Les Bijoux fatals/Chapitre V

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L’Édition populaire (p. 23-37).

V.


Dans la rue Saint-Nicaise, où demeurait Cardillac, la foule affluent de tous côtés se massait devant la porte de la maison. On criait, en faisait tapage et vacarme, on voulait entrer à toute force et les impatients n’étaient retenus qu’avec peine par la maréchaussée, qui formait cordon autour de l’habitation. Le tumulte était à son comble, des gens ivres de fureur criaient :

« Qu’on le mette en pièces, le misérable assassin ! »

Enfin parait Desgrais avec une escorte nombreuse, qui se fraye un passage à travers les groupes épais. La porte de la maison s’ouvre, un homme chargé de chaînes en sort et est entraîné au milieu des effroyables malédictions de la populace frénétique. C’est à ce moment que Mlle de Scudéri arrive devant la maison. Elle entend les vociférations de la foule et un sinistre pressentiment lui serre le cœur. Soudain un cri d’alarme frappe ses oreilles.

— Plus vite ! plus vite encore ! crie-t-elle au cocher.

Celui-ci parvient habilement à refouler les curieux et s’arrête devant la porte de Cardillac. Mlle de Scudéri aperçoit Desgrais et, à ses pieds, une jeune fille, belle comme le jour, les cheveux défaits, à moitié nue, le visage empreint de terreur et de désespoir. Elle s’est jetée aux genoux du lieutenant et les tient enlacés ; elle crie avec l’accent de la plus navrante douleur :

— Il est innocent ! il est innocent !

En vain Desgrais et ses gens tâchent de la relever et de la repousser. Elle ne se laisse pas arracher de sa place. Tout à coup un homme de haute taille, d’un mouvement brutal, la saisit et l’entraîne violemment ; il trébuche maladroitement et laisse aller la jeune fille qui roule en bas des marches de pierre et reste étendue sur le pavé, sans parole et inanimée.

Mlle de Scudéri ne peut se contenir plus longtemps :

— Au nom du Christ, qu’est-il arrivé ? que se passe-t-il ? s’écrie-t-elle en ouvrant la portière de la voiture.

La foule s’écarte respectueusement devant la grande dame ; quelques femmes compatissantes ramassent la jeune fille, la font asseoir sur les marches du perron, lui baignent le front avec des spiritueux. Mlle de Scudéri s’approche de Desgrais et renouvelle sa question avec énergie.

— Il est arrivé un affreux malheur, répond Desgrais. René Cardillac a été trouvé mort ce matin, frappé d’un coup de poignard. C’est son ouvrier, Olivier Brusson, qui est le meurtrier ; on vient d’emmener le coupable en prison.

— Et la jeune fille ? s’écria Mlle de Scudéri.

— C’est Madelon, la fille de Cardillac, interrompit Desgrais. L’assassin devait l’épouser ; maintenant elle pleure et se désole et ne cesse de crier : « Olivier est innocent, tout à fait innocent ! » Elle doit savoir comment le crime a été commis et j’ai pour devoir de l’envoyer à la Conciergerie.

En prononçant ces paroles, Desgrais lançait des regards méchants qui faisaient trembler Mlle de Scudéri. Pendant ce temps, la jeune fille avait donné quelques signes de vie, mais elle n’articulait aucune parole, ne faisait aucun mouvement, restait les yeux fermés, et l’on ne savait si on devait la transporter dans la maison ou la laisser dans la rue jusqu’à ce qu’elle eût complètement recouvré ses sens.

Mlle de Scudéri, profondément émue, avait les larmes aux yeux. Elle contemplait tristement la malheureuse créature, et Desgrais et ses acolytes lui faisaient horreur. À ce moment, on entendit le bruit sourd de plusieurs pas dans l’escalier. C’était le cadavre de Cardillac que l’on descendait. Mlle de Scudéri prit une prompte détermination.

— Je me charge de la jeune fille, dit-elle à Desgrais, je l’emmène chez moi, occupez-vous du reste.

Grâce aux efforts de Fagon, un des plus fameux médecins de Paris à cette époque, la fille de Cardillac, qui était restée plusieurs heures dans un état un état de complète léthargie, fut enfin rappelée à la vie. Mlle de Scudéri acheva ce que le médecin avait commencé, en faisant pénétrer quelque lueur d’espoir dans l’âme de la pauvre enfant qui éclata en sanglots et trouva quelque soulagement à laisser couler ses larmes. Elle essaya alors, d’une voix entrecoupée fréquemment de hoquets convulsifs, de raconter ce qui s’était passé.

Vers minuit, elle avait été réveillée par quelques coups frappés doucement à sa porte, puis elle avait reconnu la voix d’Olivier qui la suppliait de se lever immédiatement et de descendre, parce que le vieux Cardillac se mourait. Épouvantée, elle avait sauté du lit et avait ouvert la porte. Olivier, le visage livide, inondé de sueur, s’était dirigé alors vers l’atelier, la lumière à la main. Elle l’avait suivi. Elle avait trouvé son père, gisant sur le sol, les yeux fixes, râlant et dans les dernières convulsions de l’agonie.

Elle s’était jetée sur lui en éclatant en gémissements et avait aperçu qu’il avait sa chemise tout ensanglantée. Olivier l’avait doucement menée à l’écart, puis il s’était occupé de laver et de panser la blessure que Cardillac avait reçue au sein gauche. L’orfèvre était revenu à lui peu à peu, le râle avait cessé ; il avait fixé sur elle d’abord, puis sur Olivier un regard plein de sympathie, il les avait l’un et l’autre attirés à lui, avait placé la main de sa fille dans celle du jeune homme et les avait serrés toutes deux dans les siennes. Olivier et elle étaient tombés à genoux auprès du moribond. Cardillac s’était relevé en poussant un cri déchirant, mais il était retombé aussitôt après et avait rendu le dernier soupir. Tous deux s’étaient abandonnés alors à la désolation. Olivier avait raconté comment son maître avait été assassiné sous ses yeux pendant une course nocturne qu’ils avaient dû faire ensemble. Il dit aussi comment il avait rapporté le blessé à la maison, tout en ne le croyant pas frappé mortellement. Au point du jour, les voisins, attirés par les gémissements, étaient entrés dans l’atelier dont la porte n’était pas verrouillée et avaient trouvé le jeune homme et sa fiancée agenouillés auprès du cadavre de Cardillac et inconsolables. Les cris et les clameurs avaient éveillé l’attention et les soupçons de la maréchaussée, qui était accourue et avait traîné Olivier en prison, sous l’inculpation d’avoir assassiné son maître. Madelon fit ensuite une touchante peinture de la vertu, de la piété, de la loyauté de son cher Olivier. Elle dit qu’il vénérait le bijoutier, son maître, comme il eut fait de son propre père, et elle ajouta que Cardillac l’avait choisi pour gendre, malgré sa pauvreté, parce qu’il voyait en lui non seulement un ouvrier de talent, mais un homme d’un caractère noble et loyal. Madelon racontait tout cela avec la plus profonde sincérité.

Mlle de Scudéri, très émue de ce que venait de lui raconter Madelon, et tout à fait disposée à croire à l’innocence d’Olivier, prit des informations, et tous ceux qu’elle interrogea lui confirmèrent ce que Madelon lui avait rapporté de la bonne entente entre le maître et l’ouvrier. Tout le monde s’accordait à lui dire que le jeune homme était un modèle de piété, d’activité, de probité. Personne n’eut pu citer un seul fait à sa charge. Et pourtant, chaque fois qu’il était question du meurtre, on haussait les épaules et l’on avait l’air d’admettre qu’il y avait dans toute cette affaire quelque chose d’inexplicable. Olivier, traduit devant la chambre ardente, avait, comme on le rapporta à Mlle de Scudéri, nié avec la plus grande fermeté et avec tout son sang-froid le fait dont on l’accusait. Il soutenait que son maître avait été attaqué dans la rue en sa présence et poignardé, qu’il l’avait traîné encore vivant jusqu’à son logis, où Cardillac n’avait pas tardé à expirer. Cette déclaration concordait avec le récit de Madelon. Mlle de Scudéri s’était fait répéter les moindres circonstances de ce terrible événement ; elle rechercha avec le plus grand soin s’il n’y avait jamais eu de querelles entre le maître et l’ouvrier, car il se pouvait qu’Olivier fût d’un caractère emporté et que, tout en étant parfaitement honnête, il se laissât, dans certains cas, entraîner par la fougue de son tempérament. Mais Madelon parlait avec tant d’assurance du bonheur qui existait chez elle au temps où elle vivait entre son père et son fiancé, que bientôt Mlle de Scudéri n’eut plus aucun soupçon contre le jeune homme. En pesant toutes les accusations portées contre Olivier, tous les arguments sur lesquels on s’appuyait pour le prétendre coupable, elle ne vit aucun motif probable qui aurait pu déterminer le jeune ouvrier à commettre un crime affreux dont la première conséquence devait être la perte de son propre bonheur.

Convaincue de l’innocence d’Olivier, Mlle de Scudéri prit la résolution de sauver l’innocent jeune homme à tout prix. Cependant, avant d’implorer la grâce du roi, elle crut plus prudent de s’adresser au président La Reynie et de lui faire connaître toutes les circonstances qui plaidaient en faveur d’Olivier. Elle espérait ainsi gagner à sa cause le président lui-même et obtenir son appui auprès des juges. La Reynie reçut Mlle de Scudéri avec toute la déférence qui était due à la vénérable septuagénaire que le roi lui-même tenait en si haute estime. Il écouta avec beaucoup de calme et d’attention tout ce qu’elle dit sur ce crime affreux, sur la situation d’Olivier, sur le caractère du jeune homme. Lorsqu’enfin la demoiselle se tut, exténuée, et essuya ses larmes, La Reynie répondit avec impassibilité :

— Je ne suis pas étonné, mademoiselle, de vous voir intercéder en faveur d’une jeune fille pleine d’attachement pour son fiancé et de vous voir croire à tout ce qu’elle vous a dit pour le disculper. C’est le propre des femmes de votre mérite d’avoir le cœur sensible et de repousser tout d’abord la supposition d’un crime. Permettez-moi de vous exposer en peu de mots le crime de ce jeune scélérat sur lequel doit retomber le sang de sa victime. Vous avez l’esprit trop élevé pour ne pas bannir de votre cœur toute commisération après ces éclaircissements. Donc le matin on trouve René Cardillac assassiné d’un coup de poignard ; il n’y a auprès de lui que son ouvrier Olivier Brusson et sa fille. Dans la chambre d’Olivier, on trouve un poignard teint de sang qui n’est pas encore figé. Ce poignard répond parfaitement à la blessure de la victime. On interroge Olivier :

— Cardillac, dit-il, a été poignardé cette nuit sous mes yeux.

— On a donc voulu le voler ?

— Je n’en sais rien.

— Vous l’accompagniez. Comment se fait-il que vous n’ayez pas arrêté l’assassin ou que vous n’ayez pas appelé au secours ?

— Le maître marchait devant moi à quinze ou vingt pas ; je le suivais.

— Pourquoi cette distance bien difficile à admettre ?

— Le maître le voulait ainsi.

— Mais que faisait René Cardillac si tard dans la rue ?

— Je ne puis le dire.

— Il ne sortait jamais de chez lui après neuf heures du soir ?

Ici Olivier hésite : il se trouble, il soupire, il verse des larmes, il jure par tout ce qu’il y a de sacré que Cardillac est sorti cette nuit-là et qu’il a trouvé la mort dans la rue. Or, mademoiselle, remarquez bien ceci : il est démontré avec la plus complète évidence que Cardillac n’a pas quitté son logis cette nuit et par conséquent qu’Olivier, en prétendant qu’il est sorti avec lui, ment effrontément. La porte d’entrée de la maison a une forte serrure qui grince avec un bruit perçant lorsqu’on l’ouvre ou la ferme. À l’étage inférieur, c’est à dire tout près de la porte, demeure le vieux maître Claude Patru avec sa gouvernante. Ces deux personnes ont parfaitement entendu Cardillac, comme il en avait l’habitude, descendre l’escalier à neuf heures précises, fermer et verrouiller la porte avec bruit, remonter, réciter tout haut la prière du soir et entrer dans sa chambre à coucher. Maître Claude souffre d’insomnie comme il arrive aux vieillards. Cette nuit-là, il ne pouvait fermer l’œil. Tout resta calme et paisible jusqu’à minuit. Alors ils entendirent, lui et sa gouvernante, des pas précipités, un grand bruit semblable à celui d’un poids lourd tombant à terre et aussitôt après un gémissement sourd. Tous deux, effrayés et stupéfaits, eurent l’idée vague qu’un crime venait de s’accomplir. Le jour révéla le forfait perpétré dans les ténèbres.

— Mais, interrompit Mlle de Scudéri, au nom de tous les saints, dites-moi si les circonstances que je vous ai rapportées en détail permettent de trouver à cette action infernale un prétexte quelconque.

— Hum ! répondit La Reynie, Cardillac n’était pas pauvre ; il possédait de magnifiques pierreries.

— Mais sa fille était son héritière ; vous oubliez qu’Olivier allait devenir le gendre de Cardillac.

— Peut-être devait-il partager ou n’a-t-il assassiné que pour d’autres, dit La Reynie.

— Partager, assassiner pour d’autres ? demanda Mlle de Scudéri étonnée.

— Sachez, mademoiselle, continua le président, qu’Olivier aurait depuis longtemps été exécuté en place de Grève si son crime ne se rattachait point à ce mystère qui pèse depuis si longtemps sur Paris. Olivier appartient manifestement à cette bande de scélérats, qui déjouant toute la vigilance et tous les efforts, toutes les recherches de la justice, portent leurs coups avec autant de sûreté que d’impunité. Par lui tout s’éclaircira, tout doit s’éclaircir. La blessure de Cardillac est absolument pareille à celles qu’ont reçues les individus volés ou assassinés dans les rues. Et ce qu’il y a de plus concluant, c’est que depuis l’arrestation d’Olivier Brusson, on n’entend plus parler de meurtres ni de vols. Les rues sont aussi sûres en pleine nuit qu’en plein jour. Preuve suffisante qu’Olivier était très probablement à la tête de cette bande d’assassins. Il n’a pas encore avoué, mais il y a des moyens de le faire parler, qu’il le veuille ou non.

— Et Madelon, s’écria Mlle de Scudéri, Madelon, l’innocente colombe ?

— Et qui me prouve, répondit La Reynie avec un sourire venimeux, qui me prouve qu’elle n’est pas du complot ? Que lui fait son père ? Elle n’a de larmes que pour le sort de l’assassin.

— Que dites-vous ? s’écria Mlle de Scudéri : cela n’est pas possible. Son père ! cette jeune fille !

— Oh ! continua La Reynie, rappelez-vous La Brinvilliers ; vous me pardonnerez Mademoiselle, si je me vois bientôt forcé de vous arracher votre protégée et de la faire enfermer à la Conciergerie.

Mlle de Scudéri frissonna d’horreur à cet épouvantable soupçon, il lui sembla que devant cet homme redoutable aucune fidélité, aucune vertu ne pouvait trouver grâce et qu’il cherchait jusque dans les replis les plus intimes de la conscience des intentions de meurtre et d’odieuses machinations.

Elle se leva.

— Soyez juste, dit-elle en soupirant.

Tels furent les seuls mots qu’elle put ajouter. Mais se ravisant, il lui vint une idée extravagante.

— Me serait-il possible de voir ce pauvre Olivier Brusson ? demanda-t-elle, en se rapprochant brusquement de La Reynie.

— Mais certainement, lui répondit celui-ci avec le sourire ironique dont il était seul capable. S’il ne vous est point odieux de visiter cet abîme du crime, les chaînes du prisonnier tomberont pour vous pendant deux heures.

Il était évident que Mlle de Scudéri ne pouvait se persuader que c’était le fiancé de Madelon qui avait accompli un pareil crime. Toutes les preuves étaient en effet contre lui, et aucun autre juge n’aurait agi autrement que La Reynie en pareille circonstance. Mais tout soupçon dans l’esprit de la vieille demoiselle était effacé à l’image de l’entente si cordiale qui existait entre Cardillac et Olivier et qui lui avait été dépeinte par Madelon. Et Mlle de Scudéri aimait mieux croire à une machination diabolique qu’à ce crime dont la seule pensée la faisait frémir.

À son arrivée à la Conciergerie on mena Mlle de Scudéri jusqu’à un grand parloir où le jour pénétrait par de grandes ouvertures. La porte s’ouvrit et Mlle de Scudéri fut tellement surprise en apercevant Olivier Brusson qu’elle s’évanouit. On emmena immédiatement celui-ci et Mlle de Scudéri aussitôt remise demanda brusquement qu’on la ramenât à sa voiture. Dans Olivier Brusson elle avait reconnu aussitôt l’homme qui, sur le Pont-Neuf, avait jeté le billet et par conséquent celui qui avait apporté la cassette. Connaissant le meurtrier, tous les doutes avaient disparu aux yeux de Mlle de Scudéri, elle approuvait les soupçons de La Reynie et était convaincue qu’Olivier Brusson avait assassiné son maître. Jamais elle n’avait éprouvé une déception plus amère. À peine fut-elle arrivée dans son appartement que Madelon s’élança vers elle, se jeta à genoux, les mains croisées sur la poitrine en attachant sur elle des regards qu’on eût dit appartenir à un ange du ciel.

Mlle de Scudéri ne se laissa pas émouvoir cette fois par ces supplications, et d’une voix qu’elle cherchait autant que possible à rendre sévère :

— Va, dit-elle, il n’est plus temps de pleurer ; l’assassin subira le supplice qu’il mérite et que la sainte Vierge t’épargne à toi-même une accusation qui te menace à ton tour.

— Ah ! tout est perdu !

En poussant ce cri, Madelon tomba à la renverse évanouie et Mlle de Scudéri, la laissant aux soins de La Martinière, se retira dans une autre pièce.

Elle s’indignait d’avoir été un instant mêlée à toute cette trame et d’avoir été victime de tant de fourberies et elle se demandait pourquoi il était dans sa destinée, après avoir cru tant d’années à la vertu et à la loyauté, de voir dans sa vieillesse se ternir cette belle image de la bonne foi qui l’avait charmée toute sa vie. Elle entendit Madelon, entraînée par La Martinière s’exclamer :

— Ah ! elle aussi, elle aussi s’est laissée tromper par ces hommes cruels. Malheureuse que je suis ! Pauvre et malheureux Olivier !

En proie aux sentiments les plus contradictoires, Mlle de Scudéri s’écria :

— Pourquoi l’enfer m’a-t-il mêlée à cette sinistre affaire qui causera ma mort ?

En ce moment Baptiste entra blême, épouvanté, et annonça que Desgrais était là et demandait à parler à la demoiselle. Pour tout le monde, depuis l’horrible procès de la Voisin la présence de Desgrais dans une maison présageait une accusation criminelle.

— Eh bien ! Baptiste, dit Mlle de Scudéri, faites entrer cet homme qui vous cause tant d’effroi et qui ne saurait me faire aucune peur.

— Le président de La Reynie, dit Desgrais lorsqu’il entra dans l’appartement, m’a chargé, mademoiselle, de vous faire une prière qu’il ne s’attendrait pas à voir exaucée s’il ne connaissait votre vertu et votre courage et si le dernier moyen de faire le jour sur un crime odieux ne dépendait de vous. Olivier Brusson, depuis qu’il vous a vue, est à moitié fou ; il semblait prêt à faire des aveux et maintenant il jure de nouveau par le Christ et tous les saints qu’il est tout à fait innocent de l’assassinat de Cardillac, tout en déclarant qu’il se soumettra sans murmure au supplice qu’il a mérité. Veuillez remarquer, mademoiselle, que par cette dernière phrase l’accusé confesse évidemment d’autres crimes qui pèsent sur lui. Cependant on a fait d’inutiles efforts pour lui arracher un mot de plus et la menace même de la torture n’a produit aucun résultat. Il nous supplie, il nous conjure de lui laisser avoir un entretien avec vous. C’est à vous, à vous seule qu’il veut tout avouer. Consentez donc, mademoiselle, à écouter les aveux de Brusson.

Mlle de Scudéri frémit involontairement.

— Ne craignez rien, noble dame, continua Desgrais ; on ne vous demande point de visiter une fois de plus ces lieux ténébreux qui vous remplissent d’horreur et d’aversion. Dans le silence de la nuit et sans que personne le sache ou puisse nous épier, nous amènerons ici Olivier Brusson comme s’il était libre. Personne n’écoutera aux portes ; on se bornera à le surveiller et il pourra vous parler sans contrainte. Vous n’avez d’ailleurs rien à redouter de lui, j’en réponds sur ma vie. Il ne parle de vous qu’avec la plus sincère vénération ; il jure qu’il est victime de la fatalité et que le malheur de n’avoir pu vous voir plus tôt l’a conduit à la mort. Au reste, de tout ce que vous dira Brusson vous ne rapporterez vous-même que ce qu’il vous plaira. On ne peut user de plus de ménagements.

Mlle de Scudéri demeura quelques instants silencieuse, les yeux baissés : elle réfléchissait. Soudain sa résolution fut prise et elle dit avec dignité :

— Dieu me viendra en aide en me donnant le calme et la fermeté, faites venir Brusson ici, je lui parlerai.