Les Boucaniers/Tome X/I

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 3-26).

I

Pendant les premières heures qui suivirent, Fleur-des-Bois, heureuse de se retrouver dans ses forêts, se livra tout entière au plaisir de la chasse.

Chaque fois que son fusil abattait soit un pigeon ramier, soit une pintade, elle frappait joyeusement des mains, et courait aussitôt faire part à de Morvan de son triomphe.

Le jeune homme la complimentait d’un air embarrassé, contraint ; puis affectant de croire à l’apparition d’un sanglier ou d’un chevreuil, il s’éloignait aussitôt, mais à peine avait-il fait une centaine de pas qu’il se blottissait dans un fourré de verdure, et là, immobile, la poitrine oppressée, il suivait d’un œil avide et brillant, les moindres mouvements de la boucanière.

Ses magnifiques cheveux, à moitié dénoués sous son large chapeau de paille, inondaient ses épaules ; son teint, animé par l’ardeur qu’elle apportait à la chasse, était d’une fraîcheur à défier et à vaincre l’éclat de la rose.

Mais ce qui frappait surtout de Morvan d’admiration, c’était l’inimitable légèreté de Jeanne.

Habituée dès son enfance aux exercices du corps, la charmante enfant mettait dans ses élans de biche une grâce indicible, une hardiesse aisée dont la plume ne saurait donner une idée.

Autant les femmes d’Europe sont déplacées et ridicules lorsqu’elles sortent de leurs habitudes guindées et sédentaires, autant Jeanne était belle à voir dans sa liberté.

Après avoir chassé pendant plusieurs heures, elle proposa à de Morvan de faire une halte.

— Vois, mon chevalier Louis, dit-elle, en lui désignant une espèce de berceau naturel que formaient plusieurs arbustes réunis et recourbés par la pression d’une innombrable quantité de lianes, vois, mon chevalier, quel joli endroit pour nous asseoir ! Garantis des rayons du soleil par cette voûte de verdure, nous trouverons ici la fraîcheur jusqu’à ce que la grande chaleur soit passée. Quel doux tapis de gazon ! Viens donc à mes côtés !

— Mais, Jeanne, répondit de Morvan d’une voix troublée, je n’ai pas encore abattu, depuis notre départ de l’habitation, une seule pièce de gibier : il faut que je prenne ma revanche. Dors sans crainte, mon adorée Jeanne ; tout en explorant les alentours, je veillerai sur ton sommeil.

— Tu oublies, mon chevalier Louis, répondit Jeanne, que tout repose en ce moment dans la nature ; les sangliers et les chevreuils, tapis au fond de leurs sombres retraites, ont cessé d’errer dans la forêt ; tu perdrais ta peine à les poursuivre. Profite plutôt de ce charmant abri que le hasard nous a préparé si à propos ; assieds-toi près de moi.

De Morvan hésita : toutefois son hésitation fut de courte durée ; il prit place à côté de Jeanne.

La jeune fille avait eu raison de prétendre que tout reposait en ce moment.

Un lourd silence, si l’on peut s’exprimer ainsi, pesait sur la forêt ; pas un souffle d’air n’agitait l’atmosphère : les fleurs, blessées par les ardentes caresses du soleil, s’étaient repliées sur elles-mêmes : cette léthargie de la nature présentait un cachet de solennelle grandeur.

— Quelle accablante chaleur, dit Fleur-des-Bois, je ne me rappelle pas avoir jamais vu un plus impitoyable soleil… ces rayons ressemblent à du plomb fondu, c’est une vraie pluie de feu, Jeanne se leva, et cueillant une tache de palmiste :

— Mon chevalier Louis, continua-t-elle en reprenant sa place première, voici un éventail qui nous servira à combattre notre cruel ennemi !…

Fleur-des-Bois dénouant alors l’écharpe à laquelle était attachée sa poudrière et qui, lui couvrant le col, augmentait son malaise, remit la tache à de Morvan et appuya sa tête sur les genoux du jeune homme.

Si quelqu’un, même un indifférent, eût pu voir en ce moment le chevalier, il aurait éprouvé pour lui une pitié sincère tant son visage, profondément altéré, portait l’empreinte d’une douleur désespérée.

— Eh bien, reprit Jeanne après un court silence et en cambrant sa taille souple comme un jonc, pour tâcher d’apercevoir le visage de de Morvan ; as-tu donc déjà succombé au sommeil, mon chevalier ?

— Remettons-nous en chasse, Jeanne ! s’écria le jeune homme, qui se leva par un brusque mouvement.

— Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? dit Jeanne tout effrayée ; tes yeux sont hagards, ta pâleur est extrême !… Que signifie cette agitation !… Que tu as l’air méchant, mon chevalier !… T’ai-je involontairement offensé ? Je t’en demande pardon… Tu me fais peur !… Oui, partons !…

— Je suis un lâche et un misérable, Jeanne, dit de Morvan d’une voix étouffée, un lâche parce que je ne sais pas supporter un malheur, qui est mon propre ouvrage ; un misérable, parce que je méconnais le bonheur que Dieu m’accorde par toi.

De Morvan, sans ajouter une parole, prit sa carabine et s’éloigna à grands pas.

Jeanne rappela la meute, et, toute pensive, elle le suivit.

Pendant le reste de la journée, Fleur-des-Bois resta triste et silencieuse.

Distraite et préoccupée, elle ne retrouva plus cet enthousiasme avec lequel elle avait commencé la chasse.

Il faisait presque nuit, lorsque les deux jeunes gens atteignirent l’habitation.

La première personne que de Morvan aperçut en franchissant le seuil de la porte, fut Montbars !

La vue de l’illustre Boucanier lui causa une impression pénible, dont il ne put se rendre compte.

— Tu m’avais déjà oublié, n’est-ce pas, Louis ? lui dit Montbars avec un ton d’affectueux reproche. Après tout, pourquoi me plaindre et t’accuser de cette indifférence ? Tu es amoureux !

— Tes reproches sont injustes, Montbars, répondit de Morvan ; bien souvent, au contraire, ton souvenir s’est présenté à ma pensée ; seulement, je ne te cacherai pas que ton apparition inattendue m’a surpris.

— Et contrarié ! je m’en suis parfaitement aperçu.

Tu crains que je ne vienne t’arracher à ta douce et enivrante oisiveté ! Eh bien ! mon enfant, si telle est ta pensée, tu as deviné juste.

Pas de question, je te prie ; Barbe-Grise nous attend à table : allons le rejoindre. Nous causerons pendant le souper.

De Morvan, parfaitement assuré que les conseils, les prières, les ordres même de Montbars ne pourraient rien sur sa volonté, n’attacha pas une bien grande importance à son aveu.

En entrant dans la salle à manger, le chevalier aperçut Barbe-Grise et Alain attablés vis-à-vis l’un de l’autre ; Casque-en-Cuir et Ismérie étaient absens.

— Ainsi, Montbars, dit-il après s’être assis, tu es venu pour me chercher ? Tu vas donc entreprendre une nouvelle expédition ?

— Oui, mon enfant, et une expédition qui, je l’espère, occupera une des plus glorieuses pages dans l’histoire de France.

Voici quinze jours que je parcours l’île pour recruter des combattants ; ma tournée est terminée, nous repartirons demain.

— Qu’entends-tu par « Nous », Montbars ?

— J’entends toi et moi !

— Tu as donc disposé de ma personne sans me consulter, sans mettre en doute ma docilité ?

— Certes, mon cher Louis !

— Eh bien, tu as eu tort ; je ne t’accompagnerai pas !

— Voilà bien les jeunes gens, répondit Montbars en souriant, ils se décident sans réfléchir et parlent sans savoir la plupart du temps ce qu’ils disent ! Je t’assure, moi, que demain tu me suivras sans hésiter.

Voudrais-tu donc passer la vie ici, dans une condamnable et lâche oisiveté ?

— Certes, Montbars, la lutte ne m’a pas assez réussi jusqu’à ce jour, pour que je sois tenté de me lancer de nouveau dans les aventures : j’ai trouvé le bonheur ici, ici je resterai… Je possède encore neuf mille livres sur la somme que j’ai jadis gagnée au jeu et apportée d’Europe.

Cet argent me suffira pour établir une plantation…

— Une façon bien honorable de rétablir ta fortune et de soutenir ton nom !…

— Mon nom, dit de Morvan avec amertume, est celui d’un banni… Qui s’en souvient encore ?

— Louis, répéta gravement Montbars, ton nom t’a été légué par ton père, sa réhabilitation est une dette sacrée que tu dois à la mémoire d’un martyr. Écoute-moi à présent sans m’interrompre… Nous sommes à la veille d’un grand événement.

Louis XIV, fidèle à la promesse qu’il m’a faite, vient d’envoyer une escadre dans nos mers, la prise de Carthagène est résolue !

Tu sais, enfant, la part glorieuse qui nous reviendra dans cette guerre ! Commandés par des chefs choisis seulement parmi nous, nous combattrons sous nos propres drapeaux ! La plus parfaite égalité régnera entre nos capitaines et les officiers de la marine royale ; notre pouvoir, nos prérogatives seront semblables aux leurs ; en un mot, le roi nous traite comme une puissance.

Louis XIV, je le sais, attache la plus extrême importance à la réussite de notre vaste entreprise : sa reconnaissance pour ceux qui se distingueront sera sans bornes.

Louis XIV, c’est une justice à lui rendre, connaît son métier de roi ! Il ne marchande pas avec la gloire !

Monte hardiment le premier à l’assaut, Louis, et la mémoire de ton père, mon noble et malheureux frère, sera réhabilitée ; si tu succombes, eh bien ! qu’importe, tu auras au moins fait ton devoir. Tu mourras comme les bons gentilshommes aiment mourir : l’épée au poing, la face tournée vers l’ennemi… Réponds, Louis, refuses-tu encore de me suivre… ?

De Morvan hésitait, lorsque Fleur-des-Bois qui, depuis que Montbars parlait, était restée sur le seuil de la porte, s’avança lentement vers le jeune homme.

— Mon chevalier Louis, lui dit-elle d’une voix assurée, il faut accepter !

Cette intervention à laquelle il était si loin de s’attendre, surprit le jeune homme ; mais ne le fit pas céder.

— Non, Jeanne, s’écria-t-il avec force, je n’accepterai pas ! Je comprends ton généreux sacrifice, et je t’en remercie. Tu crains de nuire à mon avenir… Tu te trompes, Jeanne. Je suis tellement revenu de toute idée d’ambition, je comprends si bien à présent le néant qui se cache sous la gloire et sous la richesse, que quand bien même le ciel ne t’aurait pas mise sur ma route, je repousserais encore comme je viens de le faire les avances de Montbars.

À ces paroles prononcées avec feu, le chef de la flibuste haussa les épaules d’un air de pitié, et, s’adressant à son neveu :

— Louis, dit-il, j’aurais préféré cent fois te voir obéir à la voix de la gloire qu’à celle du devoir ; mais puisque tu renies les traditions de ta race, que ton cœur reste froid à la perspective de la bataille, que tu songes à changer en soc de charrue le fer de ton épée, je dois t’avouer comme encouragement un secret que je te gardais comme une récompense :

Comte de Morvan, le gouverneur de la ville de Carthagène que nous allons attaquer, est le bourreau qui a assassiné ton père, l’homme qui l’a fait périr sous le fouet !