Les Côtes de France/08

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Les Côtes de France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 5-46).

LES

Côtes  de  la  Manche


GRANVILLE. — COUTANCES. — LA HAGUE.

— CHAUSEY. — LE MONT-SAINT-MICHEL. — LES MARAIS ET LES GRÈVES.


Séparateur

..... Sterilisque diù palus aptaque remis Vicinas orbes alit et grave sentit aratrum.
Hor. A. P.

J’essaie aujourd’hui de décrire cette sirte de la Manche qui s’enfonce entre le cap de La Hague et les Héaux de Bréhat, les deux pointes de la Normandie et de la Bretagne les plus avancées vers le nord. Plus tumultueuse et plus hérissée de dangers que les sirtes de l’Afrique, ses rivages sont, par la richesse de leur sol et les mœurs de leurs habitans, aussi hospitaliers que ceux de la Sidre et de Cabès le sont peu. Dans aucune région habitée du globe, les phénomènes des marées ne déploient plus de puissance que dans celle-ci ; nulle part les flots soulevés de l’Océan ne heurtent de plus redoutables écueils, ne soumettent à de plus rudes épreuves la fermeté d’ame du marin. La difficulté de donner une idée précise des phénomènes qui se manifestent au sein de cette mer, des forces générales qui s’y dévoilent par des effets partiels, ne s’efface pas, mais s’atténue un peu devant un examen attentif de la configuration de ses côtes, et cette région est de celles dont l’ensemble se comprend mieux après qu’on en a pénétré les détails. Nous commencerons donc par en côtoyer les rivages, et nous réglerons notre course sur la division naturelle qui résulte de la différence des gisemens. Nous visiterons ainsi d’abord, du cap de La Hague au fond de la baie du Mont-Saint-Michel, la côte de Normandie, puis l’atterrage de Saint-Malo, et enfin la baie de Saint-Brieuc, comprise entre le cap Fréhel et les Héaux de Bréhat.

Du cap de La Hague au Mont-Saint-Michel, la côte court presque en ligne droite, sur une longueur de 126 kilomètres, du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Elle est bordée par un chenal semé de dangers, dont l’île d’Aurigny, les Écrehoux, Jersey, l’archipel rocheux de Chausey, marquent la limite occidentale. Dans ce chenal, les marées marchent parallèlement à la côte du sud au nord par le flot, du nord au sud par le jusant ; les courans y sont, à certaines heures, d’une étonnante rapidité, et quand les vents, très capricieux dans ces parages, soufflent en sens inverse, la mer devient affreuse, et les lames, hautes et courtes, impriment aux navires des saccades d’une violence inouie. Les vents d’est à leur tour, tombant par rafales du haut de terres élevées, entretiennent le long de la côte une agitation redoutable et poussent les navires sur les écueils dont le chenal est bordé. Au sud, on est affalé sur les longues grèves de la baie du Mont-Saint-Michel. Tous les périls dont la mer, la terre et les vents peuvent environner le navigateur sont ici réunis.

La France ne possède pas de territoire plus riche et plus riant que celui que baigne cette mer dangereuse. Constamment incité par la tiède humidité des vents d’ouest, il est doué d’une force de production qui se manifeste aussi bien par la puissance des races qui s’y nourrissent que par le luxe de la végétation. Tout ce qui vit sur le sol de la Normandie lui emprunte un caractère de vigueur, et Homère aurait parlé de cette côte comme de l’Argolide et de l’Achaïe : elle est aussi la terre des chevaux et des belles[1].

Cette région fait depuis long-temps en Angleterre des exportations de denrées qui s’accroissent de jour en jour, grace aux réformes économiques de sir Robert Peel. S’il est permis de s’étonner de la haute témérité avec laquelle les bases de la subsistance d’une grande nation ont été déplacées, il ne l’est pas, d’oublier que sir Robert Peel n’accomplissait cette révolution qu’après avoir mis ses adversaires en demeure de pourvoir par d’autres moyens aux besoins impérieux de populations ouvrières, auxquelles la fortune et peut-être le malheur du royaume-uni ont fait prendre un développement disproportionné avec ses ressources agricoles. Sir Robert Peel avouait d’ailleurs avec une sorte d’orgueil qu’il prétendait doter son pays, par la subsistance à bon marché, de la seule arme qui lui manquât pour faire la conquête du monde commerçant. L’Angleterre n’est maîtresse de s’arrêter ni de se modérer dans la rapidité dévorante de sa marche industrielle. La libre importation des substances alimentaires, entrée comme le coin de la nécessité dans son régime économique, est donc désormais irrévocable, et l’agriculture, la marine de la Normandie peuvent établir sur cette donnée les calculs de leur avenir. L’élargissement indéfini de débouchés auparavant restreints appelle ces deux industries nourricières à des combinaisons nouvelles.

Cette partie de la côte de Normandie possède, dans une substance que la mer offre en quantités indéfinies à l’amélioration des terres, un élément d’accroissement continu des produits de la culture et du tonnage de la navigation. La tangue est un sable d’une espèce particulière que les marées jettent et reprennent au rivage par millions de mètres cubes depuis le cap Carteret jusqu’à l’extrémité du pourtour de la baie du Mont-Saint-Michel ; elle a l’aspect de la cendre de bois, et sa pesanteur spécifique, quand elle est sèche, est d’environ 1,25 ; elle éprouve une sorte de dilatation en se dépouillant de son humidité. La composition n’en est la même ni dans tous les lieux, ni aux mêmes lieux dans tous les temps. D’après des analyses faites à Saint-Lô, elle contiendrait sur 1,000 parties :


Carbonate de chaux Phosphate de chaux
Au havre de Lessay 530 «
Au havre de Regnéville 440 «
Baie du Mont-Saint-Michel à Roche-Thorin 320 13 2
« à Pontaubost aval 290 13 2
« à Pontaubost amont 380 17 3
« à Pont-Gilbert 410 18 6
« à Tombelaine 390 «
« au Mont-Saint-Michel 470 «
« au Mont-Saint-Michel 7 km aval. 260 11
« au havre de Moidrey 300 13 9
Aux Pêcheries du Vivier 230 10 6

Une analyse récemment faite à l’école des mines de Paris, sur un échantillon pris au havre de Moidrey, lieu de la principale extraction, a donné la composition suivante :


Sable micacé 480
Carbonate de chaux 440
Peroxyde de fer 30
Acide phosphorique 20
Magnésie 10
Soude 7
Eau 12
Perte 1
total 1,000

Ces analyses confirment ce que l’observation au microscope et même à l’œil nu a dès long-temps enseigné sur la formation de la tangue. Les élémens en sont fournis par les schistes et les granits qui constituent la côte de Bretagne et se prolongent sous la mer, et par les bancs d’huîtres gisant au sein des eaux de la Manche, dont cette abondance de débris révèle l’immensité ; ces matières, incessamment entraînées dans les violentes oscillations des marées, se broient et se réduisent promptement en poussière. La composition et la ténuité de la tangue expliquent la nature de l’action qu’elle exerce sur la végétation : elle ameublit et réchauffe le sol. Toute la région qui est à portée des dépôts de tangue est granitique, argileuse ou schisteuse, et le calcaire est l’amendement le plus efficace qui puisse y être introduit.

Il existe une grande variété de modes d’emploi de la tangue : il suffira de dire ici que, suivant la nature du sol et la dépense des transports, l’hectare en revoit de 10 à 25 mètres cubes tous les deux ou tous les quatre ans. L’effet, dit-on dans le pays, en est plus grand à mesure qu’on s’éloigne de la mer ; c’est sans doute que les terres les plus voisines des dépôts sont les plus près de l’état de saturation. La composition du sol, la nature des engrais, l’objet de la culture, le cours des assolemens, les circonstances météorologiques affectent sensiblement les résultats de l’emploi de la tangue, et il serait téméraire de prétendre donner une mesure commune d’effets subordonnés à tant d’influences diverses. Si pourtant il fallait, à l’exemple de statisticiens renommés, exprimer en chiffres précis des valeurs fort indéterminées, je crois qu’on s’éloignerait peu de la vérité en admettant que trois mètres de tangue donnent un surcroît de produit équivalent à un hectolitre de blé, plus six quintaux de fourrage artificiel. A. ce compte, la tonne (1,000 kilog.) de tangue rendrait environ six francs. Je déduis cette conjecture de beaucoup de renseignemens dont je serais, je l’avoue, embarrassé de prouver l’autorité ; rien n’est si difficile à constater exactement que les faits agricoles, et, à défaut de la comptabilité rigoureuse qui n’est point encore entrée dans les habitudes de notre pays, je me contente d’être à peu près d’accord avec la comptabilité instinctive des fermiers normands. L’on porte la quantité de tangue qui s’extrait annuellement de la côte occidentale du département de la Manche à 700,000 tonnes, ce qui correspondrait à un produit en denrées de plus de quatre millions. Cette source de richesse agricole est du petit nombre de celles dont il appartient à l’administration de multiplier le bienfait, puisque la diffusion d’une matière fécondante, qui ne coûte que le transport, dépend de l’état des communications.

Ce serait raccourcir beaucoup le rayon d’emploi de la tangue que de calculer, sur les données ordinaires des frais de transport, les distances de la mer auxquelles il doit s’arrêter. Le pays qu’il embrasse est le plus riche de France en fourrages, en bestiaux, et n’a pas de fermes qui ne disposent pour un travail passager d’un grand nombre de jumens et d’élèves. De là viennent ces longs attelages qui chaque automne animent des chemins habituellement solitaires. Comme les moissons, les vendanges et tous les travaux de la campagne qui se font en commun, l’approvisionnement de tangue est une fête. Par un beau jour, on part en convoi de chaque village ; chacun emporte des vivres et du fourrage pour la route ; d’interminables files de chariots s’avancent au travers des prairies sur des chemins bordés de pommiers. Midi sonne ;… aussitôt toutes ces caravanes champêtres s’arrêtent et se trouvent, comme par enchantement, réunies à des haltes que leur présence a déjà égayées les années précédentes. Des tonneaux établis sur la route versent le cidre et la joie à grands flots. Les femmes prennent leur part de la fête. Si quelques-uns des anciens habitués manquent au rendez-vous, de nouveaux venus les remplacent, et l’on ne lève ce camp improvisé qu’en se promettant de s’y retrouver. C’est ainsi que le plaisir entraîne à d’utiles labeurs, et sert parfois de véhicule au bien qui s’obtiendrait mal par la contrainte.

D’après un travail mis sous les yeux du conseil-général de la Manche, l’emploi de la tangue dans le pays ne remonterait pas au-delà du dernier quart du XVIIIe siècle. Il est beaucoup plus ancien ; seulement il devait être fort restreint quand le pays manquait de communications. L’intendant de la généralité en faisait mention dans un mémoire de 1698 comme de tout autre chose qu’une nouveauté.

La place ne manque pas plus le long de la côte aux créations nouvelles qu’aux améliorations agricoles sur lesquelles doit se fonder le progrès de la navigation, et le voisinage de la tangue facilite également les unes et les autres. Du cap de la Hague à la baie du Mont-Saint-Michel, 46 communes sont riveraines de la mer. Sur une étendue totale de 52,448 hectares, elles en comprennent 14,251 de terres encore vierges du travail de l’homme[2]. Tant que les produits du sol n’ont trouvé de débouché qu’à l’intérieur, il n’a point été surprenant que, pour 100 hectares cultivés, il y en eût 37 qui ne le fussent pas ; les terres les plus rapprochées de la mer étaient alors les moins bien placées ; ce sont aujourd’hui celles dont la culture est le plus encouragée par l’état du marché.

La plus grande partie de ces terres incultes est à l’état de mielles. On n’entend par ce mot ni des alluvions sujettes à être recouvertes par les eaux qui les ont formées, ni des dunes montueuses comme celles qui bordent la mer d’Ostende à Dunkerque et de Boulogne à la Somme. Les mielles sont des dépôts de gros sables marins trop pesans pour obéir, comme ceux qui s’amoncèlent en dunes, aux caprices de brises modérées ; elles sont de deux à trois mètres au-dessus du niveau des hautes mers ; la surface en est légèrement ondulée et presque partout fixée sous un gazonnement grossier ; elles ressemblent, en un mot, à celles de Cherbourg, qui, vouées jusqu’en 1811 à une stérilité qu’on croyait irrémédiable, sont actuellement rangées parmi les terres les plus productives du pays[3].

C’est presque partout une ruineuse entreprise que la mise en culture de pareils terrains : le moyen d’en tirer parti est ordinairement de les couvrir de bois et d’attendre, pour demander au sol des récoltes annuelles, que la lente accumulation des débris des feuilles et des herbes l’ait doté d’un mélange suffisant d’humus. Ici la tangue met les défrichemens à l’abri de la stérilité fatale à laquelle aboutit toute culture dépourvue d’engrais : les mielles, les landes auxquelles elle est appliquée donnent d’abord en abondance des racines, des récoltes vertes, des céréales, et la rotation de cultures dans laquelle la terre alimentée d’engrais acquiert une fertilité croissante s’établit de soi-même.

Le mouvement moyen de la navigation des trois années 1847, 1848 et 1849, a été sur cette partie de la côte :


tonnes
à Diélette, de 11,388
à Port-Bail et Carteret, de 3, 475
Saint Germain-sur-Ay, de 1,102
à Regnéville, de 15,589
à Granville, de 90,827
total 122, 384

C’est bien peu pour un si riche pays, mais l’avenir vaudra sans doute mieux que le présent ; le champ ouvert aux améliorations agricoles le promet, et chaque navire qui demande un chargement à la côte y provoque un défrichement.

I

Le port de Granville est le foyer des trois quarts de ce mouvement maritime, et il doit cet avantage aux travaux des hommes bien plus qu’aux dons de la nature. Au nord de la baie du Mont-Saint-Michel, la roche tertiaire qui constitue la côte s’avance brusquement comme un bastion de deux kilomètres de saillie, et de la pointe se détache dans la direction de l’ouest-sud-ouest une étroite et haute presqu’île de 1,300 mètres de longueur, opposant au nord une escarpe verticale. Granville occupe la croupe et la pente méridionale de cette roche ; les faubourgs sont étagés à l’est en regard de la ville ; le port, défendu du large par un puissant môle coudé, semble être l’arène de ce cirque élevé par la nature.

Au commencement du XVe siècle, ce « roiché presque tout environné de mer n’avoit aucun édifice ou habitacion, forz seulement une église paroissiale très dévote, fondée en l’honneur et révérence de Nostre-Dame, où advenoient souvent beaux et appartins miracles[4], » et la population était répartie entre « plusieurs villages, bourgades et hameaulx appartenans à la dicte paroisse. » Depuis la bataille d’Azincourt (1415), « nos anciens ennemiz et adversaires les Anglais détenoient et occupoient grant partie de nostre payz et duchié de Normandie. » Thomas Scales, l’un des capitaines de Henri VI, s’établit et se fortifia en 1437 sur le roc de Granville, « comme en la plus forte et adventaigeuse place et clef du payz par mer et par terre que l’on put choisir afin de tenir ledict payz de Normandie et les marches voisines en sujeccion ; » on lui attribue la coupure encore nommée tranchée aux Anglais de l’isthme rocheuse par laquelle la presqu’île se rattache à la terre ferme. Cependant Louis d’Estouteville, gouverneur du Mont Saint-Michel, avait a Granville des amis qui l’introduisirent en 1441 dans la place, et il en chassa les Anglais. « À ce que noz ennemiz ne trouvassent manière par puissance, par emblée ne aultrement de la mettre hors noz mains et pour obvier aux dommaiges et inconvéniens qui pourraient ensuir au royaulme, Charles VII fit emparer et fortiffier la dicte place, et icelle feit pourvoir de gens de guerre, de vivres, d’artillerie et aultres choses propices. » Ce n’était point assez : « Jehan de Lorraine, capitaine de la dicte place, les gens de guerre formant la garnison, les manans et habitans feirent remontrance au roy que Grantville avoit petit nombre de marchans et gelas de mestier, et que pour la garde et seureté d’icelle étoit expédient et nécessaire y en tenir et avoir plus grant quantité ; que aultrement ne pourroit la dicte place longuement estre et demourer en son obéissance ; » qu’il fallait y appeler le plus de monde possible, et que « par ce moyen Grantville seroit en plus grant seureté et au temps à venir pourroit entre cause du recouvrement de nostre payz de Normandie. » Sur ces considérations, le roi Charles VII exempta de toutes tailles et redevances quelconques ceux qui viendraient demeurer à Grantville, leur fit délivrer gratuitement des emplacemens pour bâtir, et fonda un marché du samedi qui, depuis quatre cents ans, n’a pas cessé d’être un des plus fréquentés de la province. C’est ainsi que fut fondé Granville. Cette possession ne servit point, comme l’avait espéré Charles VII, à la délivrance de la Normandie ; mais, si elle était restée entre des mains ennemies, les conséquences de la bataille de Formigny (1450) auraient risqué d’être moins complètes, et les Anglais auraient pu garder longtemps encore un pied sur notre territoire.

Pendant le siècle suivant, les réformés prétendirent établir à Granville le foyer de leurs intelligences avec les Anglais. Le siège qu’ils en firent infructueusement en 1562 et le point de ralliement qu’y trouvèrent nos forces lors de la descente de 1574 en firent de nouveau ressortir l’importance stratégique.

Vauban visita Granville en 1681 et en 1685. Fidèle à la pensée de fonder la puissance des villes maritimes sur le développement du commerce et de la navigation aussi bien que sur l’établissement de travaux directs de défense, il proposa de creuser jusqu’au niveau de la mer moyenne la coupure de l’isthme et de jeter un pont au-dessus, de creuser un bassin à flot en arrière du port d’échouage, au débouché de la vallée de la Bosq, et de construire un brise-lame extérieur. Ce dernier ouvrage aujourd’hui empâté dans le nouveau môle, fut seul exécuté, et il est très regrettable que le reste du projet ne l’ait point été. À l’avantage militaire d’un isolement facultatif complet, la ville haute eût joint celui d’une communication facile avec la terre ferme ; le bassin, abrité dans une gorge profonde, aurait été enveloppé par la ville commerçante, et le roc avec ses dépendances lui aurait servi de bouclier du côté de la mer.

En 1688, toutes nos forces étant occupées en Allemagne, en Irlande et en Espagne, Louis XIV craignit que les Anglais ne s’emparassent de Granville, qu’on ne se croyait pas en état de défendre, et en fit démolir les fortifications. Vauban fut étranger à cette résolution. « Je ne parlerai de Granville, dit-il dans une lettre datée du 30 novembre 1694, que pour dire que, si le dessein que j’en avais fait avait été suivi, elle serait devenue en peu de temps la meilleure place du royaume, de la moindre garde, et n’aurait pas coûté 400,000 liv. Elle est de bon commerce et a un port assez bon pour tous bâtimens qui peuvent échouer. Elle est fort éloignée de toutes autres places et située sur un lieu des plus reculés du royaume et qui mérite considération de toutes les manières. Mais, au lieu d’exécuter le dessein qui en avait été approuvé par le roi, on a rasé ce qu’elle avait de meilleur au commencement de cette guerre, en quoi sa majesté a été mal servie et même trompée, car le rocher isolé sur lequel elle est assise et qui fait sa principale force ne se peut raser ; d’où s’ensuit que le premier occupant trouvera toujours beaucoup de facilité à s’y établir avantageusement. »

L’année suivante, les Anglais lancèrent contre la ville désarmée quatre à cinq cents bombes ; quelques-unes à peine l’atteignirent[5] ; mais cet avertissement ne fut pas perdu, et l’on y répondit, dès qu’on le put, par le rétablissement des fortifications.

La ville courut en 1793 des dangers plus sérieux. La Vendée, victorieuse dans ses foyers, crut pouvoir déborder impunément au dehors, et, comme au XVIe siècle, il fallait à la guerre civile un port fortifié toujours ouvert aux Anglais et à leurs subsides. Or, la place de Granville est à douze lieues de Jersey, et, trop imparfaitement fortifiée pour opposer une longue résistance, elle pouvait, dès qu’on en serait maître, être à peu de frais rendue inexpugnable. Cela était parfaitement compris à Londres, et, dès les premières ouvertures, on y comparait avec complaisance le roc de Granville à celui de Gibraltar. Une armée anglaise fut donc réunie à Jersey, et, le 13 novembre, vingt mille Vendéens commandés par Henri de Larochejaquelein marchèrent d’Avranches sur Granville. Dès leur arrivée à Fougères, leurs projets avaient été devinés, et une commission de défense s’était formée dans la place menacée. La garnison de celle-ci se composait d’un détachement de la 31e demi-brigade et de deux bataillons de volontaires, l’un de la Côte-d’Or, l’autre de la tanche, qui n’avaient pas encore, vu le feu ; il s’y joignit cinq cents gardes nationaux ou canonniers marins de la ville. Le conventionnel Lecarpentier organisa avec une vigueur digne d’une cause si sainte des moyens de défense dont l’emploi fut dirigé par le général Peyre et l’adjudant-général Vachot.

On commença par désarmer, en dehors du faubourg, le fort de Roche-Gauthier, qui, presque impossible à défendre du côté de la terre, aurait, une fois pris, servi à foudroyer le port et la ville. Cependant l’armée vendéenne arrivait par la route d’Avranches et par le bord de la mer ; la moitié de la garnison sortit à sa rencontre, mais, refoulée par la supériorité du nombre et chassée du faubourg, elle eut peine à rentrer précipitamment dans la ville. Alors s’engagea un combat d’un acharnement inoui. Le faubourg descend vers le port et le commande ; chaque maison y devint entre les mains de l’ennemi un épaulement d’où partait une fusillade meurtrière appuyée par le feu de pièces de canon dont plusieurs furent montées aux étages supérieurs. La place et les bâtimens embossés sous le brise-lame leur ripostaient avec une égale vivacité. Les Vendéens dirigèrent une attaque furieuse contre la porte de fer qui du côté de l’isthme ferme le roc ; ils tentèrent dix fois de suite l’escalade des remparts et ne lâchèrent prise qu’après avoir laissé six cents des leurs sur le carreau. La garnison et la population luttaient à qui ferait mieux son devoir : les canonniers marins tiraient avec une justesse admirable ; les femmes leur apportaient des gargousses, distribuaient des cartouches aux soldats ; plusieurs tombèrent sous les balles des Vendéens, sans que l’ardeur de leurs compagnes en fût un instant ralentie ; les canonniers tués sur leurs pièces étaient immédiatement remplacés. On s’attendait à voir paraître à l’horizon les voiles anglaises, et la force de la position prise par l’ennemi mettait à chaque instant en évidence l’impossibilité de sauver la ville par des moyens ordinaires. Une seule chance restait : c’était de brûler le faubourg occupé par les Vendéens. À une heure du matin, on se mit à y jeter des obus et à le battre à boulets rouges ; ces moyens ne suffisant pas, l’adjudant-général Vachot sortit avec un détachement armé et douze hommes portant chacun un fagot et une torche ; il s’avança sous le feu de la mousqueterie de l’ennemi, et en quelques instans tout le faubourg fut en feu ; mais bientôt le vent tourna de l’ouest à l’est, et dans sa violence il emportait des flammèches jusque sur les maisons de la ville : celle-ci périssait sans le courage et l’intelligence avec lesquels les femmes couraient partout où l’incendie se manifestait. Les canonniers granvillais criblaient eux-mêmes de leurs boulets leurs maisons enflammées ; les Vendéens, chassés de leurs réduits, se ruaient sur le rempart et tentaient encore, à ces lueurs sinistres, de l’escalader, mais la bravoure des assiégés pourvut à tout. Ainsi se passa cette nuit de sang et de flammes. Les premières lueurs du jour montrèrent par quel immense glacis la canonnade et l’incendie avaient remplacé le faubourg : le roc désormais ne pouvait plus être attaqué qu’à découvert. Assiégés et assaillans comprirent qu’en cet état il était imprenable. Les Vendéens commencèrent donc sans hésitation leur mouvement de retraite, et, après vingt-huit heures de combat, la garnison put pousser au dehors des reconnaissances : les ruines du faubourg, jonchées de cadavres à demi consumés, brûlaient silencieusement, et une traînée de morts marquait jusqu’au Calvaire la route des assiégeans[6]. Cette journée coûta 3,000 hommes à la Vendée. Quant aux Anglais, comme ils s’étaient réservé de n’intervenir activement qu’en cas de succès de leurs alliés, ils furent dispensés de se déranger.

Enfin, les 13 et 14 septembre 1803, les Anglais attaquèrent Granville avec une frégate, deux bricks et cinq bombardes : un grand calme s’étant fait pendant la seconde journée, huit bateaux plats portant du 24 sortirent contre eux à l’aviron et les firent reculer ; la frégate talonna même sur le banc de Tombelaine, et, quand on la vit se pencher, les soldats et les matelots se précipitèrent des quais pour l’enlever à l’abordage : malheureusement, la laisse de basse mer était éloignée, et, pendant qu’on y traînait des canots, la marée et la brise s’élevant remirent la frégate à flot. Les Anglais tirèrent cette fois au-delà de cinq cents bombes : ils tuèrent un homme et en blessèrent trois. C’est le dernier trait de l’histoire militaire de Granville. Les nouvelles attaques que l’avenir peut réserver à la place la trouveront munie de fortifications telles que lui en souhaitait Vauban, et le génie militaire a su, par d’ingénieuses combinaisons, les faire concourir à l’embellissement de la ville en même temps qu’à sa défense.

Quant au port, naguère bordé de quais étroits et tortueux, protégé par une jetée telle que pouvaient la construire, il y a quatre cents ans, de simples pêcheurs, il est aujourd’hui couvert par un môle en granit de 584 mètres de longueur, dont la puissance peut défier pendant une longue suite de siècles les fureurs de l’Océan ; les vieux quais disparaissent empâtés dans la masse des nouveaux ; tout l’échouage est approfondi, et un bassin à flot est en construction sur un emplacement qui ne vaut malheureusement pas celui que choisissait Vauban. Ces travaux, entrepris sous la restauration, se sont continués presque sans interruption jusqu’à ce jour. Il restera, pour compléter l’établissement commercial de Granville, à ramener au niveau du port l’entrepôt des marchandises qui, par une singularité que rien n’explique, est sur la crête du roc, à 34 mètres au-dessus de la mer, précisément au point le plus mal choisi pour le recevoir.

La population de Granville est, comme celle d’Arles, renommée par la beauté de ses femmes et distincte de toutes celles qui l’avoisinent. Ses caractères physiques, ses mœurs et jusqu’à son simple et gracieux costume, tout révèle en elle une différence d’origine. Les yeux bleus avec des cheveux noirs, le nez droit des Hellènes, traits peu rares à Granville, sembleraient annoncer un mélange de sang méditerranéen, et en effet, de toutes les traditions obscures qui se rapportent à ce sujet, la moins invraisemblable est celle qui fait descendre cette population des Normands de Robert Guiscard et de femmes qu’ils auraient ramenées de la Grande-Grèce et de la Sicile. Ce croisement expliquerait du moins comment la grace du type grec s’allie souvent ici avec la carrure du type normand. L’aisance avec laquelle des Granvillaises sorties des conditions les plus humbles savent prendre possession d’un rang élevé dans la société est assurément un indice de la noblesse de la race, et la manie des archéologues est allée jusqu’à voir dans l’habileté particulière dont toute dame de Granville est douée pour le commerce une trace d’origine grecque.

On pourrait demander comment des lieux qui ne sont devenus habitables qu’au XVe siècle sont occupés par une émigration du XIe. Cet étonnement cesse à l’aspect des lieux. Il est, en effet, probable que les aïeux des Granvillais d’aujourd’hui, navigateurs eux-mêmes, s’étaient groupés à trois kilomètres au sud du port actuel, autour de l’anse aujourd’hui comblée de Saint-Pair ; elle devait, avant l’envasement, être un excellent abri. Le village de Saint-Pair, dont l’église au loin vénérée a tous les caractères d’une construction antérieure aux croisades, était sans doute le plus important parmi ces villages, bourgades et hameaulx dont Charles VII conviait les habitans à peupler sa ville naissante, et, si cet appel coïncidait avec l’envasement de l’anse, la transmigration a dû être facile.

L’amour-propre masculin dût-il en souffrir, il faut reconnaître qu’à Granville le beau sexe l’emporte de beaucoup par l’intelligence et la volonté sur le nôtre. Aussi, peu soucieuses des préceptes de l’apôtre saint Paul et des prescriptions du code civil[7], les femmes ne s’y contentent pas comme ailleurs de régner, elles gouvernent ; mais elles ne se conduisent point en reines fainéantes : cet empire est le prix d’une sollicitude, d’une activité dont peu d’hommes sont capables, et il s’exerce au très grand profit du ménage. Il en est du reste ainsi, mais rarement au même degré qu’à Granville, chez toutes les populations de marins et de pêcheurs. Tandis que les hommes sont à la mer, les femmes administrent la maison, conduisent la famille ; la charge de prévoir et de pourvoir pèse sur elles seules ; elles placent le produit de la pêche, font les recouvremens, préparent les agrès et les approvisionnemens ; le fil des affaires communes est dans leurs mains, et d’autres n’y toucheraient que pour l’affaiblir ou le briser.

La pêche de la morue, celle des huîtres et du poisson frais, sont les principales occupations de la marine de Granville ; mais de toutes les branches de son commerce, la plus susceptible aujourd’hui d’extension est l’exportation de denrées vendues à l’Angleterre. Chaque jour de marché, plusieurs cotres se chargent dans le port de grains, de légumes, de fruits, de volailles, de bestiaux ; navires et cargaisons y viennent à heures fixes à la rencontre les uns des autres, et le développement simultané des besoins de la population britannique et de nos cultures doit étendre à d’autres points de la côte une régularité de relations qui est une condition essentielle d’abondance et de bon marché.

De toutes les terres en friche de la côte ; les plus avantageuses à mettre en culture sont sans contredit les plus voisines de Granville ; elles sont en contact avec le marché le mieux achalandé et, ce qui n’importe pas moins, avec le plus riche dépôt d’engrais du pays. Le flot qui remplit le port se compose de deux ondes : l’une, assez claire, arrive directement de l’ouest ; l’autre, surchargée de tangue, fait le tour de la baie du Mont-Saint-Michel, et le calme que produisent les nouvelles jetées, en arrière desquelles elle est reçue, la sollicite à y déposer son fardeau. Déjà l’on se demande avec quelque inquiétude combien il faudra de temps à ces envasemens pour combler le port et les parcs d’huîtres adjacens. Ce serait donc une opération doublement heureuse que celle qui fonderait sur la fécondation d’une vaste étendue de terres le dévasement journalier du port[8]. La ville proprement dite ne gagnerait pas moins à se purger par cette voie des immondices qui l’infectent. En Flandre, par exemple, la moindre parcelle d’engrais produite dans les villes est immédiatement enlevée par l’agriculture ; il sort annuellement de Dunkerque 40,000 tonneaux d’engrais composés avec la vase du port et des canaux, les immondices des rues et les vidanges des maisons ; la campagne est fertilisée par l’assainissement de la ville. Si, mettant chaque chose à sa place, les habitans de Granville portaient sur leurs mielles ce qui est de trop dans leurs rues, leur commerce de denrées avec l’Angleterre en serait peut-être doublé ; mais, on ne saurait assez le redire, de semblables miracles ne s’opèrent dans les watteringues du département du Nord que depuis que la perfection des communications y a réduit aux plus bas prix le transport des engrais et des récoltes. Granville n’a ni les canaux, ni les chemins qui rayonnent autour de Dunkerque ; les mielles touchent presque à son port, mais on n’aplanit pas le peu d’obstacles qui les en sépare : qu’elles y soient rattachées par des chemins non-seulement praticables, mais excellens, et la culture s’y propagera d’elle-même. L’étendue à conquérir vaut la peine qu’on s’en occupe : les mielles des cantons de Granville, de Bréhal et de Sartilly forment aux portes de la ville deux groupes, l’un de 1,108 hectares au nord, l’autre de 776 au sud. Les Hollandais et les Flamands ont, dans des circonstances moins favorables, fait mieux que de tracer des chemins : ils ont ouvert des canaux, et s’en sont bien trouvés.

La petite culture est celle qui convient le mieux au sol des mielles, et, si elle se les appropriait, un douloureux problème serait résolu. Vouée par la nature de ses travaux à des intermittences d’oisiveté, la population maritime de Granville est périodiquement affligée des plus cuisantes misères. — C’est alors que l’énergie et le dévouement des femmes se manifestent dans leur touchante grandeur : elles ne reculent devant aucun labeur, si rude qu’il soit ; c’est du fruit de leurs sueurs que vivent les familles ; elles mettent un tendre et fol orgueil à épargner de serviles travaux à des mains accoutumées à manier la voile, l’aviron, la drague et les filets. La culture des mielles occuperait les journées passées à terre, et notamment les quatre mois pendant lesquels est interdite la pêche des huîtres ; les familles pourraient toujours alors compter autant de bras occupés que de bouches à nourrir, et la prévoyance serait stimulée par l’attrait d’une nature de propriété accessible aux plus modestes économies.

Jusqu’à présent, les cotres rapides qui se chargent à Granville de tant de denrées appartiennent exclusivement aux îles de Jersey et de Guernesey : ils vont et viennent sous les yeux des marins du port sans exciter ni envie ni émulation, et, ce qui ajoute à la singularité de cette inertie, c’est que la plupart sont frétés par des femmes de Granville, qui forment elles-mêmes leurs pacotilles dans les campagnes environnantes, les accompagnent à la mer et vont les débiter sur les marchés de Saint-Hélier et de Saint-Aubin. Il est clair que, si les hommes avaient à Granville autant de savoir-faire et de volonté que les femmes, cette navigation si importante par le nombre de marins qu’elle familiarise avec les dangers de ces parages nous reviendrait bientôt.


II

Du roc de Granville au cap Carteret, la mer a jeté au pied des collines élevées dont elle a jadis usé la base une double lisière de terres fertiles et de mielles incultes. Un estran, dont la largeur excède souvent une lieue, borde cet espace, et presque partout on y trouve abondance de tangue ; mais l’incurie des hommes a laissé ces dépôts devenir aussi nuisibles à la navigation qu’ils peuvent être profitables à la culture : tous les abris qu’offrait jadis la côte sont envasés, et le bord des mielles, de toutes parts éraillé par le ruissellement des eaux qui suintent du pied des collines, manque de la consistance nécessaire pour donner sécurité aux entreprises de défrichement.

Les Hollandais ont fondé sur un principe d’une admirable simplicité et la défense de leur territoire contre une mer qui le domine à chaque marée et l’établissement de ports excellens sur la côte la plus plate qui soit au monde. Ils ont dès long-temps remarqué que moins une côte offre à la mer montante d’ouvertures où celle-ci puisse pénétrer, moins elle est vulnérable, et que plus l’affluence des eaux intérieures est considérable à leur débouché sur un atterrage, mieux la profondeur s’y maintient : cette double observation est devenue le fondement du régime de leurs travaux hydrauliques. Au lieu de laisser les suintemens de leurs terres spongieuses se diriger capricieusement vers la mer, et former, si l’on peut ainsi parler, dans leurs digues autant de défauts de la cuirasse que d’égouts, ils les ont réunis dans des canaux intérieurs et fait dégorger en grandes masses sur les points choisis pour leurs établissemens maritimes. C’est ainsi que leurs digues ont opposé aux assauts de la mer des fronts partout également résistans, et que des ports vastes et sûrs se sont creusés au sein de plages sablonneuses. Ils ont fait mieux que d’étouffer l’hydre de Lerne ; ils l’ont asservie, disciplinée ; et de leur lutte contre la submersion est sortie la grandeur de leur patrie. Il n’y a ni tant de difficultés à vaincre, ni tant de gloire à conquérir sur la côte de Normandie ; mais les principes vrais et féconds sont applicables aux petites choses comme aux grandes, et si le Cotentin apprenait de la Hollande à disposer des eaux inférieures de manière à faciliter les dépôts de la mer partout où le domaine de l’agriculture s’en accroîtrait utilement, à les expulser partout où ils entravent la navigation, deux résultats importuns seraient atteints par un même moyen.

Le havre de Regnéville, situé à dix milles au nord de Granville, est le premier point qui s’offre à la réalisation de ce système d’amélioration : ce havre est le port de Coutances. Formé par l’embouchure de la Sienne, il s’ouvre droit au sud dans un repli de la côte et remonte, en décrivant un demi-cercle de huit kilomètres, jusques au pont de la Roque, où il reçoit les eaux de la Soulle. Il fut un temps où, libre et il était accessible à toute marée, et l’avantage d’une forte position militaire dans un pareil voisinage fut sans doute ce qui détermina le choix de l’emplacement des Castra Constantia de Constance Chlore ; mais l’exhaussement du fond n’en permet plus l’entrée aux bâtimens de 2 à 3 mètres de tirant d’eau qu’aux marées des syzygies. L’échouage le plus fréquenté n’est plus même dans cette courbe que décrit la Sienne avant de se perdre dans la mer ; il est à l’entrée du havre, sous les murs de Regnéville, au débouché du petit ruisseau de Montmartin, et, pour n’y rien perdre d’une place trop étroite, les pilotes y rangent les navires dans l’ordre de leur calaison. Plusieurs roches couvrent et découvrent aux abords du havre, et, comme par les vents d’aval la mer y est affreuse, il est souvent imprudent de chercher à y pénétrer sans pilote.

La Soulle est canalisée sur une longueur de 6,500 mètres, de son embouchure au pied du coteau qui couronne Coutances. Ces travaux, terminés en 1839, ont coûté 638,000 francs ; ils étaient projetés dès la fin du XVIIe siècle, et l’on voulait alors faire remonter la navigation maritime à Coutances. L’état actuel du havre nous a forcés d’être plus modestes : le canal n’a que 1 mètre 50 d’eau, il ne transporte guère que de la tangue, dont le havre de Regnéville est un des plus riches dépôts, et des matériaux de construction.

Du canal on monte dans la ville par des rampes ombragées de beaux arbres et reliées entre elles par des boulevards nouvellement plantés. « Il n’y a présentement à Coutances, disait en 1698 M. Foucaut, intendant de la province[9], que des ecclésiastiques, des officiers et gens de pratique… Le naturel des habitans est vif, subtil, prudent et laborieux. Quelques curés font les petits abbés et veulent se mêler d’autre chose que de leur bréviaire. La magistrature se plaint des embarras causés par l’esprit processif… » Si ces heureuses dispositions se sont conservées, elles trouvent à s’exercer autour du siège métropolitain et de la cour d’assises, qui paraissent être les seuls grands établissemens de la ville. Celle-ci, malgré l’incomparable beauté du pays qui l’environne, n’a ni mouvement ni commerce ; mais elle a connu de plus beaux temps. « Il y avoit anciennement, disait encore M. Foucaut, une grande manufacture de draps et de sergés en la ville de Coutances, et l’on y comptoit encore, à la fin du XVIe siècle, trente drapiers qui donnoient de l’ouvrage non-seulement aux ouvriers de la ville, mais à ceux de toutes les paroisses voisines. Il ne nous reste de cette grande manufacture que le souvenir, le ruisseau, dont les eaux sont merveilleuses pour bien teindre en écarlate, et une abondance de laine devenue à l’état brut un objet de commerce. » Tous les élémens de cette prospérité avaient été mortellement frappés pendant les guerres de religion. La ville, dont la vieille enceinte avait été rasée sous Louis XI, était restée ouverte à toutes les attaques ; alternativement livrée aux extorsions des partis contraires qui battaient la campagne, elle avait vu disparaître et le matériel de son industrie, et ses fabricans, et leurs ouvriers. Elle avait conservé jusque vers 1663 un commerce de toile qui n’était pas sans importance ; mais il était entre les mains des protestans, qui le transportèrent d’abord à Cerisy : il ne s’y soutint pas long-temps, et il paraît que les fraudes introduites dans la fabrication en avaient préparé la décadence avant que la révocation de l’édit de Nantes la consommât. Les manufactures tombées ne se sont point rétablies. Le coup dont se relève le moins l’industrie d’un pays, c’est l’extinction de populations ouvrières expérimentées, et, faute de cet élément, des avantages matériels, tels que ceux dont la réunion n’a pas cessé de s’offrir ici, se perdent ou vont s’employer ailleurs.

Des anciens monumens de la Normandie, la cathédrale de Coutances est le plus connu des marins. Ses flèches élancées s’élèvent sur l’arête du coteau qui porte la ville et dominent au loin l’étendue de la mer ; la netteté de leurs formes, leur orientation par rapport à la belle lanterne octogone qui couronne le transept, ne servent pas moins que leur hauteur à guider les navires qui traversent ces parages dangereux. Indépendamment des services que rend cette métropole à la navigation, elle est un de nos plus beaux monumens gothiques ; le style en est ample et simple : on n’y souhaiterait qu’un peu plus de hauteur de nef. Fondé en 1026 par l’évêque Robert et la comtesse Gonnore, ce monument de la foi de nos pères fut achevé en 1056 par Geoffroy de Monbray, le bon évêque de Coutances. Les chanoines, les barons, les fidèles de tous les rangs, avaient prêté à Robert un concours dévoué, et Geoffroy, lorsqu’il lui succéda en 1048, fit vœu de terminer son œuvre. Il s’y prit à peu près comme le fit à Paris l’abbé de Gergy pour achever l’église de Saint-Sulpice : il vécut des plus dures privations, disent les chroniques du temps, logeant dans un appentis appliqué aux murs de l’église, n’ayant pas même une écurie pour son cheval, mais, de cet humble réduit, il dirigeait les entreprises de Robert Guiscard, souvent même les conseils de Guillaume-le-Conquérant. Les dépouilles envoyées par les douze fils de Tancrède-de-Hauteville furent le principal fonds des constructions qui nous étonnent après huit cents années, et, en reconnaissance de ces dons, Geoffroy fit placer autour de la basilique les statues de Tancrède et de ses fils. Lorsque, chargé d’ans, il sentit venir la mort, il se fit transporter dans la lanterne de l’église, y reçut les sacremens et rendit son ame à Dieu le 4 février 1093, en redisant le cantique de Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine !

Au recensement de 1826, les populations de l’arrondissement, du canton et de la ville de Coutances étaient de 145,048, de 15,311 et de 9,037 ames ; à celui de 1846 elles n’étaient plus que de 132,857, de 13,859 et de 8,258. Cette décadence d’une de nos plus fertiles contrées s’est manifestée pendant une période où la France entière a gagné 3,555,000 habitans et où, dans le voisinage, les populations de Cherbourg et de Granville sont passées de 17,066 à 26,949 et de 7,212 à 12,191 ames. Le mal vient de loin. En 1698, l’administration faisait remonter au XVe siècle la prospérité commerciale de Coutances, et cette prospérité n’était sans doute elle-même qu’un affaiblissement de la puissance qui, quatre cents ans auparavant, élevait des monumens tels que la cathédrale et donnait des conquérans aux Deux-Siciles. Les chroniqueurs du moyen-âge ne nous ont point appris jusqu’à quel degré les vicissitudes éprouvées par la capitale du Cotentin ont dépendu de l’état hydrographique du havre de Regnéville ; mais la marche des alluvions sur la côte autorise à calculer que le temps où le havre était constamment praticable était aussi celui des prospérités évanouies, et que celles-ci se sont retirées à mesure que l’envasement avançait. Le passé fût-il muet, l’amélioration de l’atterrage n’en serait pas moins évidemment aujourd’hui le premier intérêt du pays. Des travaux dispendieux ont été proposés dans cette pensée ; mais il n’est pas nécessaire d’enfouir des millions dans le havre de Regnéville pour obtenir tous les avantages qui peuvent en accompagner la restauration.

Le havre est couvert du large par la pointe d’Agora, sur laquelle se groupent (les dunes d’environ 250 hectares d’étendue. Les vents de mer ne cessent d’en enlever des sables et de les porter dans le chenal. La première mesure à prendre serait d’arrêter cette invasion des sables par le boisement des dunes, et l’exhaussement graduel de celles-ci assurerait au havre l’abri que lui refuse contre le vent l’état actuel d’affaissement et de nudité de la pointe. Cela fait, rien ne serait plus efficace ni moins dispendieux que de conduire dans le havre toutes les eaux qui détériorent la côte dans le voisinage. À 7 kilomètres au sud de Regnéville s’ouvre au milieu des mielles la fosse de Lingreville. C’était encore à la fin du XVIIe siècle un abri de quelque valeur[10] : l’étendue en est de 350 hectares ; mais disputée par les sables du large aux eaux qui suintent des terres qui la dominent, la fosse est également impropre à la culture et à la navigation. Ces eaux forment parallèlement à la mer un long ruisseau ; amenées, comme celles qui descendent de Montmartin, à l’échouage de Regnéville, elle creuseraient au-dessous un vide correspondant à celui de la fosse, dans laquelle elles cesseraient de s’écouler : la mer comblerait toute seule la fosse, et le nouvel émissaire, facilement rendu navigable, porterait l’abondance et la fertilité dans les mielles. Les eaux qui maintiennent la lagune de Blainville seraient plus aisément encore reversées au nord du havre par un canal de 7 kilomètres, dont les avantages agricoles et maritimes ne seraient pas moindres que ceux du premier. Des travaux analogues à ceux que M. Bouniceau a si bien conçus et si heureusement exécutés dans la baie des Veys compléteraient le rétaglissement de l’atterrage de la Sienne.

Les cantons de Coutances, de Saint-Malo-la-Lande et de Montrnartin riverains du havre de Regnéville, comprennent 2,842 hectares de terres incultes, auxquels le comblement naturel des lagunes de Lingreveille et de Blainville en ajouterait 700. Ces terres sont des plus susceptibles d’être fertilisées par la tangue ; la preuve en est dans la remarquable beauté des denrées et particulièrement des luzernes récoltées sur une partie des mielles d’Agon, vendues il y a quelques années. Il s’agit donc ici de la création d’une valeur territoriale de 5 à 6 millions de francs. L’activité de la navigation réagirait sur l’exploitation des carrières de pierre de taille et sur celle des fours à chaux de Montchaton et de Montmartin, d’autant plus susceptible de développement que, du cap de Barfleur à l’embouchure de la Loire, il n’existe pas sur la côte d’autre gisement calcaire. De riches bancs d’huîtres, gisant au large du havre, alimentent déjà des parcs formés dans l’intérieur, et cette pêche est appelée par l’établissement des chemins de fer à prendre une vaste extension. Tous ces élémens d’activité languissent avec la navigation locale et se ranimeraient avec elle. Un appel intelligent fait à la population avisée de cette partie du Cotentin serait assurément entendu, et si, contre toute attente. il ne l’était pas, quelque essaim sorti de Granville viendrait apprendre à ses voisins le prix de ce qu’ils auraient dédaigné.

Le havre de Saint-Germain-sur-Ay, formé sous l’action des mêmes circonstances géologiques que celui de Regnéville, s’en rapproche par une frappante analogie de configuration ; seulement, l’entrée en étant plus large et la rivière d’Ay ayant pour maintenir le creux de l’atterrage encore moins de force que la Sienne, la mer est ici plus agitée, l’ensablement plus avancé, et la montée de l’eau moindre. Aucune ville de quelque importance n’avoisine d’ailleurs le havre ; l’imperfection des chemins arrête à quelques pas du rivage les relations avec la mer, et, pour tout résumer en un mot, le mouvement annuel de la navigation roule à peine sur un millier de tonneaux ; aussi semble-t-on ne s’être pas même demandé si ce point de la côte vaut la peine qu’on le tire de l’état d’abandon où il languit. Il serait permis d’hésiter, si les moyens de restaurer l’atterrage n’étaient pas en même temps ceux de déterminer la mise en culture de 4,065 hectares de mielles attenantes, et si la plus-value à obtenir ne devait pas être le décuple des frais de l’entreprise. Le mal est de la même nature qu’à Regnéville, et les remèdes devraient se ressembler. Il faudrait aussi boiser ici 3 à 400 hectares de dunes, dont les vents de mer transportent le sable dans le havre. Les seuls travaux complémentaires que comportât l’état actuel du pays consisteraient à creuser au travers des mielles deux canaux amenant dans le havre, l’un de 7 kilomètres de distance, l’autre de 11, les eaux qui forment les lagunes de Surville et de Geffosse. Les eaux du sud concourraient, avec celles de l’Ay, à l’approfondissement du chenal sur presque toute sa longueur ; celles du nord assureraient à l’échouage de Saint-Germain la profondeur qui lui manque, et le rendraient bientôt accessible à toute marée. Les deux canaux conduiraient la tangue du havre au milieu même des mielles, et la dérivation des eaux qu’ils intercepteraient serait bientôt suivie du comblement des lagunes qu’elles entretiennent : ce seraient 250 hectares ajoutés aux terres à conquérir.

Du havre de Saint-Germain au cap Carteret, la côte court nord-nord-ouest, et sa courbure diffère peu de celle d’un arc de cercle de 30 degrés tracé de la pointe sud-est de l'île de Jersey avec un rayon de 30 kilomètres. Le cap avance sa base rocheuse jusqu’au sein des flots, qui la blanchissent constamment de leur écume ; il porte sur sa crête, à 95 mètres au-dessus de la haute mer, un feu tournant à éclipses se succédant de demi-minute en demi-minute. L’aire du phare s’étend sur les dédales d’écueils des Dirouilles, des Écrehoux, et sur la moitié des côtes de Jersey ; ses rayons se croisent au sud-est avec ceux du phare de Chausey, au nord avec ceux du phare de la Hague, l’un varié par des éclats, l’autre fixe, en sorte que, dans la périlleuse navigation du passage de la Déroute, les bâtimens sont toujours pilotés par un et souvent par deux de ces feux.

Sous le revers méridional du cap s’ouvre le havre de Carteret ; à quatre milles au sud est celui de Port-Bail. Formés, l’un par la petite rivière de Gerfleur, l’autre par la Grise, un peu moins faible, ils sont trop semblables et trop rapprochés pour que chacun ait une utilité spéciale. Le havre de Carteret n’est accessible que pendant une heure à la haute mer ; celui de Port-Bail, beaucoup moins ensablé, l’est pendant deux heures. Il est, selon M. Givry, dont les excellentes Instructions nautiques sur cette côte sont à la veille d’être publiées, le moins mauvais qui existe de Granville à la Hague. Le voisinage des meilleurs herbages du Cotentin a récemment fait apparaître à Port-Bail un commerce tout-à-fait inattendu. La race des bêtes à cornes de Jersey passe à Jersey pour la première du monde entier, et de vieux règlemens fondés sur une croyance si flatteuse interdisent, de peur des mésalliances, l’accès de l’île à tout animal susceptible de se reproduire. À certains jours, les eaux de la baie de Saint-Hélier sont marbrées de longues taches sanglantes, comme si quelque affreux combat venait de s’y livrer. Qu’on se rassure : le sang versé est celui de veaux qui ne pouvaient pas toucher vivans ce rivage, et, comme des vaches seraient gênantes à massacrer à bord, on a tenté d’établir à Port-Bail un abattoir d’où leur viande dépecée se transporterait à Jersey. Les mécomptes inséparables d’une première tentative ont suspendu celle-ci ; mais un ajournement n’est pas un abandon. Port-Bail est d’ailleurs situé sur la ligne la plus courte de Paris à Jersey, et c’est le point de la côte occidentale du département de la Manche dont se rapprochera le plus le futur chemin de fer de Cherbourg. Cette circonstance en fera peut-être un jour le principal marché d’huîtres de ces parages. Il y a donc grand compte à tenir des avertissemens donnés par les ingénieurs hydrographes de la marine sur la destruction dont cet atterrage est menacé par les assauts que livrent la mer et les vents aux dunes qui le protègent du côté du large. Le boisement est le préservatif de ce danger, et il ne serait pas ici nécessaire de l’étendre à plus d’une centaine d’hectares. J’ose à peine dire, tant la proposition peut paraître étrange, que, si les eaux intérieures qui maintiennent le havre de Carteret étaient conduites par un canal navigable dans le havre de Port-Bail amélioré, le dernier ne serait pas celui des deux qui gagnerait le plus à cette disposition. Le commerce de bétail qui finira par s’établir à Port-Bail exercera sur le desséchement des marais du Cotentin une influence qui s’étendra sur un groupe adjacent de 2,450 hectares de mielles, et nulle part peut-être l’impulsion donnée à l’agriculture par la navigation ne sera plus énergique qu’ici.

Au nord du cap Carteret, la côte change d’aspect ; les collines s’élèvent, se mamelonnent et se rapprochent de la mer. Les sables amoncelés par les vents du nord contre le cap lui-même le dominent et coulent par-dessus dans le chenal de Carteret. Ces dunes escarpées sont celles d’Hattainville, et le groupe de 400 hectares qu’elles forment est de ceux dont le boisement importe le plus à la navigation. Si l’on voulait assainir et consolider 600 hectares de mielles qui restent entre ces dunes et la pointe du Rosel, la petite crique de Surtainville serait le meilleur débouché à donner aux eaux douces qui divaguent sur la plage.

C’est cette crique perdue qui recueillit en 1649 les fils proscrits de Charles Ier, dont la destinée était d’être rois malheureux à leur tour[11]. Peu de rivages conservent le souvenir d’autant d’infortunes royales que celui du département de la Manche. En 1109, les seuls héritiers directs de Guillaume-le-Conquérant se noyaient en sortant de Barfleur à la suite d’Henri Ier, leur père ; en 1147, Mathilde, reine d’Angleterre et veuve de l’empereur Henri V, abordait en fugitive à Cherbourg ; en 1692, Jacques II assistait des hauteurs de la Hougue à la perte de la bataille où se décidait le sort de sa couronne ; en 1830, le roi Charles X s’embarquait à Cherbourg ; en 1848, Mme la duchesse de Nemours prenait à Granville le cotre Alexandrina, le plus mauvais des îles de la Manche, pour fuir sa patrie adoptive. Sa douleur, son courage et sa beauté l’avaient fait reconnaître ; elle ne pensait point à elle-même, mais elle voulait à tout prix écarter le sort d’Astyanax de la tête de ses enfans ; résistant donc aux loyales supplications dont elle se vit entourée, elle confia sans hésiter sa jeune famille à une mer furieuse, et partit accompagnée des regrets et des vœux de toute la population.

Plus loin, le cap de Flamanville et le Nez de Jobourg ressemblent à des bornes de granit dressées contre les coups de l’Océan. L’anse de Vauville, qui s’enfonce entre eux, a 16 kilomètres d’ouverture sur 6 de profondeur ; les bâtimens y viennent attendre au mouillage, ou en courant de petites bordées, l’instant favorable pour franchir le raz Blanchart. Le port de Diélette est le seul abri clos qui s’y trouve. Construit par le marquis de Flamanville, sous l’impression des souvenirs de la bataille de la Hougue, il a souvent servi de refuge à des navires poursuivis et de station aux gardes-côtes ; mais il a beaucoup perdu de son importance militaire depuis la fondation de l’établissement de Cherbourg. Lorsqu’il fut achevé en 1732, la montée de l’eau y était, aux marées des équinoxes, de 7 mètres ; elle n’est plus aujourd’hui que de 5,30. Cet exhaussement du fond vient de l’incurie avec laquelle l’administration laisse les extracteurs des granits de Flamanville dégrossir dans le port même les pierres de taille qu’ils y chargent et en accumuler sur place les débris. Cet abus se maintient, et, quand il faudra réparer le dommage qu’il cause, on saura ce que coûte la tolérance coupable dont il est l’objet. Une bande de 2,173 hectares de mielles à mettre en culture se développe sur le pourtour de l’anse ; mais ce que le voisinage de Cherbourg peut ajouter ici à la valeur des terres est neutralisé par l’éloignement de la tangue.

Des hauteurs du Nez de Jobourg, le terrain s’abaisse sans interruption jusqu’au cap de la Hague. Ce cap étroit sépare de l’atterrage de Cherbourg celui dont nous venons de parcourir les bords. Un phare jeté sur une roche isolée au milieu des flots signale ce point avancé de la côte de France ; il éclaire Cherbourg à l’est, Carteret au sud, et au large l’île d’Aurigny.

Un grand spectacle se déploie en vue du cap de la Hague, lorsque, s’élevant après une longue persistance des vents d’aval, les vents de nord-est poussent en masse vers cette pointe de la côte de Normandie les nombreux navires qui les attendaient dans les ports de la Manche ; mais malheur à ceux qui, faute d’avoir su régler leur marche, se trouvent à l’heure du jusant à portée de l’attraction du raz Blanchart, et sont entraînés dans ce courant irrésistible ! ils auront peine à s’en relever. Le raz Blanchart est ce passage de 18 kilomètres de largeur qui est compris entre le cap de la Hague et l’île d’Aurigny ; les marées s’y précipitent alternativement du sud et du nord avec une violence dont l’immensité de l’Océan présente peu d’exemples. Ces courans, dont la vitesse va jusqu’à 20 kilomètres à l’heure, s’animent, se ralentissent, s’apaisent, se renversent pour s’accélérer de nouveau, chaque jour à des heures différentes, suivant l’âge de la lune. C’est peu que les accidens de la côte et les lignes d’écueils dont cette mer est semée les affectent à chaque pas ; les caprices des vents trompent à chaque instant les calculs du navigateur, et leur régularité ne le sert pas toujours beaucoup mieux ; le vent qui souffle dans le sens des courans leur est contraire aussitôt qu’ils se retournent, et, s’il fraîchit, la mer devient affreuse. Dès que le conflit atteint un certain degré de violence, des vagues monstrueuses s’entre-choquent dans un tumulte impossible à décrire ; l’escarpement des lames semble braver toutes les lois de l’hydrostatique ; on dirait qu’un enfer sous-marin déchaîné soulève des montagnes d’eau et creuse instantanément sous elles des abîmes. Dans cette confusion, les plus puissans navires cessent de gouverner, et combien d’autres, dont la disparition ne s’est jamais expliquée, se sont décousus et engloutis la nuit au milieu de ce tourbillon ! L’impulsion quand la mer monte, et le tirage quand elle descend, viennent ici du sud, en sorte que les phénomènes redoutables du raz se reproduisent à des degrés d’intensité différens tout le long de la côte : c’est ce qui a fait donner au passage qui commence au raz et finit à la hauteur de Granville, entre le plateau des Minquiers et les îles de Chausey, le nom sinistre de la Déroute.

Les îles de Chausey[12] étaient jusqu’à ces derniers temps négligement mentionnées dans les livres d’hydrographie. Elles ont été, en 1831 et 1832, l’objet d’un admirable travail dirigé par M. Beautemps-Beaupré[13]. Elles forment, à trois lieues à l’ouest-nord-ouest de Granville, un archipel ovale de 5 milles de long sur 2 de large ; leur aspect à mer basse est celui d’une plage sablonneuse, au-dessus de laquelle d’innombrables roches granitiques élèvent leurs têtes noirâtres ; les marées submergent la plus grande partie de ces roches, et en réduisent une autre à ne plus montrer que des pointes aiguës. Les plus grands îlots et la masse principale des petits sont groupés au sud-ouest. Les courans sont fort rapides au travers de ce dédale, qui n’offre que deux mouillages, tous deux ouverts au sud : le plus oriental, celui de Beauchamp, recevrait les plus grands navires, mais il est médiocrement abrité ; l’autre, celui du Sound, plus petit et beaucoup meilleur, est adjacent à la grande île, et consiste en une étroite gaîne où, faute d’évitage, les bâtimens mouillent sur quatre amarres. Le mouillage des îles était naguère, dans les nuits d’hiver, le recours des bâtimens obligés d’attendre la marée pour entrer à Granville : à moins de très gros temps, on préfère aujourd’hui courir des bordées en se réglant sur les feux de Granville, de Carteret, du cap Fréhel et du Sound de Chausey même. Le dernier de ces phares a été construit en vertu d’une détermination que M. Dufaure, ministre en 1839, prit, à la grande surprise de ses bureaux, peu accoutumés à la promptitude, en moins de vingt-quatre heures. On avait su que le cabinet de Saint-James, toujours en quête d’îles à britanniser, cherchait si le roi Harold ne lui aurait pas laissé quelque titre à faire valoir sur celles-ci, et notre droit ne pouvait pas avoir d’expression plus simple et plus digne qu’un service rendu à la navigation. Les mouillages du Sound et de Beauchamp seraient, en cas de guerre maritime, un poste avancé très précieux pour la protection des atterrages de Granville et de Saint-Malo, et il est triste de reconnaître que la plantation du phare n’a été suivie d’aucune de ses conséquences naturelles.

Les îles de Chausey dépendent, en vertu d’un décret du 11 octobre 1793, de la commune de Granville ; elles appartiennent à une seule personne, et ne sont point, malgré les apparences, une propriété sans valeur. Le pâturage y est excellent, et le jardinage d’une remarquable beauté ; mais ce n’est point par l’agriculture que le propriétaire y fait fortune. Les plantes marines y fournissent 150 tonneaux de soude par an, et le granit de l’archipel est l’objet d’une exploitation considérable ; il est d’un beau grain, s’extrait par grandes pièces, et serait recherché pour les constructions monumentales, si une surabondance d’oxyde de fer le couvrait moins souvent d’une teinte de rouille. Il en a été employé dans les trottoirs de Paris. Quand les travaux des ports de Saint-Malo, de Granville et de Jersey s’exécutaient simultanément, cette exploitation n’occupait pas moins de 500 ouvriers. Le propriétaire des îles perçoit une redevance sur le granit extrait, et le monopole de tout ce qui se boit et se mange dans ce petit empire est entre ses mains. Il serait par là, s’il voulait, le monarque le plus absolu de l’univers ; mais, intéressé à ce que personne ne se laisse mourir de faim ni de soif dans ses états, son despotisme se dédommage aux dépens du règne minéral, et surtout du Sound, dont on lui laisse faire une victime de son bon plaisir. Il raccourcit le havre par l’enlèvement des roches qui le couvrent ; il l’encombre en laissant à l’entrée les débris de pierres exploitées que la percussion des lames rejette et accumule dans l’intérieur. La réparation du dommage déjà fait coûterait au-delà de la valeur des îles. Les rivages, les lais de la mer, le havre, les roches au-dessous du niveau des marées, qui font partie du domaine public et ne sont pas susceptibles de possession privée[14], sont ici livrés à une spéculation particulière. Une station maritime, un poste militaire, un principe de droit public sont sacrifiés, et personne ne demande à l’administration de la marine le compte sévère qu’elle aurait à rendre de la tolérance à l’abri de laquelle se commettent ces scandaleuses usurpations. L’amirauté anglaise entend autrement ses devoirs, et ce n’est pas en vue de Jersey que nous devrions donner le spectacle de cette incurie.

Au moment de repasser par Granville, on me reprochera peut-être de m’être tant arrêté dans des lieux si peu connus. L’horizon d’aucun d’entre eux n’est en effet fort vaste ; mais c’est du personnel des petits ports que se forment les équipages des grands et Cherbourg et Granville doivent profiter de tous les progrès que feront le cabotage et la pêche dans le voisinage.

La grande route de Granville au Mont-Saint-Michel passe par Avranches et Pontorson : la ligne brisée qu’elle décrit a 55 kilomètres de longueur, quoique la distance directe entre les deux extrémités ne soit que de 23. Elle présente jusqu’à Avranches une succession de rampes qui porte les frais de transport entre les deux villes à près du double de ce qu’ils seraient par un tracé horizontal établi le long de la mer. Toutes les routes qui rayonnent autour de Granville sont affectées de vices analogues, et le mouvement maritime se ressent de la cherté de la circulation territoriale à laquelle il correspond.

Placée sur la croupe élevée du soulèvement granitique qui sépare le bassin de la Sée de celui de la Sélune, la ville d’Avranches était place forte avant la réunion de la Bretagne à la France. Elle a dû, sous louis XIV, une sorte de lustre académique à son évêque, le savant Huet. Cette Athènes de la Basse-Normandie, comme elle s’est depuis lors appelée, entretenait autour du siége métropolitain six dignités, vingt chanoines, vingt-huit chapelains, six vicaires, un chantre, vingt-quatre choristes, et l’élection dont elle était le chef-lieu envoyait aux armées du roi plus d’officiers qu’aucune autre d’une égale étendue[15]. Quand Dieu et le roi étaient servis, cette société de gens de loisir n’avait rien de mieux à faire que de cultiver le savoir-vivre et le gai savoir. Les goûts belliqueux, les guerres de la république et de l’empire en font foi, se sont transmis des pères aux enfans ; les autres, à ce qu’on assure, ne se sont pas non plus perdus, et l’on cite comme un type du caractère avranchin cet aimable vieillard que Paris a connu architecte de la chambre des pairs, et qui avait vendu ses fermes et ses herbages pour doter sa ville natale d’une salle de spectacle. Aussi Avranches est-il noté comme un pays à part dans une province où la passion dominante n’a jamais été celle de se ruiner pour le divertissement d’autrui. C’est tout au moins une retraite pleine de fraîcheur et de sérénité : beaucoup de familles anglaises viennent y chercher un comfort que les fortunes modestes ne procurent guère de l’autre côté du détroit. Le simple voyageur lui-même ne se détache pas sans regret des perspectives magnifiques ou gracieuses qui se déroulent à l’horizon d’Avranches, de celle surtout du Mont-Saint-Michel, soit qu’une immense nappe de sable le sépare de la verdure foncée qui tapisse la côte, soit que sa grande ombre se projette sur les flots scintillans de la mer montante.

On descend à Pontorson au travers d’une succession de riches vergers, de grasses prairies. Ce lieu n’a plus rien de la place de guerre dont Du Guesclin était gouverneur depuis dix-sept ans quand Charles V lui en fit don en récompense de ses services. Les fortifications n’en étaient bonnes au XVIIe siècle qu’à exciter la convoitise des protestans fort remuans de la province, et le cardinal de Richelieu les fit prudemment raser. Pontorson, renommé pour la fertilité de son territoire et pour ses marchés de bestiaux, est un port de mer dans les statistiques du ministère des travaux publics. Les marées des syzygies y remontent avec fracas par le lit du Couesnon et se font sentir jusqu’à Antrain, à douze kilomètres en amont. Les difficultés irrémédiables de l’atterrage ont interdit l’accès de cette rivière au commerce ; elle ne porte que quelques bateaux de tangue, et la navigation ne pourrait y prendre un peu d’activité que par l’exécution de projets de Vauban qui embrassent de bien plus grands intérêts.


III

De Pontorson au Mont-Saint-Michel, la distance n’est que de 10 kilomètres ; on en franchit les trois quarts sur une route départementale construite pour le transport de la tangue, et l’on n’a qu’un court trajet à faire sur ces grèves sinistres, auxquelles le goût des voyageurs pour le merveilleux et les frayeurs intéressées des guides ont fait une si menaçante renommée.

On peut admirer la baie du Mont-Saint-Michel, on peut la maudire, mais non pas prétendre avoir rien vu de semblable. Les œuvres des hommes aussi bien que celles de la nature ont ici un caractère de sauvage grandeur qui défie tous les souvenirs et toutes les comparaisons. Aux équinoxes, l’amplitude des marées atteint, indépendamment du refoulement des eaux de l’Océan sous la pression des tempêtes du nord-ouest, une hauteur verticale de 15 mètres. La mer se retire alors à 12 kilomètres du Mont, puis elle revient, l’enveloppe de ses eaux, et inonde à 12 autres kilomètres en arrière les baies de la Sée et de la Sélune. À mer basse, cet immense espace, encadré dans des coteaux verdoyans, a l’aspect d’un lit de cendres blanchâtres. Au milieu se dresse le noir rocher du Mont-Saint-Michel, immnsi tremor Oceani, disent les vieilles chroniques, abrupt et vertical au nord et à l’ouest, garni jusqu’à mi-hauteur, du côté du midi, de cabanes plaquées comme des nids d’hirondelles à ses flancs, et couronné d’une des plus étonnantes constructions qui soient sorties de la main de l’homme. Il occupe dans la grève un espace planimétrique de 6 hectares 25, et le pied de l’échelle du télégraphe qui s’élève au sommet est à 121 mètres 60 au-dessus du niveau de la mer moyenne. À 2,500 mètres au nord surgit le rocher de Tombelaine, granitique comme celui de Saint-Michel, presque aussi étendu, beaucoup moins haut, mais inhabité depuis que Louis XIV a fait démolir les fortifications dont il était garni. Que la mer recouvre les grèves ou qu’elle s’en retire, la même solitude règne autour de ces deux roches : l’eau y fût-elle assez profonde, elle n’y reste jamais assez pour permettre aux embarcations de s’y hasarder, et ses retours sont trop fréquens pour laisser au parcours territorial le temps de se régulariser. Il ne faut néanmoins pas croire qu’entre le Mont-Saint-Michel et la terre ferme, les grèves ouvrent sous les pas du voyageur ces dédales de fondrières qu’on accuse d’attirer et d’engloutir tout ce qui les côtoie. Les fondrières ne se rencontrent guère que du côté du large, et, à moins de descendre très loin vers la laisse de basse mer, il en est peu dont on ne puisse se tirer en se jetant à plat ventre aussitôt qu’on se sent enfoncer, et en regagnant ainsi le terrain solide. Des dangers plus réels viennent des brouillards qui se précipitent à l’improviste sur les grèves : en quelques minutes, la brume se forme, s’épaissit et couvre la terre de ténèbres visibles ; plongé dans leur mystérieuse profondeur, le voyageur éperdu se fourvoie, s’égare ; une inexprimable angoisse s’empare de ses sens ; il tourne au lieu d’avancer, ou marche vers la mer en croyant se diriger vers la terre ; cependant la marée montante le presse, le pousse, le gagne de vitesse, l’enveloppe ; ses cris sont couverts par le bruit des vagues ; il périt sans qu’une oreille l’entende, sans qu’un œil humain l’aperçoive, et le jusant remporte silencieusement un cadavre dans la baie. C’est surtout aux jours des syzygies, lorsque l’on considère des hautes terrasses du Mont-Saint-Michel la marche de la mer montante, qu’on se sent pris d’une mortelle pitié pour les malheureux engagés dans cette lutte désespérée. La marée entre comme feraient d’immenses reptiles dans les chenaux sinueux qui serpentent au travers des grèves ; elle s’y allonge, souvent avec la vitesse d’un cheval au galop, et grossit en poussant toujours devant elle de nouvelles ramifications ; celles-ci se rapprochent, se rejoignent, changent en îles les langues de terre qui les ont un moment séparées ; les îles à leur tour se rétrécissent et disparaissent submergées, jusqu’à ce qu’enfin l’Océan ait repris possession de tout son domaine. Aussitôt que la brume se montre et tant qu’elle dure, on sonne la grosse cloche du Mont-Saint-Michel, mais trop souvent ses tintemens n’ont été que le glas funèbre des infortunés auxquels ils devaient servir de guides. Toutefois, hâtons-nous de le dire, ces dangers n’atteignent guère que ceux qui se font un jeu de les braver : on les évite en ne s’aventurant jamais sans boussole sur les grèves, et surtout en calculant ses courses de manière à ne pas risquer d’être gagné par l’heure du flot.

Entrons au Mont-Saint-Michel. Il n’est abordable que par le sud ; l’accès en est défendu par une muraille fondée par saint Louis, reconstruite par Louis XI, réparée par Louis XIV, et qui, lorsque le Mont avait un rôle actif dans les guerres entre la France, l’Angleterre, la Bretagne et la Normandie, en constituait la principale défense. Une étroite place d’armes précède le village et est décorée de deux énormes bouches à feu nommées les Michelettes qu’abandonnèrent les Anglais, après leur attaque infructueuse de 1423. Ces canons à la Paixhans d’un temps de barbarie se sont arrêtés ici, tandis que ceux de notre contenu porcin ont déjà fait le tour du monde. Le village peut compter trois cents habitans. Cette population descend de celle qu’alimentaient autrefois les charités, les besoins et les fantaisies des moines du Mont ; elle cultive dans les creux du rocher quelques lambeaux de jardins, ramasse et débite des coques, petits coquillages particuliers à la baie, tend sur les grèves, entre deux marées, des filets où le jusant laisse des soles, des mulets et des saumons ; enfin elle vit du service de la prison et des deux compagnies d’infanterie qui la gardent. L’aspect des habitations est misérable. On monte à l’ancienne abbaye par des ruelles obscures ou par un majestueux escalier qui sert de bordure au précipice : ce bel ouvrage date du règne de Louis XIV, et l’abbaye qui l’exécuta possédait 150,000 livres de rente. Qui doit l’entretenir, de la pauvre commune du Mont-Saint-Michel, dont les habitans l’évitent comme s’ils s’y croyaient déplacés, ou de l’état, qui a hérité de l’abbaye ? Personne, à ce qu’il paraît, et quelque jour on l’entendra s’écrouler dans l’abîme. Les approvisionnemens nécessaires à la maison centrale y sont remontés sur un plan incliné dont la manœuvre est faite par les condamnés. Faut-il chercher à décrire la sombre solennité de l’entrée de l’abbaye, -la longue muraille appelée la Merveille, qui brave depuis près de neuf siècles l’abîme au-dessus duquel elle se dresse, — les terrasses d’où la vue erre des grèves aux côtes de Bretagne et à la pleine mer, — le cloître avec ses péristyles à colonnettes, — la célèbre salle des chevaliers, — la savante disposition de l’église souterraine ou les gracieuses proportions de l’église gothique qui s’élance de la cime de ce pic de granit vers le ciel ?… Non ; le dessin peut seul donner une idée de la hardiesse et de l’imposante bizarrerie de ces constructions, où la puissance de la foi de nos pères se manifeste encore plus vivement que celle de l’art. Les détails y sont en harmonie avec l’ensemble. Dans le caveau le plus obscur, dans le recoin le plus abandonné se découvrent à l’improviste des sculptures dignes du grand jour, ou des effets de lumière tels que savait les rendre Rembrandt.

L’histoire du Mont est en harmonie avec la singularité de son architecture et la sauvage grandeur des alentours. L’an de Notre-Seigneur 708, l’archange Michel apparut à saint Aubert, évêque d'Avranches, et lui ordonna de fonder une chapelle sur le mont de la baie ; le saint négligea l’avertissement, et l’archange, en le lui renouvelant pour la troisième fois, lui marqua le front d’un trou de la dimension du doigt. Aubert n’hésita plus, et, pour mieux assurer le service de la chapelle placée sous l’invocation de l’archange, il se retira lui-même sur le Mont, avec douze de ses chanoines. Les ducs de Bretagne et de Normandie, les rois de France et d’Angleterre, ne tardèrent pas à combler à l’envi l’église de leurs dons. Dans le courant du Xe siècle, le Mont se couvrait de constructions majestueuses, dont la plupart portent encore aujourd’hui un défi à l’art moderne. Depuis la fondation de saint Aubert jusqu’au règne de Louis XIV, l’histoire du Mont-Saint-Michel est aussi militaire qu’ecclésiastique, et de tous les faits d’armes dont il a été témoin, le plus brillant est sans contredit la belle défense de 1423 de cent dix-neuf gentilshommes bretons et normands contre toute une armée anglaise.

Sous Louis XIV, une sorte de maison de correction pour les fils de famille dont les écarts troublaient la société fut annexée à l’abbaye, et, si les orages du cœur humain se calment dans la solitude, aucun lieu ne convenait mieux à cette destination que le Mont-Saint-Michel : nulle part les bruits du monde n’arrivent plus affaiblis, nulle part le spectacle des grandeurs de la création ne rappelle plus fortement l’homme vers Dieu. Un décret de 1811 a converti le Mont-Saint-Michel en maison de réclusion. Ce noble édifice, où furent reçus Philippe-le-Bel en 1312, Charles VII en 1422, Louis XI en 1463 et en 1469, François Ier en 1528 et en 1532, Charles IX en 1561, n’ouvre plus ses portes qu’à d’obscurs visiteurs ou à des prisonniers. Il serait permis de s’en plaindre, si cette destination ne l’avait pas sauvé d’une ruine complète, et si notre temps n’en devait pas chercher de tout aussi vulgaires pour des palais jadis dépositaires des splendeurs de notre pays.

J’ai souvent eu l’esprit occupé des problèmes posés sur le régime des prisons ; il en est même un dont il m’a été donné de préparer la solution. Au mois de janvier 1831, les jeunes détenus de Paris ont été pour la première fois séparés par mes ordres des détenus adultes, avec lesquels ils étaient confondus, et, grace au zèle intelligent avec lequel je fus secondé, la séparation était faite moins de quarante-huit heures après avoir été résolue. Il existe entre les mesures à prendre sur les prisons et les améliorations à réaliser sur nos côtes un lien dont le premier chaînon devrait peut-être se rattacher au Mont-Saint-Michel : qu’il me soit permis de le faire apercevoir.

Dans les dernières années du règne du roi Louis-Philippe, des plaintes s’étaient élevées contre la concurrence faite aux ouvriers libres par les détenus. Mal fondées dans leur généralité, elles méritaient, dans un petit nombre de leurs applications, plus d’attention qu’elles n’en avaient obtenu. L’insignifiance de l’accroissement qu’apportait à la masse des produits du travail national le travail de quelques millier, de condamnés n’empêchait pas certaines industries locales d’être péniblement comprimées par la concurrence des ateliers de prisons voisines. L’administration était armée des moyens de redresser ces griefs on lui demandait d’en user, rien de plus ; mais, avant l’installation de M. Louis Blanc au Luxembourg, personne n’avait proposé le sacrifice du principe même. Malheureusement, la révolution de février venait de ranger les intéressés de la veille parmi les adversaires du travail des prisons. Tous les débouchés se fermaient : le choix des entrepreneurs du service des maisons centrales était facile entre l’alimentation onéreuse de nombreux ateliers et des indemnités à recevoir. Dès qu’il fut fait, les argumens les plus usés devinrent péremptoires ; la commission du Luxembourg s’en empara, les rajeunit par sa découverte du travail honnête, et le gouvernement provisoire, ne se souvenant pas même du code pénal[16], arrêta partout le travail qu’on accusait de ne l’être pas. Ainsi l’organisation des ateliers nationaux et la désorganisation des ateliers des prisons ont été les seules mesures pratiques qu’ait prises la révolution sur le travail et les travailleurs. À la vérité, le décret du 24 mars 1848 a été abrogé par la loi du 9 janvier 1849 ; mais cette loi, qui ordonne et empêche tout à la fois[17], n’a pas été exécutée et ne saurait l’être sous le régime actuel. M. Louis Blanc, dont l’installation économique au palais du Luxembourg a coûté 68,000 fr.[18], doit bien rire quand il voit cette société contre laquelle il a fait le serment d’Annibal payer déjà quelque sept millions le passe-temps d’une de ses matinées, et peut-être rira-t-il long-temps encore avant que des ministres tiraillés entre sept cent cinquante souverains aient des heures à donner à quelque chose d’aussi peu dramatique que le régime des prisons.

J’ai trouvé les condamnés du Mont-Saint-Michel en possession des loisirs que leur avait faits le gouvernement provisoire. Un ordre parfait régnait dans la prison ; on y sentait une direction intelligente, un commandement respecté. J’ai pourtant rarement eu sous les yeux un spectacle aussi triste que celui de ces bancs où s’alignaient silencieux, sans être recueillis, tant de visages empreints de dégradation. Si l’oisiveté est partout la mère des vices, que peut-elle faire autre chose dans un pareil lieu que de préparer au bagne et à l’échafaud leur proie ! Sans doute parmi ces criminels il en était d’encore susceptibles de retour au bien : le décret leur en a fermé le chemin. Naguère le condamné libéré rentrait dans le monde avec un pécule et des habitudes de travail : il porte aujourd’hui jusqu’au dernier instant de sa peine la marque de son crime conservée fraîche par l’oisiveté ; il est jeté sur le pavé de nos villes, après avoir désappris ce qu’il savait de moyens de gagner sa vie, sans pécule qui lui donne le temps d’atteindre le travail qui le fuit, fatalement voué à la récidive. La suppression du travail des prisons cause à l’état une perte annuelle de plus de deux millions ; mais, si pressant que soit le besoin d’économie, les considérations financières sont ici les dernières à présenter. C’est être coupable envers le condamné que d’aggraver sa peine par une oisiveté dévorante ; c’est l’être envers la société que de le remettre en circulation après l’avoir systématiquement dépravé. Si le droit au travail existe quelque part, c’est dans les lieux où l’homme est privé de l’exercice de son libre arbitre, et, pour se convaincre de la nécessité du rétablissement du travail dans les prisons, il ne faut que regarder ce qu’elles donnent de récidivistes depuis qu’on l’en a exclu.

Si l’état doit occuper le condamné, le condamné doit du travail à l’état. Étranges contradictions ! lorsque l’homme qui n’a point failli mange son pain à la sueur de son front et contribue par l’impôt aux besoins collectifs de la société, celui qui l’a blessée par ses attentats est admis à vivre à ses dépens ! Il lui devait une réparation, et elle le prend à sa charge ! La justice et la politique veulent au contraire que le criminel condamné restitue sous une forme quelconque à l’état les dépenses qu’il lui cause, et dans un pays gouverné cette obligation ne serait pas vaine.

Quelque exagérés qu’aient été les reproches adressés au travail des prisons, la difficulté de l’organiser sans froisser non des droits, mais des intérêts respectables, a embarrassé des législateurs plus expérimentés que les nôtres. L’obligation d’occuper sans relâche des ateliers toujours composés en grande partie d’apprentis n’est acceptable qu’à la condition de payer peu le travail, et, quand ce bas prix n’exclue pas les industries libres du marché, il est un sujet de plaintes amères ; mais si, sortant de ce cercle fatal, le travail des condamnés, au lieu de restreindre le travail des ouvriers honnêtes, venait en élargir la base, il obtiendrait autant d’accueil qu’il soulève aujourd’hui d’objections.

Tant que le travail des prisons sera purement manufacturier, il excitera dans le commerce libre les plaintes sous lesquelles il a succombé en Angleterre ; d’ailleurs des griefs fondés sur des rivalités d’intérêts n’en sont pas le seul inconvénient. La plupart des travaux de fabrique s’exécutent en commun : y dresser les condamnés, c’est les préparer à une inévitable et fâcheuse immixtion avec les ouvriers honnêtes. D’un autre côté, lorsqu’un paysan a passé plusieurs années à mal apprendre dans une maison de détention le métier de fileur ou de tisserand, il ne retourne guère à la charrue ; il va plutôt augmenter l’encombrement des villes. Les travaux de manufacture, lors même que la pratique en a été pliée aux exigences du régime cellulaire, jettent le condamné libéré qui les exerce dans un monde où les points de contact avec ses pareils, ou ceux qui sont disposés à le devenir, sont trop multipliés pour ne pas réveiller de dangereuses tentations, ou pousser à de funestes alliances. Les travaux de la terre au contraire, fussent-ils accomplis en commun pendant la durée de la peine, se divisent au dehors en tâches la plupart isolées, et ne placent point le libéré dans un milieu qui le convie à de nouvelles fautes. Il y aurait donc pour la société de grands avantages à ce que les condamnés sortis des professions agricoles y fussent rattachés par la nature de leurs travaux. Cette classe de détenus est de toutes la moins propre à d’autres occupations, et pour celles-ci son éducation est toute faite ; elle est autrement disciplinable que les détenus sortis des villes ; enfin le régime cellulaire la prépare mal à revenir à la vie agricole, et, comme l’ont prouvé les expériences faites au Mont-Saint-Michel même, il fait tourner plutôt que d’autres à l’idiotisme des hommes habitués à l’exercice et au grand air. La privation d’espace, de soleil, les abat et les énerve. Une organisation nouvelle serait donc à donner à une partie de la population des maisons centrales de détention. Pour n’être pas applicable à l’universalité des détenus, elle ne devrait pas être repoussée le meilleur régime pénitentiaire serait incontestablement celui qui, par la diversité de ses procédés, s’adapterait le mieux à la diversité des dispositions perverses contre lesquelles doit se défendre la société.

D’après les Statistiques de la justice criminelle, les campagnes fournissent aux maisons centrales un peu plus du tiers de leur population. À ce compte, environ 4,500 adultes et 400 jeunes garçons auxquels on pourrait sans doute ajouter un ou deux milliers de condamnés pris dans d’autres catégories, seraient disponibles pour la formation d’ateliers de pionniers. Cette dénomination fait à elle seule connaître quelle en serait la destination. Ces pionniers devraient surtout s’attaquer aux rivages de la mer. Sous une direction intelligente et ferme, leurs cohortes cureraient nos ports, creuseraient nos bassins, dessécheraient nos marais ; elles encloraient de digues, sillonneraient de chemins et de canaux les relais de mer appartenant à l’état ; elles planteraient les dunes ou les nivelleraient et les revêtiraient de couches de sol arable. L’utilité publique des ouvrages des condamnés ou la valeur donnée aux terres sorties de leurs mains pour entrer dans le commerce paierait avec usure à l’état les charges qu’il s’imposerait pour eux, et leurs conquêtes seraient autant de champs nouveaux ouverts aux ouvriers libres.

Si des doutes s’élevaient sur la possibilité d’employer avec sûreté les condamnés à de pareils travaux, il ne faudrait pour les dissiper que montrer le port d’Alger ou le canal de Marans à La Rochelle. Les condamnés militaires qui les ont exécutés ne sont pas des plus faciles à conduire, et la discipline n’est ni moins sévère ni moins bien observée dans leurs ateliers que dans ceux des prisons civiles. Il y a plus : l’état moral des esprits n’est dans aucun établissement pénitentiaire si satisfaisant que dans les premiers. C’est que le travail de la terre adoucit et fortifie l’homme ; la fatigue corporelle qui l’accompagne chasse les mauvaises pensées, et parmi les cœurs les plus dépravés il en est peu où ce genre d’occupation ne ranime quelque bon germe engourdi. Des entreprises au grand soleil, où chaque journée est un pas fait vers l’accomplissement d’une pensée d’utilité publique, excitent, même dans une population flétrie, d’autres sentimens que ne fait une participation machinale à la production d’un mouchoir ou d’un soulier. L’importance de l’œuvre commune, dont l’ensemble est saisi de tous, grandit aux yeux de chacun l’humilité du concours par lequel il y est associé ; on s’affectionne à la création à laquelle on prend part, et c’est une demi-réhabilitation qu’une expiation dans laquelle on apprend à bien mériter de son pays.

Il reste maintenant à chercher quel champ ouvrirait la baie du Mont-Saint-Michel à l’application d’un régime qui, grace à l’expérience qu’en a faite le département de la guerre, a le mérite de ne plus être une nouveauté. Les grèves du Mont-Saint-Michel, qui, pour employer une expression de Pline, n’appartiennent tout-à-fait ni à la terre, ni à la mer, sont adjacentes à un territoire d’une rare fertilité, qui conserve de sa condition passée le nom de marais de Dol. Ces marais ont été dans l’état où sont encore les grèves, et les grèves seront un jour dans l’état où nous voyons les marais. La perspective d’une si belle conquête a excité bien des ambitions, inspiré bien des projets. Seul entre tous, Vauban a su trouver dans la grandeur et la simplicité de ses conceptions les conditions d’un succès infaillible. La réalisation de son projet serait peut-être l’œuvre la plus féconde à laquelle pût s’appliquer en France le travail des condamnés[19].

Pour expliquer la transformation à laquelle se prêtent les grèves, il est nécessaire d’exposer à quels terrains elles se rattachent. Les combinaisons par lesquelles Vauban entendait en exhausser le niveau et les livrer à la culture sembleront ressortir d’elles-mêmes de la disposition naturelle des lieux.

Le terrain primitif sur lequel sont bâtis Cancale et Saint-Malo forme, entre la Rance maritime, la Manche et les marais de Dol, un quadrilatère irrégulier, élevé, sur la plus grande partie d’une étendue de 92,000 hectares, de 15 à 20 mètres au-dessus du niveau de la haute mer[20] ; il se rattache, par l’isthme étroit de Châteauneuf, aux schistes et aux granits qui constituent presque exclusivement le territoire de la Bretagne. Ces terrains d’ancienne formation décrivent, en regard de la baie du Mont-Saint-Michel, une courbe concave dont les extrémités servent, à Châteauricheux et à l’embouchure du Couesnon, de points d’appui à une digue de 29 kilomètres de long. Les marais de Dol sont compris entre cette digue et les terrains anciens qui les dominent comme une terrasse ; la forme de ces marais est celle d’un croissant, et l’étendue est de 11,220 hectares.

Quoique le dessèchement n’en soit pas encore parfait, ce territoire est le plus fertile de la Bretagne. Il abonde en fourrages, en grains, en légumes ; les arbres y plient sous le poids des fruits ; le tabac elle chanvre y réussissent à souhait ; il n’est pas de production appropriée au climat qui n’y prospérât. Il est, pour la culture et surtout pour le régime hydraulique, de plus d’un siècle en arrière des watteringues de Dunkerque ; mais la fécondité naturelle du sol compense largement cette infériorité. La rente de l’hectare cultivé n’est presque nulle part au-dessous de 100 fr. ; elle en atteint 180 dans les bonnes parties, et si le marais était percé de chemins, sillonné de canaux et de rigoles de desséchement et d’irrigation, comme le sont les watteringues, le produit brut en serait doublé. Malheureusement, le caractère breton se plie moins aisément que le caractère flamand aux règles salutaires de l’association ; ennemi de la nouveauté, son premier mouvement est toujours pour la négation, et il n’en revient qu’avec une lenteur dont se ressentira l’amélioration des marais de Dol.

Le temps n’est pas fort éloigné où la place de ces belles campagnes était tout entière livrée aux invasions diurnes de la mer. Aujourd’hui même, si les digues qui les défendent étaient rompues, les marées se précipiteraient en arrière, et toute l’alluvion disparaîtrait sous les eaux. Un long travail de la nature a devancé celui de l’homme dans la formation de ce territoire. Les corps pesans que soulèvent les flots agités se déposent, dès que le calme se fait, dans l’ordre déterminé par leurs masses. Ici, les premiers dépôts se sont rangés sous l’abri qu’offre contre les vents de nord-ouest la côte de Châteauricheux : ils consistent en écailles d’huîtres presque intactes et ont formé, sur la courbe où venaient expirer les lames amorties, un bourrelet de près de deux lieues de long. Dans les gros temps, les lames, en déferlant, lancent au-delà de leur propre portée les corps d’un certain volume qu’elles tiennent en suspension, et la barrière qu’elles se sont déjà donnée dans leurs premiers dépôts s’exhausse par la lente accumulation de ces projectiles c’est ainsi que le bourrelet qui s’enracine à Châteauricheux, s’est élevé de plus d’un mètre au-dessus des plus hautes mers. Les eaux troubles ont trouvé en arrière un calme à peu près complet ; elles s’y sont dépouillées des parties les plus grossières de leur fardeau, et, se clarifiant à mesure qu’elles s’éloignaient, elles n’ont porté au loin que la vase la, plus ténue. Les dépôts sont donc allés s’amincissant à partir du premier banc, et les alluvions se sont disposées suivant des plans inclinés vers l’inférieur des terres.

Voilà l’histoire abrégée de la formation du terrain des marais de Dol. La zone la plus élevée est celle qui règne le long de la mer, la plus basse celle qui suit le pied des terrains granitiques et schisteux. En 1024, le duc Alain III, au règne duquel remontent la plupart des fortifications où s’abrita pendant quatre cents ans l’indépendance de la Bretagne, fit établir sur la crête des dépôts amoncelés par la mer les digues qui devaient soustraire les marais à son empire ; différens émissaires défendus par des portes de flot ouvertes dans les digues furent creusés soit de son temps, soit après lui, et les générations qui se sont succédé dans la possession de ce territoire ont accepté, sans y apporter aucune modification importante, le système de dessèchement qui leur avait été légué par le XIe siècle.

En avant des digues se montrent à basse mer des grèves qui occupent tout le fond de la baie ; elles s’étendent de la pointe de la Chaîne près Cancale jusqu’à celle de Carolles au nord-nord-ouest du Mont Saint-Michel. Elles ont 3,400 mètres de largeur devant Châteauricheux, 4,500 devant le village du Vivier, 13,000 devant l’embouchure du Couesnon, 20,000 devant celles de la Sélune et de la Sée, et 1,500 devant la pointe de Carolles : la courbe décrite d’une pointe à l’autre par la laisse de basse mer a 21 kilomètres de corde, 28 de développement, et l’étendue laissée à découvert n’a pas moins de 20,000 hectares.

S’il fallait en croire une tradition qui a conservé des échos dans des chroniques presque aussi difficiles à concilier entre elles qu’avec la constitution géologique de la côte, les grèves du Mont-Saint-Michel auraient jadis été ombragées par les chênes de la forêt de Scissy. Des pâturages, des terres cultivées se seraient étendus sur la plus grande partie non-seulement de la baie, mais encore des atterrages de Cancale et de Saint-Malo ; l’île de Césambre, l’archipel de Chausey, auraient été des attenances de la côte ; tout ce territoire aurait été englouti par la mer soit en 695, soit en 709, et tant d’écueils dont les têtes chauves se montrent au-dessus des flots seraient les noyaux d’anciennes collines[21]. Il n’est probable ni que tout soit vrai, ni que tout soit faux dans ces traditions, et, si l’on en écarte le merveilleux et les exagérations évidentes, il reste des événemens qui s’expliquent suffisamment par les circonstances naturelles sous l’empire desquelles se forment et se détruisent de nos jours les terrains d’alluvion de la baie. Les projets de Vauban ne sont pas fondés sur autre chose que l’appréciation de ce travail sans repos de la nature, et, pour exposer ce qu’il a voulu faire, il n’est pas nécessaire de remonter au-delà de ce qu’il a lui-même observé.

Les alluvions qui sont encloses depuis le XIe siècle, aussi bien que celles qui couvrent et découvrent à cette heure, ont pour ennemis communs tous les cours d’eau forts ou faibles qui s’épanchent dans la baie. Les masses d’eau que les marées engouffrent dans les embouchures de ces ruisseaux ou de ces rivières en sont vomies, accrues par l’accumulation des eaux intérieures qu’elles ont retenues ; elles roulent par le jusant sur les plans inclinés des grèves plus rapidement que le flot ne les a remontés, et, ravinant à l’aise des plages toujours friables et toujours trempées, elles rejettent à la mer les sables qu’elle vient d’apporter. À la vérité, si, par l’effet des caprices des vents et de leur action sur les courans, quelques parties des grèves demeurent un certain temps en dehors de l’atteinte des érosions, la tangue et les terres dont les flots sont surchargés s’y déposent et s’y accumulent ; des bancs se forment et s’exhaussent. Dès qu’ils sont au-dessus du niveau des marées de morte eau, la christe marine commence à s’y montrer : elle les revêt d’un manteau de sa pâle verdure, et semble prête à les consolider ; mais ils ont beau avoir duré et s’être tassés : tôt ou tard pris à revers ou en écharpe par les courans qui les ont épargnés, ils finissent par être entraînés comme ceux qui datent de la veille ; l’œuvre de longues années est détruite en un jour, en une heure, et l’histoire des alluvions de la baie ne serait que celle de ces sortes de surprises.

La baie reçoit à l’est la Sée et la Sélune ; le Couesnon y descend du sud sous la méridienne du Mont-Saint-Michel, et le volume des autres eaux réunies qui s’y jettent égale à peine celui du moindre des cours d’eau qui viennent d’être nommés. Le Couesnon est le plus puissant, le plus dangereux des trois, et le plus voisin des points vulnérables des territoires menacés : pour peu que les eaux refoulées dans son lit y soient sollicitées par les pentes variables des grèves, elles se précipitent en torrens le long des digues des marais de Dol, en affouillent les fondemens, et augmentent, par la profondeur d’eau qu’elles maintiennent au pied, la violence du choc des lames que soulèvent les tempêtes. On a vu plusieurs fois les digues suspendues sur des ravines de 13 à 20 mètres de profondeur creusées par le Couesnon sous leurs talus et près de s’y abîmer. Elles étaient dans cet état lorsqu’elles se rompirent, en 1792, sous l’effort d’une tempête qui dura du 9 an 12 septembre ; 5,860 hectares des meilleures terres des marais de Dol furent submergés, restèrent improductifs pendant trois ans, et la réparation des travaux détruits exigea une dépense de 311,000 francs[22]. Je cite cet exemple entre beaucoup d’autres, parce que j’en ai les détails officiels sous les yeux. Le 6 mai 1817, les vallées des environs d’Avranches étaient ravagées comme l’avaient été, vingt-cinq ans auparavant, les herbages de Dol. Dans ces circonstances, la culture a repris possession des terres momentanément noyées : il n’en a pas toujours été de même, et, pour savoir ce que peut dévorer cette mer, il n’est pas nécessaire d’évoquer les souvenirs de la forêt de Scissy. Presque de nos jours, des paroisses entières ont été emportées dans la baie. Celle de Tommen était engloutie au XIVe siècle, celle de Bourg-Neuf au XVe. En 1735, un ouragan mettait à découvert, comme des ossemens au fond d’un sépulcre, les fondations de Saint-Étienne de Palluel, détruit en 1630 ; les paroisses de Saint-Louis, de Maulny, de la Feillette, sont restées inscrites jusqu’en 1664 sur les registres synodaux de l’évêché de Dol[23]. De tous ces lieux, il ne reste plus que des noms, et l’on en ignore aujourd’hui jusqu’à la place. Enfin, de 1817 à 1848, plus de 600 hectares de pâturages ou de terres cultivées situées entre la Guintre et le havre de Moidrey ont été rejetés miette à miette à la mer[24].

Ainsi, la mer crée et détruit sans cesse ; les terres que le flux apporta dans la haie, le reflux les remporte, ordinairement au bout d’une heure, quelquefois au bout d’une longue suite d’années, et sans qu’on puisse jamais conclure de l’âge des dépôts combien de temps il les épargnera encore ; mais la mer n’anéantit jamais que son propre ouvrage, et l’on peut calculer à l’étendue de ce qu’elle entraîne de quelles richesses elle comblerait le pays, si elle était une fois maîtrisée.

Tels étaient les marais et les grèves lorsque Vauban les visita, tels ils sont encore.

Le texte du projet de Vauban a été infructueusement cherché depuis deux ans aux archives de la chefferie du génie de Saint-Malo, de la préfecture d’Ille-et-Vilaine, du comité des fortifications. Ce précieux travail avait été remis aux états de Bretagne : il est présumable qu’il a été perdu dans l’incendie qui consuma, en 1726, le tiers de la ville de Rennes et le palais même des états ; mais, à défaut du texte, nous avions la pensée, et cela suffit : elle est, comme le secret de Christophe Colomb, si simple et si naturelle, que, quand on la sait, il semble qu’on l’eût trouvée soi-même ; si sûre et si puissante, qu’elle ne laisse pas dans l’esprit de place au doute sur le succès. Du reste, depuis cent cinquante ans, il ne s’est peut-être pas fait sur les marais de Dol un mémoire d’ingénieur où ne soit rappelé le projet de Vauban ; il n’y est pas survenu un désastre qu’on n’ait remarqué que l’exécution de ses desseins l’eût prévenu, et ses plans ne sont pas nécessaires pour expliquer ce qui ressort de la seule inspection du terrain.

La digue d’enceinte des marais de Dol n’est aujourd’hui nulle part à moins de 1 mètre 50 au-dessus du niveau des hautes mers des équinoxes ; les terres en culture adjacentes à la digue sont elles-mêmes presque partout au-dessus de la portée de la mer, mais de 40 à 50 centimètres seulement. Sur la limite intérieure des marais, c’est-à-dire au pied de cette terrasse granitique et schisteuse contre laquelle s’appuient les alluvions, on voit celles-ci s’incliner des deux extrémités du croissant vers le milieu de sa convexité, et le point des marais le plus éloigné de la mer est en même temps le plus bas : c’est le fond de la mare de Saint-Coulban ; il est de 4 mètres 49 au-dessous du niveau des hautes mers de la baie, par conséquent de 6 mètres en contrebas du couronnement des digues. La mare touche presque l’isthme granitique de Châteauneuf, de l’autre côté de laquelle sont des marais salans alimentés par la Rance, et dont le niveau est un peu inférieur à celui de la mare. L’isthme n’a pas 200 mètres de largeur, et sa hauteur est de 9 mètres au-dessus des marais. On voit par cette disposition du terrain que, si les digues qui protègent les marais de Dol sur la baie du Mont-Saint-Michel et ceux de Châteauneuf sur la baie de la Rance étaient renversées, la haute mer viendrait battre les deux flancs de l’isthme, et qu’à basse mer les eaux restées sur les marais de Dol domineraient de près de 13 mètres celles de la Rance.

Vauban voulait percer l’isthme, y placer une écluse, des portes de flot, et ouvrir, en remontant vers l’est la ligne de plus bas niveau des marais, un canal de desséchement et de navigation qui, passant par Lillemer, par Dol, par Saint-Broladre, aurait recueilli d’abord toutes les eaux des marais, puis celles du Couesnon, de la Guintre, de la Sélune, de la Sée. Ce grand émissaire recevrait les eaux d’un bassin hydraulique de 350,000 hectares, et la pente nécessaire à l’écoulement serait facile à ménager, puisque l’amplitude des marées dans la Rance, vis-à-vis Châteauneuf, est de 13 mètres, et que la haute mer y est plus basse que dans la baie et beaucoup moins exposée au refoulement causé par les tempêtes[25].

Les dimensions à donner au canal pour le libre épanchement des eaux comporteraient, comme dans les principaux canaux des Flamands et des Hollandais, l’admission des navires. Ainsi le service du desséchement se combinerait avec celui de la grande navigation ; Dol, Pontorson et Antrain par le Couesnon, Ducey par la Sélune, Avranches par la Sée, recevraient les bâtimens entrés dans le canal à Châteauneuf ; la ligne navigable et ses deux principales ramifications offriraient un développement de 70 kilomètres, et le commerce qui prendrait cette voie aurait la Rance maritime tout entière pour rade et pour abri.

La bouche de granit par laquelle descendraient dans le bassin tranquille de la Rance les eaux qui concourent aujourd’hui à la dévastation des grèves ne serait d’ailleurs exposée à aucun des dangers ou des inconvéniens des issues ouvertes sur la baie ; le cours des émissaires qui n’atteignent les digues de Dol qu’au travers de tranchées profondes et à la charge d’un entretien onéreux serait renversé, et ils deviendraient eux-mêmes des tributaires de la ligne de plus bas niveau des marais, au lieu d’en être des dérivations. Les suintemens des marais suivant, pour s’écouler, la pente naturelle du terrain, des problèmes hydrauliques toujours dispendieux à résoudre cesseraient de se poser : désormais affranchies des corrosions des eaux intérieures vomies avec le jusant et ne présentant plus qu’un front uniforme et compacte, les digues n’auraient plus à supporter que le poids momentané de l’étal des marées de vive eau, et elles auraient peu de peine à résister à l’effort affaibli de la mer. Cette charge elle-même s’allégerait bientôt, et l’enceinte actuelle ne tarderait pas à faire l’office de ces vieilles digues de la Hollande loin desquelles la mer s’est dès long-temps retirée, et qui ne servent plus que de routes aux campagnes pour la défense desquelles elles furent construites. Du moment où le détournement de tous les cours d’eau qui tombent dans la baie ferait cesser l’agitation le long de la laisse de haute mer, où les embouchures du Couesnon, de la Sélune, de la Sée, seraient transformées en gaines abritées, où le fond de grèves cesserait d’être balayé par de violens courans de jusant, les dépôts de tangue et de sable s’accumuleraient sur le pourtour de la baie avec une rapidité dont on se ferait difficilement une idée sans avoir vu quelle épaisseur de vase remontent avec elles les marées des équinoxes, et surtout avec quelle libéralité elles comblent les vides faits par l’exploitation de la tangue. Au havre de Moidrey, par exemple, il suffit souvent d’une lunaison pour remplacer les 3 à 400,000 mètres cubes enlevés sur un étroit espace. Gardant alors les dépôts que leur apporte le flot, les grèves atteindraient ce niveau d’environ 1 mètre 50 au-dessous des plus hautes mers, qui est la condition de leur sûreté aussi bien que celle du succès de la culture, et l’endiguement n’en serait plus qu’un jeu. Les conquêtes les plus vastes et les plus rapides seraient celles des longues plages situées à l’est de la baie :

Fluctibus ambitae fuerant Antissa Pharosque
Et phoenissa Tyros, quarum nunc insula nulla est.

On en dirait bientôt autant du Mont-Saint-Michel et de Tombelaine. Les parties moins larges des grèves qui gisent à l’ouest s’exhausseraient un peu moins vite, à cause du remous formé par le raz du grouin de Cancale ; mais de ce côté même, suivant l’expression des Hollandais, de futurs polders approchent de la maturité.

C’est, je crois, rester fort au-dessous des espérances permises que de compter pour égale à l’étendue des marais de Dol celle des conquêtes à faire sur la baie du Mont-Saint-Michel qu’assurerait l’exécution du projet de Vauban. La valeur territoriale des marais atteint aujourd’hui 40 millions. Pour en donner une pareille aux grèves, il faudrait sans doute que le travail de l’homme ajoutât beaucoup à celui de la nature ; mais ce travail serait largement récompensé, et la part qui reviendrait à l’état dans cette création le dédommagerait avec usure des avances que lui aurait coûtées l’emploi des bras des condamnés.

Les frais de la défense et du desséchement des marais de Dol réduits des trois quarts ;

Ce riche territoire à jamais préservé des invasions de la mer ;

Une navigation intérieure ouverte et rattachée à la navigation maritime ;

Sept lieues carrées du sol le plus fécond tirées du sein des eaux ;

Un puissant essor imprimé aux exportations de denrées auxquelles concourent l’agriculture et la marine ;

Et tout cela obtenu par l’extension d’une des plus grandes améliorations qui se soient jusqu’à présent introduites dans le régime pénitentiaire, voilà certes de grands avantages. — Mais ne les achèterait-on pas aux dépens d’intérêts recommandables par leur antériorité ? Cette question se pose d’elle-même dans un pays où les objections sont ce que les esprits accueillent d’habitude le plus volontiers, et, quand on pourrait l’éluder, il ne le faudrait pas.

Les intérêts engagés dans le débat seraient ceux des salines, des pêcheries, du port du Vivier et de l’exploitation de la tangue.

L’exhaussement du sol des grèves ne détruirait ni les salines ignigènes de l’arrondissement d'Avranches, ni les pêcheries dormantes des cantons de Dol et de Cancale ; il ne ferait que les déplacer. Les salines n’ont qu’un matériel d’une très faible importance, facile à transporter, et que les laisses de haute mer soient un peu plus près ou un peu plus loin, il ne s’y trouvera pas moins de sable imprégné de sel à lessiver. Le dommage éprouvé ne serait pas plus grand pour les pêcheries. Celles-ci consistent en clayonnages établis en zigzag à 3 ou 4 kilomètres du rivage : le poisson monté avec le flot reste engagé, quand il redescend, dans les angles rentrans des clayonnages, et on l’y prend à la main. La quantité de poisson que peut fournir la baie ne serait point affectée par le progrès des atterrissemens, et la pêche à pied sec, moins digne d’être encouragée que celle qui se fait au large, ne serait pas perdue pour être obligée de descendre un peu.

Le petit échouage du Vivier doit son existence au chenal qu’entretiennent au travers des grèves les eaux du Bief-Guyoul, principal émissaire des marais de Dol ; il la perdrait par le percement de l’isthme de Châteauneuf. À sec pendant les marées de quartier, d’un abord toujours difficile et souvent dangereux dans les marées de vive eau, il n’admet que des bâtimens du plus faible tonnage ; le produit des douanes y atteint rarement 300 francs ; le mouvement de la navigation y est d’environ 1,000 tonneaux par an, et cet échouage n’est alimenté que par le marché de Dol ; or, le percement de l’isthme de Châteauneuf transporterait sous les murs mêmes de Dol un port excellent. Le Vivier ne perdrait d’ailleurs son atterrage que pour devenir tête de navigation par la conversion du Bief-Guyoul en affluent du canal de Châteauneuf, et ce changement ne lui serait point nuisible.

Les avantages agricoles fondés dans le bassin territorial de la baie du Mont-Saint-Michel sur l’emploi de la tangue sont d’une importance telle que, s’ils devaient être compromis par l’exécution des projets de Vauban, il faudrait renoncer à celle-ci sans hésitation. Heureusement, la transformation des grèves n’est inconciliable qu’avec le maintien du mode actuel d’extraction de la tangue, et, loin de restreindre l’extraction même, elle la rendrait plus économique et plus étendue. La diffusion de cette richesse est surtout une affaire de transport ; elle gagnerait à la substitution d’une bonne navigation à un roulage pénible sur la plus grande partie des distances à parcourir. Sous le nouveau régime, les entrepôts, qui sont aujourd’hui sur la laisse de haute mer remonteraient dans l’intérieur des terres ; les canaux porteraient de tous côtés la tangue à la rencontre des cultivateurs, et l’aire qui en est alimentée par la baie s’élargirait en raison du prolongement de la navigation. Quant à l’enlèvement même de la tangue, rien ne serait plus facile que d’en approprier les procédés aux nouvelles conditions dans lesquelles il devrait s’opérer. La direction des courans de flot les plus chargés de cette substance est connue ; de vastes espaces ouverts à leur épanchement sur les grèves assureraient à jamais le renouvellement des dépôts. Ces tanguières resteraient accessibles aux voitures de l’agriculture, et les bateaux y pénétreraient par des écluses de garde qui empêcheraient les eaux du canal principal de se déverser dans la baie. La ténacité routinière des habitans des campagnes ne serait sans doute pas désarmée par ces précautions ; mais ces nouveautés auraient un puissant auxiliaire dans la suppression du droit de 15 centimes par charge de cheval que s’arrogent, contre tout droit, les riverains de la baie sur l’enlèvement de la tangue devant leurs propriétés.

Les nations ne vivent pas de beau langage, à plus forte raison de mauvais, et la nôtre est peut-être pour long-temps encore réduite à ce régime. Tant qu’il durera, ou pourra rappeler les projets de Vauban, faire des vœux pour la réforme du système pénitentiaire, réclamer l’allégement des charges qu’impose aux contribuables l’oisiveté des détenus, recommander la transformation de la prison du Mont-Saint-Michel en une maison spéciale où les bras des condamnés seraient employés à la création de nouveaux ports et de nouveaux territoires ; mais il serait peu raisonnable d’espérer voir l’action prendre la place de la parole. Il ne faut pourtant pas considérer comme tout-à-fait perdues les heures employées à ces sortes de recherches ; d’autres les reprendront un jour avec plus d’avantage, et, dans ce temps d’amoindrissement des hommes et des choses, il ne manque pas de tâches plus ingrates que celle d’interroger le passé, et de semer les souvenirs de quelques conceptions utiles sur la route d’un avenir incertain.

J.-J. Baude.

  1. note en grec. ?
  2. Ces chiffres sont extraits des résumés des matrices cadastrales déposées au ministère des finances. Voici comment se répartissent entre les cantons du littoral les étendues respectives des terres cultivées et des terres incultes des communes riveraines de la mer.
    CANTONS TERRES CULTIVÉES TERRES INCULTES
    hectares hectares
    Beaumont 4,252 2,455
    Les Pieux 5,115 876
    Barneville 4,787 2,269
    La Haie du Puits 1,845 1,048
    Lessay 5,937 3,911
    Saint-Malo-la-Lande 4,524 1,392
    Montmartin-sur-Mer 1,917 400
    Bréhal 3,278 1,108
    Granville 2,842 311
    Sartilly 3,699 481
    38,197 14,251
    total 52,448
  3. Voyez la livraison de la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1850.
  4. Charte de Charles VII, donnée à Chinon en mars 1445.
  5. Archives du comité des Fortifications.
  6. Détail du siège de Granville, par le capitaine Métoyen, adjudant de la place. (Mss. Brumaire an II.)- Mémoire de l’adjudant Levicaire, chef du génie à Granville. (Mss. an II.)
  7. Saint Paul, Ep. Aux Ephésiens, V. 22, 23. — Ep. Aux Colossiens, III, 18. — Code civil, art 213.
  8. Les Jersyais, dont l’île est, comme notre côte, granitique et schisteuse, ont plus d’une fois demandé l’autorisation de charger des navires de tangue à Granville. Il aurait fallu s’empresser de la leur accorder pour faire comprendre à nos compatriotes l’avantage de cette opération et les en rendre jaloux.
  9. Mémoire sur la généralité de Caen. B. N. Mss.
  10. Mémoire sur la généralité de Can. 1698. Mss.
  11. Mémoire sur la généralité de Caen. 1698. Mss.
  12. M. de Quatrefages a déjà fait connaître ces îles aux lecteurs de la Revue. Voyez la livraison du 1er mai 1842.
  13. Cartes nos 823, 824, 829 et 830 des publications du dépôt de la marine.
  14. Code civil, art. 538.
  15. Mémoire sur la généralité de Caen. 1698. Mss.
  16. « Tout individu condamné à la peine de la réclusion sera renfermé dans une maison de force et employé à des travaux dont le produit pourra être en partie employé à son profit, ainsi qu’il sera réglé par le gouvernement. » (Code pénal, 21.)
  17. « Art. 2. — Les produits fabriqués par les détenus des maisons centrales de force et de correction ne pourront pas être livrés sur le marché en concurrence avec ceux du travail libre.
    « Art. 3. — Les produits du travail des détenus seront consommés par l’état autant que possible, et conformément à un règlement d’administration publique.
    « Art. 4. — Dans le cas où le travail des détenus serait fait à l’entreprise, les objets laissés pour compte à l’entrepreneur par l’état ne pourront être livrés sur le marché qu’après une autorisation spéciale du tribunal de commerce dans la circonscription duquel est établie la maison centrale de force ou de correction… » Et ainsi de suite.
  18. Décrets du gouvernement provisoire des 3 et 19 avril 1848.
  19. Les maisons centrales sont au nombre de vingt-et-une. Elles ne reçoivent que des condamnés à treize mois et au-delà d’emprisonnement, et contiennent des places pour 13,040 hommes, 1,100 jeunes garçons, 3,610 femmes, 200 jeunes filles, En tout : 17,950 détenus des deux sexes.
  20. Les détails qui suivent étant relatifs à des desséchemens, les cotes de nivellement y sont rapportées au niveau des plus hautes marées, c’est-à-dire à celui des inondations dont il s’agit de se défendre ; elles sont empruntées à un travail très soigné fait en 1199 par MM. Anfray et Gagelin, ingénieurs des ponts-et-chaussées.
  21. Neustria Pia. — Histoire de Bretagne, par d’Argentré ; 1580. — Histoire ecclésiastique de Bretagne, par l’abbé Déric. — De l’ancien État de la baie du Mont-Saint-Michel, par l’abbé Manet. — Essai sur Paris, par Poullain de Sainte-Foix, t. V. — Antiquaires de France, t. VII. — Mémoire de M. Bizeul. — Recherches pour servir à l’histoire naturelle des côtes de France, par MM. Audouin et Milne Edwards, t. Ier. — Histoire du Mont-Saint-Michel et de l’ancien diocèse d’Avranches, par l’abbé Desroches ; Caen, 1839.
  22. Arrêté de l’administration centrale d’Ille-et-Vilaine du 15 ventose an VII, et rapports des ingénieurs des ponts-et-chaussées à l’appui.
  23. Histoire ecclésiastique de Bretagne, par l’abbé Déric ; Dictionnaire géographique de Bretagne, par Ogée.
  24. Mémoire manuscrit sur la baie du Mont-Saint-Michel, par M. Méquet, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées du département de la Manche.
  25. Des objections fondées sur la difficulté de l’écoulement des eaux par Châteauneuf ont été faites contre le projet de Vauban par MM. Anfray, et Gagelin, qui furent chargés en 1799, d’une étude des moyens de rétablir le desséchement des marais de Dol ; mais, ces ingénieurs supposaient des sections d’écoulement évidemment insuffisantes, et raisonnaient sur des données théoriques aujourd’hui condamnées. Ils se seraient défiés de leurs conclusions s’ils avaient connu le régime des canaux de l’arrondissement de Dunkerque, où l’eau coule en dépit des formules qu’ils admettaient.