Les Boucaniers/Tome VI/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 3-32).


I

Les cent cinquante


Le débarquement de Montbars à la Basse-Terre, bourg situé au pied du fort qui défendait l’entrée de la rade, fut un véritable triomphe ; pourtant les boucaniers, habitués aux événements les plus imprévus et aux rencontres les plus extraordinaires, n’étaient pas gens à s’émouvoir de peu ; il fallait, pour qu’ils accueillissent leur illustre chef avec un tel enthousiasme, que celui-ci possédât une merveilleuse popularité.

Montbars, malgré l’empire inouï qu’il savait exercer sur lui-même, montra devant ces témoignages si spontanés d’attachement, une certaine émotion.

Quant à de Morvan, il regardait avec une attention qui absorbait toutes ses facultés, la foule si bizarre et si pittoresque des aventuriers : les uns habillés avec un luxe dont l’exagération atteignait jusqu’au ridicule, portaient des costumes brodés d’or sur toutes les coutures, des chapeaux empanachés, des colliers de pierres précieuses ; les autres, à peine vêtus de misérables haillons, présentaient l’image de la plus affreuse misère : à peine quelques exceptions se remarquaient-elles entre ces deux extrêmes.

En effet, les boucaniers avaient pour règle invariable de conduite de tout accorder au présent et de compter pour rien l’avenir.

Exposés à chaque instant à une mort prématurée et violente, ils se hâtaient de dissiper leurs richesses, afin que, si une balle espagnole les jetait mortellement atteints sur le champ de bataille, de n’avoir pas à se reprocher, à leurs derniers moments, de laisser après eux une passion inassouvie, une jouissance qu’il aurait été en leur pouvoir de goûter.

Menacés de vivre peu, ils tenaient à vivre vite.

Au reste, que riches ou pauvres fussent leurs costumes, ce qui de prime-abord se remarquait dans les boucaniers, c’était la contenance assurée de leur pose, l’expression d’intrépidité naturelle et de froide détermination que reflétaient leurs visages mâles et bronzés.

À une centaine de pas du fort, s’élevait une charmante habitation, la propriété de Montbars ; ce fut là qu’il se rendit.

— Mon cher Louis, dit-il, une heure après son arrivée, et lorsqu’il eut renvoyé les visites sans nombre qui lui venaient de toutes parts, puisque M. le gouverneur est absent et qu’il m’est permis de disposer de cette soirée, retirons-nous, si tu le veux bien, dans ce salon que j’appelle mon salon d’intimité : j’ai besoin, je te le répète, d’avoir une longue et sérieuse conversation avec toi ! Le salon du boucanier, situé sur le derrière de l’habitation et donnant sur un délicieux jardin, présentait un retiro à rendre jaloux un roi : cette pièce réunissait tout ce que l’imagination la plus délicate et la plus exigeante pouvait rêver : de Morvan, quoiqu’il ne comprît pas toute la valeur des objets qu’il avait sous les yeux, fut ébloui, émerveillé.

— Vraiment, Montbars, s’écria-t-il, vous m’auriez raconté ce que je vois en ce moment, que, malgré ma confiance en vous, je n’aurais pu m’empêcher de vous accuser tacitement d’exagération ou de mensonge ! C’est à douter de ses sens !…

— Oui, ma cabine n’est pas trop mal arrangée, répondit le boucanier avec une parfaite indifférence ; il y a là pour plus d’un million de tableaux et d’objets d’art !… Bah ! il faut bien, pour ne pas donner une trop mauvaise opinion de nous aux visiteurs européens, faire certaines concessions à leurs goûts !… Mets-toi dans ce hamac, allume une pipe, et écoute-moi :

-Mon cher Louis, continua Montbars après s’être recueilli un instant, je dois te déclarer que je suis extrêmement satisfait de ta conduite depuis notre départ de France ! Tu as, pendant tout le temps de la traversée, montré un zèle et un désir pour t’instruire auxquels j’ai été fort sensible, et qui ont pleinement confirmé l’excellente opinion que je m’étais déjà faite de toi ! Aujourd’hui, — je te déclare cela avec ma franchise habituelle et comme un homme qui ne se laisse aveugler par aucun sentiment affectueux, — aujourd’hui tu es un excellent marin, aussi capable de commander un navire que le premier de nos boucaniers.

Il ne te manque plus que de subir le baptême du canon ; je me hâte d’ajouter que je crois pouvoir répondre de ton courage à l’égal du mien.

— Je vous remercie, Montbars, dit le jeune homme, qui à ces paroles, d’un si grand poids dans la bouche du flibustier, rougit de plaisir. Je ferai de mon mieux pour justifier votre bonne opinion.

— Ne m’interromps pas : j’arrive à la grave confidence que je t’ai promise. Avant tout, tu t’engages, n’est-ce pas, Louis, à ne jamais trahir le secret que je vais te confier ? Oh ! ne te formalises pas de cette question, elle m’est dictée par ma position et le devoir.

— Je le jure ! Montbars, parlez !

— Mon cher enfant, tu sais déjà quelle immense puissance possèdent les boucaniers dans les mers des Antilles ; mais ce que tu ignores, c’est le nombre de véritables boucaniers qui composent notre association : il ne dépasse pas cent cinquante personnes. Ne m’interromps donc pas, te dis-je !… Oui, Louis, ce sont cent cinquante hommes, unis entre eux pas des liens indestructibles, qui tiennent en échec les forces si considérables de l’Espagne, et qui, demain, si l’envie leur en prenait, s’affranchiraient de l’autorité du roi de France, de Louis XIV lui-même !

Au moyen de notre association, qui nous a permis de réaliser de prodigieuses richesses, nous dirigeons à notre gré, et avec une facilité et une certitude d’autant plus grandes, que notre pouvoir inconnu n’effarouche pas l’esprit d’indépendance de ceux que je puis appeler nos sujets, nous disposons, dis-je, de tous les flibustiers de l’Océan. Je suis, moi, le chef souverain, absolu, de ces cent cinquante associés !

Quand les hasards néfastes de la guerre moissonnent un ou plusieurs d’entre nous, nous choisissons parmi les aventuriers dont les capacités nous offrent le plus de garanties, des successeurs à ceux qui sont morts. Toutefois, avant que le néophyte favorisé prenne place dans nos rangs, il doit passer par trois années d’épreuves !… et quelles épreuves !… elles sont terribles !… Non-seulement nous exigeons de lui un courage physique extraordinaire, mais nous lui demandons encore une force d’âme et de caractère réellement surhumaines.

Excitant ses passions avec adresse, nous semons sa route d’écueils et de pièges !… Le jeu, les femmes, le vin, rien ne lui est épargné ! Succombe-t-il à la tentation, c’est-à-dire néglige-t-il, entraîné par le désir, les passions, l’accomplissement immédiat de l’ordre le moins important, que lui a donné un chef, alors nous le repoussons impitoyablement et à tout jamais de nous…


— Et vous ne craignez pas, Montbars, l’indiscrétion de cet homme devenu maître de votre secret ?

— Les morts ne parlent pas, Loui, la tombe est muette !

— Quoi ! s’écria de Morvan avec horreur ; vous tuez ce malheureux, vous devenez des assassins !

— Enfant, répondit lentement le boucanier, avant de t’emporter ainsi, apprends au moins à connaître la vie… Tu as encore le sang bien chaud et les cheveux bien noirs pour juger et condamner des hommes qui ont passé par toutes les épreuves de la vie. L’expérience est une conseillère souvent sévère, mais toujours infaillible. Tu oublies aussi quel monde est le nôtre !… Vivants en dehors de la société, il nous faut, pour assurer notre existence, recourir à des moyens qu’elle peut et qu’elle doit repousser.

Notre puissance est dans la force et non dans la moralité !… Mais là n’est pas la question : je poursuis ! Parmi les avantages qui me sont accordés en ma qualité de chef suprême, je possède un droit qui te concerne, celui de faire entrer dans nos rangs, en l’exemptant de toute épreuve, l’homme qu’en mon âme et conscience, je juge digne de cet honneur !…

— Veux-tu faire partie de notre association ? Demain tu connaîtras nos ressources, nos plans, nos projets du moment ; tu seras initié à nos mystères. Seulement, Louis, écoute bien ceci : j’exige, si tu désires profiter de l’immense faveur que je t’offre, que tu deviennes ma chose, ma propriété ! Ma volonté brise tous les obstacles ! Ce que je veux doit se faire !… Si dans une heure je te dis : « Louis, voici une femme que je t’ordonne de chasser loin de toi » ; il faudra, cette femme fût-elle le seul rêve de ta vie, que tu m’obéisses sans hésiter !… Tu vois que je te parle avec une franchise brutale. Je t’aime trop pour songer à te tromper. Réfléchis avant de t’engager, avant de me répondre. Une fois ton acceptation ou ton refus formulé, il ne serait plus temps de revenir sur ta parole.

— Je vous remercie sincèrement, Montbars, de la confiance que vous venez de me montrer, répondit le jeune homme d’une voix grave, je n’ai nullement besoin de me recueillir ; ma détermination est déjà prise ; elle est irrévocable. Le plus saint amour que Dieu ait mis dans le cœur de l’homme après l’affection qu’il doit à son père, c’est l’amour de la libertéd !

Mon père est mort ; la liberté seule me reste : je refuse le pacte que vous me proposez !… À votre tour, Montbars, continua de Morvan en voyant le chef des boucaniers se disposer à parler, à votre tour, je vous en prie, écoutez-moi sans m’interrompre !… Ma franchise égalera la vôtre !… Je crois à votre amitié et je vous paie de retour ; je ne vous cacherai cependant pas qu’il y a en vous certains côtés qui me repoussent et arrêtent ma tendresse au milieu de son élan ! Frère de mon père, vous avez renié votre nom et exigé que je vous appelasse Montbars. Je vous ai obéi ; mais à partir de ce moment, l’oncle a disparu à mes yeux et je n’ai vu que l’ami, le compagnon d’armes du comte de Morvan.

Aujourd’hui je ne veux qu’une chose : ne créer un avenir par mon courage tout en conservant mon indépendance ! Vos conseils je les recevrai toujours avec reconnaissance ; votre appui, je le refuse ! Le jour où vous viendrez me dire : « Morvan, là se cache l’assassin de ton père, voici de quelle façon tu dois te venger, » ce jour-là seulement vous me trouverez entièrement soumis à vos ordres, je deviendrai votre esclave. En dehors de cette circonstance solennelle, j’entends conserver une entière liberté d’action !

Ce langage franc et hardi du jeune homme, loin de déplaire au boucanier, parut lui causer au contraire un sensible plaisir.

— Bon sang ne peut mentir, dit-il en regardant de Morvan avec des yeux attendris ; il me semble, mon cher Louis, que je viens d’entendre parler mon pauvre frère. Eh bien ! soit ; agis à ta guise… Tu as peut-être raison de refuser mon aide. La fortune, au point de vue de l’homme de cœur, ne présente chose de noble et de grand, qu’autant qu’elle est acquise par le travail ou par le courage. Comte de Morvan, ton père ne t’a laissé pour tout héritage que l’honneur de son nom ; eh bien ! soit fils de tes œuvres ! c’est là le seul moyen d’honorer sa mémoire.

Le lendemain du soir où avait eu lieu cette conversation, de Montbars, le chevalier et Alain se trouvaient de nouveau en mer sur le même navire qui les avait amenés de France. Ils faisaient route vers Léogane. C’était dans cette ville, la plus florissante alors de l’île, que se tenait le gouverneur français.

— Mon cher Louis, dit le boucanier en passant amicalement son bras autour de celui de son neveu, je crois utile, avant que nous nous séparions et que tu t’envoles de tes propres ailes, de te donner les renseignements qui te manquent encore sur la nouvelle existence va commencer pour toi.

Puisque c’est chose bien décidée que tu refuses d’entrer dans notre association, il faut au moins que tu connaisses les flibustiers parmi lesquels tu vas prendre place.

Comme hommes, ceux dont tu seras bientôt le compagnon ont une haute idée de leur indépendance. Hors du service, chacun d’eux ne suit que ses caprices, sans s’embarrasser de l’approbation d’autrui.

Ils portent même cette espèce de licence à bord de leurs navires, dans les expéditions.

Chacun ne s’occupe que de soi, sans songer à son vosin.

Un flibustier a-t-il envie de chanter tandis que son compagnon est plongé dans un profond sommeil, peu lui importe ; le dormeur est réveillé : tout est dit, il n’a pas le droit de se plaindre.

Toutes les contrariétés dont l’effet est de fortifier la patience, d’exercer la force, d’habituer aux privations, doivent être supportées sans murmures.

Cette résignation est une partie essentielle de leurs principes.

Les flibustiers sont liés entre eux par une fidélité inébranlable : celui qui la viole — ce qui est un cas fort rare — en privant ses camarades d’une portion de leurs profits doit s’attendre au châtiment le plus sévère.

Il est déclaré déchu de son nom et de sa propriété comme flibustier, et déposé sans vivres et sans vêtements dans une île déserte.

Pour prévenir toute jalousie et tout sujet de discorde, aucune femme ne doit être ! tolérée à bord des bâtiments.

L’infraction à cette règle est punie, ainsi que la désertion d’un poste pendant le combat, de la peine de mort.

Le chef momentané qui commande le navire n’a pas en cette occasion le droit de grâce.

Le coupable serait le meilleur matelot et le plus redoutable combattant de tout l’équipage que la sentence s’exécuterait : sur ce point, on est impitoyable.

Une fois à bord, les règlements faits par les flibustiers eux-mêmes les empêchent de se battre entre eux.

S’élève-t-il une querelle, elle est ajournée jusqu’à ce que l’on soit revenu à terre ; alors le duel a lieu à l’arme blanche.

Ces rencontres se terminent généralement par la mort d’un des deux champions.

Chaque flibustier est obligé de tenir son fusil, ses pistolets et son sabre dans le meilleur état. C’est pour eux un objet d’émulation véritable.

D’après les règlements le feu et la lumière doivent être éteints à huit heures du soir, à bord des navires en course ; au même moment les buveurs sont tenus également de vider sur le pont leurs bouteilles ; il est aussi défendu de jouer, en croisière, de l’argent aux dés ou aux cartes. Je dois ajouter cependant que ces deux derniers règlements sont extrêmement mal exécutés.

Quand un flibustier, possesseur d’une barque ou d’un navire, entreprend une expédition, les hommes qui viennent servir sous lui s’engagent à lui obéir, s’ils ne veulent être privés de leur part du butin à la fin de leur course. On fixe ensuite un traitement à celui qui a fait les avances de l’expédition ; ce traitement, payé sur les prises, est énorme. Des indemnités sont accordées, en outre, au chirurgien et au maître charpentier du bord.

Voilà, à peu près, mon cher Louis, les renseignements les plus intéressants à connaître pour toi : l’usage te mettra bien vite au courant des autres détails.

Quant à te parler du courage ou plutôt de l’intrépidité de ceux dont tu vas devenir le compagnon, cela est inutile : figure-toi tout ce que l’audace la plus extraordinaire est capable de produire et tu n’auras pas encore une idée complète de la témérité que déploient ces gens-là.

Aussi beaucoup d’Espagnols sont-ils convaincus sérieusement que les flibustiers appartiennent tant soit peu à l’enfer, et sont invulnérables.

Cette croyance aide considérablement à nos succès.