.

— C’est évident, mon cher ; et voilà pourquoi ces petits voyages d’inspection sont tout à fait inutiles.