Les Bertram/31

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Charpentier (2p. 152-173).

CHAPITRE XXXI

SIR LIONEL FAIT SA COUR.

Les nouveaux mariés sont partis ! Nous laissons au lecteur le soin d’imaginer toutes les joies de cette lune de miel. Il connaît la conversation qui eut lieu entre les jeunes époux lorsqu’ils se trouvèrent pour la première fois seuls, dans la voiture qui les emportait. Les conversations qui suivirent celle-là furent toutes, plus ou moins, du même genre. Sir Henry n’aurait pas demandé mieux, sans doute, que de donner une teinte un peu plus romanesque au voyage, mais sa femme ne se prêta à aucune tentative de ce genre. Toute proposition pratique venant de lui était acceptée par elle sans discussion. En tout, elle était de l’avis de son mari : elle dînait à deux heures ou à huit heures à sa volonté ; elle était prête à rester quinze jours à Paris, ou deux jours seulement, selon que cela lui conviendrait ; elle s’occupait de tableaux ou d’architecture, elle allait au spectacle ou dans le monde, ou bien elle se montrait prête à continuer son voyage sans rien voir, se réglant en tout sur lui.

Jamais elle ne prenait l’air fâché ou maussade ; jamais elle n’avait de migraines ; jamais elle ne se refusait à aller plus loin, ni à s’arrêter où elle se trouvait ; jamais elle ne fondait en larmes à propos de rien, — toutes choses qui arrivent souvent en voyage à bien des femmes, et à de très-charmantes femmes, je vous assure. Mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas parler d’amour, ni lui prendre la main, ni tourner son visage vers lui. Elle avait conclu un marché, et elle s’y tenait. Ce qu’elle lui avait promis, elle le lui donnait ; mais ce qu’elle ne lui avait point promis, ce qu’elle avait annoncé à l’avance ne pouvoir lui donner, elle ne faisait pas même semblant de l’accorder.

La nouvelle année les trouva à Nice. De là, ils allèrent à Gênes par la route de la Corniche, et, dans ce voyage, lady Harcourt apprit à ses dépens que l’Italie elle-même n’est pas autant à l’abri qu’on le suppose généralement de vents froids et perçants. Au commencement de février, ils étaient de retour dans leur maison d’Eaton Square. Nous ne décrirons pas le tourbillon mondain dans lequel lady Harcourt se trouva bien vite entraînée, ni l’ardeur avec laquelle sir Henry, de son côté, se plongea dans ses devoirs parlementaires et l’organisation des Cours de comtés. Dans un mois ou deux, quand les fatigues du mois de mai à Londres auront commencé, nous reviendrons à eux ; mais, pour le moment, nous devons retourner à Hadley, vers les deux frères Bertram et notre chère mademoiselle Baker.

Le déjeuner de noce, préparé par les soins de mademoiselle Baker, ne se prolongea pas longtemps, et, le repas terminé, les invités ne se soucièrent pas de demeurer pour tenir compagnie à M. Bertram. Celui-ci se trouva donc bientôt en tête-à-tête avec sa nièce et les affaires reprirent immédiatement leur empire.

— C’est un beau mariage pour elle, dit M. Bertram.

— Je le pense, répondit mademoiselle Baker qui, au fond du cœur, n’avait jamais approuvé le mariage.

— Et maintenant, Mary, que comptez-vous faire ?

— Moi ? je vais m’occuper de faire enlever tout cet attirail, répondit-elle.

— Oui, oui, bien entendu. Mais rien ne presse ; ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je veux savoir ce que vous allez devenir. Vous ne pouvez pas retourner vivre toute seule à Littlebath ?

Si je me servais du mot « aplatie » pour peindre l’état d’esprit dans lequel cette question de M. Bertram jeta mademoiselle Baker, je m’attirerais la juste indignation des critiques ; mais quel mot exprimerait aussi bien que celui-là ce que je veux dire ? Mademoiselle Baker avait compté fermement retourner à Littlebath, et cela aussitôt que possible. Sir Lionel n’était-il pas à Littlebath ? De plus, elle avait mis dans ses projets de s’y établir définitivement. Elle s’était avoué pourtant, qu’avant d’en arriver là, il y aurait bien des difficultés à vaincre. Son revenu, — ce qui lui appartenait en propre, — était beaucoup trop modique pour lui permettre de garder son joli appartement de l’avenue de Montpellier. Jusqu’à ce jour, Caroline et elle avaient fait bourse commune, ce qui les avait mises toutes deux fort à l’aise, car M. Bertram faisait à mademoiselle Baker une pension qui aurait suffi amplement à son entretien, alors même qu’elle n’aurait eu que cela. Mais le mariage de Caroline pouvait changer à cet égard les dispositions de M. Bertram. Bien que l’argent eût été toujours payé à mademoiselle Baker sans conditions spécifiées, il avait toujours été entendu que Caroline vivrait avec elle et qu’elle se chargeait de leur entretien à toutes deux. On pouvait donc raisonnablement douter, les circonstances ayant changé, que M. Bertram continuât à faire la même pension que par le passé.

Mais jamais mademoiselle Baker n’avait pensé qu’on lui demanderait de vivre à Hadley ! Cette idée ne lui était jamais venue, et elle restait là, debout devant son oncle, hésitant et ne sachant que lui répondre, en un mot — qu’on me pardonne une expression qui rend si bien ma pensée — complètement « aplatie » de cœur et d’esprit. Pendant qu’elle hésitait encore, sa sentence fut prononcée. — « Il y a de la place plus qu’il n’en faut pour vous ici, dit M. Bertram, et il me semble bien inutile maintenant d’avoir deux maisons et deux ménages. Vous ferez mieux de vous faire envoyer vos effets et de vous fixer ici tout de suite.

— Mais je ne peux pas quitter mon appartement de Littlebath sans donner congé trois mois à l’avance (toujours la prière du lâche : « Un long sursis, mylord juge, un long sursis ! ») — Je ne l’ai eu à si bon marché qu’à cette condition-là.

— Il ne sera pas difficile de le sous-louer à cette époque de l’année, répondit M. Bertram en grommelant.

— Oh ! non, sans doute ; mais il faudrait alors donner une petite indemnité. Et puis, mon Dieu ! on ne peut pas quitter comme cela du jour au lendemain un endroit où l’on a vécu depuis si longtemps…

— Pourquoi pas ? demanda le tyran.

— Je ne sais pas ; je ne puis pas vous expliquer cela… mais on a toujours des gens à voir, et puis, tant de choses à faire, et tant de choses à emballer.

On comprendra facilement que mademoiselle Baker ne devait pas remporter la victoire dans cette lutte avec M. Bertram. Elle n’avait pas le courage de combattre, et elle l’aurait eu, que dans ce moment les moyens lui auraient manqué pour livre bataille. Mais, grâce à sa faiblesse même, elle parvint à effectuer un compromis. « Oui, certainement, dit-elle, puisque M. Bertram croyait que cela valait mieux, elle serait heureuse — très-heureuse, cela allait sans dire, — de vivre avec lui à Hadley. Mais ne lui serait-il pas permis d’aller à Littlebath emballer ses effets, régler ses comptes, et dire adieu à ses amis ? » Oh ! ses amis ! Et cette horrible mademoiselle Todd !

Elle obtint ainsi un mois de grâce. Elle devait partir pour Littlebath tout de suite après la Noël, afin d’être de retour à Hadley pour s’y fixer définitivement à la fin de janvier.

Elle écrivit, à ce propos, une lettre un peu plaintive à Caroline. Elle convenait qu’il était de son devoir de rester auprès de son oncle maintenant qu’il était devenu infirme. « La vie à Hadley serait bien triste, disait-elle ; mais, quant à cela, depuis que sa chère Caroline était partie, toute vie lui semblait triste. » Elle exprimait son chagrin à la pensée de quitter ses anciens amis. Elle en nommait deux ou trois, et entre autres sir Lionel. « Ce serait une grande joie pour moi, ajoutait-elle, si je parvenais à réconcilier les deux frères, car je suis bien sûre qu’en tout état de choses sir Henry Harcourt restera toujours le préféré de M. Bertram. Quoique mademoiselle Todd prétende avoir tant d’amitié pour moi, je ne crois pas que cela me fasse grand’chose de ne plus la voir. Je ne la crois pas sincère, et elle parle vraiment trop fort. De plus, quoi qu’elle en dise, je ne suis pas bien sûre qu’elle ne cherche pas un mari. »

Mademoiselle Baker se rendit à Littlebath bien décidée à jouir du répit qu’elle avait obtenu. Quelque chose pouvait arriver. Elle ne se demandait pas quelle chose. Le vieux Bertram pouvait ne pas vivre bien longtemps, quoique assurément elle ne désirât point sa mort. Ou bien… mais jamais elle ne permit à cette dernière et vague espérance de salut de prendre une forme définie dans son esprit.

Quand mademoiselle Baker avait des affaires d’argent à régler, c’était toujours avec M. Pritchett ; aussi, lorsqu’elle passa à Londres, celui-ci vint lui remettre, selon l’habitude, le trimestre de sa pension.

— Mais, monsieur Pritchett, lui dit-elle, vous savez que dans un mois ou deux je vais vivre avec M. Bertram ?

— Oui, mademoiselle ; c’est tout naturel. J’ai toujours pensé que cela arriverait quand mademoiselle Caroline serait partie, dit Pritchett d’un ton mélancolique.

— Mais alors, dois-je prendre cet argent, pensez-vous ?

— Oh ! oui, mademoiselle ; ce n’est pas à moi de cesser un payement sans en avoir reçu l’ordre. M. Bertram n’oublie jamais rien, mademoiselle. S’il avait voulu cesser de payer, il me l’aurait dit.

— Oh ! alors, c’est très-bien, M. Pritchett, dit mademoiselle Baker en se retirant.

— Un mot, s’il vous plaît, mademoiselle. Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas, mademoiselle ? Et au ton dont Pritchett disait cela, on sentait que, dût-il lui en coûter la vie, il laisserait partir mademoiselle Baker plutôt que de la déranger.

— Pas le moins du monde, M. Pritchett.

— Eh bien ! mademoiselle, nous voyons maintenant comment les choses ont tourné — pour mademoiselle Caroline.

— Elle est maintenant lady Harcourt, vous savez.

— Oh ! oui, je sais cela, mademoiselle. Et la voix de M. Pritchett exprima une profonde affliction. Je sais bien qu’elle s’appelle lady Harcourt à présent. Je ne voulais pas lui manquer de respect, à mylady.

— J’en suis bien sûre, M. Pritchett. Qui pourrait vous en soupçonner, vous qui l’avez connue toute petite ?

— Oui, je l’ai connue toute petite. Çà, c’est bien vrai. Et vous aussi, mademoiselle, je vous ai connue toute petite.

— Il y a bien longtemps de cela, M. Pritchett.

— Oui, il y a quelques années de ça ; certainement, mademoiselle. Je ne suis plus si jeune qu’autrefois, je le sais. Ici la voix de Pritchett aurait attendri un cœur de roche. Et voilà, mademoiselle, que vous allez vivre avec monsieur maintenant ?

— Oui, je le crois.

— Eh bien ! Et M. George, mademoiselle ?

— M. George ?

— Oui, M. George, mademoiselle. Il va sans dire que ce n’est pas à moi de parler de ce qui se passe entre les jeunes messieurs et les jeunes demoiselles ; ça ne me regarde pas. Je n’y connais rien, et je n’y ai jamais rien connu, et je pense maintenant que je n’y connaîtrai jamais rien. Pourtant, ces deux-là, qui ne devaient faire qu’un, les voilà deux maintenant. Et M. Pritchett se vit forcé de s’arrêter pour reprendre haleine.

— Le mariage a été rompu, vous savez.

— Oui, le mariage a été rompu. Je ne dis rien de la chose ni de ceux qui l’ont faite. Je ne sais rien, donc je n’en dis rien. Mais voici ce que je dis : c’est que ce serait bien dur, bien injuste et bien cruel, si l’on indisposait monsieur contre M. George en faveur de sir Henry Harcourt, et cela parce que celui-ci a trouvé moyen de se faire donner un méchant bout de titre.

L’entrevue se termina par la promesse que fit mademoiselle Baker de ne rien dire qui pût nuire aux intérêts de George, mais elle ajouta qu’il lui serait tout à fait impossible de rien dire en sa faveur à M. Bertram.

— Vous pouvez être bien sûr d’une chose, monsieur Pritchett, c’est que mon oncle ne me consultera jamais au sujet de son argent.

— Il ne consultera jamais âme qui vive, mademoiselle. Il ne prendrait pas l’avis du roi Salomon quand même le roi Salomon irait tout exprès à Hadley. Tout de même vous pourriez dire en manière de conversation, n’est-ce pas, mademoiselle, comme quoi M. George n’a pas eu tort.

Mademoiselle Baker ne put que lui renouveler sa promesse de ne rien dire qui fût de nature à nuire à George Bertram.

— Il a si peu de bon sens, ce jeune homme, mademoiselle. C’est pis qu’un enfant pour l’argent. C’est pour ça que je lui porte Intérêt, parce qu’il a si peu de bon sens.

En quittant M. Pritchett, mademoiselle Baker se mit en route pour Littlebath, où elle arriva bientôt sans encombre.

Elle n’y était pas depuis longtemps que sir Lionel était au courant de toutes ses nouvelles. Sans même se douter qu’elle subissait un interrogatoire, elle lui laissa bien vite voir que jusqu’à présent sir Henry Harcourt n’était pas accepté à Hadley en qualité d’héritier. Il était clair qu’une très-minime portion seulement des grandes richesses de M. Bertram avait été donnée au jeune et brillant avocat. Donc, la partie n’était point encore perdue. Mais si la partie n’était point encore perdue pour sir Lionel, grâce à mademoiselle Baker, elle ne l’était pas non plus pour George. Pendant toute la période des fêtes du mariage le vieillard, au dire de mademoiselle Baker, n’avait jamais laissé échapper un reproche ou une parole de colère à l’adresse de George. Après tout, celui-ci avait peut-être, encore aujourd’hui, de plus belles chances qu’eux tous. Ah ! s’il avait voulu seulement se laisser guider par les règles de la plus vulgaire prudence, quel beau jeu il avait ! Mais, comme le disait M. Pritchett, George n’avait pas de bon sens. De plus, sir Lionel ne pouvait se dissimuler que son frère ne sanctionnerait jamais son mariage avec mademoiselle Baker. Quelque généreuses que fussent les intentions de M. Bertram à l’égard de celle-ci, il la déshériterait indubitablement, si un pareil mariage avait lieu. Si sir Lionel se décidait à épouser mademoiselle Baker, il fallait donc retarder leur union jusqu’au moment où cet insupportable vieillard aurait quitté la scène du monde, et de plus il fallait lui cacher soigneusement ce projet matrimonial.

Mais si sir Lionel se tournait du côté de mademoiselle Todd, la situation était bien différente. Avec elle, point de secret à garder, point de délai, point de crainte — si ce n’est la crainte de n’être accepté, et cette autre crainte ultérieure, mais tout aussi fondée, de ne point être maître au logis.

Après avoir bien considéré toutes ces choses et les avoir mûrement pesées dans son noble esprit, sir Lionel résolut de mettre aux pieds de mademoiselle Todd, son cœur, sa main et sa fortune. S’il était accepté, il lutterait avec tout ce qu’il se sentait d’énergie virile pour acquérir cette suprématie morale et financière qui, de par la nature et de par la loi, appartient à l’homme. Il croyait se connaître assez pour pouvoir se dire qu’une femme ne le mènerait pas facilement. Si mademoiselle Todd le refusait — et il fallait bien admettre cette possibilité — il se tournerait incontinent du côté de mademoiselle Baker. Quelque parti qu’il prît, il devait se hâter, car dans un mois mademoiselle Baker ne serait plus là. Quant à l’aller chercher à Hadley, la chose était au-dessus de son courage, quelque grand qu’il fût. En un mois de temps tout devait être fait. Si l’honneur de s’appeler lady Bertram devait échoir à mademoiselle Baker, elle devait consentir, après avoir accepté sir Lionel, à porter pendant quelque temps encore sa ceinture de vestale et à attendre patiemment la mort de l’insupportable vieillard.

La besogne de sir Lionel devant être faite dans l’espace d’un mois, dès qu’il eut mûri ses projets, il résolut sagement de se mettre tout de suite à l’œuvre.

Donc, un certain lundi, vers deux heures de l’après-midi, il se rendit place du Paragon. Il savait qu’à cette heure il trouverait mademoiselle Todd, car elle prenait son goûter à une heure et demie. Pour l’exactitude en ce qui touchait les repas, mademoiselle Todd aurait pu servir d’exemple à toutes les dames de Littlebath.

Nous avons déjà eu occasion de décrire l’extérieur de sir Lionel. Il était fort bien conservé pour son âge. Il se tenait très-droit, marchait d’un pas ferme et relevé, et possédait cette tenue digne et martiale qui, depuis César jusqu’au duc de Wellington, a toujours paru l’accompagnement naturel d’un nez en bec d’aigle.

Il était en général très-soigné dans sa mise, et, en cette occasion, il y avait beaucoup réfléchi ; mais, toutes réflexions faites, il s’était dit qu’il valait mieux ne pas faire de sacrifices extraordinaires aux grâces. S’il s’était agi de mademoiselle Baker, un coup de fer donné aux favoris, un habit tout neuf sortant des mains du tailleur, auraient pu faire leur effet ; mais si mademoiselle Todd devait être charmée, ce ne serait ni par des favoris frisés ni par des habits neufs : l’homme naturel, l’homme sans apprêt devait la conquérir.

L’homme sans apprêt sonna donc à la porte du no 1, place du Paragon. Mademoiselle Todd était chez elle. Il monta au salon où il trouva, non-seulement mademoiselle, Todd, mais encore la vénérable madame Shortpointz. Ces dames réglaient les préliminaires d’une partie de whist qui devait avoir lieu le soir même.

— Ah ! sir Lionel, comment ça va-t-il ? Asseyez-vous. C’est bon, ma chère, — mademoiselle Todd appelait tout le monde, « ma chère ». — J’y serai à huit heures. Mais rappelez-vous que je ne veux pas être à la même table que lady Ruth ou mademoiselle Ruff. Ainsi parlait mademoiselle Todd qui, grâce à ses petits soupers et à sa grosse voix, commençait à exercer à Littlebath un pouvoir autocratique.

— C’est entendu, mademoiselle Todd. Lady Ruth…

— C’est bon, je ne demande que cela. Et tenez ! Voilà justement sir Lionel ! Quelle chance ! Sir Lionel, voici une occasion qui s’offre pour vous d’être poli et de vous rendre très-utile. Donnez donc le bras à madame Shortpointz jusque chez elle. Sa nièce devait venir la chercher, mais il y a eu quelque malentendu, et madame Shortpointz n’aime pas à rentrer à pied toute seule. Voyons, sir Lionel…

Sir Lionel essaya de se dérobera cet ordre, mais ce fut en vain. Il dut céder et partir en donnant le bras à la vieille madame Shortpointz ! Il faut avouer qu’il était un peu dur pour un homme de l’âge et de la position de sir Lionel d’être pris de la sorte dans un pareil moment, et cela, parce que cette petite coquette de Maria Shortpointz avait voulu aller à la promenade pour voir passer à cheval le jeune M. Garded en habit rouge de chasse et en bottes crottées, au lieu de venir chercher sa tante chez mademoiselle Todd. Il aurait volontiers permis à la pauvre vieille de tomber et de se casser la jambe s’il n’avait pensé qu’un pareil accident retarderait encore l’heure de sa délivrance. Madame Shortpointz demeurait de l’autre côté de la ville, et son pas, toujours fort lent, se ralentit encore davantage ce jour-là, car elle était au bras d’un chevalier. Enfin on arriva chez elle, et l’aimable colonel, après avoir repoussé dédaigneusement l’offre de la bonne dame d’entrer pour prendre un biscuit et un verre de vin, retourna place du Paragon sur les ailes de l’amour — dans un cabriolet de place qui lui coûta trente sous.

Mais il arriva trop tard. Mademoiselle Todd était sortie en voiture depuis trois minutes, et ce jour tout entier se trouva en conséquence perdu.

Le lendemain, mardi, était le jour où il faisait d’ordinaire sa visite à mademoiselle Baker. Mais, pour cette fois, mademoiselle Baker fut négligée. À la même heure que la veille il sonna de nouveau à la porte de mademoiselle Todd. Il fut admis, et cette fois il la trouva seule. C’était chose fort rare, et il fallait profiter sans retard d’instants si précieux. Sir Lionel, avec le tact militaire qui le distinguait à un si haut degré, se dit tout de suite qu’il tirerait parti de sa défaite de la veille pour assurer la victoire du jour. Il saurait mettre à profit madame Shortpointz elle-même.

Quand des hommes, qui ont dépassé la soixantaine, font la cour à des femmes qui ont atteint la quarantaine, il est naturel qu’ils se pressent un peu plus que des amoureux plus jeunes. Le temps est derrière eux, au lieu qu’il est devant les autres ; il les pousse et les force à se décider promptement. D’ailleurs, sir Lionel et mademoiselle Todd étaient gens l’un et l’autre à savoir fort nettement ce qu’ils voulaient.

— Vous avez été bien cruelle pour moi hier, dit sir Lionel en choisissant un siège qui n’était ni trop rapproché ni trop éloigné de celui de mademoiselle Todd.

— Moi ! ah ! oui, à propos de cette pauvre madame Shortpointz ? Ha ! ha ! ha ! pauvre vieille ! Elle n’a pas été de cet avis-là, je crois. Il faut se rendre utile quelquefois, vous savez, sir Lionel.

— Sans doute, mademoiselle, sans doute. Mais hier, justement, cela m’a fort contrarié. J’aurais voulu voir madame Shortpointz pendue, — n’importe où plutôt qu’à mon bras, je vous assure.

— Ha ! ha ! ha ! cette pauvre madame Shortpointz ! Et elle qui ne parlait que de vous hier au soir ! « Un vrai type de beauté mâle, » voilà ce qu’elle disait de vous. Parole d’honneur ! Ha ! ha ! ha !

— Elle est trop aimable.

— Et nous nous sommes tant moquées d’elle, à propos de vous ! Mademoiselle Singleton l’a même appelée lady Bertram. Vous n’avez pas d’idée comme nous sommes facétieuses, nous autres vieilles, quand nous nous trouvons entre nous ! Il n’y avait pas là un seul homme, si ce n’est M. Fuzzibell, et il ne compte pas. Mais il faut vous dire, sir Lionel, qu’une certaine amie à vous n’a pas eu l’air d’être très-contente quand on a appelé madame Shortpointz lady Bertram.

— Cette amie, était-ce vous, mademoiselle Todd ?

— Moi ! ha ! ha ! ha ! Non, ce n’était pas moi ; c’était mademoiselle Baker. Et savez-vous, sir Lionel, dit mademoiselle Todd — qui, en cette occasion, fit pour son amie ce que celle-ci n’eût certes pas fait pour elle — savez-vous que mademoiselle Baker est, pour son âge, une des personnes les plus agréables de Littlebath ? Je ne l’ai jamais vue plus à son avantage que hier au soir.

Certes, mademoiselle Todd faisait preuve là d’un bon et aimable naturel, mais sir Lionel en tira un mauvais augure pour ses projets.

— Oui, oui, elle très-agréable ; mais je connais une autre personne, mademoiselle, qui l’est cent fois plus. Et sir Lionel rapprocha un peu sa chaise de celle de mademoiselle Todd.

— Madame Shortpointz, sans doute ? Ha ! ha ! ha ! Enfin ! chacun son goût en ce monde.

— Me serait-il permis de vous parler sérieusement pendant cinq minutes seulement, mademoiselle Todd ?

— Oh ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? Mais ne me dites pas de secrets, car je ne vous les garderais pas, je vous en préviens.

— J’espère que ce que j’ai à vous dire ne devra pas rester secret longtemps. Vous me plaisantez à propos de mademoiselle Baker ; mais pouvez-vous réellement croire que mon affection soit placée là ? Vous avez dû, je crois, deviner…

— Personne n’est si maladroit que moi pour deviner quoi que ce soit.

— Je ne suis pas un jeune homme, mademoiselle Todd…

— Non ; mais elle, non plus, n’est pas une jeune femme. Elle ne doit pas être loin de la cinquantaine. Sous ce rapport, ce serait très-convenable.

— Je ne pense pas à mademoiselle Baker, mademoiselle.

— Tiens ! vraiment ! Moi qui me figurais que c’était à elle que vous songiez ! Eh bien ! je vous dirai une chose, sir Lionel : si vous voulez une femme pour vous soigner, vous ne pourrez pas mieux trouver — une bonne, aimable, avenante petite femme qui n’a aucune des petitesses de Littlebath, et qui, par contre, doit avoir un peu d’argent, à ce que je suppose. Que pourriez-vous faire de mieux que de songer à elle ? (Si mademoiselle Baker avait pu entendre son amie, combien son cœur se serait adouci envers elle !)

— Vous dites tout cela pour me mettre à l’épreuve. Je vous devine.

— Vous mettre à l’épreuve, vous ? Mais ce que je veux, au contraire, c’est que vous mettiez mademoiselle Baker à l’épreuve.

— En effet, je vais tenter une épreuve, comme vous le dites… comme vous le dites. Mais ce n’est pas avec mademoiselle Baker, et je pense que vous devez vous en douter.

Sir Lionel s’arrêta pour recueillir ses idées et embrasser d’un coup d’œil la situation, afin de reconnaître le point vulnérable sur lequel il devait diriger l’attaque. Mademoiselle Todd restait silencieuse. Elle prévoyait maintenant ce qui allait venir, et elle savait que les lois de la politesse exigeaient qu’elle laissât parler sir Lionel tout à son aise. Celui-ci rapprocha encore sa chaise, — elle se trouvait maintenant très-près de celle de mademoiselle Todd, — et commença ainsi :

— Chère Sarah !… Il serait difficile de dire comment et par quels moyens sir Lionel avait appris que mademoiselle Todd s’appelait Sarah. Elle signait toujours : S. Todd, et il ne l’avait bien certainement jamais entendu nommer de son petit nom par personne. Toujours est-il que le fait lui donnait raison. Elle avait été très-positivement baptisée du nom de Sarah.

— Chère Sarah !…

— Ha ! ha ! ha ! Ha ! ha ! ha ! fit mademoiselle Todd en laissant retentir son terrible rire qui la secouait tout entière, pendant qu’elle se rejetait dans le coin du canapé où elle était assise. Cela n’était pas poli de sa part, et sir Lionel en fut naturellement froissé. Quand on appelle pour la première fois la dame de ses pensées de son nom de baptême, il n’est point agréable de voir cette petite liberté tournée en ridicule : on aimerait infiniment mieux se la voir reprocher comme un crime.

— Ha ! ha ! ha ! continua mademoiselle Todd en éclatant de nouveau, et de plus en plus fort ; je crois qu’on ne m’a jamais appelée comme cela depuis le jour de ma naissance. Cela semble si drôle. Sarah ! Ha ! ha ! ha !

Sir Lionel resta muet. Que dire quand on accueillait ainsi ses petites tendresses ?

— Appelez-moi Sally, si vous y tenez, sir Lionel. Mes frères, mes sœurs, mes oncles, mes tantes, tout ce monde-là me nomme et m’a toujours nommée Sally. Mais Sarah ? Ha ! ha ! ha ! Voyons ! si vous m’appeliez Sally, sir Lionel ?

Sir Lionel fit un effort, mais il put parvenir à la nommer Sally ; ses lèvres se refusaient, pour l’instant, à former ce son.

Pourtant, le sujet était entamé, et il devait parler. Si un jour elle devenait sa femme, il l’appellerait Sarah ou Sally, ou il lui donnerait tout autre nom que lui inspirerait le sentiment du moment. Quand ce jour-là viendrait, peut-être serait-ce à son tour de rire ; mais, en attendant, il avait fait le plongeon, et il fallait nager avec le courant.

— Mademoiselle Todd, vous connaissez mes sentiments, et j’espère que vous ne les désapprouvez pas. Nous nous connaissons depuis quelque temps, et nous nous sommes réciproquement goûtés et appréciés, j’aime à le croire. Mademoiselle Todd fit un petit salut de tête, mais elle ne dit rien. Elle comprenait qu’il fallait laisser parler sir Lionel, puisque l’affaire était sérieuse, et qu’ensuite elle pourrait répondre. Elle se borna donc à incliner la tête, en signe d’acquiescement poli à la remarque de sir Lionel.

— Je l’ai du moins espéré, chère mademoiselle Todd… — il avait pris un instant de réflexion, et s’était décidé à abandonner entièrement, pour l’instant, cette appellation de Sarah. — Quant à moi, je puis assurer qu’il en a été ainsi. Auprès de vous, je me sens heureux et à mon aise. J’approuve et j’admire votre manière de penser et de vivre (ici mademoiselle Todd s’inclina de nouveau), et… et… ce que je veux dire, c’est qu’il me semble que nous vivons l’un et l’autre un peu de la même façon.

Mademoiselle Todd, qui savait tout ce qui se passait à Littlebath, et qui était au courant de tous les commérages, même les plus petits, de l’endroit, connaissait probablement mieux la façon de vivre de sir Lionel que celui-ci ne le supposait. Dans des endroits tels que Littlebath, les personnes du genre de mademoiselle Todd ont des sources d’informations qui semblent presque miraculeuses. Pourtant elle ne dit rien. Elle se contenta de penser que sir Lionel se trompait singulièrement en faisant cette remarque sur la similitude de leurs genres de vie.

— Je ne suis pas un jeune homme, poursuivit sir Lionel. Mon frère, vous le savez, est très-vieux, et il n’y a entre nous que quinze ans de différence (en ceci, sir Lionel se trompait : il n’y avait en réalité qu’une différence de dix années). — Vous, au contraire, vous avez à peine dépassé la jeunesse.

— J’ai eu quarante-cinq ans au mois de novembre, dit mademoiselle Todd.

— Alors il y a quinze ans de distance entre nous (le lecteur voudra bien mettre le mot vingt à la place de quinze). Pourrez-vous passer là-dessus et m’accepter, tout vieux que je suis, pour le compagnon de votre vie ? Quant à la fortune…

— Mon Dieu ! sir Lionel, ne vous embarrassez pas de cela ni de votre âge non plus. Si je voulais me marier, je prendrais aussi volontiers un vieillard qu’un jeune homme, peut-être même plus volontiers ; et, pour ce qui est de l’argent, j’en ai assez pour moi, et je pense que vous êtes dans le même cas. Pourtant mademoiselle Todd avait entendu parler d’un certain gros compte chez le loueur de voitures, et elle n’ignorait pas que le groom si élégant qui ne quittait jamais d’un instant le phaéton de sir Lionel était un garde du commerce travesti, chargé de ramener tous les jours l’équipage chez le fournisseur. — Le fait est, ajouta-t-elle, que je ne veux pas me marier.

— Voulez-vous dire que vous préférez vivre à jamais dans la solitude ?

— Oh ! quant à la solitude, je ne suis point un Robinson Crusoé, et je ne lui ai jamais reconnu de charmes. Mais, bon Dieu ! sir Lionel, on ne me laisse jamais dans la solitude, moi ! Je ne suis jamais seule. Ma sœur Patty a quinze enfants. J’en pourrais prendre la moitié chez moi, si je voulais.

Ce nouveau point de vue calma jusqu’à un certain point l’ardeur de sir Lionel. — Et vous êtes tout à fait décidée ? dit-il d’une voix où se trahissait une sentimentalité expirante.

— Décidée à quoi ? À prendre les enfants de Patty ? Non, ma foi ! je trouve plus commode de payer le prix de leur pension.

— Mais vous êtes tout à fait décidée, je veux dire, à… à… à ne me donner aucune réponse favorable ?

— À propos de mariage ? Pour ce qui est de cela, sir Lionel, j’ai tout à fait pris mon parti. Je suis mademoiselle Todd, et mademoiselle Todd je reste. À vous parler franc, j’aime assez à jouer le premier rôle chez moi, à être le numéro un, comme on dit chez nous. Lady Bertram, j’en suis persuadée, sera une femme très-heureuse et très-enviable, mais je me figure que chez vous elle sera le numéro deux. Qu’en pensez-vous, sir Lionel ?

Sir Lionel sourit et regarda le parquet, puis releva les yeux, mais il ne contredit pas la supposition. — Enfin, dit-il, j’espère que nous resterons amis.

— Certainement. Pourquoi pas ? répondit mademoiselle Todd.

Et là-dessus ils se quittèrent. Sir Lionel prit sa canne et son chapeau et s’en alla.