Les Bohèmes de la mer (Aimard)/XIV

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Roy (p. 98-105).
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XIV

SANTO-DOMINGO

Il nous faut maintenant, avant que d’aller plus loin, expliquer au lecteur quel était le mode de gouvernement adopté par les Espagnols en Amérique ; et le système suivi par eux dans leurs colonies depuis la conquête.

En vertu de la donation du pape, les possessions américaines étaient propriétés de la couronne ; donc le pays appartenait au roi, et les terres occupées, soit par les Espagnols, soit par les indigènes, étaient réputées concessions royales.

Le roi ne reconnaissait aucun droit de corporation, aucun privilège ; il ne levait pas d’impôt sur le sol, mais percevait des droits, des tributs, des redevances.

Il gouvernait par un délégué ayant titre de vice-roi, de sorte que tous les fonctionnaires étaient ses gens.

Le vice-roi était à la tête de toute l’administration du pays, commandait l’armée, décidait de toutes les questions militaires en conseil de guerre, présidait le Conseil, et nommait aux emplois vacants, sous réserve de la sanction royale.

Un tribunal suprême, nommé Audiencia, servait de contrepoids à ce grand fonctionnaire. Cour d’appel de tous les tribunaux civils et ecclésiastiques, il jugeait en dernier ressort toutes les fois que l’objet en litige n’excédait pas dix mille piastres fortes, — cinquante mille francs de notre monnaie. — Cette cour avait droit de remontrance, et délibérait comme Conseil d’État.

L’Audiencia correspondait directement avec le Conseil des Indes, ce régulateur suprême de toutes les affaires des possessions espagnoles.

Les membres de l’Audiencia jouissaient de privilèges immenses, mais ils devaient être Espagnols ; et pour qu’aucune affection de famille ne pût les attacher à l’Amérique, il leur était défendu, à eux et à leurs fils, de s’y marier et d’y acquérir des propriétés. Une interdiction pareille frappait le vice-roi.

Puis venait l’intendant administrateur des finances, ayant sous ses ordres les collecteurs des droits et redevances. Le pouvoir des intendants était si étendu qu’ils étaient presque indépendants dans leurs provinces.

Bref, dans l’administration de ses possessions, l’Espagne avait balancé tous les pouvoirs, de sorte qu’aucun n’était absolu et ne pouvait échapper au contrôle.

Le pouvoir ecclésiastique même, si fort dans un pays catholique, était soumis à des règles sous lesquelles il lui fallait se courber.

Ainsi la constitution de l’Église américaine ne ressemblait nullement à celle de la mère patrie. Le pape n’avait qu’un pouvoir nominal sur le clergé. l’Église mexicaine n’obéissait qu’au roi. Les prérogatives jadis concédées à Ferdinand et Isabelle par Alexandre VI et Jules II étaient aussi étendues que celles d’un chef d’Église nationale.


— Mais si l’on vous découvre et qu’on vous tue ? — Alors, à la grâce de Dieu ! répondit-il simplement.

Le monarque espagnol, qui, dans la péninsule, obéissait sans observation aux exigences les plus exagérées de l’Église romaine et du pape, son représentant, avait en Amérique un patronage illimité et disposait de tous les emplois et bénéfices. Bien plus, aucune bulle n’était reçue en Amérique, sans avoir été examinée et approuvée par le Conseil des Indes.

Les Ayuntamientos, ou municipalités, composés des regidores et des alcades, étaient librement nommés par les habitants de chaque ville, dont ils étaient chargés de défendre les intérêts.

Ces Ayuntamientos représentaient l’élément démocratique au milieu de cette organisation si éminemment despotique.

L’Ayuntamiento, ou Cabildo, n’oublia jamais les devoirs que lui imposait son origine populaire, et lors de l’éclosion de la guerre de l’indépendance, ses membres se firent bravement les organes du peuple, et soutinrent chaudement ses droits.

Voilà par quelle forme de gouvernement étaient régies non seulement la Nouvelle-Espagne ; mais le Pérou, le Chili, Buenos-Ayres et généralement toutes les possessions de la couronne de Castille en Amérique.

Une haine trop profonde, une antipathie trop prononcée, séparaient les vainqueurs des vaincus, pour que les deux races parvinssent à se confondre en une seule ; elles se mêlèrent, créant ainsi une troisième race ; mais elles demeurèrent toujours debout en face l’une de l’autre, et les métis sortis de leur mélange, devinrent par la suite les ennemis les plus acharnés des Espagnols, et les promoteurs de toutes les révoltes et de toutes les insurrections.

Au xviie siècle, l’Amérique n’était pas encore complètement pacifiée, et malgré une énergique et implacable répression, de soudaines prises d’armes dans les provinces éloignées révélaient de temps en temps au gouvernement espagnol l’ardent désir de liberté qui, malgré tout ce qu’on avait fait pour l’éteindre, couvait toujours au sein des masses.

Nous aurons terminé ce tableau, peut-être trop long, mais nous le croyons assez curieux, des possessions espagnoles, en disant un mot de l’état de l’instruction publique dans ces contrées.

Il était ordonné, par mesure politique et comme garantie d’obéissance et de sécurité pour le gouvernement, de maintenir les masses dans une ignorance profonde.

Les Américains étaient donc étrangers complètement à tout ce qui se passait hors de leur patrie ; ils croyaient de bonne foi que le sort des autres peuples valait moins que le leur. Ils étaient convaincus que leur gouvernement était le plus grand et le plus éclairé de tous ceux qui régissent le monde, et que l’Espagne, par sa politique et son organisation militaire, était la reine des nations et, par conséquent, la plus puissante.

Hablar cristiano, — parler chrétien, — signifiait parler espagnol, dans la bouche des Américains, et ils comprenaient sous le nom de gringos ou hérétiques, avec lesquels les bons catholiques ne pouvaient entretenir des rapports, et cela sans aucune exception, les Anglais, les Français, les Allemands, les juifs ou les musulmans.

Il est inutile de dire que l’Inquisition, fidèle gardienne de l’ignorance, ne laissait pénétrer aucuns livres autres que ceux autorisés par elle, et poursuivait avec la dernière rigueur les malheureux trouvés détenteurs d’un écrit quelconque qu’elle avait jugé convenable de prohiber.

Il est vrai que ces rigueurs n’atteignaient que les petites gens et les indigènes ; les classes élevées se souciaient fort peu du saint-office qu’elles méprisaient ouvertement.

Nous nous résumerons en constatant que les possessions espagnoles fournissaient de cinq à six cent millions de piastres fortes tous les ans à la métropole, malgré les dilapidations et les exactions de toutes sortes faites par les vice-rois, les audienciers, les intendants et tous les employés du fisc. De là provenait l’acharnement de l’Espagne à fermer l’Amérique aux étrangers, et le désir de ceux-ci d’y pénétrer à tous risques.

De toutes les colonies espagnoles, l’île de Saint-Domingue, la première en date cependant, fut toujours la plus négligée et, par conséquent, la plus mal administrée.

Jusque vers la moitié du xviie siècle, cette île immense était demeurée en entier sous la domination des Espagnols qui en ignoraient encore le prix, par cette raison toute simple que leur attention était dirigée exclusivement sur leurs colonies de terre ferme, où les métaux précieux s’offraient si facilement à leur insatiable cupidité.

Bref, c’était une colonie sans valeur pour la mère patrie ; car, non seulement elle ne rapportait rien au gouvernement, mais encore lui coûtait, au contraire, chaque année, des sommes considérables, affectées au payement des employés, soldats, etc.

À l’époque où se passe notre histoire, la population de Saint-Domingue s’élevait à peine à quatorze mille habitants, Espagnols, créoles et mulâtres, sans compter les esclaves, dont le nombre, sans doute beaucoup plus considérable, n’était pas déterminé.

Il est juste d’ajouter douze ou quinze cents noirs fugitifs, ou marrons, qui s’étaient retranchés dans les montagnes, avec les derniers débris des Caraïbes. Ces premiers habitants de l’île affectaient l’indépendance et descendaient souvent dans les plaines pour ravager les plantations et mettre leurs propriétaires à contribution.

La capitale, Santo-Domingo, comptait environ cinq cents maisons, était fermée de murailles, et protégée par trois forts assez bien pourvus d’artillerie pour l’époque. Santiago était la seconde ville. Beaucoup de négociants et d’orfèvres s’y était fixés ; mais ses murailles tombaient en ruines, et ses fortifications étaient mauvaises. Les autres centres de population, à part une ou deux villes peut-être, n’étaient que des bourgades chétives, tout ouvertes et peuplées d’habitants misérables.

L’arrivée des Français dans l’île passa inaperçue des orgueilleux Castillans. D’ailleurs que pouvaient-ils avoir à redouter d’une colonie composée au plus de deux cent cinquante habitants sédentaires, et placée dans un canton éloigné des possessions espagnoles. Cette indifférence hautaine donna aux aventuriers le temps nécessaire pour se consolider au Port-de-Paix et surtout à la Tortue, de telle sorte que, lorsque les Espagnols, continuellement harcelé par leurs audacieux voisins, sortirent enfin de leur léthargie et songèrent à les chasser du territoire dont ils s’étaient si effrontément emparés ; ils reconnurent la faute qu’ils avaient commise, car il leur fallut employer toutes leurs ressources pour reconquérir les points qu’ils s’étaient laissé prendre, et encore comprirent-ils que jamais ils ne demeureraient dorénavant paisibles possesseurs de la Tortue et de la partie de l’île sur laquelle les aventuriers avaient mis le pied.

Ce fut ce qui arriva. Les flibustiers, pour lesquels la possession de la Tortue était fort importante, chaque fois qu’ils en étaient chassés, revenaient bravement à la charge, et, à force de ruse, ils s’en emparaient de nouveau pour se la laisser enlever quelque temps après.

Voilà pourquoi, au moment où s’ouvre notre histoire, nous les voyons occupés à organiser une expédition pour reconquérir l’île, mais cette fois pour tout de bon.

Maintenant que nous avons donné au lecteur les détails indispensables qui précèdent, nous le prierons de nous suivre à Santo-Domingo, capitale de l’île, où vont se passer des événements qu’il est de notre devoir de raconter.

Le marquis don Sancho de Peñaflor avait assisté avec une surprise mêlée d’épouvante à l’astucieuse révélation faite si à l’improviste à don Gusman de Tudela par le duc ; la façon machiavélique dont le vieillard, inspiré par une haine implacable, avait réussi non seulement à intéresser le jeune homme à ses projets, mais encore à se charger, presque avec joie, d’accomplir une vengeance qu’il croyait lui être personnelle, l’avait atterré.

Mais contenu par le respect et surtout par la crainte que lui inspirait le vieillard, il n’avait pas osé risquer une protestation qui, du reste, n’aurait eu aucun résultat ; d’ailleurs, quels motifs aurait-il pu mettre en avant pour désabuser son malheureux cousin et l’empêcher de courir à une mort presque certaine ? Depuis vingt ans sa sœur avait disparu, sans doute elle était morte. Le comte de Barmont, ou pour mieux dire Montbars, le vieil ennemi de sa famille, était donc seul en jeu dans cette affaire. C’était à lui qu’en voulait le duc, c’était lui que poursuivait sa haine ; le marquis, en sa qualité d’Espagnol, n’avait aucunes raisons plausibles pour protéger le célèbre flibustier, qu’il devait au contraire considérer comme l’adversaire le plus redoutable de la puissance castillane et désirer voir succomber ; Montbars était l’âme de la flibuste ; lui mort, les Frères de la Côte ne seraient plus à craindre.

Toutes ses sympathies étaient donc pour son cousin, don Gusman de Tudela, qu’il aimait sincèrement et qu’il voyait avec terreur chargé d’une mission qui devait, si elle était seulement soupçonnée par les aventuriers, causer sa perte et le conduire fatalement à une mort ignominieuse.

N’osant s’expliquer plus clairement de crainte de s’exposer à la colère de son père, le marquis avait donc, autant que cela lui était possible, engagé le jeune homme à ne pas commettre d’imprudence et surtout à ne rien tenter sans l’avoir primitivement consulté.

Il supposait que, une fois gouverneur de Santo-Domingo et loin des regards du duc, il parviendrait à faire renoncer le jeune homme à ses funestes projets et a le tirer du gouffre dans lequel le poussait une main implacable.

Malgré ses réticences, don Gusman avait semblé frappé de ses paroles et lui avait fait la promesse qu’il exigeait de lui.



Il le conduisit dans une autre pièce dont il referma lui-même la porte.

Le marquis, à peu près rassuré, n’avait plus songé dès lors qu’à s’occuper de ses préparatifs de départ pour Santo-Domingo, où il avait hâte d’arriver, afin d’échapper à la fatigante sujétion que lui imposait son père, et d’être à même, si besoin était, de venir en aide à son cousin.

Malheureusement, à cette époque on ne voyageait pas aussi facilement qu’à la nôtre, les moyens de transport étaient fort rares ; de plus, comme les flibustiers étaient comme des oiseaux de proie embusqués dans tous les débouquements des Antilles, prêts à fondre sur les navires espagnols dès qu’ils apparaissaient à l’horizon, ceux-ci ne se risquaient qu’à bon escient à quitter les ports de la côte ferme, et ne s’aventuraient à la mer que lorsqu’ils se croyaient assez nombreux et surtout assez forts pour repousser les attaques de ceux qu’ils flétrissaient du nom de ladrones, voleurs.

Plusieurs jours s’écoulèrent donc avant qu’un convoi assez considérable se trouvât réuni à la Vera-Cruz, d’autant plus que le vice-roi voulut profiter du départ du nouveau gouverneur de Santo-Domingo pour ravitailler cette colonie, qui déjà, grâce à la mauvaise administration du gouvernement espagnol, commençait à coûter énormément cher à la métropole au lieu de lui produire les bénéfices qu’elle était en droit d’attendre d’un pays si richement doté par la nature.

Enfin, quinze navires de haut bord se trouvèrent réunis à l’île Sacrificios par les soins du vice-roi, et le marquis de Peñaflor quitta la Vera-Cruz.

La traversée fut heureuse, soit que les flibustiers eussent provisoirement abandonné leurs embuscades ordinaires, soit, ce qui est plus probable, qu’ils ne se jugeassent pas assez forts pour attaquer l’escadre espagnole ; aucune voile aventurière ne se montra dans les débouquements et le nouveau gouverneur atteignit Santo-Domingo sans avoir été inquiété.

Son arrivée avait été annoncée longtemps à l’avance, de sorte que lorsque l’escadre mouilla en rade, tout était prêt pour recevoir le marquis.

La réception fut magnifique ; les cloches sonnaient à toute volée ; le peuple, réuni en foule compacte sur le passage du gouverneur, poussait de joyeux vivats ; l’artillerie tonnait sans interruption, le trajet du débarcadère au palais du gouvernement fut pour le marquis un continuel triomphe.

Cependant don Sancho était préoccupé, ses regards erraient incessamment sur la foule, comme si parmi ces gens rassemblés sur son passage il eût cherché quelque visage de connaissance.

Le marquis se rappelait, malgré lui, l’époque où, jeune encore, libre et insouciant, il avait pour la première fois débarqué dans cette île pour fuir la tyrannique sujétion de son père et faire visite à sa sœur bien-aimée.

Où était-elle maintenant, cette pauvre Clara, que depuis près de quinze ans il n’avait vue ; qui avait disparu subitement, sans qu’il eût été possible, depuis lors, de connaître son sort et de savoir si elle vivait encore ou si elle avait succombé à l’incurable douleur qui la dévorait ?

Ces pensées s’emparaient malgré lui de l’esprit de don Sancho et le remplissaient d’une amère tristesse, lorsque tout à coup il poussa un cri de surprise, presque de joie, et il s’arrêta court, sans songer au cortège qui l’accompagnait et dont cette halte subite menaçait de compromettre gravement l’ordre.

Les yeux du marquis étaient tombés par hasard sur un homme qui, perdu dans les derniers rangs de la foule, faisait de gigantesques efforts pour atteindre le premier ; cet homme fixait un regard étincelant sur le gouverneur et semblait lui adresser une prière muette.

Don Sancho fit un geste, un alguazil de l’escorte se détacha du cortège, se dirigea vers l’endroit qui lui était désigné, écarta la foule qui s’ouvrit sans résistance devant lui, et du bout de sa canne touchant l’inconnu à l’épaule, il lui ordonna de le suivre.

Celui-ci obéit et s’arrêta devant le gouverneur qu’il salua respectueusement.

— Vous me voulez parler, n’est-ce pas, mon ami ? lui dit le marquis avec bienveillance après l’avoir attentivement examiné pendant quelques instants.

— Je désire, en effet, parler à Votre Seigneurie, répondit l’inconnu en s’inclinant.

— Parlez, je vous écoute.

— Ce que j’ai à dire à Votre Seigneurie ne doit être entendu que d’elle seule.

— C’est bien, placez-vous derrière moi ; allons, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant aux membres du cortège.

On se remit en marche ; au bout d’un quart d’heure on atteignit le palais.

L’inconnu suivait pas à pas le marquis et pénétra à sa suite dans la salle de réception, sans que personne essayât de s’y opposer.

La présentation des autorités de l’île au nouveau gouverneur commença ; pendant tout le temps qu’elle dura, don Sancho, malgré tous ses efforts pour paraître calme, ne parvint que difficilement à cacher son impatience.

Enfin cette fastidieuse cérémonie se termina ; sans attendre davantage, le marquis, au grand scandale des assistants confondus de ce manque inqualifiable à l’étiquette, s’avança d’un pas précipité vers l’inconnu, échangea quelques mots à voix basse avec lui, puis il lui fit signe de le suivre et le conduisit dans une autre pièce dont il referma lui-même la porte.

L’absence du gouverneur fut longue ; enfin il reparut, mais seul, l’inconnu était sans doute sorti d’un autre côté.

L’étonnement des assistants était au comble, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait et chuchotaient à voix basse entre eux avec inquiétude ; mais, cet étonnement se changea en stupeur, lorsque le marquis, sans paraître remarquer leur présence, ordonna qu’on lui préparât à l’instant un cheval et quitta la salle sans songer à prendre congé d’eux.