Les Côtes de France/09

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Les Côtes de France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 651-690).
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LES
CÔTES DE BRETAGNE.


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SAINT-MALO. — CANCALE. — SAINT-CAST. — RENNES. — DINAN.


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Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes, æquataque machina cœlo.

Æn., lib. IV.


Le Gronin de Cancale et le cap Fréhel forment, sur la côte septentrionale de la Bretagne, les deux extrémités d’une concavité hérissée de rochers. La distance entre les deux pointes est de trente-six kilomètres. À l’est de l’une s’enfonce la baie du Mont-Saint-Michel, dont nous avons déjà côtoyé le fond ; à l’ouest de l’autre, la baie de Saint-Brieuc. Sur cette courbe s’ouvre, dans le terrain granitique, une longue et étroite fissure, par laquelle les marées remontent à six lieues dans l’intérieur des terres jusqu’à Dinan : elle y reçoit les eaux et le nom de la Rance, naguère humble ruisseau, maintenant canalisée, et les courans alternatifs de ce bras de mer deviennent, à peu de distance de l’entrée, également praticables au matériel de la navigation intérieure et à celui de la navigation maritime. Saint-Malo est assis à l’entrée et à droite de la Rance, sur l’antique rocher d’Aron, dont un saint venu de la Cambrie changea le nom en 536. Ce rocher, que les marées de vive eau enveloppaient encore à la fin du XVIIe siècle, se rattache à la terre par une chaussée naturelle, appelée le Sillon, sur l’arête de laquelle est fondée une puissante digue, servant à la fois de défense au port et de route à la ville. Au sud se dresse, ceinte de terrasses gazonnées prêtes à se garnir de canons, la roche qui porta la vieille cité d’Aleth. Saint-Servan s’étend au-delà, réuni à Saint-Malo plutôt qu’il n’en est séparé par un immense port d’échouage qui s’ouvre sur la Rance.

Saint-Malo est le foyer du mouvement maritime et commercial dans le pays dont les limites viennent d’être indiquées. Cette contrée, riche d’une agriculture à laquelle il reste encore d’importantes conquêtes à faire, est habitée par une race d’hommes religieuse, vaillante, droite de cœur et d’esprit, constante dans ses entreprises et dans ses affections, quittant avec joie le sol natal pour les expéditions les plus périlleuses et les plus lointaines, mais toujours ramenée au foyer paternel par d’invincibles attachemens. Les grandes choses qu’ont faites les Malouins, le rang qu’ils tiennent encore dans notre navigation, témoignent de ce qu’ils seraient en état d’accomplir, et aucune partie, des côtes de France n’offre, dans les hommes et dans les choses, plus de ressources pour la reconstitution de notre marine que celle-ci. Je n’ai pas besoin de dire que le terme de Malouins ne désigne pas uniquement les habitans des 21 hectares sur lesquels est bâtie la ville de Saint-Malo : il s’applique à tout le quartier d’inscription maritime où se formaient les équipages de Jacques Cartier, de La Barbinais, de Duguay-Trouin, de Surcouf, et c’est ainsi que l’entendait Louis XIV, lorsque, dans ses ordonnances des 18 mars 1655, 14 janvier et 10 mars 1668, il prescrivait que le vaisseau-amiral de ses flottes fût toujours exclusivement monté par des matelots, officiers-mariniers et canonniers malouins.

La Rance, qui forme la rade, le port et l’établissement maritime de Saint-Malo, divise le pays adjacent en trois parties, dont les relations commerciales, bien que convergentes vers un même but, empruntent ou réclament des voies essentiellement distinctes. Ces trois parties sont la rive droite, la rive gauche de la Rance maritime, et le bassin du canal d’Ille-et-Rance, qui met aujourd’hui l’atterrage de Saint-Malo en communication avec Rennes, le cours de la Vilaine et le canal de Nantes à Brest.

La presqu’ile qui sépare la rade de la Rance de celle de Cancale a 14 kilomètres de largeur, et, de l’une à l’autre, la côte court à l’est-nord-est. Inégale et déchirée, elle projette au travers des flots les pointes rocheuses de la Varde, du Meinga et du Grouin de Cancale, puis se retourne brusquement vers le sud ; des roches nombreuses, dont une grande partie sont couvertes à la haute mer, forment en avant un rempart d’écueils. Le long et à une certaine distance de la mer, le gneiss perce de tous côtés un manteau de sables siliceux que lui ont jeté les vents du large : ces sables sont fixés par un gazon grossier, et les essais de culture dont ils ont été l’objet ont tous réussi.

Le seul point abordable de cette côte en occupe le milieu. Le havre de Rotheneuf est un ovale de plus de 100 hectares d’étendue, creusé dans le gneiss et s’allongeant parallèlement à la côte ; l’entrée, ouverte entre des roches acores, dont celles de l’ouest se rattachent par un isthme étroit et bas à la terre, n’a pas une encablure de largeur. Si nous possédions un pareil bassin sur la mer du Nord, il serait le siège d’un grand établissement maritime : trop voisin de la Rance, celui-ci n’a pas une barque de pêcheur pour animer sa solitude, et à peine sert-il de temps à autre de refuge à quelque bâtiment surpris par la tempête ou par l’ennemi entre la rade de Cancale et celle de Saint-Malo. Il est menacé d’être à la longue comblé par les sables qu’y poussent les vents, et la limpidité des eaux qu’il reçoit exclut toute idée d’y tirer parti des atterrissemens. Des courans fort vifs de flot et de jusant marchent devant Rotheneuf parallèlement au rivage. En coupant l’isthme, dont l’épaisseur est à peine de 60 mètres, on leur ferait traverser le havre ; ils en expulseraient le sable, et, si le développement de la navigation ou l’emploi de la vapeur dans les croisières rendait nécessaire un abri de plus sur cette côte dangereuse, le pays se le procurerait ainsi à peu de frais.

Si, au lieu de suivre les âpres dentelures de la côte, on se rend directement de Saint-Malo à Cancale, on voit partout la maigreur naturelle du sol corrigée par l’assiduité d’une culture déjà ancienne. De gracieuses maisons de campagne, de beaux villages entre lesquels se distingue Paramé, se montrent à des distances rapprochées. Cancale occupe un des points les plus élevés du plateau granitique qui se rattache par l’isthme de Châteauneuf aux terrains anciens du continent. Un sentier fréquenté conduit du bourg à la pointe escarpée de la Chaîne, d’où la vue plane sur la baie du Mont-Saint-Michel ; la côte de Normandie borne l’horizon, et le roc de Granville, les clochers d’Avranches, la pyramide écrasée de Tombelaine, le Mont-Saint-Michel, font saillie sur la lointaine uniformité de ses collines. On a la grande rade de Cancale à ses pieds ; sur la droite et sur la gauche se déploie la ligne de précipices qui s’étend de La Houle à la pointe du Grouin. À 600 mètres en avant de la Chaîne, l’île rocheuse des Rimains enveloppe dans ses escarpes déchirées un fort dont le canon bat toute la rade et croise les feux des batteries de la falaise. Entre l’île et le rivage sort du sein des flots le cône granitique du Châtelier avec sa tête couverte d’une calotte de gazon. Au nord, la côte, toujours abrupte et menaçante, court jusqu’à la pointe du Grouin, et embrasse dans deux échancrures profondes les échouages de Porz-Picairn et de Port-Mer. Le Grouin se recourbe légèrement et se prolonge à deux milles au nord-est par la crête sourcilleuse de l’île des Landes et par une chaussée sous-marine sur le dos de laquelle se dresse, comme pour servir de balise aux navigateurs, la roche gigantesque de Herpin. Ces îles et cette côte de granit forment, du sud au nord-est, en passant par l’ouest, un cadre à la grande rade ; le banc des Corbières la protège contre les coups de mer de l’est, et les vaisseaux de guerre y mouillent sur une étendue de 180 hectares par un excellent fond d’argile vaseuse, : en dehors du banc, ils trouvent, sur un espace au moins triple, un ancrage non moins sûr. La fosse de Chatry offre, en dedans du mouillage des vaisseaux, un abri meilleur encore aux bâtimens légers, et les bâtimens du commerce jettent l’ancre au sud de l’île des Rimains et en face de La Houde. Le mouillage de Cancale est le refuge habituel des navires affalés dans le sud de l’archipel de Chausey, et la proximité de Jersey, de Granville et de Saint-Malo lui donne une grande importance en temps de guerre.

La première fois qu’il m’a été donné de contempler ce panorama, un soleil demi-voilé d’automne dorait les eaux silencieuses de la baie ; un essaim de jeunes filles se tenant par la main formait de ses rondes joyeuses une couronne animée à l’écueil du Châtelier ; une molle brise apportait distinctement au rivage les éclats de leurs voix fraîches et sonores. Ne se donne pas qui veut, en l’absence des fiancés aventurés sur des mers lointaines, une pareille fête dans un pareil lieu. Au débarquement, c’était plaisir de voir sauter à terre, l’œil brillant et la poitrine dilatée, trente robustes tendrons qui sans doute attendaient avec une discrète inquiétude le retour prochain des terreneuviers. Ce n’est point ici comme en Arcadie : la saison des amours n’est pas le printemps ; elle vient à la suite de la pêche de la morue, et l’on prétend s’en trouver parfaitement bien.

Sur le revers méridional de la pointe de la Chaîne, la falaise se dirige vers le sud-ouest ; bientôt elle recule pour faire place au village de La Houle, puis elle va déclinant jusqu’à Châteauricheux, où s’enracine, la digue des marais de Dol. De ce côté de la Chaîne, la basse même baigne point, comme de l’autre, le pied des rochers ; elle s’en éloigne en laissant à découvert la naissance de cette longue grève, qui, contournant le fond de la baie, s’élargit jusqu’au Mont-Saint-Michel.

Bien abrité du nord et de l’ouest, attenant à un mouillage spacieux, commandant une mer poissonneuse, l’échouage de La Houle est un des plus vastes qu’on connaisse : les navires y reposent jusqu’à une distance ; de 800 mètres du bord sur un fond de sable vaseux ; l’établissement maritime adjacent consiste en un long quai et un môle percé de petites arches qui sert au déchargement des bateaux de pêche ; il communique avec le plateau qui le domine par des rampes dont l’excessive raideur met obstacle à l’expédition des produits de la pêche et à l’exploitation de la tangue dont la plage est formée. La Houle est le port de Cancale ; ce petit établissement est au dernier rang des ports de commerce, mais au premier des ports de pêche, et sans doute il est des plus anciens de ceux-ci : le sol sur lequel il est bâti est composé des débris de la falaise qui le domine et d’écailles d’huitres que le flot a jetées au pied, en sorte que la mer signalait elle-même aux premiers habitans de ce rivage les richesses recelées dans son sein. La Houle met à la mer deux cent cinquante embarcations montées chacune par huit hommes, quelques-unes même par neuf et dix. Le sous-quartier d’inscription envoie beaucoup d’hommes à Terre-Neuve, et fournirait à lui seul l’équipage d’un vaisseau de cent canons.

Toute la pêche de Cancale se fait à la part. Le patron en a une et demie, chaque homme une, le mousse une demie, et le bateau garni de filets de une et demie à trois, suivant sa valeur. Rennes est le principal débouché du poisson frais péché dans la baie ; Saint-Malo, Saint-Servan et les petites villes environnantes viennent ensuite.

L’espace compris entre l’archipel de Chausey, Granville, Cancale et la côte intermédiaire est le plus riche gisement de bancs d’huîtres qui soit à notre portée : il livre au commerce une centaine de millions d’huîtres par an. Ce voisinage a fait des ports de Granville et de Cancale les deux centres principaux de cette pêche, et l’exploitation exclusive de la baie leur a, de temps immémorial, été assurée par des règlemens qui l’interdisent à toute embarcation pontée, par conséquent venue de loin. Elle a long-temps été entre les deux ports le sujet de violens conflits ; chacune des deux populations, croyant faire son bien aux dépens de l’autre, surpêchait les bancs qu’elle pouvait atteindre, et l’on marchait ainsi vers un épuisement prochain. L’administration de la marine a fait cesser, par un partage équitable de la baie, cette guerre insensée et ces dévastations. La pêche se mesure aujourd’hui, tant du côté de Granville que de celui de Cancale, sur le repeuplement des bancs. Des rivalités individuelles auraient pu devenir aussi nuisibles que celles des ports à l’aménagement des bancs ; les pécheurs les ont prévenues en se constituant en communauté pour cette branche de leur industrie. La pêche des huîtres ne se fait que sur commandes en gros, arrêtées à prix débattus entre le syndicat des pêcheurs et les acheteurs. Les conventions de vente arrêtées, le commissariat de la marine désigne les bancs sur lesquels on doit pêcher. Les bateaux, armés chacun d’une drague, partent en flottille pour s’y rendre ; ils y trouvent les gardes-pêche de l’état. Un coup de canon donne le signal. Aussitôt les dragues tombent à la mer, et les bateaux qui les traînent se croisent, se mêlent, se rencontrent, s’évitent ; on les dirait de loin entraînés dans un tourbillon ; les dragues remontent et redescendent jusqu’à ce que les bateaux soient pleins ou que la mer montante, doublant la distance du fond à la surface, rende la manœuvre trop pénible. Un second coup de canon donne le signal du retour. À la rentrée à La Houle, on fait la répartition du produit de la pêche : il est immédiatement livré aux biskines, barques d’une quarantaine de tonneaux, qui le transportent dans les parcs de Saint-Waast, de Courseulles et de Dieppe, ou se distribue entre les étalages même de La Houle, vastes dépôts où les coquillages se conservent, se développent, se reproduisent et alimentent incessamment le commerce. Les étalages sont au nombre de sept cent vingt-huit, et occupent entre les laisses de haute et de basse mer une superficie de cinquante-huit hectares ; ils contiennent souvent soixante millions d’huîtres. La sagesse des réglemens auxquels est assujettie la pêche des huîtres se manifeste dans l’obéissance scrupuleuse avec laquelle on les observe, et mieux encore dans l’intérêt attentif et jaloux qu’inspire aux pêcheurs l’aménagement d’une richesse naturelle ou plutôt d’une propriété sur laquelle se fonde l’avenir de leurs familles. Instruits par l’expérience, ils ne veulent plus d’une liberté qui conduirait, par le gaspillage des gisemens, à la ruine du pays et des individus.

La propreté, l’air d’aisance des habitations de La Houle témoigne de l’abondance des ressources de la baie et fait honneur à l’activité des ménagères : les talens domestiques de celles-ci ne leur font pas dédaigner des travaux qui, pour être pénibles, ne sont point au-dessus de leurs forces. Le beau sexe n’est pas moins remarquable à Cancale par sa vigueur musculaire que par ses grâces, et lorsque, par les basses mers de vive eau, il descend en masse sur la plage pour faire la pêche à la main, on ne sait vraiment ce qu’on doit le plus admirer de ses larges poitrines, de ses jambes musculeuses et de ses bras nerveux, ou de ses yeux bleus et de ses bouches vermeilles.

Malgré ces habitudes laborieuses, la population de Cancale ne passe ni pour très économe, ni pour très avisée. Le capital de la plupart des petites entreprises maritimes dont subsiste le pays s’obtient par l’escompte des bénéfices qu’on s’en promet, et cette manière d’administrer fait souvent des positions semblables à celles de ce soldat d’Horace qui avait perdu sa ceinture. L’habitude de voir la fortune capricieuse de la pêche déjouer les calculs de la sagesse et réparer les fautes de l’imprudence, de braver le danger, de compter pour faiblesse le soin de la vie, conduit au dédain de la prévoyance. Cette disposition d’esprit fait moins de calculateurs économes que de matelots intrépides, tels que les aimait Duguay-Trouin. On en est encore, à Cancale. à faire de la force et du courage personnel plus de casque de l’argent : aussi les Normands, voisins de cette population, la trouvent-ils fort arriérée.

Autant la circulation est animée dans la banlieue de Saint-Malo, autant elle est languissante sur la rive opposée. Infranchissable aux voitures, la Rance isole le beau pays qui s’étend de sa rive gauche à la baie de Saint-Brieuc du foyer d’où se répandent, sur la rive droite, la vie et le mouvement, et l’amplitude des marées, la véhémence des courans, mettent à l’établissement de bacs réguliers des obstacles qu’on n’a point encore surmontés. Les frais et les lenteurs du double transbordement qu’exige cette courte traversée creusent une profonde lacune entre deux rivages si rapprochés. L’état de la culture, la valeur des terres en sont gravement affectés dans la région déshéritée, et les relations du port de Saint-Malo sont amoindries d’autant.

La construction des ponts suspendus de la Roche-Bernard et de Cubzac, qui traversent deux bras de mer sans gêner la circulation des navires, devait faire naître la pensée d’en établir un semblable sur la Rance, et les projets n’ont point manqué. La place de ce pont est marquée au fond de la rade de Saint-Malo par les roches de Bizeux, qui s’élèvent au milieu de la Rance ; la pile et les culées du pont reposeraient sur ces roches et sur les pointes des Corbières et de la Vicomte ; chaque passage aurait les dimensions du pont fameux de la Menay, environ 340 mètres, et la dépense serait de 3 à 4 millions. De tels projets vont d’autant moins à notre temps, qu’un péage, quel qu’il fût, ne dédommagerait pas les constructeurs, et que les services rendus par le pont ne répondraient à l’élévation de la dépense qu’autant que le passage serait gratuit. En effet, l’utilité publique d’un pont se mesure à l’activité de la circulation qu’il dessert, et la compression exercée sur celle-ci par une taxe quelconque est telle qu’on a quelquefois vu la circulation décupler par le simple effet de la suppression du péage. Un temps viendra sans doute où les péages des ponts seront partout rachetés comme ils l’ont été à Paris en 1849. La différence est énorme entre les services rendus au public par un pont, suivant que le passage en est gratuit ou taxé. Peut-être serait-il facile de démontrer qu’ici l’état, les populations et les propriétés directement intéressées à la réalisation de l’entreprise rentreraient avec usure, par l’accroissement des valeurs imposables et par l’essor imprimé au commerce, dans le capital qu’ils consacreraient à la construction d’un pont libre au-dessus de Saint-Malo. À défaut de pont fixe, ce serait un grand bien que l’établissement, entre la pointe de Solidor et celle de la Vicomté, d’un pont volant mû par la vapeur et dirigé par des chaînes submersibles, tel qu’il en existe entre Portsmouth et Gosport, et vis-à-vis Southampton. Cette solution serait loin de valoir l’autre, mais elle ne serait pas au-dessus des forces de l’industrie privée.

De la pointe de Dinard, qui ferme la Rance vis-à-vis Saint-Malo, au cap Fréhel, la côte présente une succession d’échancrures plus ou moins profondes. Entre la pointe de La Haye et celle de Saint-Cast s’ouvre une baie qui reçoit les eaux de la rivière de Saint-Briac et celles de l’Arguenon : la presqu’île de Saint-Jacut s’avance entre les deux embouchures, et l’île des Ehbiens, qui lui sert de prolongement, couvre un des meilleurs échouages de la côte. La presqu’île était autrefois célèbre par son couvent : les bénédictins, y devançant de cent cinquante années l’administration publique dans l’art de fixer les dunes, arrêtaient dès 1640, par des semis et des plantations, les sables qui menaçaient d’envahir leurs demeures. Le port de Saint-Briac. échouage sûr, mais peu fréquenté, est en possession de fournir des officiers à la marine marchande, comme Cancale des matelots. On bâtit beaucoup à Saint-Briac ; la propriété foncière y est fort recherchée ; l’amélioration du sol aura son tour.

L’Arguenon sort, à 25 kilomètres de la côte, de l’étang, j’ai presque dit du lac, que forme à Jugon le confluent de la Rieulle, de la Rosette et de plusieurs autres ruisseaux. Il est navigable aux marées de pleine et de nouvelle lune pour les bâtimens de 4 mètres de tirant d’eau jusqu’au Guildo, et pour ceux de 3 mètres jusqu’à Plancoët. Le mouvement maritime y est alimenté par les matériaux de construction, le sel, et surtout les blés du pays : il n’a pas jusqu’à présent excédé 10, 000 tonneaux ; mais il est fort susceptible d’accroissement. La tradition veut que dans des temps reculés les eaux de la mer se soient avancées par l’Arguenon jusqu’au pied de l’ancienne capitale des Curiosolites. Cette capitale n’est plus aujourd’hui que le bourg de Corseul, et il ne lui reste de sa splendeur éteinte que des tronçons de voies romaines et les vestiges d’une vaste enceinte à peine fouillée[1]. Il est factieux que César ne nous ait point dit si Trebius Gallus, lorsqu’il vint requérir chez ce peuple des blés pour les légions romaines[2], vit flotter des navires à la place où sont les marais de Montafilant ou à celle des terres humides qui ont conservé le nom de la Baie. Les vallons marécageux d’aujourd’hui ont pu être, il y a deux mille ans, des chenaux dans lesquels remontaient les marées ; mais, cela fût-il certain, les dépôts des eaux douces, en se superposant à ceux des eaux salées, ont trop exhaussé le sol pour qu’il y ait à songer au rétablissement de la navigation. Celle de l’Arguenon pourrait être poussée pour de simples bateaux, à peu de frais et avec avantage, jusqu’à Jugon. La baie, dont Plancoët est éloigné de 10 kilomètres, est en état de fournir de la tangue à toute la région granitique qui s’étend au sud ; mise à Jugon à la portée du canton de ce nom et de ceux de Merdrignac, de Broons et de Collinée, la tangue y substituerait la bonne culture à la mauvaise. L’étendue de ces quatre cantons est de 78,265 hectares, dont 19,431 sont encore en friche, et elle est susceptible d’absorber 400,000 tonnes de tangue par an. Les avantages remarquables obtenus par l’application de cet amendement à des terres voisines ont déjà déterminé une quinzaine de bateaux à se consacrer à l’approvisionnement d’un dépôt à Plancoët. C’est le germe d’entreprises qui assureraient un tonnage considérable au canal de Jugon et fonderaient sur l’accroissement des produits de l’agriculture l’extension de la navigation maritime.

Quelques paysagistes ont apporté leurs toiles et leurs pinceaux sur les bords de l’Arguenon, et ils y ont trouvé tout ce que l’abondance des eaux, la fraîcheur des prairies, l’âpreté des rochers, l’épaisseur des ombrages, peuvent offrir de contrastes charmans. La masse imposante du château du Guildo est faite pour occuper à elle seule plusieurs peintres ; rien n’y manque de ce qui peut éveiller les imaginations, pas même la mystérieuse poésie des lugubres traditions. On ne sait ni par qui, ni à quelle époque fut fondé ce sombre édifice ; mais ce fut dans ses murs qu’en 1446 François Ier, duc de Bretagne, fit étrangler Gilles son frère, comme vendu aux Anglais ; en 1590 et en 1597, le château du Guildo fut encore ensanglanté par les luttes fratricides dont la ligue couvrit la France. Il n’a plus aujourd’hui d’habitans que des oiseaux de proie. Ces pittoresques avantages n’empêchent pas l’Arguenon maritime d’être un obstacle au mouvement dont Saint-Malo devrait être le foyer, et la construction d’un pont sur la Rance entraînerait la nécessité d’en établir un au Guildo. Heureusement l’espace à franchir n’est ici que de 120 mètres, et la nature fournit pourpoints d’appui des roches qui élèveraient le tablier du pont au niveau du plateau d’où descend la route et au-dessus de la portée des mâts des navires.

En sortant de la baie de l’Arguenon, les matelots saluent le champ de bataille de Saint-Cast. De la pointe qui lui sert de limite à celle de la Latte, s’enfonce entre deux lignes de roches acores la baie de La Frenay : à mer basse, c’est une longue plage de sable et de tangue. Elle est ouverte aux vents du nord-est, mais bien abritée de ceux du sud-est au nord-ouest, et les grands navires s’arrêtent à l’entrée sur un assez bon mouillage. Ceux dont le tirant d’eau n’excède pas 2 mètres 60 atteignent le fond de la baie aux marées des syzygies : ils déchargent aux petits échouages de Portmieux et de Port-à-la-Duc des matériaux et en remportent des grains ; mais le mouvement d’entrée et de sortie atteint rarement 5,000 tonneaux. La petite rivière de Frémur entre dans la baie par le fond et y divague à mer basse. Maintenue au pied de l’escarpe rocheuse qui se dresse du côté du nord, elle approfondirait elle-même son chenal et livrerait à la culture au moins 300 hectares d’excellent terrain.

Le mouillage de La Frenay est commande par le château de la Latte bâti, au milieu du Xe siècle, par la famille de Goyon, qui compte encore parmi nous de dignes représentans. Quand il repoussait les invasions des Normands, ce château s’appelait la Roche-Goyon, et l’on ne sait comment s’est perdu ce nom qui rappelait son origine. Il est posé sur des roches à pic et isolé de la terre par une profonde coupure, faite d’abord par le retrait des roches tertiaires qui se sont formées en arrière du granit, puis élargie par la main des hommes. Ce fort a été vainement assiégé par les Anglais en 1490 et en 1689.

Au-delà de la Latte et jusqu’au cap Fréhel, la côte ne présente le long de la dangereuse anse des Sévignés qu’un précipice continu, dans les escarpes duquel un grès fin et serré se montre par épaisses assises horizontales. Le cap est aujourd’hui couronné par un beau phare à éclipses dont les rayons portant à 41 kilomètres éclairent à lest l’atterrage de Saint-Malo, à l’ouest la baie de Saint-Brieuc. Ce phare a remplacé un fanal fondé en vertu d’un arrêt du conseil de la marine qui peut servir à mesurer les progrès qu’a faits parmi nous, depuis le mois de février 1718, le système d’éclairage des côtes. L’entretien du fanal était évalué à 2,814 francs, et l’on calculait qu’il fallait, pour y pourvoir, le produit d’un droit de 2 sous par tonneau sur tous les navires se rendant dans les ports ou havres compris entre le cap et Regnéville. Cette perception rendrait aujourd’hui 14,000 fr. Vingt-cinq tonneaux, de houille, à 70 livres l’un rendu au bord de la mer, étaient affectés à l’éclairage proprement dit : indépendamment de la diminution de valeur de l’argent, le tonneau de houille ne coûterait plus dans ces conditions qu’environ 25 francs.

Maintenant que nous avons parcouru la côte, il faut regagner l’embouchure de la Rance. Rappelons, sans remonter à la limite des temps historiques[3], ce qu’a jadis été Saint-Malo, dans la paix, dans la guerre ; voyons ce qu’il est aujourd’hui : l’étude des conditions de la force et de la prospérité de cette terre célèbre mettra en relief les germes dont l’épanouissement lui promettrait un avenir digne de son passé.

Charles VII, ce roi si français par ses qualités et par ses faiblesses, remerciant, dans une ordonnance de 1425, les Malouins d’avoir fait lever aux Anglais le siège du Mont-Saint-Michel, et d’avoir iceux desconfits, leur rend témoignage de s’être toujours montrés entièrement affectionnés à la couronne de France et malveillans envers nos anciens ennemiz et adversaires les Anglais : pour lesquelles causes, ajoute-t-il, et aultres dommaiges qu’ils ont faicts et font chaque jour contre nosditz ennemiz, au lieu de nous et de notre seigneurie, iceux ennemis les ont en haine mortelle. Ces paroles du prince qui chassa de France l’étranger semblent être une prédiction du duel acharné dans lequel, pendant les siècles suivans, Anglais et Malouins se cherchèrent et se prirent tant de fois corps à corps. La mer, la mer lointaine, fut la plupart du temps leur champ de bataille : ce serait sortir du cadre de ces études que de perdre le rivage de vue, et, parmi les actions dont il a été le théâtre ou le témoin, il ne faut même rappeler que celles dont il reste encore à tirer des conséquences utiles pour la défense de notre territoire.

Les Malouins prenaient leur part de la guerre suscitée par la ligue d’Augsbourg (1686), et quand survint la paix de Ryswick (1697), il était entré 256 prises, la plupart anglaises, dans leur port[4]. En 1692, ils armèrent en course 28 grands bâtimens et 106 petits[5]. Le 15 juillet de la même année, 32 voiles anglaises s’avancèrent dans l’atterrage de Saint-Malo et passèrent quatre jours à faire une reconnaissance minutieuse de toutes les passes : cette expédition, dont le but devait se révéler plus tard, ne fut marquée que par une attaque qui échoua contre le château de la Latte et par quelques centaines de bombes inutilement lancées sur Saint-Malo.

L’année suivante, on parlait sur toute la côte d’une machine infernale à laquelle de nombreux ouvriers travaillaient mystérieusement dans le port de Londres, et l’on se demandait avec anxiété sur quel point tomberait la foudre. Le 26 octobre, 12 vaisseaux de ligne, 5 galiotes à bombes, 2 corvettes, 4 brigantins et 3 brûlots vinrent reconnaître le havre de Rotheneuf et jetèrent l’ancre près de la Couchée. La ville était dégarnie de troupe ; sa jeunesse s’offrit à la défendre ; elle se jeta dans les forts, qu’on arma comme on put ; on n’avait que de mauvaise poudre, et quand les Anglais commencèrent le bombardement, on vit que les coups par lesquels on leur répondait ne portaient pas. Le lendemain, l’ennemi mit ses canots à la mer et fit sur l’île de Cézambre une descente. L’île ne contenait d’édifices qu’un couvent, et n’avait d’habitans que des récollets qui s’en étaient enfuis la veille. Les Anglais burent le vin des moines, ce qui était de bonne guerre ; ils brûlèrent l’église et le couvent, après avoir mis de côté tout ce qui était bon à emporter ; puis ils célébrèrent leur triomphe en accablant pendant plusieurs jours de grossières moqueries un pauvre moine qui, perclus de goutte, n’avait pas voulu suivre ses frères dans leur retraite.

Le 29, le duc de Chaulnes, gouverneur de la province, accourut avec deux compagnies de dragons et deux cents hommes d’infanterie. Le bombardement continua, et en fin de compte il causa à la ville un dommage estimé 3,000 livres : en revanche, les bombes des bourgeois de Saint-Malo enfonçaient une galiote et deux vaisseaux anglais ; mais « le 3 novembre, à sept heures du soir, lorsqu’on y pensait le moins, il se fit une décharge du canon du rempart. Incontinent après, tout Saint-Malo paraissait en feu, toute la ville fut ébranlée ; on entendit un tintamarre le plus horrible, semblable à un coup le plus épouvantable de tonnerre. Partout il tomba une grêle de clous, de chevilles de fer, de câbles, de bois de navires ; tout trembla ; chacun crut sa maison écroulée ; chacun chercha dans son logis en quel endroit était tombée une bombe ; la grande porte de l’église, mise en morceaux, arracha ses gonds et les pierres qui les tenaient… On ressentit la commotion à Châteauneuf et à Ploubalay (12 kilomètres de distance)….. C’était la machine anglaise qui éclatait ; elle était dirigée vers la tour de la poudrière ; mais le vent tourna, et la Providence, prenant en main le gouvernail, fit échouer le brûlot sur la roche Malo ; il s’y creva, se renversa sur le côté ; une grande partie des poudres se mouilla ; le reste produisit son principal effet sur le fond de la mer. Le brûlot était grand comme un vaisseau à trois ponts et ne tirait que sept pieds d’eau : ayant éclaté plus tôt qu’on ne comptait, il ne fit périr que ses conducteurs[6]. » Le duc de Chaulnes eut sa part de l’explosion ; la toiture de la maison voisine du rempart où il logeait fut enlevée, les planchers furent décarrelés connue par le tonnerre. « Ce que nous découvrîmes hier, écrivait-il, fut que les deux tiers de la ville furent ébranlés et que toutes les rues lurent en un moment pleines de tuiles et d’ardoises. Des officiers de marine, qui venaient dans des chaloupes, firent mettre les soldats sur le ventre par tout ce qu’ils entendaient tomber sur la mer. L’effet qui me paraît le plus surprenant fut que tous les remparts furent couverts d’eau de la mer qui coula plus d’une heure comme d’un grand orage. La mer s’étant retirée vers les dix heures ce matin, j’ai été avec M. de Châteaurenaud, tous les officiers de marine et M. l’intendant sur le sable ; nous avons trouvé un reste du vaisseau qui a sauté. On a déjà compté deux cent trente bombes qui n’ont point agi[7]… »

« Un corsaire de Saint-Malo ayant pris douze ou quinze Anglais, je n’ai cru pouvoir mieux faire que de les renvoyer aujourd’hui, après les avoir fait promener sur l’estran, où ils ont vu les corps de ceux qui ont exécuté l’entreprise. Ils ont aussi vu le grand nombre de leurs bombes toutes chargées et pas une seule maison brûlée. J’écris au gouverneur de Jersey et lui en fais une plaisanterie[8]. »

La machine infernale de 1693 a fait beaucoup de bruit dans le monde. Ce fut le premier emploi d’une arme pour laquelle les Anglais ont eu long-temps une prédilection marquée, et l’on a rarement traité de ces sortes de machines de guerre sans la citer. Les témoignages des spectateurs île l’explosion sont donc bons à recueillir, et s’ils prouvent qu’elle fit un peu plus que de causer des vitres, ils ne contredisent pas l’opinion de Napoléon que les machines, les bombardemens même, sont comptés pour rien en temps de guerre[9].

L’attaque dirigée contre Saint-Malo avait mis en relief l’énergie de la province en même temps que l’incurie du gouvernement ; lorsque les Anglais se retirèrent, toute la Bretagne était levée pour les repousser. Le duc de Chaulnes ne se contenta pas de constater ce double effet ; s’accusant le premier d’imprévoyance, il accepta comme une leçon la surprise dont le pays avait failli être victime, reproduisit les projets de Vauban pour la construction de forts battant les mouillages à portée de Saint-Malo, surtout de celui de la Conchée, et en demanda instamment l’exécution[10] ; mais ses plaisanteries au gouverneur de Jersey n’empêchèrent pas la machine infernale de Saint-Malo d’être prise fort au sérieux par le parlement britannique, qui le prouva en votant des fonds pour la continuation de ce beau système. En effet, le 14 juillet 1695, l’amiral Berkeley parut dans le nord de Saint-Malo avec 21 vaisseaux de ligne, 3 frégates, 9 brûlots et 17 galiotes à bombes ou bâtimens de flottille. Cette escadre portait 6,834 hommes et 1,416 bouches à feu[11]. Cette fois il fallut compter avec le fort de la Conchée ; sans être achevé, il était en état de défense ; il fut canonné, bombardé ; trois machines dirigées contre lui éclatèrent à peu de distance ; il répondit vigoureusement à ces attaques et fut moins maltraité que son intrépide commandant, le chevalier de la Marquerie, car la garde-robe et le mobilier de celui-ci furent mis en pièces par une bombe, et il n’en coûta pas 600 fr. Pour réparer le fort. 1,500 bombes furent lancées de la Passe-aux-Normands sur Saint-Malo : cinq maisons furent brûlées, et M. de Nointel, intendant de Bretagne, demanda 130, 000 livres pour réparer tous les dommages causés. Les Anglais eurent une galiote à bombe coulée et deux vaisseaux fort endommagés.

Absorbé par d’autres soins, Vauban ne revint à Saint-Malo qu’en 1700, et fit alors un projet complet de défense du côté de la mer et de celui de la terre. Des travaux qu’il proposait contre les attaques par mer, il ne manque aujourd’hui que le château qu’il voulait construire sur la pointe de Dinard, de manière à battre par des feux croisés toute l’étendue de la rade. « Toutes ces pièces bâties et achevées, dit-il, avec la perfection requise et munies après de tout ce qui fera besoin, Saint-Malo pourra se moquer de toutes les attaques de l’ennemi du côté de la mer. » En effet, les forts dressés au milieu des flots rejettent la ligne de bombardement à une trop grande distance pour que la ville puisse être atteinte. « Mais, ajoute Vauban, on n’en peut pas dire autant du côté de la terre ; bien éloigné de là : une armée de douze à quinze mille hommes pourrait facilement l’assiéger et la forcer en moins de huit ou dix jours de temps. » Prenant alors, pour mieux déterminer le système de défense, le rôle d’assiégeant, il place des batteries, et les montre ouvrant en quelques heures la place du haut en bas, puis livrant à un incendie général cet amas de maisons de cinq, six et même sept étages, la plupart bâties en pans de bois, et qui se rapprochent par le haut dans des rues de douze, de dix, de neuf, de huit pieds de large. Tel serait à ses yeux le résultat infaillible d’une attaque bien menée, et il se demande où se réfugierait, dans un pareil désastre, la population resserrée par la mer, poursuivie par les flammes. De l’impossibilité de parer des coups portés de si près, il conclut la nécessité d’éloigner la ligne d’attaque ; il trace donc la ligne de défense de la pointe de Rochebonne à la Rance, sur les hauteurs qui avoisinent Saint-Malo, et, lui donnant cinq quarts de lieue de longueur, il lui fait envelopper Saint-Servan ; il ajoute à cet obstacle celui d’une inondation tendue par l’écluse du bassin à flot, dans lequel il voit une ressource pour la défense au moins autant que pour la navigation. La surface des deux villes ainsi réunies et fortifiées formerait un triangle dont deux côtés seraient gardés par la mer, et, pour en faire le siège régulier, il faudrait deux corps d’armée, qui, tenus par l’interposition de la Rance dans l’impossibilité de s’entre-secourir, seraient en danger continuel d’être écrasés séparément.

Ces combinaisons furent mal accueillies à Saint-Malo : on y fut blessé de voir Saint-Servan admis à une part trop égale dans les avantages de la position pour ne pas attirer une partie de la population, et l’on prévit un abaissement considérable dans le taux des loyers. L’évêché était propriétaire de beaucoup de maisons, et l’évêque fut des plus ardens à réclamer ; on prétendit montrer que le projet ne valait rien. Vauban trouva fort naturel que des bourgeois et même des prélats défendissent leurs intérêts privés ; mais il les releva d’une façon au moins cavalière sur leurs doctrines en matière d’intérêts publics, de sièges et de fortifications ; il traita les maisons de paquets d’allumettes, les propriétaires, sans faire aucune exception pour l’évêque, d’imbéciles, et, opposant les grands intérêts de l’état, du commerce, de la province et de la ville elle-même à ceux d’une minorité aveugle, il représenta de plus fort la nécessité de mettre en état « une ville du mérite et de l’importance de Saint-Malo, ayant un bon port, un gros commerce bien établi, lui attirant une forte jalousie de toutes les villes de commerce de nos ennemis, et, par les courses qu’elle fait sur eux en temps de guerre, les intéressant tous à sa ruine. » Ce port, ce commerce, cette population maritime et militaire, Vauban voulait les développer derrière les remparts qui les auraient mis à couvert, et, dans cette vue, il traça les alignemens des rues de Saint-Servan et la nouvelle enceinte en terrasse de Saint-Malo, dont la pittoresque originalité montre l’étoffe d’un artiste cachée sous le génie de l’ingénieur[12]; il portait ainsi à 21 hectares 38 ares l’étendue de Saint-Malo, qui n’était auparavant que de 16 hectares 10.

La paix, sur le maintien de laquelle comptait Vauban pour l’exécution complète de ses projets, ne fut pas de longue durée. À peine entamait-on l’expropriation des terrains nécessaires aux travaux, que la guerre de la succession éclatait, et, si urgent que fût l’élargissement de l’enceinte, il ne se termina qu’en 1737. Malgré ce grave mécompte, la période à laquelle appartiennent ces événemens locaux fut prospère et glorieuse pour les Malouins. C’est en effet celle où le nom de Duguay-Trouin semait la terreur sur les mers.

René Duguay-Trouin était né à Saint-Malo le 10 juin 1673; il s’embarqua à seize ans : en 1691, sa famille lui confia le commandement d’une frégate de 14 canons, avec laquelle il s’empara, dans la rivière de Limerick, du château de Clare, et brûla deux vaisseaux anglais à l’échouage. C’était son coup d’essai, et il continua si bien que, lorsqu’à l’âge de vingt-trois ans, il fut admis comme capitaine de frégate légère dans la marine royale, il avait déjà pris 482 pièces de canon à l’ennemi[13]. Le reste de la vie de Duguay-Trouin appartient à l’histoire de France. Il mourut le 27 septembre 1736, sans fortune, malgré son expédition de Rio-Janeiro et la multitude des prises dont il avait enrichi son pays. Le manuscrit autographe de ses mémoires est sans contredit la pièce la plus précieuse que possèdent les archives de sa ville natale. Il n’est pas reproduit tout entier dans le livre que tout le monde a lu, et les suppressions commencent dès la première page. « J’ai cru devoir commencer, y dit le célèbre marin, par un aveu sincère des égaremens et des extrémités où m’ont jeté les mauvaises compagnies et mon inclination trop violente pour les femmes[14]. Cet aveu pourra servir de leçon aux jeunes gens pour les engager à éviter de pareils écueils, et à ne pas se livrer à cette passion tyrannique qui nous rend ses esclaves le reste de notre vie, être plus sages et plus prudens que je n’ai été. » Avant de donner son manuscrit à l’impression, Duguay-Trouin le soumit a son protecteur et son ami, le cardinal de Fleury. Le prélat craignit que, malgré les précautions de l’auteur pour masquer le pavillon de certaines prises qu’il avait faites à terre, quelques-unes ne fussent reconnues, et surtout que sa confession n’inspirât aux cadets de la marine moins de peur que de tentation d’échouer sur les écueils qu’elle signalait. Duguay-Trouin se rendit de bonne grâce à cette opinion, et la jeunesse française n’a pas perdu grand’chose à ce silence gardé sur les faiblesses d’un grand homme.

L’année 1758 s’ouvrait en pleine guerre de sept ans (1756-1763). Les Anglais se figurèrent que, malheureux dans l’Inde et en Prusse, nous devions l’être également en Bretagne. Dès le début de la guerre, le génie avait représenté la nécessité de mettre Saint-Malo en état de défense : il n’avait été écouté qu’à demi, et la principale mesure prise par la cour avait été la nomination du marquis de La Châtre au commandement supérieur de la ville et des environs. Le marquis aimait ses aises : n’apercevant rien de pressé dans son commandement, il faisait un voyage d’agrément sur la côte méridionale, lorsqu’il reçut un soir à Port-Louis du duc d’Aiguillon, gouverneur de la province, l’ordre de partir à l’instant même pour Saint-Malo, qu’on croyait menacé. Il y arriva le 2 juin. La ville n’avait de défenseurs que le régiment de Boulonais. réduit à un bataillon, et le marquis s’arrangea pour avoir des renforts vers le 15 ; mais le 4 un signal donné par le canon du fort de la Latte, et répété par toutes les batteries de la côte, vint le surprendre au milieu d’un dîner splendide. C’étaient les Anglais qui avaient l’indiscrétion de se présenter onze jours avant celui où il les attendait, et sans qu’aucun des préparatifs nécessaires pour les recevoir fût achevé. On courut au rempart ; le temps était brumeux ; on aperçut pourtant dans une éclaircie la flotte ennemie mouillée sur le Vieux-Banc. à dix milles au nord-ouest. Quelques-uns prétendirent (peut-être cette opinion leur était-elle inspirée à leur insu par la crainte de laisser refroidir le dîner) que les Anglais marchaient sur Brest : les officiers du génie crurent le danger plus pressant, et heureusement leur avis prévalut. On courut donc la nuit les rues de Saint-Servan et l’on prit aux cheveux, pour armer les forts de la mer, tout ce qu’on put attraper ; on expédia des courriers pour faire avancer des troupes. Le lendemain à midi, cent quinze voiles ennemies mouillaient en rade de Cancale, et le comte de La Tour d’Auvergne, colonel du régiment de Boulonais, occupait la pointe de la Chaîne avec trois cents de ses soldats et cent dragons. À quatre heures, une frégate de 50 canons s’embosse devant la batterie du Bar-Brûlé, au sud de la pointe : un simple canonnier de Cancale, dont tous les rapports constatent l’action sans le nommer, se jette avec quelques camarades dans la batterie déserte, et dirige si bien le feu de trois canons, qu’après un combat de deux heures la frégate est obligée de se faire remorquer ; mais elle est bientôt remplacée par trois autres frégates, dont le feu balaie le rivage, et sous la protection, desquelles quatre-vingts chaloupes débarquent trois mille hommes d’infanterie. Le comte de La Tour d’Auvergne veut charger les Anglais avec ses quatre cents soldats et autant de volontaires animés les uns et les autres de cette ardeur avec laquelle les troupes inexpérimentées obtiennent de grands succès ou commettent de grandes fautes ; les officiers du génie l’arrêtent ; il cède enfin à leurs instantes représentations sur l’insuffisance de ses munitions, la disproportion de ses forces, la nécessité de les réserver pour la défense de Saint-Malo, et le peu de portée d’un succès momentané. On réclamait d’ailleurs les dragons pour conduire à Dinan douze cents prisonniers faits par les corsaires, malouins. Les Anglais opèrent donc leur débarquement ; ils forment tranquillement entre le bourg de Cancale, la falaise et La Houle un camp aussi fortement retranché qu’avantageusement situé ; ils passent la journée du 6 à brûler les maisons qui les gênent, à en créneler quelques autres, à faire des abatis d’arbres, et ils perfectionnent si bien leur établissement, que nos ingénieurs n’y trouvèrent quelques jours plus tard pas une seule disposition qui ne fût digne d’éloges. Le camp reçoit en tout quatorze mille hommes, mille chevaux, vingt-trois pièces de canon et deux obusiers. Le 7, l’ennemi se porte sur Paramé et sur Saint-Servan ; il occupe la ligne même que voulait fortifier Vauban, et l’on reçoit à Saint-Malo un message ainsi conçu :


« Quartier général de l’armée, le 7 juin 1758.

« Nous nous trouvons en possession de tout le pays entre Dinan, Rennes et Dol jusqu’à Saint-Malo, et voyant que tous les habitans des villes et villages dans toute l’étendue de ce pays ont abandonné leurs domiciles pour éviter apparemment les contributions ordinaires, et comme nous sommes informés que les habitans ont été par vos ordres forcés de se rendre à Saint-Malo, nous vous faisons savoir que, s’ils ne se rendent point paisiblement chez eux et n’envoient point leurs magistrats à notre quartier pour régler les contributions, nous nous croyons obligés à y mettre le feu, et cela sans retardement.

« Duc de Marlborough. »

Le marquis de La Châtre répondit, ce qui était parfaitement vrai, qu’il n’avait donné aucune espèce d’ordre, et la nuit les Anglais, descendant sur la grève du port, brûlèrent quatre-vingts bâtimens de 150 à 300 tonneaux, ce qui causa au commerce une perte de 3 millions, c’est-à-dire très supérieure à ce qu’eût coûté la fortification qui l’eût prévenue. Le lendemain matin, les bâtimens du roi et les corsaires qui étaient à Solidor eurent un sort semblable.

Fort heureusement, le commandant des forces de sa majesté britannique n’avait hérité que des dignités du grand homme de guerre dont il portait le nom : il ne devinait pas les moyens d’attaquer Saint-Malo exposés dans le mémoire de Vauban, et le temps qui s’écoulait n’était pas perdu pour nous. Les marins de Cancale avaient suivi M. de La Tour d’Auvergne, et occupaient à Saint-Malo les postes les plus dangereux ; le génie multipliait les obstacles devant l’ennemi ; les bourgeois et les marins s’organisaient en compagnies de volontaires ; des troupes et des munitions entraient par Dinard ; soixante gentilshommes des environs formaient pour les coups les plus hardis une compagnie franche sous les ordres du chevalier de Robien, lieutenant aux grenadiers à cheval ; enfin le duc d’Aiguillon, accouru du fond de la Basse-Bretagne, après avoir mis de tous côtés les troupes disponibles en mouvement, s’était jeté dans la place, et imprimait à tous les services d’approvisionnement une grande activité. La bonne contenance des troupes et de la population fit paraître aux yeux du duc de Marlborough la ville beaucoup plus forte qu’elle n’était en réalité. Le 10 juin, ses coureurs annoncèrent que des têtes de colonnes se montraient à Châteauneuf et à Pontorson : il donna immédiatement l’ordre de plier les tentes, et le duc d’Aiguillon, après s’être assuré de la réalité du mouvement, suspendit la marche des troupes dirigées sur Saint-Malo, de manière à les porter avec plus de facilité sur tel autre point qui serait menacé. La retraite des Anglais se fit dans un ordre parfait. Le comte de La Tour d’Auvergne, avec le régiment de Boulonais et la compagnie franche, suivit leur mouvement en leur tuant (Quelques hommes. Rentrés dans le camp de Cancale en laissant en dehors une forte arrière-garde, les Anglais rembarquèrent, sans se presser, d’abord leur matériel et leurs chevaux, puis leur infanterie. Le 12, à midi, tout était à bord. Le soir, M. de La Tour d’Auvergne s’établit lui-même dans le camp, et la flotte, après avoir deux fois quitté et repris le mouillage, disparut le 22 dans la direction de Jersey.

La veille de ce départ, le duc d’Aiguillon avait renvoyé au duc de Marlborough cinq de ses soldats faits prisonniers ; celui-ci garda trois soldats de Boulonais qui avaient eu le même sort, et les emmena en Angleterre. Quelques jours plus tard, on reçut à Saint-Malo les journaux publiés à Londres pendant l’expédition : ils annonçaient au peuple anglais que le duc de Marlborough avait pris les villes de Cancale, de Saint-Coulomb, de Saint-Ideuc, de Paramé, et était maître d’une partie de la Bretagne[15]. Chez nous, on se souvint qu’en 1694 et dans son mémoire du 5 avril 1700, Vauban avait désigné l’atterrage de Cancale comme le point le plus favorable pour le débarquement d’une armée de douze à quinze mille hommes avec du canon, dirigée contre Saint-Malo, et l’on conclut de ce qui venait de se passer qu’il fallait défendre la rade par un fort, qui fut, en effet, construit sur l’île des Rimains. Il eût mieux valu suivre le conseil de Vauban tel qu’il le donnait, et, en fortifiant Saint-Malo, se guérir une bonne fois pour toutes des inquiétudes auxquelles on sera toujours exposé à l’occasion de cette ville, et par-dessus cela en faire une excellente ville de guerre et de commerce à peu de frais, et sans que l’un puisse nuire à l’autre.

La flotte qui venait de séjourner du 4 au 22 juin dans les eaux de Cancale et de Saint-Malo alla faire une descente à Cherbourg, où l’on ne se défendit pas, y fit beaucoup de mal, puis rentra dans les ports d’Angleterre, s’y ravitailla, et reprit la mer, forte de cent cinq voiles. Le 3 septembre au matin, elle fut signalée à six lieues au large du cap Fréhel, et vint mouiller le soir devant l’île Agot, à cinq milles à l’ouest de Saint-Malo.

Le 4, une partie de la flotte entre dans l’anse de Saint-Briac ; deux frégates s’embossant canonnent la plage déserte ; cinq mille hommes et deux cents chevaux, dont moitié d’artillerie, sont débarqués et campent sur la pointe de la Garde-Guérin ; de fortes reconnaissances viennent jusqu’au bord de la Rance vis-à-vis Saint-Malo. — Le 5, les Anglais brûlent à Saint-Briac vingt-deux barques de pêcheurs, plusieurs maisons, le presbytère ; puis, se répandant dans la campagne, ils incendient les granges, les moulins, et, jusqu’aux meules de fourrage. — Le 6, le reste des troupes est débarqué, et le surlendemain le corps complet campe au bord de l’Arguenon, vis-à-vis le Guildo.

Dès que l’ennemi eut opéré sa descente à Saint-Briac, les forts de Saint-Malo furent garnis de canonniers ; une ligne d’embossage fut formée dans la Rance par une frégate et des corsaires, les milices des capitaineries de Dol et de Dinan occupèrent tous les passages de la rivière. Cependant le duc d’Aiguillon avait appris le 5 à Saint-Mathieu, près Brest, le débarquement des Anglais. Ses dispositions étant prises pour la sûreté de Brest, de Lorient, de Port-Louis, de Belle-Isle et de Nantes, il fait arriver à marches forcées toutes les troupes disponibles dans la province sur la ligne de Lamballe, de Jugon et de Dinan, de manière à enfermer l’ennemi entre la Rance et la baie de Saint-Brieuc ; il est lui-même, le 8, à Lamballe, porte son quartier-général à Plancoët, où il n’est plus qu’à 10 kilomètres de l’ennemi, et appelle à lui les troupes qui s’avançaient. Le 9 au matin, les Anglais passent l’Arguenon à mer basse et s’établissent fortement sur la route de Matignon. Le 10, ils occupent les hauteurs de Matignon, et ces divers mouvemens ne s’effectuent pas sans quelque gêne : des compagnies de tirailleurs, entre lesquelles on distingua, pour l’intelligence et le succès avec lesquels elle l’ut conduite, celle du chevalier de Lorel, capitaine au régiment de Boulonais, côtoyaient la marche des Anglais, et, s’embusquant dans un pays accidenté et couvert de baies, fusillaient leurs soldats dans les rangs, coupaient les traînards et les hommes écartés, et la nuit désolaient les bivouacs par la persistance et la subtilité de leurs attaques. Or les troupes anglaises, qui n’ont peut-être pas d’égales au monde pour la solidité, n’ont ni la souplesse ni la résistance à la fatigue des nôtres, et c’est leur enlever une grande partie de leurs avantages que de leur interdire le repos. Cette tactique fut surtout habilement employée dans la nuit qui précéda la bataille : huit compagnies de grenadiers et deux cents dragons partagés sous le commandement de M. de Broc, colonel du régiment de Bourbon, en pelotons de trente hommes, se glissaient sans bruit aussi presque possible des Anglais, tiraient et se repliaient en silence. L’hésitation que ces attaques mystérieuses portèrent dans les mouvemens de l’ennemi ralentirent son embarquement, et l’on en vit le lendemain matin les conséquences.

Le duc d’Aiguillon vint lui-même, le 10 au soir, reconnaître la position des Anglais : ils y étaient inexpugnables ; mais ils étaient obligés d’en descendre pour se procurer des vivres ou pour se rembarquer. Il remit donc le combat au lendemain, avec d’autant plus de raison qu’il attendait encore pendant la nuit le régiment de Royal-Vaisseaux. Avant le jour, l’artillerie anglaise avec trois mille hommes prit les devans et se dirigea vers l’anse de Saint-Cast, en face de laquelle était mouillée la flotte ; le reste de l’armée, divisé en deux corps, suivit bientôt ce mouvement : c’est ce moment qu’attendait le duc d’Aiguillon. Il avait passé la nuit sur pied : à la pointe du jour, il parcourt rapidement les bivouacs et donne ses derniers ordres ; à sept heures du matin, il se porte vivement avec deux cents dragons sur Saint-Cast et voit la deuxième division ennemie commençant à monter sur les chaloupes. Il avait formé ses troupes en quatre corps ; il place à l’instant au centre celui de M. de Broc ; à la droite, sur l’escarpement de la Garde-Guérin, celui de M. de Balleroy, qui ne prit point de part active au combat ; à gauche, celui du comte d’Aubigny, et le quatrième en réserve, sur la hauteur, à portée d’appuyer chacun des trois autres, il s’établit lui-même au centre.

L’anse de Saint-Cast, qui se trouvait ainsi cernée, est comprise entre les pointes aiguës de Saint-Cast et de la Garde-Guérin ; elle forme dans le terrain granitique une échancrure demi-circulaire, dont le bas est occupé par une miellé légèrement mamelonnée, et dont le pourtour s’élève par des pentes rapides jusqu’au niveau du plateau supérieur. Les Anglais étaient dans les mielles, et, quoi qu’on en ait dit et imprimé, ils n’avaient fait aucun ouvrage de campagne pour protéger leur retraite. Ils ne comptaient pas si tôt sur les nôtres, et furent surpris de les voir couronner tout à coup la hauteur : l’ardeur de ceux-ci était telle que l’infanterie arriva au pas de course aussi vite que les dragons. À cet aspect, l’arrière-garde ennemie, composée de grenadiers et de gardes du roi, fait volte face, et toute la troupe se met en bataille ; mais, tandis qu’elle engage une vive fusillade avec notre centre, la division d’Aubigny, avec le régiment de Boulonais et la compagnie de gentilshommes volontaires en tête, descend dans l’arène et prend l’ennemi en flanc. Le régiment de Boulonais ne tire pas ; il se jette sur les Anglais à la baïonnette, renverse leur premier bataillon, et la division tout entière les pousse en désordre vers l’escarpe de la Garde-Guérin. Cependant les Anglais se rallient, se reforment, et tentent un effort désespéré sur notre centre, dans l’intention évidente d’y faire une trouée et de prendre au bord du plateau l’avantage de position auquel ils ont maladroitement renoncé ; mais ils sont repoussés par M. de Broc et par cinq pièces de campagne que le duc d’Aiguillon fait avancer. Dans cette extrémité, ils conservent assez de sang-froid pour remplir en ordre toutes les chaloupes que la flotte avait envoyées ; deux cependant surchargées d’hommes coulent, et l’on voit sur plusieurs autres les hommes embarqués couper à coups de sabre les mains des malheureux qui cherchent à s’y accrocher. À l’instant de l’attaque, la flotte avait détaché deux frégates de 30 canons, cinq chaloupes armées et deux bombardes, qui s’étaient avancées avec la mer montante. Elles firent un feu plus bruyant que meurtrier : gênées par l’interposition des leurs, elles tiraient sur la hauteur ; mais lorsque, le combat finissant, on n’aperçut plus sur la plage qu’une masse confuse d’hommes. les frégates anglaises se mirent de rage à tirer dessus… Tros Rutulosve fuat… Nos soldats, sans s’émouvoir, poussèrent un groupe d’Anglais sur la plage, et les massacrèrent sous les boulets des frégates, ce que voyant, l’amiral fit signal de cesser le feu.

La paix était faite ; nos soldats remontèrent sur la hauteur ; on compta 732 prisonniers, dont 40 officiers. Un nombre d’hommes à peu près égal s’était embarqué, et le lendemain on enterra 1,160 morts ; les Anglais étaient donc un peu plus de 2,500 à terre quand on les aborda. Nous eûmes de notre côté 63 officiers et 382 soldats tués ou blessés ; les blessés anglais reçurent les mêmes soins que les nôtres. Dans le dénombrement des prisonniers, les officiers se reconnaissaient à un singulier insigne : ils étaient nus, absolument nus, ils n’avaient pas même leurs chemises. C’étaient les soldats de Boulonais qui les avaient mis en cet état. On se souvient des trois hommes de ce régiment que le duc de Marlborough avait emmenés de Cancale ; ils avaient été promenés dans les rues de Londres, et exposés aux risées de la populace ; leurs camarades, l’ayant su, s’étaient juré de venger l’affront fait à leur uniforme. Leur manière de tenir leur serment provoqua dans les rangs de l’armée force éclats de grosse gaieté, et, comme tous les effets enlevés avaient été mis en pièces, que les bagages étaient éloignés, l’empressement de nos officiers à se dépouiller pour réparer le désordre de la toilette des officiers anglais, qui d’un manteau, qui d’une veste, qui d’un vêtement encore plus nécessaire, ne laissa pas de produire d’assez risibles accoutremens. Le duc d’Aiguillon fit remettre aux prisonniers déshabillés tout l’argent qu’ils souhaitèrent ; mais, quand l’amiral anglais lui fit demander quelques officiers de distinction, en tête desquels était lord Cavendish, il refusa, et, rappelant les trois soldats de Cancale, il ajouta qu’il était juste que les officiers anglais fissent à leur tour une promenade en France, pendant laquelle ils seraient du reste traités avec les égards dus à leur courage. La flotte anglaise garda son mouillage le 12 et le 13; elle appareilla le 14, et mit le cap sur Jersey. On la croyait pour quelque temps dégoûtée des descentes, et nos troupes n’avaient pas attendu son départ pour regagner leurs cantonnemens.

L’importance du succès obtenu sur la plage de Saint-Cast fut fort enflée dans les publications contemporaines : on poussa l’envie de glorifier certains corps ou certaines personnes jusqu’à porter sur des plans inexacts du terrain des faits matériellement impossibles. J’ai cherché la simple vérité dans des documens originaux, où l’on n’avait à flatter ni à tromper personne ; elle suffit sans doute à la gloire de ceux qui préparèrent et accomplirent l’action. J’ai eu plaisir, à cause d’une vieille calomnie qui s’est attachée, à l’occasion même de ce combat, au nom du duc d’Aiguillon, à montrer comment il fit son devoir de général et de soldat. La première fois que je suis passé devant l’anse de Saint-Cast, les matelots n’ont pas manqué de me faire saluer ce cimetière d’Anglais, et ils m’ont raconté que, pendant qu’on s’y battait, le général Guillon s’était caché dans un moulin. Cette croyance populaire est l’écho d’un propos bas et envieux dont on fit dans le temps honneur à l’esprit de M. de La Chalotais. Le duc d’Aiguillon monta-t-il, pour mieux reconnaître la position de l’ennemi, dans un des moulins à vent qui dominent encore le champ de bataille ? S’il le fit, il fit bien. M. de La Chalotais, dénaturant un acte si simple, ajouta qu’à Saint-Cast, le duc s’était couvert, non de gloire, mais de farine. Le mot fit fortune : les ennemis du duc, et il en avait beaucoup, colportèrent cette sottise, et des écrivains qui se piquent d’être sérieux la répètent encore aujourd’hui. Ceux qui combattaient aux côtés du duc sont unanimes, dans des lettres écrites au soleil de l’action, sur sa bravoure et son énergie ; leurs témoignages restent enfouis dans la poussière des archives, et l’on ne se souvient que du propos d’un docteur en droit qui était à vingt-cinq lieues du combat ! Telle est toujours la justice des partis, et quelquefois celle de la postérité.

L’expédition de Saint-Cast offre un double exemple de la facilité des débarquemens et du danger des rembarquemens : les uns s’opèrent presque toujours par surprise, sans trouver de résistance organisée ; les autres se font sous une pression redoutable et ne peuvent pas éviter cet instant critique que sut saisir le duc d’Aiguillon, où les forces divisées sont en partie à bord, en partie à terre. Dans le cas particulier, il est impossible de découvrir un but raisonnable à la marche des Anglais de Saint-Briac à Saint-Cast ; mais il l’est aussi de disconvenir que si, au lieu de prendre à droite, ils eussent pris à gauche et se fussent solidement établis entre Saint-Briac et la Rance, comme ils semblèrent un moment l’avoir résolu, ils auraient eu le temps d’incendier Saint-Malo de la pointe de Dinard, de couler les bâtimens qui formaient notre ligne d’embossage dans la Rance, et de se retirer sans laisser à nos troupes aucun des avantages du champ de bataille de Saint-Cast. C’est sans doute un malheur de ce genre que voulait prévenir Vauban, « Il croit, écrivait M. de Pontchartrain au roi après l’expédition de 1693, qu’il faudrait occuper la pointe de Dinard par un fort, après quoi les descentes de ce côté ne serviraient plus de rien aux ennemis[16]. » Vauban revint en 1700 sur la nécessité de cette construction pour assurer la rade de la Rance et empêcher que de cette pointe on puisse bombarder Saint-Malo, qui n’en est éloigné que de 800 toises. Au lieu d’un fort, on n’y a encore établi qu’une méchante batterie, sans aucune défense du côté de terre. La pointe forme une presqu’île granitique élevée, réunie à la terre ferme par un isthme étroit et bas ; la nature a fait les trois quarts du travail. L’exécution du projet de Vauban rendrait la rade inattaquable, et notre côte n’est pas assez riche en abris pour qu’il nous soit permis d’en négliger un semblable, à nous qui avons à compter avec la marine à vapeur.

La ville de Saint-Malo possède peu de documens sur l’histoire de son commerce et l’étendue de ses anciennes forces navales. Au temps où ce commerce était le plus prospère, le secret des opérations était considéré comme la condition essentielle du succès, et à peine étaient-elles accomplies, qu’on s’appliquait à en effacer les traces ; mais, pour juger de la puissance d’un établissement maritime, il suffit du souvenir des entreprises par lesquelles il s’est signalé. Quand un port fait des expéditions lointaines, de puissans armemens, c’est qu’il a formé par la pêche ou le commerce un matériel considérable, un personnel nombreux et exercé. On ne fait la guerre qu’avec les ressources accumulées par la paix, et la puissance navale peut, moins qu’aucune autre, se passer de capitaux.

En 1423, les Malouins « ont mis sus, armé, frété et avitaillé certaine bonne quantité de navires groz et menuz ; puis, libérallement, de leur franche vollonté et à leurs propres coutz et dépens, sont montez auxdits navires en bien grand nombre d’eux et allez avec Louis d’Eslouteville faire lever le siège que tenoient nos ennemiz les Anglais devant le Mont-Sainct-Michel, à grand puissance de navires et de gens d’armes et de traict, en quoi ils ont grandement défrayé du cousté du leur[17]. » Ils firent en 1495, avec les Basques, la découverte de Terre-Neuve : Jean Cabot n’y vint qu’en 1497, et ils devancèrent, par l’établissement de la pêche, la possession que François Ier fit prendre de l’île en 52-4. Jacques Cartier partait de Saint-Malo, sa patrie, le 20 avril 1534, pour entreprendre la découverte du Canada, et, le 19 mai de l’année suivante, pour la compléter : il revenait le 16 juillet 1536, après avoir donné à cette contrée le nom de Nouvelle-France. François Ier encouragea ces entreprises, et, « pour le désir d’avoir cognoissance de plusieurs payz qu’on disoit inhabitez et aultres qu’on disoit estre possédez par des gens sauvages et sans usage de raison, » il nomma, le 17 octobre 1540, Jacques Cartier capitaine-général d’une grande expédition dans l’Amérique du Nord. Il est superflu de dire si la marine malouine fut l’instrument de ces expéditions ; les noms de cap Fréhel, de La Couche, de Vache-Gâre, de baies de Saint-Méen et de Saint-Lunaire, de Bréhat, de Kerpont, de port-Saint-Servan, de cap Cézambre, semés sur la côte du Canada, sont autant de traces de son passage.

En 1541, Charles-Quint demandait aux Malouins leur concours pour son expédition contre Alger. Pendant la seconde moitié du XVIe siècle, les Malouins, dont le zèle pour la religion catholique était grand, embrassèrent avec ardeur la cause de la ligue : ils allèrent, chose rare chez des marchands, jusqu’à sacrifier l’intérêt commercial au sentiment religieux. Un arrêt du conseil de ville, en date du 20 avril 1591, fit défense « de trafiquer en Angleterre, crainte de contracter quelque corruption en la religion au préjudice du saint parti. » Néanmoins, au milieu du sang et des ruines qui couvrirent à cette époque la Bretagne, Saint-Malo conserva sa puissance navale, et ne pactisa point comme Paris avec l’Espagnol. « Les habitans n’ont rien regardé durant ces troubles que la conservation de la religion catholique, apostolique, romaine, et l’estat du royaulme, sans se soubmettre en puissance d’aultrui….. et combien que tardifs en leur recognoissance, ils se sont les premiers résolus à ne tolérer en façon quelconque l’establissement de nos ennemis en nostre province de Bretagne et se sont courageusement opposés à diverses pratiques secrètes, intelligences et entreprises ouvertement tentées contre nostre ville de Saint-Malo[18]… » Tel est le témoignage que rendit Henri IV lui-même à la manière dont ils surent maintenir leur indépendance, et l’empressement à se les attacher que laisse percer à chaque ligne de ses édits de 1594 ce prince avisé marque toute l’importance dont était à ses yeux cette conquête. Le roi y accorde à la ville un tribunal consulaire pour juger les différends en matière de commerce ; il autorise, sous la simple réserve des dispositions des traités entre la France et l’étranger, « le trafic et commerce libre en la ville avec toutes personnes, de quelques nations, pays ou partis qu’elles soient ; il permet aux habitans, sous la surveillance du grand-maître, de faire fondre de l’artillerie pour le service et maintien de la ville, du château et des navires et vaisseaux du port, » et immédiatement les armateurs, comme pour assurer leur droit en l’exerçant, font fabriquer cent pièces de canon[19]. Enfin il pousse la condescendance pour les sentimens qui avaient jeté la ville parmi ses ennemis les plus ardens jusqu’à défendre, après une humble confession des anciennes erreurs qu’il veut se faire pardonner, tout exercice de la religion réformée à trois lieues à la ronde autour d’elle. Il faut ajouter qu’une fois leur soumission faite, les Malouins furent les amis les plus dévoués d’Henri IV.

L’étendue des relations commerciales des Malouins est attestée par les réclamations que notre ambassade à Londres présente, en 1598, à la reine Elisabeth sur les tracasseries que leur suscitaient les Anglais « en tous leurs voyages et navigations, soit en Espagne, Portugal, Canaries, Barbarie. Levant, Terres-Neufves et autres endroits. » — En 1609. une flottille malouine, commandée par Beaulieu, montre à la chrétienté comment il fallait traiter la piraterie barbaresque. Suivie de quelques bâtimens espagnols, elle force en plein midi l’entrée du port de Tunis et y brûle trente-cinq navires armés pour la course. — En 1628, les Malouins concourent puissamment, sous le cardinal de Richelieu, à la prise de la Rochelle et à la consolidation de l’unité française, trop souvent attaquée dans nos guerres de religion. — Ces actes, qui surnagent, entre tant d’autres oubliés, du sein d’une période de deux siècles, ne manifestent-ils pas la puissance du commerce de Saint-Malo, et qui pourrait, devant les marques du coup de griffe, nier l’existence et méconnaître la force du lion ?

Lorsqu’en 1664 Colbert voulut organiser la compagnie des Indes, il s’adressa d’abord au commerce de Saint-Malo, et voici comment, quelques années plus tard, M. de Nointel, intendant de Bretagne[20], parlait de cette ville : « Le nom de l’évêché de Saint-Malo est fameux, dit-il, dans toutes les parties du monde, et il en a l’obligation à sa ville principale, dont le commerce est considérable depuis long-temps et fort étendu. Il est établi avec l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, et occupe près de 100 bâtimens de 30 à 400 tonneaux que fournit la seule ville de Saint-Malo. Il y vient par an 100 bâtimens anglais, de 25 à 30 hollandais chargés principalement de bois, goudron, chanvre et marchandises de la Suède et du Danemark, de fromages, de harengs ; ils prennent en retour des huiles de Provence et d’Italie ; mais le commerce le plus considérable à Saint-Malo est celui de l’Espagne. Il transporte à Cadix pour les Indes des vins, des savons, toutes sortes d’étoffes et autres marchandises, draps, toiles, soieries, ce qui intéresse fortement dans ce commerce les villes de Paris, Rouen, Lyon, Tours, Bordeaux, Marseille. Ces marchandises se paient en numéraire et en cuirs, cochenille, bois de teinture et laines. On s’arrange de manière à faire coïncider les arrivages de Saint-Malo avec les départs des galions pour les Indes. En raison de l’exclusion de tous les étrangers du commerce des Indes, tout ce trafic se fait sous des noms supposés. Les Malouins sont obligés de se servir des noms des Espagnols, tant dans les factures que dans les actes de vente, en sorte que ce commerce ne se peut faire que sous la bonne foi de ceux-ci, et avec une telle confiance, qu’il ne tient qu’à eux de retenir tout ce qu’on leur donne à porter aux Indes, tout ce qu’on leur donne aux Indes à rapporter, et tout ce qu’on leur vend à payer au retour du voyage. On n’oserait pas même leur en demander compte, ni en porter aucune plainte ; car, outre la confiscation de ce qu’ils retiendraient, on serait sujet à perdre tous les biens qu’on pourrait avoir par ailleurs en Espagne, et à être mis en prison pour le reste de ses jours, à moins de s’en rédimer par beaucoup d’argent, les lois de l’Espagne l’ordonnant ainsi. Les étrangers qui font ce commerce se servent de noms supposés, tant dans les lettres qu’ils écrivent que pour les adresses de leurs correspondans, crainte qu’elles ne soient interceptées, ce qui arrive souvent. Il se voit même que, malgré toutes ces précautions, le conseil d’Espagne ne laisse pas, sur les moindres indices, de faire de grosses taxes sur ceux qui sont soupçonnés. » Voilà, certes, un tissu de fraudes qui ne pouvait être ourdi que par les plus honnêtes gens du monde.

« Les Malouins, poursuit M. de Nointel, font la grande pêche de la morue au Chapeau-Rouge et au Petit-Nord de Terre-Neuve. La première occupe quinze à vingt navires de 100 à 300 tonneaux ; la seconde de quarante à cinquante. Les navires partent en février, et sont d’un mois à six semaines en route ; si la pêche directe est mauvaise, on achète le produit de celle des habitans de la côte : on est de retour en novembre et décembre. La morue est portée à Bordeaux, en Provence, en Espagne, en Italie, et l’on rapporte à Nantes, au Havre et à Saint-Malo, des fruits, des savons, de la soude et d’autres denrées du midi. La concurrence anglaise est très vive aux lieux de placement de la morue, et les Hollandais emploient à la pêche de ce poisson jusqu’à 400 bâtimens. » Enfin, sans donner aucun chiffre, M. de Nointel cite comme considérables les exportations de grains de Bretagne que faisaient les Malouins.

La course, on s’en souvient, donna de grands profits pendant la période à laquelle se rapportent ces documens. De 1688 à la fin du règne de Louis XIV, il entra dans le port de Saint-Malo 528 prises, dont les onze douzièmes furent faits par des corsaires malouins[21]. En 1709, année d’affreuse disette, compliquée par les misères de la guerre et l’exagération des impôts, la ville eut la gloire de venir efficacement au secours de l’état : elle fit au roi un prêt de 30 millions, sur lesquels 11,390,773 fr. furent frappés à la monnaie de Paris[22] avec les matières d’or et d’argent rapportées par les navires que M. de Chabert sut faire rentrer au travers des croisières anglaises dans le port de Lorient.

Il n’existe pas, à ma connaissance, de dénombrement des habitans de Saint-Malo pour l’époque de ce mouvement maritime ; mais le développement de la population a dû répondre à celui du commerce. M. Cunat, dont les recherches ont été plus fructueuses que les miennes, a constaté qu’en 1699, il y avait eu 720 naissances dans la paroisse de Saint-Malo. Ce nombre, multiplié par 28, accuserait une population de 20,160 habitans, c’est-à-dire à peu près double de celle d’aujourd’hui. À ce compte, l’enceinte contenait alors 1,252 individus par hectare : telle est à peu près aujourd’hui la population spécifique de Toulon, et cette donnée s’accorde avec ce que Vauban disait en 1700 de l’encombrement et de la hauteur des habitations.

Il faut le reconnaître, une des principales causes de l’ancienne prospérité de Saint-Malo a consisté dans les privilèges commerciaux dont a joui pendant plusieurs siècles cette ville, et dans l’habileté avec laquelle elle a su tirer parti des lois absurdes que l’Espagne imposait à ses colonies. À chaque progrès du régime de la libre concurrence, soit parmi nous, soit chez les peuples étrangers, quelques-uns des avantages que Saint-Malo devait au régime contraire se sont déplacés au profit des lieux où les appelaient les lois imprescriptibles de l’équilibre. L’accomplissement de cette révolution a produit un bien général, mais aussi une décadence locale, et il est désormais impossible de reconstituer pour Saint-Malo les bases anéanties des prospérités passées. Ce n’est point une raison de se décourager. La population qui fit tant de grandes choses montait naguère à l’abordage à la voix de Robert Surcouf, comme autrefois à celle de Duguay-Trouin, et le commerce de Saint-Malo n’a rien perdu de cet esprit entreprenant, quoique réservé, de cette intelligente probité qui le classent parmi les plus recommandables de l’Europe. Avec ces élémens, de nouvelles prospérités peuvent s’asseoir sur des bases plus solides que les anciennes : enracinées dans notre propre sol, ces bases sont à l’abri des vicissitudes des législations étrangères, et dès long-temps connues, il ne s’agit que de les féconder. Des pas nombreux sont déjà faits sur la route qui conduit à ce but ; mais il semble, aux omissions essentielles qui ont été commises, qu’on ne l’ait que confusément aperçu. Les détails suivans montreront peut-être combien le port de Saint-Malo et le pays adjacent ont à attendre l’un de l’autre.

Il est des villes maritimes qui sont devenues, par leur propre force d’attraction, le foyer d’un mouvement presque universel : telles sont celles d’Amsterdam et de Londres. Dans d’autres, plus nombreuses, la navigation est principalement alimentée par l’industrie et les besoins de populations agglomérées dans l’intérieur des terres et rattachées à la mer par de faciles communications : Manchester fait valoir le port de Liverpool, Florence celui de Livourne, Paris celui du Havre. Lyon celui de Marseille. Il semblait que l’ouverture d’un canal de 85 kilomètres de long entre Rennes et l’atterrage de la Rance dût être pour le port de Saint-Malo le commencement d’une ère nouvelle : il n’en a rien été. Quoiqu’il aboutisse à une ville de près de quarante mille âmes, le canal d’Ille-et-Rance ne présente, après seize années de navigation, qu’une circulation de 30,000 tonneaux, telle que celle qui, dans les pays de mines et d’usines, anime quelquefois de simples chemins vicinaux, et le produit du péage n’y couvre que le tiers des frais d’administration[23].

Ce mécompte tient à plusieurs causes, au premier rang desquelles se placent les habitudes et les tendances de la population de Rennes, Ces mœurs, formées sous un régime qui n’est plus, s’y rapportent plutôt qu’à notre état social actuel. Jadis capitale d’une province fière avec raison de ses vieilles libertés, la ville de Rennes est une de celles qui ont le plus perdu à la révolution : toutes les institutions dont elle était le siège se sont amoindries ; le parlement y est remplacé par une cour d’appel, l’intendance de la province par une préfecture de département, le gouvernement par un état-major de division, les états de Bretagne par le conseil-général d’Ille-et-Vilaine. Nées des événemens historiques, des intérêts les plus vivaces, des passions les plus énergiques du pays, les anciennes institutions avaient leurs racines dans le cœur de la société bretonne, et y puisaient une sève pleine de vigueur et d’originalité. Celles d’aujourd’hui procèdent d’une source plus éloignée et arrivent toutes faites par le Moniteur. La vie politique de la province n’a plus d’aliment qui lui soit propre ; la province elle-même n’est plus constituée, elle n’a pas même de nom officiel, et, comme quatre-vingt-quatre autres chefs-lieux de département. Rennes n’est plus qu’un satellite de Paris. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Ce n’est pas ce qu’il s’agit ici d’examiner : il suffit de constater un état de choses dont l’aspect même de la ville porte l’empreinte. Ses palais, ses vastes places symétriques, ses promenades majestueuses, rappellent le parlement, les états, conservent un écho lointain des querelles de la magistrature, des jésuites, du duc d’Aiguillon, de M. de La Chalotais, et font penser involontairement à ces manoirs féodaux qui n’ont plus pour hôtes que des marchands retirés des affaires. Les mœurs se modifient moins vite que ne marchent les événemens ; l’habitude des émotions de la place publique ne se transforme pas aisément en assiduité à de prosaïques travaux, et les dispositions des races survivent aux générations éteintes. Il n’est donc pas étonnant que l’industrie semble ici dépaysée, et que l’ouverture d’une voie navigable de Rennes à la mer ait été d’un médiocre effet sur une population si peu préparée à l’exploiter.

Des causes de cette disposition, la plus immédiate, oserai-je le dire ? est peut-être la charitable bonté du caractère breton. Aucune de nos villes n’a des bureaux de bienfaisance plus largement dotés que Rennes, et la charité privée n’est nulle part plus active. Indépendamment des hôpitaux ouverts aux malades, les hospices de vieillards y reçoivent le cinquante-huitième de la population normale[24]. La perspective des secours gratuits a partout pour effet d’écarter le souci de l’avenir, de faire dédaigner le travail et l’économie ; elle devient toujours une prime à l’incurie, souvent au vice ; elle provoque par là plus de misères qu’elle n’en soulage, et les sacrifices d’une bienfaisance irréfléchie sont bientôt atteints et dépassés par les besoins qu’elle développe. Ce sont là des vérités affligeantes, mais l’état moral des classes qui prennent le plus de part aux secours ne les dément nulle part, et l’on ne saurait trop les redire dans un temps où les pauvres ont encore plus de flatteurs intéressés que d’aveugles amis.

Des circonstances physiques, auxquelles il est plus facile de remédier qu’aux erreurs de la charité, sont aussi pour beaucoup dans l’indolence habituelle qu’on impute au peuple de Rennes. Le défaut de ressort et de légèreté de l’air dont on est frappé à l’accès de la ville est l’effet de l’excessive humidité des bas quartiers ; les filtrations des eaux de l’Ille et de la Vilaine au travers d’un sol spongieux y forment de tous côtés des mares croupissantes, et les émanations qu’elles entretiennent relâchent la fibre et réduisent la capacité de travail de l’homme. La remarque n’est pas nouvelle. Au commencement du XIIe siècle, Marbode, évêque de Rennes, aussi peu charitable prélat que méchant poète, reprochait en vers baroques à sa métropole les brumes qui voilaient son soleil et l’apathie de ses habitans[25]. La nature du mal en indique le remède. La ville emploie près du quart de son revenu (122,000 fr. sur 514,000) en subventions à ses hôpitaux et à ses hospices : les classes pauvres se trouveraient infiniment mieux de travaux d’assainissement qui permissent de fermer quelques-unes des salles de fiévreux qu’elles peuplent. Il est encore plus humain de prévenir les maladies que de les guérir, et de répandre la santé et l’aptitude au travail que de secourir l’indigence. L’assainissement des bas quartiers importe d’autant plus que, si d’anciennes industries doivent renaître ou de nouvelles se développer à Rennes, c’est à portée des rivières canalisées qu’elles se fixeront de préférence.

La ville de Rennes n’a pas toujours été aussi inactive qu’aujourd’hui. En 1670, elle fournissait des cordages et des toiles à voile, non-seulement à notre marine, mais même à celles d’Angleterre et de Hollande. La concurrence des corderies que Colbert établit à Brest et à Rochefort commença la décadence de cette industrie ; les Hollandais et les Anglais, voyant qu’on pouvait la déplacer, se mirent à fabriquer des toiles qu’ils préférèrent bientôt aux nôtres, et en 1698 ce commerce était réduit à une mesquine valeur de 80,000 livres. À cette époque, la fabrication du fil à coudre atteignait encore une valeur quadruple[26]. Le travail du chanvre et du lin n’a jamais entièrement déserté le pays, et s’il ne s’y ranime pas, ce n’est point que notre production soit au niveau de nos besoins. À prendre pour base de calcul les importations des six dernières années, nous recevons annuellement de l’étranger pour 12,800,000 francs de fils ou de tissus de chanvre ou de lin. Si d’ailleurs le bon marché de la vie dans des lieux pourvus de communications faciles a quelquefois suffi pour attirer ces génies vigoureux qui organisent à leur origine les grandes industries et en font le patrimoine de certaines cités, Rennes est une des villes dont on doit le moins désespérer. Au XVe siècle, les fabriques de tissus y furent fondées par des artisans normands qui fuyaient les persécutions des Anglais, maîtres de leur pays ; leur émigration prit de telles proportions, qu’en 1422 les vainqueurs s’en alarmèrent et interdirent les relations entre la Normandie et la Bretagne. Malgré cette défense, la ville de Rennes fut en 1411 obligée d’élargir son enceinte pour contenir la multitude de ses nouveaux hôtes. Pourquoi les canaux, les chemins de fer dont nous dotons la Bretagne sans parvenir à l’émouvoir n’attireraient-ils pas des populations plus curieuses d’en profiter ?

Toute formation d’établissemens industriels à Rennes accroîtra le mouvement de la navigation de Saint-Malo ; mais jusqu’à présent la population bretonne, et Dieu me garde de l’en plaindre ou de l’en blâmer, s’est montrée plus apte au travail des champs qu’à celui des manufactures. Il vaut mieux cultiver des dispositions existantes que de chercher à en faire naître de nouvelles ; et si, sans attendre une renaissance industrielle problématique, on s’attachait à développer entre Rennes et la mer le commerce qui s’applique directement à la fécondation des campagnes et à leurs produits, l’exportation des denrées de toute espèce venues par le canal d’Ille-et-Rance et les échanges auxquels elle donnerait lieu profiteraient plus au port de Saint-Malo que n’ont jamais fait ses vieux privilèges.

Les cantons que dessert directement le canal[27] comprennent, sans rien chercher au-delà, une superficie de 187,022 hectares, dont 21,131 sont encore incultes[28]. Le terrain en est exclusivement granitique ou schisteux. Que la tangue ou la chaux viennent l’amender, et l’on verra les défrichemens s’étendre, les jachères disparaître, les prairies artificielles couvrir la nudité du sol, le froment remplacer le seigle, la pesanteur spécifique de tous les grains s’accroître, le bétail se multiplier comme par enchantement. Cette transformation s’est opérée sur le littoral partout où se transporte la tangue, et les landes des Côtes-du-Nord, qui se vendaient, il y a trente ans, sur le pied de 20 à 30 francs l’hectare, atteignent une valeur de 400 fr. dès que des chemins praticables les mettent à portée des dépôts. S’il en est ainsi, comment, dira-t-on, la tangue se répand-elle en si petite quantité sur les bords du canal d’Ille-et-Rance ? La raison en est simple : les dépôts naturels qui se forment et se renouvellent dans les anses de la Rance maritime suffisent à peine aux besoins de l’agriculture locale, et les frais, les dangers auxquels est assujettie la recherche de cette substance en dehors de Saint-Malo en restreignent l’importation dans les plus étroites limites. Pour enlever la tangue au milieu des récifs, pour manœuvrer sous le coup de vents impétueux au plus près d’une côte hérissée de rochers, il faut de légères embarcations et des équipages nombreux ; pour la transporter économiquement sur le canal, il faut de grands bateaux incapables de tenir la mer. Où prendrait-on d’ailleurs les 800,000 tonnes de tangue nécessaires à la saturation annuelle des cantons qui ne peuvent être desservis que par le canal, si ce n’est dans les dépôts sans cesse renouvelés du Mont-Saint-Michel ? Or, ces dépôts sont inaccessibles du côté de la mer. Le canal par lequel Vauban voulait faire couler paisiblement dans la Rance les eaux qui dévastent les grèves est le trait d’union qui doit mettre les tanguières en contact avec le vaste territoire qu’il s’agit de fertiliser ; il atteindrait la Rance sur un point où les bateaux de canal y navigueraient sans aucun danger, et, en maintenant le péage actuel d’un centime par kilomètre, la tonne de tangue vaudrait, rendue à Rennes, moins de 3 francs 50 centimes. Les travaux et les produits de la culture seraient ainsi doublés sur une étendue de 120 lieues carrées, et le canal inanimé d’Ille-et-Rance aurait peine à suffire à l’activité des transports ; aujourd’hui à charge à l’état, il deviendrait, par lui-même et par l’élargissement des bases de l’impôt dans toute la contrée, la plus abondante des sources locales du revenu public. Le projet de Vauban, comme il arrive presque toujours des idées vraiment justes et grandes, aurait donc des conséquences plus fécondes encore que celles que Vauban lui-même avait prévues. Il est vrai que la chaux remplace la tangue, et qu’elle pourrait arriver à Rennes des côtes de Normandie, et particulièrement du havre de Regnéville, où l’exploitation est au moment de prendre un essor remarquable ; mais cette circonstance affaiblit peu les avantages du projet de Vauban. Quoique la tangue et la chaux agissent à peu près de la même façon sur le sol, la fertilisation n’en est que mieux assurée par leur concours, et il y a place pour l’une et pour l’autre dans l’agriculture de la contrée[29].

Indépendamment de la fertilisation des bassins de l’Ille et de la Rance, de la conquête de terrains au moins égaux en valeur aux marais de Dol, qui seraient assurées par l’ouverture du canal de Vauban, serait-il d’un médiocre intérêt pour notre marine qu’une artère navigable partant du port de Saint-Malo en fît pénétrer le mouvement jusqu’à des lieux tels que Dol, Pontorson, Antrain, Ducey, Avranches, et dans ces campagnes fécondes qui, baignées par la mer, sont déshéritées par la vicieuse configuration de la côte des biens que devrait procurer ce voisinage ? On ne voit de navigation puissante qu’aux lieux d’achalandage et d’assortiment où de gros navires trouvent à prendre ou à déposer toute une cargaison ; le voisinage d’un grand port vaut mieux que la possession d’un petit, et nous ne regagnerons sur les mers le rang qu’y tenaient nos pères qu’en nous appliquant, dans les mieux situés de nos ports, à réunir en faisceau les forces isolées alentour, à les accroître en les combinant.

La Rance, dont les marées devraient amener les bateaux du canal à Saint-Malo aussi bien que les navires à Dinan, est la moins sillonnée de nos petites mers intérieures ; malgré la densité de la population des campagnes voisines, la plupart des abris ouverts sur ses rives sont encore déserts. Un seul est animé : c’est celui de la Richardais, dont les chantiers sont en possession de fournir à tous les ports de la côte de Bretagne, y compris celui de Nantes, des canots, des baleinières et d’autres légères embarcations. Un peu plus loin, dans l’anse qui s’enfonce vers Châteauneuf, languissent de misérables salines dont la surveillance coûte à la douane le double de ce qu’elles lui rapportent. Vient ensuite Saint-Suliac, qui possède une trentaine de petits bateaux de pêche et exploite, sous ses murs, l’étroit, mais excellent banc d’huîtres de Néril. En remontant encore, on franchit le grand barrage écluse du Châtelier, grâce auquel le port de Dinan, qui naguère asséchait dans les marées de quartier, n’a jamais aujourd’hui moins de 2 mètres 20 d’eau. À ce point, les vertes collines dont la Rance caresse le pied s’élèvent et se rapprochent ; bientôt on les voit réunies par un viaduc en construction qui projette, à 45 mètres de hauteur, sur l’azur du ciel et l’obscurité des bois, les naissances de dix voûtes hardies : les hauteurs de droite sont couronnées par les murailles gothiques, les vieilles tours crénelées et les promenades modernes de Dinan. Le viaduc doit donner passage à la route raccourcie et nivelée de Paris à Brest ; le canal d’Ille-et-Rance s’enfonce au-dessous, dans une fraîche vallée. C’est ici le terme de la navigation maritime ; le port est le bief inférieur du canal, et les quais du modeste faubourg de Dinan ne sont pas, pour cela, plus encombrés.

S’il est en France une ville où se soient conservées les traditions et les empreintes du moyen-âge, c’est assurément celle de Dinan. Du Guesclin naquit dans le voisinage, au château de la Motte-Broons, et tout le pays est plein de sa mémoire : il n’est pas une place dans les environs qui ne soit marquée du souvenir d’une de ses batailles ou de ses bonnes actions. Il reprit, en 1373, la ville même sur les Anglais ; la place du Marché est le champ clos où, vainqueur de Thomas de Cantorbéry qui l’avait défié, il lui donna la vie. Il voulut à son lit de mort que son cœur reposât dans ces lieux qu’il avait aimés. La chapelle des dominicains de Dinan, qui en avait reçu le dépôt, ayant changé de destination, ces cendres vénérables ont été transférées le 9 juillet 1810, par ordre de Napoléon, dans l’église de Saint-Sauveur : la vieille inscription qui les recouvrait les a suivies ; on y lit :


CY GIST LE CUEUR DE
MESSIRE BERTRAN DU GUESCLIN
EN SON VIVAT CONESTABLE DE
FRACE QUI TRESPASSA LE XIII
JOUR DE JUILLET L’AN MIL IIIc
IIIIxx DONT SON CORPS REPOS
AVECQUES CEULX DES ROYS
A LA MET. DENYS EN FRANCE.


Le 6 août 1703, la populace de Paris a jeté à la voirie ce qui restait des ossemens de cet homme qui vendit ses biens pour payer son armée, auquel les faibles et les pauvres ne recoururent jamais en vain, et que les Anglais, disent les vieilles chroniques répétées par Mézeray, n’osaient regarder que par les créneaux de leurs murailles. Le bon connétable « n’estoit plaisant ni de visaige, ni de corsaige, ayant le visaige moult brun et le nez camus, et avec ce estoit rude de taille de corps, rude aussi en maintieng et en paroles, et se laissoit avec peine doctriner… » On dirait qu’un sentiment pieux a porté les habitans de Dinan à conserver à leur ville un aspect qui fût en harmonie avec la grande mémoire qu’ils vénèrent à si juste titre. Les vieux quartiers, avec leurs rues étroites, leurs rudes pentes, leurs sombres maisons à pignons, doivent ressembler beaucoup à ce qu’ils étaient du temps du connétable ; notre art moderne ne sait rien produire d’aussi pittoresque, et de prosaïques alignemens ne feraient que gâter cet ensemble, si plein du charme des souvenirs. Cet aspect sévère de l’intérieur de la ville contraste avec la fraîcheur et la gaieté du paysage qui l’environne. En suivant les allées qui forment, avec les remparts, une double ceinture à la ville, on admire successivement, dans toute la variété de leurs perspectives, ces campagnes si riches des dons du ciel et des travaux de la culture, Duclos, l’homme droit et adroit qui fut une des gloires littéraires du XVIIIe siècle, était de Dinan : c’est lui qui a fait planter ces promenades en 1745 ; cet esprit sain et vigoureux ne produisait que de bonnes choses. La ville de Dinan donne d’habiles chirurgiens à la marine, comme, dans l’antiquité, les familles des Asclépiades donnaient des médecins à la Grèce, et elle s’est approprié une partie de la fabrication des toiles à voiles qu’a perdue Rennes ; mais, frappés par la concurrence des machines, les tisserands y sont réduits aux dernières extrémités. — Le mouvement du port y roule à peine sur 15, 000 tonneaux, et n’acquerra quelque activité que par le développement de la navigation du canal d’Ille-et-Rance.

La rareté des relations entre le port de Saint-Malo et l’intérieur du pays qu’il lui appartient de desservir est accusée dans tous les détails qui précèdent, et qui ne connaît pas les lieux s’étonne que la Rance remplisse si mal sa destination. Il manque à la fortune du port de Saint-Malo une condition essentielle : c’est d’être aussi accessible à la navigation intérieure qu’il l’est à la navigation maritime. Ces deux navigations devraient se féconder réciproquement sur ses eaux ; l’interposition d’un obstacle empêche entre elles tout contact utile. Cet obstacle consiste dans la configuration de la presqu’île rocheuse de la Cité, qu’il faut doubler pour descendre de la Rance dans le port, et dans le conflit des courans qui s’entrechoquent tout autour. Les transports ne s’opèrent économiquement sur les canaux que dans des bateaux dont l’appropriation à cet usage exclut toute aptitude à manœuvrer sur une mer agitée. Pour de tels bateaux, l’accès du port de Saint-Malo est tout-à-fait impraticable ; autant viendraient affronter la pointe de la Cité, autant périraient. Les petites gabares des baies de la Rance, malgré la précaution d’alléger leur charge, paient elles-mêmes chaque année aux dangers de ce passage plus d’un sinistre tribut. Il est heureusement possible de tourner ces écueils, qu’on ne saurait braver de front. L’isthme par lequel la Cité tient à la terre ferme est bas et n’a que 95 mètres d’épaisseur : en le coupant, on ouvrirait le port aux bateaux de canal, et la prudence la plus vulgaire suffirait à les préserver des dangers qui resteraient sur leur route. Ce serait le principal, mais non pas le seul résultat de la coupure de l’isthme ; les courans modérés auxquels il donnerait passage préviendraient l’envasement dont l’avant-port est menacé par des travaux trop peu réfléchis, et l’isolement complet du roc de la Cité ajouterait beaucoup à la force de la citadelle qu’il porte. C’est ainsi que se formerait dans le bassin de Saint-Malo le nœud entre la navigation intérieure et la navigation maritime, que des artères isolées du cœur y seraient rattachées : le bienfait d’un travail accompli dans de si étroites limites s’étendrait jusqu’aux extrémités de la province ; il déboucherait, s’il est permis de parler ainsi, le canal d’Ille-et-Rance, élargirait les avantages du canal projeté par Vauban, et l’entreprise la moins dispendieuse que puisse aborder le pays serait la plus féconde par rapport au capital employé.

Les neuf dixièmes des exportations du port de Saint-Malo sont fournis par l’agriculture, et livrer à celle-ci la conquête des grèves du Mont-Saint-Michel, en doubler les forces productives dans les bassins de la Rance et de l’Ille, ce serait préparer du tonnage, c’est-à-dire de l’activité à notre marine ; mais ce n’est pas seulement par là que la jonction de la navigation intérieure à la navigation maritime et l’exécution du projet de Vauban accroîtraient notre population de matelots : elles lui ouvriraient encore une école dans l’enfance, un asile dans la vieillesse. Des lignes navigables embranchées sur un port, et donnant sans mesure aux hommes que l’inscription maritime retient pendant toute une vie de fatigues et de périls à la disposition de l’état un travail approprié à leurs habitudes, voilà les hospices dus à leurs vieux jours. Dans les watteringues de Dunkerque, sur les canaux du Cotentin, où le transport de la tangue est fort actif, beaucoup de bateaux sont montés par un vieillard et par un enfant ; ce sont souvent l’aïeul et le petit-fils ; l’un, appesanti par les travaux de la mer, y prépare à son déclin l’autre, trop faible encore pour les aborder. Les ramifications de la navigation de la Rance offriraient à des vétérans et à des novices bien plus nombreux une assistance plus étendue, et seraient autant de succursales de l’institution des invalides de la marine.

Si la navigation intérieure de la Bretagne s’animait au contact du port de Saint-Malo, si le canal d’Ille-et-Rance recevait du canal de Vauban l’alimentation qui lui manque, si les polders de Dol doublaient d’étendue, et les arrondissemens de Dinan, de Rennes et de Saint-Malo de fécondité ; si la rive gauche de la Rance maritime communiquait librement avec la droite, le mouvement du port de Saint-Malo[30], qui n’a dépassé qu’une seule fois de nos jours 200,000 tonneaux, laisserait bientôt cette limite en arrière ; l’enceinte de la ville cesserait de suffire à ses habitans, et il faudrait choisir entre l’essor et l’anéantissement de l’industrie que compriment à ses portes les servitudes militaires.

Tout est à faire dans cet ordre d’idées, et cependant, malgré la langueur dont notre marine est frappée par les incertitudes de l’avenir, des besoins impérieux réclament déjà l’élargissement ou plutôt la translation de l’enceinte sur la ligne que lui assignait Vauban. Il n’existe dans les murs mêmes de Saint-Malo aucun terrain dont puisse s’emparer l’industrie, et les constructions navales qui se développent autour du bassin ne peuvent plus se contenter des ateliers en plein vent d’autrefois : le perfectionnement de l’art amène d’autres exigences. L’année 1848 a trouvé à Saint-Malo vingt-quatre navires en chantier. De tous nos ports, Saint-Malo est celui dont le matériel naval est le plus considérable par rapport au mouvement local[31]. Les Malouins deviennent aujourd’hui les routiers de la mer ; ils fournissent des navires et des équipages aux ports où l’établissement maritime n’est point au niveau de l’établissement commercial. Rien n’est moins rare que des bâtimens malouins passant plusieurs années à naviguer dans des mers lointaines pour le compte de nos grandes places de commerce, et ne revenant au premier point de départ que lorsque de grosses réparations leur sont nécessaires. Aucune navigation n’est assurément plus digne d’encouragemens que celle-ci, et l’industrie des constructions qui lui sert de base ne demande que de l’espace et de la sécurité. Elle trouvera l’un et l’autre dans le déplacement d’une enceinte dont l’insuffisance actuelle laisse à la merci de l’ennemi ce qu’il importe le plus de préserver de ses atteintes, le port et les ateliers qui l’accompagnent. Le génie militaire ne s’est jamais mépris sur les moyens de changer en avantages les dangers de cette situation. Le 22 octobre 1832, le comité des fortifications, dans un avis conforme en principe aux vues de Vauban, proposait de livrer à l’industrie tous les terrains adjacens au bassin, et de protéger par des ouvrages extérieurs les établissemens qu’elle y formerait. Tandis que le génie, qu’on a quelquefois accusé de tendances contraires, comprenait si bien les intérêts maritimes, l’administration de la marine s’obstinait à vouloir placer au Tallard, sur le quai oriental, un avorton d’établissement fortifié fait pour mutiler, sans aucune utilité militaire, tous les avantages du port de commerce. On l’accuse de persister dans ce projet, malgré l’improbation des chambres, et malgré ce qu’elle perd ici à comprimer l’expansion de force navale que produiraient, sans aucun frais, les françaises accordées au commerce.

L’essor que prendrait l’industrie maritime de Saint-Malo, si le périmètre du bassin lui était entièrement livré, se manifeste par le parti qu’elle a tiré de quelques ares de terrains domaniaux abandonnés par l’état le long du Sillon. Malgré la gêne des servitudes militaires, une fonderie, une forge, une scierie, un atelier d’ajustage s’y sont établis à côté de fours à chaux et de moulins à vapeur. Les prix de location de ces emplacemens surpassent déjà les prix auxquels les a vendus le domaine. Si, dans des temps de sécurité, l’état disposait de la même manière d’une trentaine d’hectares qu’il possède encore dans le voisinage, il y trouverait de quoi payer la nouvelle ligne fortifiée, et il n’en faudrait pas davantage pour déterminer la fondation d’ateliers de construction de machines et de bâtimens à vapeur. Ces ateliers en attireraient d’autres, et la Bretagne posséderait cette ville industrieuse dont Vauban voulait la doter.

Le port de Saint-Malo donne en ce moment deux exemples opposés, mais également instructifs. D’un côté, une industrie emmaillottée dans les servitudes militaires montre la puissance de l’intelligence unie à la volonté ; de l’autre, les ruines amoncelées par l’administration des travaux publics mettent en relief la stérilité des plus grands capitaux, quand l’ineptie et la présomption en disposent. De 1836 à 1841, des crédits montant à 6,100,000 francs ont été ouverts au ministère des travaux publics pour la conversion du port d’échouage en bassin à flot[32] : à ce prix, un môle curviligne de 220 mètres fondé sur les Roches-Noires a protégé l’avant-port ; le massif du Nays s’est avancé pour appuyer une double écluse, et 1, 560 mètres de quais en pierre de taille se sont allongés sur les grèves de Saint-Malo et de Saint-Servan. Ces beaux ouvrages se terminaient lorsqu’un jour, obéissant à un coup de barre malencontreux, un côtre d’une quarantaine de tonneaux les heurta du bossoir : le côtre se crut enfoncé ; ce fut le quai qui croula, et l’ingénieur du port verbalisa sévèrement contre ce manque de respect pour la solidité de son ouvrage. Par malheur, le reste des quais, l’écluse elle-même s’affaissèrent bientôt, sans que le choc du moindre canot donnât prétexte à procès-verbal. On vit alors que, s’il fallait s’étonner de quelque chose, c’était de ce que ces constructions fussent restées debout le temps de les élever : une partie des quais n’était fondée que sur la vase durcie ; les prétendus mortiers hydrauliques se pulvérisaient à la pression de la main d’un enfant ; jamais la fortune publique n’avait été gaspillée[33] avec une pareille impudence. Néanmoins l’ingénieur des travaux ne fut pas puni, et les entrepreneurs furent payés intégralement sans aucune retenue pour les malfaçons. Il faut rappeler, pour l’honneur du reste de l’administration, que le ministre qui, malgré les représentations des inspecteurs des ponts et chaussées, usait de cette indulgence, comparaissait un peu plus tard, pour d’autres actes, devant la cour des pairs.

La partie la plus utile des quais écroulés a été relevée par des mains habiles, et l’état de nos finances a suspendu le complément des travaux. Je ne sais s’il y a beaucoup à s’en plaindre, et, pour dire ici toute ma pensée, j’ai besoin de rappeler que, s’il y a fort à reprendre aux études que j’ai pu faire sur nos côtes, ce n’est pas que j’aie manqué à la mémoire de Vauban. Le barrage écluse, que je ne voudrais point voir relever à Saint-Malo, est la réalisation d’une pensée de ce grand homme. Homère a quelquefois sommeillé ; quandoque bonus dormitat Homerus. On peut d’autant moins refuser à Vauban le même privilège, que les travaux hydrauliques ont parfois des effets dont la prévision échappe à toute la sagacité humaine. Le barrage, tout ouvert qu’il est, serait inabordable sans la protection du môle des Roches-Noires, auquel Vauban n’a pas songé. Des observations personnelles, que je n’ose citer qu’en raison de leur concordance avec l’opinion des marins et d’hydrographes fort expérimentés, m’ont convaincu que, si l’écluse était construite, il serait impossible d’y passer toutes les fois qu’il venterait frais. À quoi bon d’ailleurs un bassin à flot de 100 hectares, quatre fois plus grand que le port de Marseille ? Comment prendre sur une marée le temps nécessaire pour l’entrée et la sortie de bâtimens qui peuvent se présenter ensemble ? pour bien desservir le commerce de Saint-Malo et de Saint-Servan, des bassins à flot veulent être établis sur de tout autres principes, et rien ne sera plus facile que d’en concilier ici les avantages avec le maintien de ceux d’un des meilleurs ports d’échouage du monde.

Vauban a fait trois projets qui se rapportent à Saint-Malo : celui du déplacement des fortifications, celui du canal de la baie du Mont-Saint-Michel à la Rance, et celui du bassin à flot. Les deux premiers auraient accru dans une énorme proportion la production agricole, industrielle, et le mouvement maritime du pays : nous les avons négligés. Le troisième est sans la moindre utilité pour les neuf dixièmes des navires qui fréquentent ces parages : au Ier janvier 1848, nous y avions dépensé 7,627,639 fr., sur lesquels, à la vérité, tout n’est pas perdu. Il serait temps d’établir entre les nombreuses et fécondes dépenses qui restent à faire sur l’atterrage de Saint-Malo un ordre de priorité un peu plus réfléchi.

« Si vous ne frémissez pas à la pensée des maux dont s’accableraient l’Angleterre et la France en trois mois de guerre, disait lord Granville à un de ses compatriotes qui lui trouvait trop de sollicitude pour le maintien de la paix, c’est que vous n’avez étudié ni les moyens d’agression, ni les points vulnérables des deux pays, ni les instrumens de destruction qu’enfanteraient les sciences physiques de notre temps.» Ces sentimens d’un homme que son caractère recommande encore plus que les hautes fonctions qu’il a remplies à l’estime de deux grands peuples ne sont pas ceux de toute la diplomatie anglaise, et la politique équitable et ferme dont il était à Paris l’organe a reçu depuis quelques années de rudes atteintes. Si la Grande-Bretagne s’en départait à notre égard, Saint-Malo serait évidemment un des points de nos côtes sur lesquels seraient dirigés les coups les plus dangereux. Le passé ne fût-il pas là pour nous instruire, ces forteresses, ces camps retranchés, ces rades militaires décorées du nom de ports de refuge, que nos rivaux multiplient à grands frais dans leurs îles de la Manche, ne sont-ils pas des avertissemens assez expressifs ? Sachons donc prévoir et pourvoir : souvenons-nous que les pertes causées par l’attaque de 1758 ont dépassé de beaucoup ce qu’eussent coûté les fortifications qui les auraient prévenues, et ne restons pas exposés à de bien plus cruels mécomptes. On n’assiège que les places qu’on espère prendre, et Saint-Malo, devenu inexpugnable, ne sera pas attaqué. Par une coïncidence assez rare, la fortification de la ville est ici une condition de l’agrandissement de son commerce. La destination de Saint-Malo est toujours ce qu’a dit Vauban, d’être à la fois l’un des boulevards et l’une des plus puissantes villes maritimes de notre pays. Les élémens de ce grand ensemble sont épars autour de la baie de la Rance : heureux le gouvernement qui saura les mettre en œuvre !


J.-J. Baude.
  1. Ogée, Mémoires de l’académie celtique, 1807.
  2. De Bello Gallico, III, 27.
  3. M. Cunat, ancien officier de la marine, aujourd’hui adjoint au maire de Saint-Malo, déjà connu par des écrits estimés, prépare une histoire de Saint-Malo qui ne sera pas moins intéressante par le talent de l’auteur que par la nature du sujet.
  4. Archives du Tallard à Saint-Malo. Pièces justificatives de la validité des prises.
  5. Archives de la guerre. Placet de la municipalité » de Saint-Malo.
  6. Manuscrit de la bibliothèque de Saint-Malo.
  7. Archives de la guerre. Lettre du duc de Chaulnes du 1er  décembre 1693.
  8. Ibid. Lettre du 2 décembre.
  9. Lettre de Napoléon du 9 septembre 1809 au ministre de la marine.
  10. Archives de la guerre. Lettres du duc de Chaulnes des 4, 13, 27 décembre 1693 et 24 janvier 1694.
  11. Les revues et l’état du matériel furent trouvés sur un aviso que l’amiral Berkeley envoyait à Plymouth et qui fut pris et conduit à Morlaix par deux corsaires malouins.
  12. Projet définitif de Saint-Malo en conséquence des précédens, par M. de Vauban, 5 avril 1700. (Manuscrit accompagné de plans.)
    Placet des maire, syndics et bourgeois de Saint-Malo contre les fortifications de Saint-Servan, avec notes et observations de M. de Vauban en marge et à la suite.
  13. Archives de Saint-Malo. Au nombre de ces prises étaient le Boston de 38 canons, le Sans-Pareil de 50, la Résolution de 58, la Défense de 72, le Delft et le Hauslaerdick, chacun de 54. Quoique officier de la marine marchande, Duguay-Trouin commandait des bâtimens de guerre prêtés par le roi au commerce, et dont il choisissait les officiers et les équipages. À la juger par les résultats et suivant les opinions de Jean Bart, de Duquesne, de Ruyter, cette manière économique de faire la guerre n’est pas la plus mauvaise.
  14. Les mots de ce passage en lettres italiques sont rayés sur le manuscrit.
  15. Archives de la guerre. Journal circonstancié du séjour de la flot le anglaise devant Saint-Malo, mouillée dans la baie de Cancale. Saint-Malo, juin 1758 ; une feuille in-4o. Relation circonstanciée du séjour de la flotte anglaise mouillée dans la baie de Cancale, journal exact de l’ingénieur en chef des fortifications le chevalier Mazin. Juin 1758. (Manuscrit.)
  16. Lettre du 18 août 1694.
  17. Ordonnance de Charles VII de 1425.
  18. Cahier d’articles et édit du 28 octobre 1594 sur la soumission de Saint-Malo.
  19. Ordonnance en date du 31 octobre 1594 de Philibert de la Guiche, grand-maître de l’artillerie.
  20. Mémoire sur la province de Bretagne, par M. de Nointel, intendant. 1698. B. N. Manuscrits.
  21. Les pièces justificatives sont aux archives du Tallard.
  22. Mémoires sur l’administration des finances depuis le 20 février 1708 jusqu’au 1er  septembre 1715, par Desmarets, contrôleur-général des finances. Paris, 1716.
  23. La moyenne des exercices 1847, 1848 et 1849 est pour la circulation de 29,890 tonneaux, pour le produit du péage de 36, 614 francs, et pour les frais d’administration et l’entretien de 107,612 francs. Au déficit annuel il faut ajouter l’intérêt d’un capital de 14,240,000 fr. consacré à l’établissement du canal.
  24. Pour 33,232 habitans, les hospices de Rennes contiennent 574 lits de vieillards. Besançon, ville de 33,788 âmes, n’offre que 74 lits. Le territoire est très loin de valoir celui des environs de Rennes, et la misère y est incomparablement moindre.
  25.  Urbs Redonis spoliata bonis, viduata colonis,
    Plena dolis, odiosa polis, sine lumine solis
    Desidiam putat egregiam spernitque sophiam…

  26. Mémoire sur la Bretagne, par M. de Nointel, intendant, 1698.
  27. Ce sont ceux de Dinan, d’Évran, de Combourg, de Tinténiac, de Bécherel, d’Hédé, de Saint-Aubin d’Aubigné, de Liffré et de Rennes.
  28. Matrices cadastrales déposées au ministère des finances.
  29. L’alliance des composts à base de chaux avec la tangue mêlée de fumier d’étable se fait avec beaucoup de succès dans le Cotentin. D’un autre côté, le mètre cube de bonne chaux grasse produit presque autant d’effet que huit mètres cubes de tangue de la baie du Mont-Saint-Michel ; mais le mètre cube de chaux vaut 15 francs sur les fours, et le mètre cube de tangue chargé sur les bateaux du canal ne coûterait pas plus de 40 centimes, ce qui porterait à 3 fr. 20 centimes l’équivalent du mètre cube de chaux. À ces deux sommes, il faut ajouter les frais de transport, qui, à poids égaux, seraient, en raison des distances à parcourir et des précautions à prendre, beaucoup plus considérables pour la chaux que pour la tangue. L’une ou l’autre de ces deux substances obtiendra donc la préférence suivant les lieux où devra s’en faire l’emploi, et souvent elles seront employées concurremment.
  30. Le commerce n’a jamais distingué deux ports dans le bassin dont les quais appartiennent, au nord à la commune de Saint-Malo, au sud à celle de Saint-Servan. Je suis cet exemple en réunissant dans le même chiffre les tonnages attribués dans les états des douanes soit à Saint-Malo, soit à Saint-Servan ; il suffit de remarquer que dans ce tonnage collectif les quatre cinquièmes appartiennent ordinairement à Saint-Malo. Le tonnage du port a été en
    1846 de 189,046 tonneaux.
    1847 — 211,669 —
    1848 — 166,366 —
    1849 — 174,571 —
    1850 — 181,505 —
  31. Le matériel naval du port est le quinzième de celui de la France entière, 43,753 tonneaux sur 674,205. Il équivaut aux matériels de Dunkerque, de Rouen, de Brest et de Toulon réunis. Les ports du Havre, de Nantes, de Bordeaux et de Marseille en possèdent seuls un plus considérable. Le mouvement local n’est que le soixantième du mouvement général des ports.
  32. Lois des 6 juin 1836, 19 juillet 1837, 11 et 25 juin 1841.
  33. Je dis gaspillage et non pas dilapidation, parce que l’ingénieur dont il est ici question paraît n’être coupable que de la plus inconcevable légèreté. La responsabilité de sa gestion remonte donc à ceux qui ont choisi le seul membre du corps des ponts-et-chaussées qui fût capable de conduire ainsi des travaux.