Les Bijoux indiscrets/7

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 156-158).
◄  VI
VIII  ►

CHAPITRE VII.

second essai de l’anneau.

les autels.

Il y avait pour le lendemain un petit souper chez Mirzoza. Les personnes nommées s’assemblèrent de bonne heure dans son appartement. Avant le prodige de la veille, on s’y rendait par goût ; ce soir, on n’y vint que par bienséance : toutes les femmes eurent un air contraint et ne parlèrent qu’en monosyllabes ; elles étaient aux aguets, et s’attendaient à tout moment que quelque bijou se mêlerait de la conversation. Malgré la démangeaison qu’elles avaient de mettre sur le tapis la mésaventure d’Alcine, aucune n’osa prendre sur soi d’en entamer le propos ; ce n’est pas qu’on fût retenu par sa présence ; quoique comprise dans la liste du souper, elle ne parut point ; on devina qu’elle avait la migraine. Cependant, soit qu’on redoutât moins le danger, parce que de toute la journée on n’avait entendu parler que des bouches, soit qu’on feignît de s’enhardir, la conversation, qui languissait, s’anima ; les femmes les plus suspectes composèrent leur maintien, jouèrent l’assurance ; et Mirzoza demanda au courtisan Zégris, s’il n’y avait rien d’intéressant.

« Madame, répondit Zégris, on vous avait fait part du prochain mariage de l’aga Chazour avec la jeune Sibérine ; je vous annonce que tout est rompu.

— À quel propos ? interrompit la favorite.

— À propos d’une voix étrange, continua Zégris, que Chazour dit avoir entendue à la toilette de sa princesse ; depuis hier, la cour du sultan est pleine de gens qui vont prêtant l’oreille, dans l’espérance de surprendre, je ne sais comment, des aveux qu’assurément on n’a nulle envie de leur faire.

— Mais cela est fou, répliqua la favorite : le malheur d’Alcine, si c’en est un, n’est rien moins qu’avéré ; on n’a point encore approfondi…

— Madame, interrompit Zélmaïde, je l’ai entendu très-distinctement ; elle a parlé sans ouvrir la bouche ; les faits ont été bien articulés ; et il n’était pas trop difficile de deviner d’où partait ce son extraordinaire. Je vous avoue que j’en serais morte à sa place.

— Morte ! reprit Zégris ; on survit à d’autres accidents.

— Comment, s’écria Zelmaïde, en est-il un plus terrible que l’indiscrétion d’un bijou ? Il n’y a donc plus de milieu. Il faut ou renoncer à la galanterie, ou se résoudre à passer pour galante.

— En effet, dit Mirzoza, l’alternative est cruelle.

— Non, madame, non, reprit une autre, vous verrez que les femmes prendront leur parti. On laissera parler les bijoux tant qu’ils voudront, et l’on ira son train sans s’embarrasser du qu’en dira-t-on. Et qu’importe, après tout, que ce soit le bijou d’une femme ou son amant qui soit indiscret ? en sait-on moins les choses ?

— Tout bien considéré, continua une troisième, si les aventures d’une femme doivent être divulguées, il vaut mieux que ce soit par son bijou que par son amant.

— L’idée est singulière, dit la favorite…

— Et vraie, reprit celle qui l’avait hasardée ; car prenez garde que pour l’ordinaire un amant est mécontent, avant que de devenir indiscret, et dès lors tenté de se venger en outrant les choses : au lieu qu’un bijou parle sans passion, et n’ajoute rien à la vérité.

— Pour moi, reprit Zelmaïde, je ne suis point de cet avis ; c’est moins ici l’importance des dépositions qui perd le coupable, que la force du témoignage. Un amant qui déshonore par ses discours l’autel sur lequel il a sacrifié, est une espèce d’impie qui ne mérite aucune croyance : mais si l’autel élève la voix, que répondre ?

— Que l’autel ne sait ce qu’il dit, » répliqua la seconde.

Monima rompit le silence qu’elle avait gardé jusque-là, pour dire d’un ton traîné et d’un air nonchalant : « Ah ! que mon autel, puisque autel y a, parle ou se taise, je ne crains rien de ses discours. »

Mangogul entrait à l’instant, et les dernières paroles de Monima ne lui échappèrent point. Il tourna sa bague sur elle, et l’on entendit son bijou s’écrier : « N’en croyez rien ; elle ment. » Ses voisines s’entre-regardant, se demandèrent à qui appartenait le bijou qui venait de répondre.

« Ce n’est pas le mien, dit Zelmaïde.

— Ni le mien, dit une autre.

— Ni le mien, dit Monima.

— Ni le mien, » dit le sultan.

Chacune, et la favorite comme les autres, se tint sur la négative.

Le sultan profitant de cette incertitude, et s’adressant aux dames : « Vous avez donc des autels ? leur dit-il ; eh bien, comment sont-ils fêtés ? » Tout en parlant, il tourna successivement, mais avec promptitude, sa bague sur toutes les femmes, à l’exception de Mirzoza ; et chaque bijou répondant à son tour, on entendit sur différents tons : « Je suis fréquenté, délabré, délaissé, parfumé, fatigué, mal servi, ennuyé, etc. » Tous dirent leur mot, mais si brusquement, qu’on n’en put faire au juste l’application. Leur jargon, tantôt sourd et tantôt glapissant, accompagné des éclats de rire de Mangogul et de ses courtisans, fit un bruit d’une espèce nouvelle. Les femmes convinrent, avec un air très sérieux, que cela était fort plaisant. « Comment, dit le sultan ; mais nous sommes trop heureux que les bijoux veuillent bien parler notre langue, et faire la moitié des frais de la conversation. La société ne peut que gagner infiniment à cette duplication d’organes. Nous parlerons aussi peut-être, nous autres hommes, par ailleurs que par la bouche. Que sait-on ? ce qui s’accorde si bien avec les bijoux, pourrait être destiné à les interroger et à leur répondre : cependant mon anatomiste pense autrement. »