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Les Cabales, Œuvre pacifique

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Cabales (Voltaire).

s. n. (p. 1-10).

LES CABALES,
ŒUVRE PACIFIQUE.


Camarade Crotté, d’où viennent tant d’intrigues,[1]

Tant de petits partis, de cabales, de brigues ?

S’agit-il d’un emploi de Fermier général,

Ou du large chapeau qui coëffe un Cardinal ?

Etes-vous au Conclave, aſpirez-vous au trône,

Où l’on dit qu’autrefois monta Simon Barjone ?

Ça, que prétendez-vous ?…. De la gloire…. Ah gredin !

Sais-tu bien que cent Rois la briguèrent en vain ;

Sais-tu ce qu’il coûta de périls & de peines

Aux Condés, aux Sullys, aux Colberts, aux Turennes,

Pour avoir une place au haut du Mont ſacré

De Sultan Muſtapha pour jamais ignoré ?

Je ne m’attendois pas qu’un crapaud du Parnaſſe

Eût pu dans ſon bourbier s’enfler de tant d’audace.

Monſieur, écoute-moi. J’arrive de Dijon,

Et je n’ai ni logis, ni crédit, ni renom.

J’ai fait de méchants vers, & vous pouvez bien croire

Que je n’ai pas le front de prétendre à la gloire :

Je ne veux que l’ôter à quiconque en jouit :

Dans ce noble métier, l’ami F…. m’inſtruit.

Monſieur l’Abbé Profond m’introduit chez les Dames ;

Avec deux beaux eſprits nous ourdiſſons nos trames ;

Nous ſerons dans un mois l’un de l’autre ennemis ;

Mais le beſoin préſent nous tient encore unis.

Je me forme avec eux dans le bel art de nuire.

Voilà mon ſeul talent ; c’eſt la gloire où j’aſpire.

Laiſſons-là de Dijon ce pauvre garnement,

Des bâtards de Zoïle imbécille inſtrument ;

Qu’il coure à l’hôpital où ſon deſtin le mene.

Allons-nous rejouir aux yeux de Melpomene…..

Bon ! J’y vois deux partis l’un à l’autre oppoſés ;

Léon dix & Luther étoient moins diviſés.

L’un claque, l’autre ſiffle, & l’antre du parterre,

Et les Cafés voiſins ſont le champ de la guerre.

Je vais chercher la paix au Temple des Chanſons ;

J’entens crier… Lully, Campra, Rameau, Bouffons :

Etes-vous pour la France, ou bien pour l’Italie ?

Je ſuis pour mon plaiſir, Meſſieurs. Quelle folie.

Vous tient ici debout ſans vouloir écouter ?

Ne ſuis-je à l’Opéra que pour y diſputer ?

Je ſors ; je me dérobe aux flots de la cohue :

Les Laquais aſſemblés cabaloient dans la rue.

Je me ſauve avec peine aux jardins ſi vantés,

Que la main de le Nautre avec art a plantés.

Mais ſoudain d’autres fous une troupe m’arrête ;

Tous parlent à la fois, tous me rompent la tête…..

Avez-vous lu ſa pièce ? Il tombe, il eſt perdu ;

Par le dernier Journal je le tiens confondu….

Qui ? De quoi parlez-vous ? D’où vient tant de colere ?

Quel eſt votre ennemi ?…. C’eſt un vil téméraire,

Un Rimeur inſolent qui cauſe nos chagrins ;

Il croit nous régaler en vers alexandrins…..

Fort bien ! de vos débats je connois l’importance…..

Mais un gros de Bourgeois de ce côté s’avance.

Choiſiſſez, me dit-on, du vieux ou du nouveau.

Je croyois qu’on parloit d’un vin qu’on boit ſans eau,

Et qu’on examinoit ſi les Gourmets de France

D’une vendange heureuſe avoient quelqu’eſpérance

Ou que des Erudits balançoient doctement

Entre la loi nouvelle & le vieux Teſtament.

Un jeune Candidat, de qui la chevelure

Paſſoit de Claudion la royale coëffure,

Me dit d’un ton de maître avec peine adouci,

Ce ſont nos Parlemens dont il s’agit ici ;

Lequel préférez-vous ? Aucun d’eux je vous jure :

Je n’ai point de procès, & dans ma vie obſcure,

Je laiſſe au Roi mon maître, en pauvre Citoyen,

Le ſoin de ſon Royaume où je ne prétens rien.

Aſſez de grands eſprits, dans leur troiſieme étage,

N’ayant pu gouverner leur femme & leur ménage,

Se font mis par plaiſir à régir l’univers ;

Sans quitter leur renier, ils traverſent les mers ;

Ils raniment l’Etat, le peuplent, l’enrichiſſent :

Leurs Marchands de papier ſont les ſeuls qui gémiſſent.

Moi, j’attens dans un coin que l’Imprimeur du Roi

M’apprenne pour dix ſols mon devoir & ma loi.

Tout confus de l’Edit qui ravit mes finances,

Sur mes biens écornés je régle mes dépenſes ;

Rebutté de Plutus, je m’adreſſe à Cérès :

Ses fertiles bontés garniſſent mes guérets.

La campagne en tout tems, par un travail utile ;

Répara tout les maux qu’on nous fit à la ville.

On eſt un peu fâché ; mais qu’y faire ? Obéir.

À quoi bon cabaler, quand on ne peut agir ?

Mais, Monſieur, des Capets les Loix fondamentales ;

Et le Grenier à ſel, & les Cours féodales,

Et le Gouvernement du Chancelier Duprat…..

Monſieur, je n’entends rien aux matières d’État ;

Ma Loi fondamentale eſt de vivre tranquille.

La fronde étoit plaiſante, & la guerre civile

Amuſoit la Grand’Chambre & le Coadjuteur.

Barricadez-vous bien ; je m’enfuis : ſerviteur.

A peine ai-je quitté mon jeune Energumène,

Qu’un groupe de ſavans m’enveloppe & m’entraîne.

D’un air d’autorité l’un d’eux me tire à part…..[2]

Je vous goûtai, dit-il, lorſque de Saint Médard

Vous crayonniez gaîment la cabale groſſiere,

Gambadant pour la Grace au coin d’un Cimetiere,

Les billets au porteur des Chrétiens trépaſſés,

Les fils de Loyola ſur la terre éclipſés.

Nous applaudimes tous à votre noble audace

Lorſque vous nous prouviez qu’un Maroufle à beſace,

Dans ſa craſſe orgueilleuſe à charge au genre-humain

S’il eût bêché la terre eût ſervi ſon prochain

Jouiſſez d’une gloire avec peine achétée ;

Acceptez à la fin votre brevet d’Athée.

Ah ! vous êtes trop bons ! je ſens au fond du cœur

Tout le prix qu’on doit mettre à cet excès d’honneur.

Il eſt vrai, j’ai raillé Saint Médard & la Bulle ;

Mais j’ai ſur la nature encor quelque ſcrupule :

L’Univers m’embarraſſe & je ne puis ſonger

Que cette horloge exiſte & n’ait point d’Horloger.

Mille abus, je le ſais, ont barbouillé l’Egliſe

Fleury l’Hiſtorien, en parle avec franchiſe.

J’ai pu de les ſiffler prendre un peu trop de ſoin :

Eh ! quel Auteur hélas ! ne va jamais trop loin !

De Saint Ignace encore on me voit ſouvent rire.

Je crois pourtant un Dieu, puiſqu’il faut vous le dire,

Ah traître ! ah malheureux ! je m’en étois douté.

Vas ! j’avois bien prévu ce trait de lâcheté,

Alors que de Maillet inſultant la mémoire

Du monde qu’il forma tu combattis l’Hiſtoire.

Ignorant ! Vois l’effet de mes combinaiſons.

Les hommes autrefois ont été des poiſſons ;

Ce Globe était de verre & les Mers étonnées

Ont produit le Caucaſe, ont fait les Pyrénées :

Nous te l’avions appris, mais tu t’es éloigné

Du vrai ſens de Platon par nous ſeuls enſeigné.

Lâche ! oſe-tu bien croire une Eſſence ſuprême !…..

Mais oui….. De la Nature as-tu lu le ſiſtême ?

Par ſes propos diffus n’es-tu pas foudroyé ?

Que dis-tu de ce Livre ? il m’a fort ennuyé.

C’en eſt aſſez, ingrat : ta perfide inſolence

Dans mon premier Concile aura ſa recompenſe :

Vas : ſois adorateur d’un phantôme impuſſant :

Nous t’avions juſqu’ici préſervé du néant :

Nous t’y ferons rentrer, ainſi que ce grand Etre

Que tu prens baſſement pour ton unique Maître.

De mes amis, de moi, tu fera mépriſé……

Soit ; Nous inſulterons à ton génie uſé…..

J’y conſens… des fatras, des brochures ſans nombre….

Vont pleuvoir ſur ta tête, enfin pour te confondre……..

Je n’en ſentirai rien…… nous t’abandonnerons

A Nonnotte, à Jean-Jacques, aux Cléments, aux Frerons.

Ah ! Bachelier du Diable, un peu plus d’indulgence ;

Nous avons, vous & moi, beſoin de tolérance ;

Que deviendroit le monde & la ſociété,

Si tout, juſqu’à l’Athée, étoit ſans charité ?

Permettez qu’ici-bas chacun faſſe ; à ſa tête.

J’avouerai qu’Epicure avait une ame honnête ;

Mais le grand Marc-Aurele étoit plus vertueux ;

Lucrèce avoit du bon, Cicéron valoit mieux :

Spinofa pardonnoit à ceux dont la foibleſſe

D’un Moteur éternel admiroit la ſageſſe.

Je crois qu’il eſt un dieu ; vous oſez le nier ;

Examinons le fait ſans nous injurier :

J’ai déſiré cent fois dans ma verte jeuneſſe,

De voir notre Saint-Pere au ſortir de la Meſſe,

Avec le grand Lama danſer un Cotillon,

Boſſuet le funebre embraſſant Fenelon ;

Et le verre à la main Letellier & Noailles,

Chantant chez Maintenon des couplets à Verſailles,

Je preférois Chaulieu coulant en paix ſes jours

Entre le Dieu des Vers & celui des Amours,

A tous ces froids Savans dont les vieilles querelles

Traînoient ſi peſamment les dégoûts après elles.

Des charmes de la paix mon cœur étoit frappé,

J’eſpérois en jouir, je me fuis bien trompé.

On cabale a la Cour ; à l’Armée, au Parterre ;

Dans Londres, dans Paris, les eſprits ſont en guerre :

Ils y ſeront toujours. La diſcorde autrefois

Ayant brouillé les Dieux, deſcendit chez les Rois,

Puis dans l’Egliſe ſainte établit ſon Empire,

Et l’étendit bien-tôt ſur tout ce qui reſpire.

Chacun vantoit la paix que par-tout on chaſſa :

On dit que ſeulement par grâce on lui laiſſa

Deux aſiles fort doux ; c’eſt le lit & la Table.

Puiſſe-t-elle y fixer un regne un peu durable.

L’un d’eux me plaît encor ; allons, amis, buvons

Cabalons pour Cloris & faiſons des chanſons.

FIN.
  1. (Clement.)
  2. (Diderot)