Les Bijoux indiscrets/3

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 145-147).
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CHAPITRE III,

qu’on peut regarder comme le premier de cette histoire.

Mirzoza fixait Mangogul depuis plusieurs années. Ces amants s’étaient dit et répété mille fois tout ce qu’une passion violente suggère aux personnes qui ont le plus d’esprit. Ils en étaient venus aux confidences ; et ils se seraient fait un crime de se dérober la circonstance de leur vie la plus minutieuse. Ces suppositions singulières : « Si le ciel qui m’a placé sur le trône m’eût fait naître dans un état obscur, eussiez-vous daigné descendre jusqu’à moi, Mirzoza m’eût-elle couronné ?… Si Mirzoza venait à perdre le peu de charmes qu’on lui trouve, Mangogul l’aimerait-il toujours ? » ces suppositions, dis-je, qui exercent les amants ingénieux, brouillent quelquefois les amants délicats, et font mentir si souvent les amants les plus sincères, étaient usées pour eux.

La favorite, qui possédait au souverain degré le talent si nécessaire et si rare de bien narrer, avait épuisé l’histoire scandaleuse de Banza. Comme elle avait peu de tempérament[1], elle n’était pas toujours disposée à recevoir les caresses du sultan, ni le sultan toujours d’humeur à lui en proposer. Enfin il y avait des jours où Mangogul et Mirzoza avaient peu de choses à dire, presque rien à faire, et où sans s’aimer moins, ils ne s’amusaient guère. Ces jours étaient rares ; mais il y en avait, et il en vint un.

Le sultan était étendu nonchalamment sur une duchesse, vis-à-vis de la favorite qui faisait des nœuds sans dire mot. Le temps ne permettait pas de se promener. Mangogul n’osait proposer un piquet ; il y avait près d’un quart d’heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises :

« Il faut avouer que Géliote[2] a chanté comme un ange…

— Et que Votre Hautesse s’ennuie à périr, ajouta la favorite.

— Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi ; le moment où l’on vous voit n’est jamais celui de l’ennui.

— Il ne tenait qu’à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza ; mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu’avez-vous ?

— Je ne sais, dit le sultan.

— Et moi je devine, continua la favorite. J’avais dix-huit ans lorsque j’eus le bonheur de vous plaire. Il y a quatre ans que vous m’aimez. Dix-huit et quatre font vingt-deux. Me voilà bien vieille. » Mangogul sourit de ce calcul. « Mais si je ne vaux plus rien pour le plaisir, ajouta Mirzoza, je veux vous faire voir du moins que je suis très bonne pour le conseil. La variété des amusements qui vous suivent n’a pu vous garantir du dégoût. Vous êtes dégoûté. Voilà, prince, votre maladie.

— Je ne conviens pas que vous ayez rencontré, dit Mangogul ; mais en cas que cela fût, y sauriez-vous quelque remède ? »

Mirzoza répondit au sultan, après avoir rêvé un moment, que Sa Hautesse lui avait paru prendre tant de plaisir au récit qu’elle lui faisait des aventures galantes de la ville, qu’elle regrettait de n’en plus avoir à lui raconter, ou de n’être pas mieux instruite de celles de sa cour ; qu’elle aurait essayé cet expédient, en attendant qu’elle imaginât mieux. « Je le crois bon, dit Mangogul ; mais qui sait les histoires de toutes ces folles ? et quand on les saurait, qui me les réciterait comme vous ?

— Sachons-les toujours, reprit Mirzoza. Qui que ce soit qui vous les raconte, je suis sûre que Votre Hautesse gagnera plus par le fond qu’elle ne perdra par la forme.

— J’imaginerai avec vous, si vous voulez, les aventures des femmes de ma cour, fort plaisantes, dit Mangogul ; mais le fussent-elles cent fois davantage, qu’importe, s’il est impossible de les apprendre ?

— Il pourrait y avoir de la difficulté, répondit Mirzoza : mais je pense que c’est tout. Le génie Cucufa, votre parent et votre ami, a fait des choses plus fortes. Que ne le consultez-vous ?

— Ah ! joie de mon cœur, s’écria le sultan, vous êtes admirable ! Je ne doute point que le génie n’emploie tout son pouvoir en ma faveur. Je vais de ce pas m’enfermer dans mon cabinet, et l’évoquer. » Alors Mangogul se leva, baisa la favorite sur l’œil gauche, selon la coutume du Congo, et partit.



  1. On sait que Mme de Pompadour n’hésita pas, pour conserver son influence, à se faire représenter, auprès de son royal amant, par des remplaçantes choisies par elle.
  2. Chanteur de l’Opéra très recherché des dames. Son nom s’écrit régulièreent Jeliotte.