Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Septième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 295-347).

SEPTIÈME CAHIER

campagne de russie. — je passe lieutenant au petit état-major impérial. — la retraite de moscou.


Le 26 juin 1812, nous passâmes le Niémen. Le prince Murât formait l’avant-garde avec sa cavalerie ; le maréchal Davoust, avec 60,000 hommes, marchait en colonne ainsi que toute la garde et son artillerie sur la grande route de Vilna. On ne peut se faire une idée de voir de pareilles colonnes se mouvoir dans des plaines arides, sans autres habitations que de mauvais villages dévastés par les Russes. Le prince Murât les atteignit au pont de Kowno ; ils furent obligés de se retirer sur Vilna. Le temps qui avait été très beau jusque-là, changea tout à coup. Le 29 juin, un violent orage nous prit sur les trois heures, avant d’arriver à un village que j’eus toutes les peines du monde à pouvoir atteindre. Arrivés à l’abri dans ce village, nous ne pûmes dételer nos chevaux ; il fallut les débrider, leur faucher de l’herbe et faire allumer des feux. La tempête était si forte en grêle et en neige que nous eûmes du mal à contenir nos chevaux, il fallut les attacher après les roues. J’étais mort de froid ; ne pouvant plus tenir, j’ouvre un de mes fourgons et je m’y cachai. Le matin, quel spectacle déchirant ! Dans le camp de cavalerie, près de nous, la terre était couverte de chevaux morts de froid ; plus de dix mille succombèrent dans cette nuit d’horreur. En sortant transi de mon fourgon, je vois trois de mes chevaux morts. Je fais de suite distribuer ceux qui me restaient après mes quatre fourgons ; ces malheureux tremblaient si fort qu’ils brisaient tout sitôt attelés, ils se jetaient dans leurs colliers à corps perdus, ils étaient fous et faisaient des sauts de rage. Si j’avais tardé d’une heure, je les perdais tous. Je puis dire qu’il fallut employer tout notre courage pour les dompter.

Arrivés sur la route, nous trouvâmes des soldats morts qui n’avaient pas pu soutenir ce monstrueux orage ; ça démoralisa une grande quantité de nos hommes. Heureusement, nos marches forcées firent partir de Vilna l’empereur de Russie qui y avait établi son quartier général. Dans cette grande ville, en put mettre de l’ordre dans l’armée. L’Empereur donna des ordres dès son arrivée, le 29 juin, pour arrêter les traînards de toutes armes, et les parquer dans un grand enclos en dehors de la ville ; ils y étaient bien enfermés, et on leur donnait des rations ; la gendarmerie était sur tous les points pour les ramasser. On en forma trois bataillons de sept à huit cents hommes ; ils avaient tous conservé leurs armes.

Après un peu de repos, l’armée se porta en avant dans des forêts immenses qu’il fallut fouiller, par crainte de quelques embûches de l’ennemi. Une armée n’y peut marcher qu’à pas comptés, pour n’être pas coupée. Avant son départ, l’Empereur fit partir les chasseurs de sa garde, et nous restâmes près de lui. Le 13 juillet, il donna l’ordre de lui présenter 22 sous-officiers pour passer lieutenants dans la ligne. Comme les chasseurs étaient partis, toutes les promotions tombèrent sur nous ; il fallait se trouver sur la place à deux heures pour être présenté à l’Empereur. À midi, je me trouvai sur la place revenant avec mon paquet de lettres sous le bras pour les distribuer. Le major Belcourt me prit par le bras, et me serrant fortement : « Mon brave, vous passerez aujourd’hui lieutenant dans la ligne. — Je vous remercie, je ne veux pas retourner dans la ligne. — Je vous dis, moi, que vous porterez aujourd’hui des épaulettes de lieutenant. Je vous donne ma parole que si l’Empereur vous fait passer dans la ligne, je vous fais revenir dans la garde. Ainsi, pas de réplique ! à deux heures sur la place, sans manquer ! — Eh bien, je m’y trouverai. — J’y serai avant vous. — Ça suffit, mon capitaine »

À deux heures, l’Empereur arrive nous passer en revue ; nous étions tous les 22 sur un rang. Commençant par la droite, regardant ces beaux sous-officiers, et les toisant de la tête aux pieds, il dit au général. Dorsenne : « Ça fera de beaux officiers dans les régiments. » Arrivé près de moi, il me regarde comme le plus petit ; le major lui dit : « C’est notre instructeur, il ne veut pas passer dans la ligne. — Comment ! tu ne veux pas passer dans la ligne ? — Non, Sire, je désire rester dans votre garde. — Eh bien, je te nomme à mon petit état-major. »

S’adressant à son chef d’état-major, le comte Monthyon, il dit : « Tu prendras ce petit grognard comme adjoint au petit quartier général. » — Comme je me trouvai heureux de rester près de l’Empereur ! Je ne me doutais pas que je quittais le paradis pour tomber dans l’enfer, Je temps me l’a bien appris.

Le brave général Monthyon vint vers moi : « Voilà mon adresse. Demain, à huit heures, chez moi, pour prendre mes ordres ! » Le même soir, mes camarades fusillèrent mon sac.

Le lendemain, à l’heure dite, j’arrive près du général qui me reçut avec la figure gracieuse d’un homme qui aime les vieux soldats : « Eh bien, me dit-il, vous ferez le service près de l’Empereur. Si ça ne vous faisait pas de peine de couper vos longues moustaches, vous me ferez plaisir ; l’Empereur n’aime pas la moustache à son état-major. Eh bien, faites-en le sacrifice. Si je vous envoyais en mission, est-ce que vous auriez peur d’un cosaque ? — Non, général. — Il me faut deux de vos camarades qui sachent commander, pour conduire chacun un bataillon d’isolés. Vous les connaissez, faites-les venir près de moi ! Pour vous, je vous ai vu commander ; vous connaissez votre affaire. J’ai trois bataillons de traînards à renvoyer à leurs corps d’armée. C’est vous qui demain les commanderez devant l’Empereur. Donc, vous viendrez avec vos deux camarades, et nous partirons de suite pour organiser les trois bataillons. »

Arrivé dans cet enclos, le général appela les soldats du 3e corps, les mit de côté et ainsi de suite. L’opération faite, nous rentrâmes pour terminer nos comptes avec le quartier-maître de la garde, pour recevoir nos certificats et notre masse. Heureusement pour moi, les soldats du train m’avaient pourvu d’un beau cheval avec la selle et le portemanteau ; je me trouvais en mesure de ce côté-là, mais je n’avais pas de chapeau, pas de sabre ; je n’avais que mon bonnet de police et on m’avait retiré mes galons ; je me trouvais comme un sous-officier dégradé ; cela me fît de la peine.

Je fus toucher ce qui m’était dû chez le quartier-maître ainsi que le certificat de mes services, et faire mes adieux à mes bons chefs. Ils me dirent de choisir un cheval dans mes attelages : « Je vous remercie, je suis bien monté, j’avais mis de côté un joli cheval tout sellé et bridé qui ne fait pas partie des équipages ; je vous laisse tout en bon état. — Adieu, mon brave, nous nous verrons souvent. — Si j’avais un chapeau, je serais content. — Eh bien, passez ce soir, vous en trouverez un chez le quartier-maître ; je m’en charge, dit l’adjudant-major. — Je suis sauvé. — Et si je puis vous trouver un sabre, je vais m’en occuper de suite. On vous doit bien cela. »

Je les quittai confus ; je vais trouver le comte Monthyon pour lui faire part que j’étais libéré : « Je vous ferai payer votre entrée en campagne comme lieutenant pour vous monter. Dépêchez-vous de finir vos affaires ; nous ne tarderons pas à partir. — Demain, mon général, tous mes comptes seront terminés. »

Le soir, je fus chez le quartier-maître, je trouvai un chapeau, un vieux sabre, et je me sentis une fois plus fort. Le lendemain matin, je me présente avec le grand sabre au côté et le chapeau à cornes : « Ah ! c’est bien, dit-il, je vous trouverai des épaulettes. Nous partons le 16 juillet ; venez deux fois par jour prendre mes ordres. »

Le 15 au matin, je me présente chez le comte Monthyon qui dit : « Nous partons demain, vous aurez 700 hommes à conduire au 3e corps. A midi, au château, devant l’Empereur. Je viens de faire prévenir vos deux camarades de se trouver à onze heures pour prendre le commandement de leur bataillon. Il faut aller de suite pour les passer en revue ; les contrôles sont faits par régiment ; mon aide de camp est parti pour faire l’appel ; nous trouverons tout prêt. »

Nous arrivâmes dans l’enclos, tous étaient sous les armes, formant trois bataillons. Il nous remit le commandement, et nous fit reconnaître pour leurs chefs ; il nous donna nos feuilles de route et le contrôle par régiment. — À six heures, le 15, j’étais dans l’enclos pour faire l’appel par régiment. Je trouvai d’abord 133 Espagnols de Joseph Napoléon, et ainsi de suite. Mon appel fait, je fais prendre les armes. On ne m’avait pas adjoint un sergent ! Un tambour et un petit musicien, voilà quel était tout mon état-major pour maintenir 700 hommes ! Je fais porter les armes et former les faisceaux. À neuf heures, la soupe, et à dix heures, tout le monde prêt. Mes deux camarades mirent le même zèle. À onze heures, le comte Monthyon arrive, passe rapidement, et nous partons… Heureusement, j’avais un tambour ; sans cela, je marchais à la muette.

Mon petit musicien était à la droite du bataillon avec sa petite épée à la main. Nous arrivons au palais ; je fais mettre mon bataillon sur la droite en bataille et en première ligne, les deux autres derrière moi ; je plaçai des guides sur la ligne. Comme ils ne savaient rien, il me fallait les prendre par le bras, et l’Empereur me voyait de son balcon.

Je fais porter les armes, et commande : « Sur le centre, alignement ! Guides, à vos places ! » Je rectifie l’alignement, et vais me placer à la droite de mon bataillon. Le comte Monthyon va trouver l’Empereur ; ils descendent et l’on me fit signe d’approcher. L’Empereur me demande : « Combien te manque-t-il de cartouches ? — 373 paquets, Sire. — Fais un bon pour tes cartouches et un bon pour deux rations de pain et de viande. Fais porter les armes, par le flanc droit, et conduis-les sur la place ; je vais les faire garder. Et de suite au pain, à la viande et aux cartouches ! »

Toutes les issues de la place étaient gardées ; mes faisceaux formés. Je prends mes hommes de corvée, je vais aux cartouches et les distribue. Puis, je vais au pain et à la viande. À sept heures, toutes les distributions étaient terminées ; j’étais mort de besoin ; j’allai me restaurer et préparer mon beau cheval ; je choisis un soldat à cheval démonté pour me servir de domestique. Je reçois l’ordre de partir à huit heures.

Au sortir de Vilna, nous nous trouvons engouffrés dans des forêts. Je quitte la tête de mon bataillon pour me porter derrière et faire suivre tous ces traînards, en plaçant mon petit musicien à la droite pour marquer le pas. La nuit venue, je vois de mes déserteurs se glisser dans le fourré sans pouvoir les faire rentrer, vu l’obscurité. Il fallait mordre son frein ; que faire contre de pareils soldats ? Je me disais : « Ils vont tous déserter ! »

Ils marchèrent pendant deux heures ; la tête de mon bataillon trouvant à gauche de la route un rond-point où il n’y avait pas de bois, ils s’y établissent de leur chef ; la queue arrivait que les feux étaient déjà allumés. Jugez de ma surprise : « Que faites-vous là ? Pourquoi ne marchez-vous pas ? — C’est assez marché, nous avons besoin de repos et de manger. »

Les feux s’établissent et les marmites aussi ; à minuit, voici l’Empereur qui passe avec son escorte ; voyant mon bivouac bien éclairé, il fait arrêter et me fait venir près de sa portière : « Que fais-tu là ? — Mais, Majesté, ce n’est pas moi qui commande, c’est eux. Je faisais l’arrière-garde, et j’ai trouvé la tête du bataillon établie, les feux allumés. J’ai déjà beaucoup de déserteurs qui sont retournés à Vilna avec leurs deux rations. Que faire seul avec 700 traînards ? — Fais comme tu pourras, je vais donner des ordres pour les arrêter. »

Il part, et moi je reste pour passer la nuit avec ces soldats indociles, regrettant mes galons de sergent. Je n’étais pas au bout de mes peines. Le matin, je fais battre l’assemblée, et au jour le rappel, et de suite en route, en leur signifiant que l’Empereur allait faire arrêter les déserteurs. Je marche jusqu’à midi, et, sortant du bois, je trouve un parc de vaches qui paissaient dans un pré. Voilà mes soldats qui prennent leurs gamelles et vont traire les vaches pour les remplir ; il fallut les attendre. Le soir, ils campaient toujours avant la nuit, et, toutes les fois qu’ils trouvaient des vaches, il fallait s’arrêter. Comme c’était amusant pour moi ! Enfin, j’arrivai dans des bois très éloignés des villes, des parties considérables se trouvaient détruites par les flammes. Une forêt incendiée longeait ma droite, et je m’aperçois qu’une partie de mes troupes prend à droite dans ce bois brûlé. Je pars au galop pour les faire rentrer sur la route. Quelle est ma surprise de voir ces soldats faire volte-face et tirer sur moi ! Je suis contraint de lâcher prise. C’était un complot des soldats de Joseph Napoléon, tous Espagnols. Ils étaient 133 ; pas un seul Français ne s’était mêlé avec ces brigands. Arrivé près de mon détachement, je leur fais former le cercle, et leur dis : « Je suis forcé de faire mon rapport ; soyez Français et suivez-moi. Je ne ferai plus l’arrière-garde, cela vous regarde. Par le flanc droit ! »

Je sors de cette maudite forêt le même soir, et j’arrive près d’un village où était une station de cavalerie avec un colonel qui gardait l’embranchement pour diriger les troupes de passage. Arrivé près de lui, je fais mon rapport ; il fait camper mon bataillon, et, sur les indications que je lui donne, il fait venir des juifs et son interprète ; il juge par la distance de mes déserteurs du village où ils ont pu tomber ; il fait partir 50 chasseurs à cheval et les juifs pour les conduire. À moitié chemin, ils rencontrèrent les paysans opprimés qui venaient chercher du secours. Ils arrivèrent à minuit et entourèrent le village où ils surprirent les Espagnols endormis ; ils les saisirent, les désarmèrent, mirent leurs fusils dans une charrette. Les hommes furent attachés dans de petites charrettes bien escortées.

Le matin, à 8 heures, les 133 Espagnols arrivaient et étaient déliés de leurs entraves. Le colonel les fit mettre sur un rang et leur dit : « Vous vous êtes mal conduits, je vais vous former par ordinaires ; y a-t-il parmi vous des sergents ou des caporaux pour former vos ordinaires ? »

Voilà deux sergents qui font voir leurs galons cachés par leurs capotes : « Mettez-vous là. Y a-t-il des caporaux ? »

En voilà trois qui se font connaître : « Mettez-vous là ! Il n’y en a plus ?… C’est bien ! Maintenant, vous autres, tirez un billet ! »

Celui qui tirait un billet blanc était mis d’un côté, et celui qui tirait noir était mis de l’autre. Lorsque tout fut fini, il leur dit : Vous avez volé, vous avez mis le feu, vous avez fait feu sur votre officier ; la loi vous condamne à la peine de mort ; vous allez subir votre peine…, je pouvais vous faire tous fusiller ; j’en épargne la moitié. Que cela leur serve d’exemple ! Commandant, faites charger les armes à votre bataillon. Mon adjoint va commander le feu. »

On en fusilla soixante-deux. Dieu ! quelle scène ! Je partis de suite le cœur navré, mais les juifs étaient contents. Voilà mon étrenne de lieutenant !

Je désirais arriver à mon terme, mais le maréchal avait de l’avance sur moi. À Gluskoé, où je trouve la garde, je mets mes soldats au bivac, et je leur fais donner des vivres. Le lendemain, je pars pour Witepsk où deux forts combats avaient eu lieu. Combien il me tardait d’être débarrassé de ce pesant fardeau ! Enfin, j’arrive à Witepsk, le cœur en joie, croyant être au bout. Pas du tout ! le corps du maréchal était à trois lieues en avant. Je vais prendre des ordres sur la route à suivre, et je ne trouve plus en revenant que le tambour qui m’attendait : « Eh bien ! où sont-ils ? Tous sauvés ! disent mon tambour et mon soldat, on leur a dit que le 3e corps n’était qu’à une lieue. »

Je pars avec mon tambour et mon soldat ; j’avais trois lieues à faire. J’arrive à quatre heures près du chef d’état-major du maréchal ; les aides de camp et les officiers, me voyant seul avec un tambour et un soldat, se mirent à rire : « Ça ne vous sied guère, Messieurs, de rire de moi. Tenez, général, voilà ma feuille de route ; vous verrez ma conduite depuis Vilna. »

Lorsque ce chef d’état-major eut jeté un coup d’œil sur mon rapport, il me prit à l’écart : « Où sont-ils, vos soldats ? — Ils m’ont abandonné à Witepsk avant d’entrer en ville, au moment où je partais au galop prendre des ordres sur la route que je devais suivre pour vous rejoindre ; ils sont partis dans la joie de rejoindre leur corps plus vite. Quant aux soixante-deux fusillés, ce ne sont pas des Français. — Mais vous avez souffert avec ces traînards. — J’ai sué du sang, général. — Je vais vous présenter au maréchal. — Je le connais et il me connaît, lui ; il ne rira pas en me voyant, comme vos officiers ; ils m’ont bien blessé. — Allons, mon brave, ne pensons plus à cela ! Venez avec moi, je vais tout concilier. »

Il arrive près de ses officiers : « Vous allez mener ce brave à ma tente ; faites-le rafraîchir, je vais chez le maréchal, car il nous apporte du nouveau ; vous verrez cela tout à l’heure, je vous rejoins dans l’instant. »

Il revient, et me prenant le bras devant ses officiers qui étaient bien sots : « Venez, me dit-il, le maréchal veut vous voir. »

Le maréchal, voyant mon uniforme, dit : « Vous êtes un de mes vieux grognards. — Oui, mon général. C’est vous qui m’avez fait mettre des jeux de cartes dans mes bas afin que je sois assez grand pour être admis dans les grenadiers que vous commandiez à cette époque.

— C’est juste, je me le rappelle. Vous aviez déjà un fusil d’honneur de la bataille de Montebello, et vous avez été décoré dans ce temps. — Oui, général, le premier en 1804. — C’est un de mes vieux grenadiers. Vous ne partirez que demain ; je vous donnerai mes dépêches. Où est votre corps ? — Adjoint au petit quartier général de l’Empereur, sous les ordres du comte de Monthyon. — Ah ! vous êtes bien. Demain, à dix heures, vous prendrez mes dépêches. Faites donner à ce vieux militaire la table de vos officiers et du fourrage à son cheval. — Oui, maréchal. — Et faites-lui remettre tous les reçus des hommes rentrants. Voyez dans tous les régiments, s’ils sont rentrés ; vous m’en ferez le rapport ce soir à 8 heures. Et à 10 heures, demain, vous partirez pour Witepsk ; vous y trouverez l’Empereur. Je vous donnerai une lettre pour Monthyon. »

En arrivant près des officiers, ce chef d’état-major leur dit : « Cet officier est notre ancien à tous, recevez-le comme il le mérite ; il est bien connu du maréchal ; faites le dîner, et après, mon aide de camp le conduira aux chefs de corps pour recevoir le reçu des hommes rentres. »

Pour le coup, ils chantaient messe basse avec moi, et ils mirent de l’eau dans leur vin ; je fus bien reçu. Après avoir bien dîné, je fus conduit au camp où je trouvai mes soldats rentrés qui accouraient demander leur pardon de leur échauffourée à mon égard. « Je n’ai point de plainte à faire de vos soldats, disais-je, c’est le zèle qui les a emportés. »

Arrivé près du colonel des Espagnols, qui était Français, je lui demande mon reçu : « Mais, me dit-il, il en manque la moitié. — Ils sont morts, colonel. Voyez le maréchal. — Comment, morts ? — La moitié a été fusillée. — Eh bien ! je vais faire fusiller les autres. — Ils ont leur pardon, vous n’en avez pas le droit ; ils ont subi leur peine ; c’est à l’Empereur à décider. — Combien de morts ? — Soixante-deux, dont deux sergents et trois caporaux. — Donnez-moi des détails. — Je ne le puis, le maréchal attend. Mon reçu, s’il vous plaît ; je pars de suite. »

L’aide de camp le prend à l’écart, et après quelques mots nous partons. Le lendemain, à 8 heures, j’étais près du maréchal : « Voilà vos dépêches, partez ! »

À midi, j’étais arrivé à Witepsk, près du comte Monthyon, je lui remis mes dépêches et mes reçus ; il savait tout ce qui s’était passé et l’Empereur en était instruit. Le maréchal avait mis deux mots pour moi qui flattèrent mon général : « Vous ne ferez point de service, dit-il, que nous ne soyons arrivés aux environs de Smolensk. »

Witepsk est une grande ville, là je trouvai mes anciens camarades et mes bons chefs. Nous restâmes pour attendre les munitions. Les chaleurs excessives jointes à des privations de tous genres occasionnèrent des dyssenteries qui amenèrent des pertes considérables dans l’armée. L’Empereur quitta Witepsk dans la nuit du 12 août ; tous les corps composant l’armée directement sous ses ordres se trouvèrent ainsi réunis le 14 août sur la gauche du Dnieper, et se portèrent à marches forcées sur Smolensk, place forte à environ 32 lieues ; l’investissement fut achevé le 17 août au matin. Napoléon ordonna d’attaquer sur toute la ligne vers deux heures de l’après-midi, la bataille fût des plus sanglantes. Lorsqu’elle fut engagée, je fus appelé près de lui : « Tu vas partir de suite pour Witepsk avec cet ordre qui enjoint à tous, de telle arme qu’ils soient, de te prêter main forte pour desseller ton cheval. Aux relais, tous les chevaux sont à ta disposition en cas de besoin, sauf les chevaux d’artillerie. Es-tu monté ? — Oui, Sire, j’ai deux chevaux. — Prends-les. Lorsque tu auras crevé l’un, tu prendras l’autre ; mets dans cette mission toute la vitesse possible. Je t’attends demain ; il est trois heures, pars. »

Je monte à cheval ; le comte Monthyon me dit : « Ça presse, mon vieux, prenez votre second cheval en main, et vous laisserez le premier sur la route. — Mais ils sont sellés tous les deux. — Laissez votre meilleure selle à mes domestiques, ne perdez pas une minute. »

Je pars comme la foudre, mon second cheval en main. Lorsque le premier fléchit sous moi, je mets pied à terre, d’un tour de main je desselle et resselle, laissant ma pauvre bête sur place. Je poursuis ma route ; arrivé dans un bois, je trouve des cantines qui rejoignaient leur corps : « Halte-là, un cheval de suite, je vous laisse le mien tout habillé, je suis pressé. Détellez et dessellez mon cheval. — Voilà quatre beaux chevaux polonais, dit le cantinier, lequel voulez-vous ? — Celui-là ! habille, habille ! ça presse, je n’ai pas une minute. »

Ah ! le bon cheval, qu’il me porta loin ! Je trouvai dans cette forêt une correspondance pour protéger la route ; arrivé vers le chef du poste : « Voyez mon ordre : vite un cheval, gardez le mien ! »

Pas une heure de perte pour arrivera Witepsk ! donne mes dépêches au général commandant la place. Après avoir lu, il dit : « Faites dîner cet officier, faites-le mettre sur un matelas une heure, préparez-lui un bon cheval et un chasseur pour l’escorter. Vous trouverez près des bois un régiment campé. Il pourra changer de cheval dans les bois, à la correspondance. »

Au bout d’une heure, le général arrive : « Votre paquet est prêt, partez, mon brave ! Si vous n’avez pas de retard en route, vous ne mettrez pas 24 heures, y compris la perte de temps pour changer de chevaux. »

Je pars bien monté et bien escorté. Dans la forêt, je trouve le régiment campé. Je présente mon ordre au colonel. Aussitôt lu, il dit : « Donnez votre cheval, adjudant-major, c’est l’ordre de l’Empereur ! dessellez son cheval, ça presse. »

Je comptais trouver les stations de cavalerie dans le bois, mais pas du tout, toutes s’étaient sauvées ou étaient prises. Je me trouve seul sans escorte, je réfléchis ; je ralentis le pas, je vois à une distance éloignée de moi, sur une éminence, de la cavalerie pied à terre ; je me range sur le côté pour ne pas être aperçu, car c’était bien des cosaques qui attendaient. Je longe au plus près du bois tout à coup ; il sort du bois un paysan qui me dit : Cosaques !

Je les avais bien vus ; sans hésiter, je mets pied à terre, et saisissant mon pistolet, j’aborde mon paysan, lui montrant de l’or d’une main, et mon pistolet de l’autre. Il comprit, et me dit : Toc ! toc ! ce qui veut dire : « C’est bon. » Remettant mon or dans la poche de mon gilet, tenant mon cheval avec la bride passée au bras, pistolet armé dans la main gauche, je tiens de la droite mon Russe qui me conduit par un sentier. Après un long détour, il me ramène sur ma route, en me disant : « Nien ; nien, cosaques ! »

Je reconnais alors mon chemin en voyant des bouleaux ; tout en joie, je donnai trois napoléons à mon paysan et montai à cheval. Comme je serrais ses flancs ! La route disparaissait derrière moi, j’eus le bonheur d’atteindre une ferme avant que mon cheval ne fît faux bond. Je me jette dans la cour ; je vois trois jeunes médecins, je mets pied à terre et cours à l’écurie : « Ce cheval de suite ! je vous laisse le mien. Lisez cet ordre. »

Je monte encore un bon cheval qui détalait bien, mais il m’en fallait encore au moins un pour arriver, et la nuit venait, je ne voyais plus devant moi. Par bonheur, je trouve quatre officiers bien montés, je recommence la même cérémonie : « Voyez si pouvez lire cet ordre de l’Empereur pour me faire remplacer mon cheval. » Un gros monsieur que je pris pour un général, dit à l’un d’eux : « Dessellez votre cheval, donnez-le à cet officier. Ses ordres pressent ; aidez-lui. »

Je fus sauvé ; j’arrive sur le champ de bataille. Me voici cherchant l’Empereur, le demandant. On me répond : « Nous ne savons pas. » Poursuivant ma course, je quitte la route et je vois quelques feux sur ma gauche. Je me trouve dans de petites broussailles ; j’avance, je passe près d’une batterie, on me crie : « Qui vive ! — Officier d’ordonnance. — Arrêtez ! Vous allez à l’ennemi. — Où est l’Empereur ? — Venez par ici, je vais vous mener près du poste. »

Arrivé près de l’officier, il dit : « Conduisez le à la tente de l’Empereur. — Je vous remercie. »

J’arrive près de la tente ; je me fais annoncer. Le général Monthyon sort et me dit : « C’est vous, mon brave. Je vais vous présenter à l’Empereur de suite ; il vous croit pris. »

Mon général dit alors à l’Empereur : « Voilà l’officier qui arrive de Witepsk. » Je donne mes dépêches, il regarde mon état déplorable : « Comment as-tu passé dans la forêt ? les cosaques y étaient. — Avec de l’or, Sire ; un paysan m’a fait faire un détour et m’a sauvé. — Combien lui as-tu donné ? — Trois napoléons. — Et tes chevaux ? — Je n’en ai plus. — Monthyon, paye-lui ses frais de route, ses deux chevaux et les 60 francs que le paysan a bien gagnés ; donne le temps à mon vieux grognard de se remonter. Pour ses deux chevaux, 1,600 francs et les frais de poste ! Je suis content de toi. »

Le lendemain, on fit l’entrée de Smolensk (17 août au matin), mais on ne pouvait pénétrer dans cette ville ; toute la grande rue était encore en feu de notre côté ; les Russes, de l’autre côté sur des hauteurs, criblaient la ville d’obus et de boulets ; elle était dans un état déplorable. On ordonna d’attaquer sur toute la ligne vers deux heures de l’après-midi ; la bataille fut des plus sanglantes et ne cessa qu’à la fin du jour ; la ville était en feu par la plus belle nuit du mois d’août. Pour y arriver, il fallait passer par un bas-fond et remonter jusqu’à une porte barricadée par des redoutes faites avec des sacs de sel ; des milliers de sacs fermaient cette belle entrée ; quant à la rue, on la traversait entre des fournaises ; tous ces beaux magasins étaient en braise, surtout un entrepôt de sucre. On ne peut se figurer un pareil embrasement de feux de toutes couleurs. Il fallut tourner la ville pour se rendre maître des hauteurs ; puis nous restâmes à Smolensk quelques jours. Pour sortir, il faut descendre une pente très rapide, traverser un pont et tourner de suite à droite. C’est le cas de dire que Smolensk nous coûta cher et aux Russes davantage ; les pertes de part et d’autre furent considérables. De Smolensk à Moscou on compte 93 lieues, toujours dans de grandes forêts. C’est le 19 août qu’eut lieu le combat soutenu par le maréchal Ney à Valoutina, dans lequel le général Gudin fut frappé mortellement d’un boulet. Les Français et les Russes éprouvèrent dans cette affaire des pertes qui furent évaluées de chaque côté à plus de sept mille hommes ; on peut dire que c’était une bataille et non un combat. L’Empereur reçut un courrier de cette affaire, et apprit que le maréchal Davoust avait dépassé la ligne de bataille de trois lieues ; il avait franchi une forêt sans la fouiller et pouvait se faire couper par les Russes. L’Empereur le prévut et me fit partir pour le faire rétrograder. Arrivé près du maréchal, je lui remets mes dépêches ; sur-le-champ il fait faire demi-tour à sa réserve, et donne des ordres de retraite à tout son corps, et me renvoie. Je trouve déjà sa division de réserve en colonnes serrées qui occupait toute la route dans le bois. Ne pouvant passer, je prends un chemin à gauche qui longeait la route, je vais au galop pour gagner le devant de la division en retraite et je tombe au milieu d’une colonne russe qui traversait ce chemin étroit. Voyant qu’elle était en déroute, je ne perds pas la carte, je me mets à crier d’une voix de Stentor : « En avant ! » Et rebroussant chemin, je traverse ces fuyards épouvantés qui baissaient le dos en traversant le chemin, je finis par me dégager, et regagnant la grande route, je dis aux chefs de corps que les Russes étaient dans le bois.

Je rencontrai la garde en marche, partie de Smolensk le 25 août pour se rendre aux avant-postes ; je trouvai l’Empereur et rendis compte de mon aventure. « As-tu vu le champ de bataille ? demanda l’Empereur. — Non, Sire, mais la route est couverte de Russes et de beaucoup de Français. — Tu ne peux me suivre ; tu partiras demain avec mes équipages pour me rejoindre. »

Il dit à son piqueur : « Recevez mon vieux grognard, il vous suivra. » Je fus bien traité, et le lendemain j’eus un cheval pour laisser reposer le mien ; on rejoignit l’Empereur à marches forcées. En abandonnant une ville sur les bords de la Wiazma, le 29, les Russes mirent le feu aux magasins, et le quart de la ville fut la proie des flammes ; ils continuèrent ainsi pendant 40 lieues, faisant brûler sans pitié leurs chaumières encombrées de leurs blessés, que nous trouvions réduits en charbons. Pas une baraque ne restait sur notre route ; quant à leurs blessés, les amputations étaient bien faites, les bandes bien posées, mais ils les envoyaient ensuite dans l’autre monde, et s’ils n’avaient pas le temps de leur donner la sépulture, ils les laissaient en piles à nos regards. C’était un tableau déchirant. L’Empereur, après avoir consacré une partie de la journée du 6 septembre à reconnaître la position de l’ennemi, envoya des ordres pour la bataille qui devait se livrer le lendemain ; elle est connue sous le nom de bataille de la Moscowa. Pour déboucher dans la plaine où étaient les Russes, il fallait sortir d’un bois. Dès le début, on trouvait à droite de la route, une grande redoute qui foudroyait tout ce qui débouchait ; il fallut des efforts inouïs pour la prendre. Les cuirassiers l’enlevèrent, et alors les colonnes débordèrent dans la plaine. La grande réserve était placée à gauche de la grande route, et l’on ne pouvait découvrir les colonnes en bataille ; ce n’étaient que des osiers en taillis, et des bouquets de bois. La nuit fut employée à se mettre en mesure ; au petit jour, tous furent sur pied, et l’artillerie commença des deux côtés. L’Empereur fit faire un grand mouvement à sa réserve, et la fit passer à droite de la grande route, appuyée sur un profond ravin d’où il ne bougea pas de la journée. Il y avait là 20 à 25,000 hommes, l’élite de la France, tous en grande tenue. De temps en temps, on venait lui demander de faire donner la garde pour en finir, mais c’est en vain ; il tint bon toute la journée. Nos troupes firent tous leurs efforts pour prendre les redoutes qui foudroyaient sur notre droite notre infanterie ; elles étaient toujours repoussées, et de cette position dépendait la victoire. Voilà le général qui m’amène à l’Empereur : « Es-tu bien monté ? — Oui, Sire. — Pars de suite porter cet ordre à Caulaincourt, tu le trouveras à droite le long d’un bois ; tu apercevras des cuirassiers, c’est lui qui les commande. Ne reviens qu’après la fin. »

Arrivé près du général, je lui présente l’ordre ; il lit et dit à son aide de camp : « Voilà l’ordre que j’attendais, faîtes sonner à cheval, faites venir les colonels à l’ordre ! » Ils arrivèrent à cheval et formèrent le cercle ; Caulaincourt leur lit l’ordre de prendre les redoutes et leur distribue les redoutes dont ils devaient s’emparer, disant : « Je me réserve la deuxième. Vous, officier d’état-major, suivez-moi, ne me perdez pas de vue. — Ça suffit, mon général. — Si je succombe, c’est vous, colonel, qui prendrez le commandement ; il faut que ces redoutes soient enlevées à la première charge. » Puis, il dit aux colonels : « Vous m’entendez, allez prendre la tête de vos régiments. Les grenadiers nous attendent. Pas une minute à perdre ! Au trot à mon commandement, et au galop dès qu’on sera à portée de fusil ! Les grenadiers enfonceront les barrières. »

Les cuirassiers longèrent le bois, et fondirent sur les redoutes à l’opposé du front d’attaque pendant que les grenadiers arrivaient aux barrières. Cuirassiers et grenadiers français luttèrent pêle-mêle avec les Russes. Le brave Caulaincourt tomba raide mort près de moi. Je me rattachai au vieux colonel qui avait le commandement, et ne le perdis pas de vue. La charge terminée et les redoutes en notre pouvoir, le vieux colonel me dit : « Partez, dites à l’Empereur que la victoire est à nous. Je vais lui envoyer l’état-major pris dans les redoutes. »

Tous les efforts des Russes se portaient au secours de ces redoutes, mais le maréchal Ney les foudroyait sur leur droite. Parti au galop et traversant le champ de bataille, je voyais les boulets labourer le champ de bataille, et je ne croyais pas en sortir. Mettant pied à terre en arrivant près de l’Empereur et ôtant la mentonnière qui retenait mon chapeau, je vois qu’il lui manque la corne de derrière : « Eh bien, me dit-il, tu l’as échappé belle. — Je ne m’en suis pas aperçu ; là-bas, les redoutes sont prises, le général Caulaincourt est mort. — Quelle perte ! — On va vous amener beaucoup d’officiers. »

Tout le monde riait de mon chapeau avec une seule corne. Je n’en étais pas fier, car on rit de tout. L’Empereur demanda sa peau d’ours ; comme il se trouvait sur la pente du ravin, il était couché et presque debout. Là vinrent les officiers pris dans les redoutes, escortés d’une compagnie de grenadiers, Ils furent mis sur un rang par ordre de grade. L’Empereur les passa en revue, et leur demanda si ses soldats leur avaient pris quelque chose ; ils répondirent que pas un soldat ne les avait touchés. Un vieux grenadier de la compagnie sort du rang et dit en présentant son arme à l’Empereur : « C’est moi qui ai pris cet officier supérieur. » L’Empereur reçoit toutes les déclarations du grenadier et fait prendre son nom.

« Et ton capitaine, qu’a-t-il fait ? — Il est entré le premier dans la troisième redoute. » L’Empereur lui dit : « Je te nomme chef de bataillon, et tes officiers auront la croix. Commandant, ajoute-t-il, fais faire par le flanc droit, et partez au champ d’honneur. » On crie : « Vive l’Empereur ! » et ils volèrent rejoindre leur aigle. Nous passâmes la nuit sur le champ de bataille, et le lendemain l’Empereur fit ramasser les blessés. Nous traversâmes le champ de bataille, cela faisait frémir ; les fusils russes couvraient la terre ; près de leurs grandes ambulances on voyait des piles de cadavres ; les membres détachés du tronc étaient en tas. Murât les poursuivit si rapidement qu’ils brûlèrent tous leurs blessés ; nous les trouvâmes tous en charbon ; voilà le cas qu’ils font d’un soldat. L’Empereur quitta Mojaïsk dans l’après-midi du 12, et transporta son quartier général à Tartaki, petit village. Le comte Monthyon me fait demander : « Vous êtes bien heureux, me dit-il, l’Empereur vous désigne pour joindre le prince Murât qui entre demain à Moscou. Venez prendre les ordres de l’Empereur. »

Arrivé près de Sa Majesté : « Je t’ai désigné pour aller rejoindre Murât ; tu prendras vingt gendarmes, et en arrivant au Kremlin, tu visiteras les caveaux ; tu posteras les gendarmes aux issues du palais. Monthyon, donne-lui ton interprète, et mes dépêches pour Murât. Demain matin, tu partiras. »

Que j’étais fier d’une pareille mission ! À dix heures, j’étais près du prince Murât ; je lui remets mes dépêches : « Nous allons partir, me dit-il, vous me suivrez avec vos gendarmes. — Oui, mon prince. — Mais vous n’avez que la moitié d’un chapeau ? — Ce sont les Russes qui en avaient besoin pour faire de l’amadou. » Il se mit à rire aux éclats : « Vous sortez de la garde ? — Oui, mon prince, des grenadiers à pied. — Vous êtes un de nos vieux. Donnez l’ordre à vos gendarmes d’être à cheval à onze heures pour nous rendre au pont. »

On sort de la forêt. Une plaine aride et sablonneuse descend en pente assez rapide et fait face à un grand pont d’une longueur démesurée, bâti sur pilotis, sans eau ; il ne sert qu’à la fonte des neiges. Arrivés près du pont, nous trouvons les autorités et un général russe qui présentèrent les clefs au prince ; après les cérémonies d’usage, le prince donna une boîte enrichie de diamants au général russe, et nous entrâmes par une belle rue large et bien bâtie. Nous étions précédés de quatre pièces de canon, d’un bataillon et d’un piquet de cavalerie ; tout le peuple était aux croisées pour nous voir passer ; des dames nous présentaient des bouteilles, mais personne ne s’arrêtait. Nous avancions au petit pas ; arrivés au bout de cette immense rue, on arrive au pied du Kremlin. Pour y monter, c’est rapide ; c’est un château fort qui domine la ville, divisée en deux parties qui sont, on peut le dire, deux villes basses d’une grandeur immense. Sur le sommet, à droite, se trouve le beau palais des empereurs. Sur la place du Kremlin, à gauche, un grand arsenal ; à droite, l’église qui est adossée au palais, et en face de cette place, un hôtel de ville magnifique. Comme nous détournions à droite, nous fûmes assaillis d’une grêle de balles parties des croisées de l’Arsenal. Nous fîmes demi-tour ; les portes furent enfoncées ; le rez-de-chaussée et le premier étaient remplis de soldats et de paysans ivres, il s’ensuivit un carnage ; ceux qui échappèrent furent mis dans l’église. J’y perdis mon cheval. Après cette échauffourée, le prince Murât continua sa marche, descendit dans la ville basse pour sortir de la ville et se porter sur la route de Kalouga.

Je quittai le prince au Kremlin pour aller remplir ma mission ; mon interprète me mène près des magistrats pour faire loger mes gendarmes et me faire ensuite introduire dans le palais. L’interprète leur en dit trop sur mon compte, car ils me firent donner de suite des rafraîchissements, et c’est là que je pris pour la première fois du thé au rhum. Un logement me fut donné chez un général russe, ainsi qu’à quatre gendarmes et à l’interprète. Je me fais accompagner des gardes pour visiter les souterrains, et je remonte au palais ; il y avait de quoi se perdre. Je plaçai mes gendarmes et leur fis donner des vivres par ces messieurs qui m’avaient bien reçu. Je fus invité dans une tabagie avec mon guide. Je ne sais si mon chapeau à une corne leur faisait de l’effet, mais ils auraient bien voulu le toucher, et ils jetaient tous des regards dessus.

Je revins près du tombeau des czars. Quelle est ma surprise de voir au pied de ce gigantesque monument une cloche d’une hauteur démesurée ; elle s’est enfouie, dit-on, en tombant du haut de la charpente. On a décoré le tour de cette cloche pour la faire voir comme un monument extraordinaire ; elle est entourée de briques disposées de manière à pouvoir la voir. J’ai monté dans le tombeau des empereurs ; j’ai vu la cloche qui remplace celle dont j’ai parlé ; elle est aussi monstrueuse, le battant est un morceau sans pareil ; des milliers de noms sont inscrits sur cette cloche. Une belle rue, partant du Kremlin, aboutit sur un beau boulevard ; de riches palais en font le tour. Cette partie ne fut pas incendiée et devint notre refuge.

Lorsque j’eus rempli la mission qui m’était confiée, j’attendis l’Empereur, mais en vain ; il ne vint pas. Il avait établi son quartier général dans le faubourg ; la garde vint s’emparer du palais et relever mes quatre gendarmes. Passant sur la place du Kremlin, je trouve des soldats chargés de fourrures et de peaux d’ours ; je les arrête et marchande leurs belles pelisses : « Combien celle-ci ? — 40 francs. » Elles étaient en zibeline. Je m’en empare et lui donne le prix convenu : « Et cette peau d’ours ? — 40 francs. — Les voilà. »

Quelle bonne rencontre que ces deux objets d’un prix inestimable pour moi ! Je partis avec mes gendarmes chez mon général russe. L’Empereur fut forcé dans la nuit de quitter son quartier général du faubourg pour venir habiter le Kremlin par suite de l’incendie qui se manifestait dans les deux parties des villes basses ; il fallait un monde considérable pour pouvoir mettre le feu dans tous les quartiers à la fois. On dit que tous les galériens étaient du nombre, ils avaient chacun leur rue, et sortant d’une maison, ils mettaient le feu dans l’autre. Nous fûmes obligés de nous sauver sur des places immenses et des jardins considérables. Il en fut arrêté 700, mèche à la main, qui furent conduits dans les souterrains du Kremlin. Cet incendie était effroyable par un vent qui enlevait les tôles des palais et des églises ; tout le peuple et les troupes se trouvaient sous le feu. Le vent était terrible, les tôles volaient dans les airs à deux lieues. Il y avait à Moscou 800 pompes, mais on les avait emmenées.

À onze heures du soir, nous entendîmes crier dans les jardins ; c’étaient nos soldats qui dévalisaient les dames de leurs châles et de leurs boucles d’oreilles ; nous courûmes faire cesser ce pillage. On pouvait voir de deux à trois mille femmes, en groupes, avec leurs enfants sur les bras, qui contemplaient les horreurs de l’incendie, et je puis dire que je ne leur vis pas verser une larme. L’Empereur fut forcé de s’éloigner le 16 au soir pour aller s’établir, à une lieue de Moscou, au château de Pétrowskoï ; l’armée sortit aussi de la ville qui resta livrée sans défense au pillage et à l’incendie. L’Empereur séjourna quatre jours à Pétrowskoï pour y attendre la fin de l’embrasement de Moscou ; il y rentra donc le 20 septembre et alla de nouveau habiter le Kremlin qui fut préservé du feu. Le grand état-major était établi au Kremlin, et le petit état-major, dont je faisais partie, était près des remparts, à peu de distance du Kremlin. Je fus employé comme adjoint, avec deux camarades, auprès d’un colonel d’état-major pour l’évacuation des hôpitaux. Nous étions logés chez une princesse, tous les quatre avec nos chevaux et nos domestiques ; le colonel en avait trois pour lui seul, et il savait les employer. Il nous envoyait dans les hôpitaux pour faire évacuer les malades, mais lui jamais. Il restait pour faire ses affaires ; il partait le soir avec ses trois domestiques munis de bougies ; il savait que les tableaux des églises sont en relief sur une plaque d’argent ; il les faisait décrocher pour en prendre la feuille en argent, mettait tous les saints et saintes dans le creuset, et on faisait des lingots ; il vendait ses vols aux juifs pour des billets de banque. C’était un homme dur, à figure ingrate.

Nous avions des milliers de bouteilles de bordeaux, des vins de Champagne, des milliers de sucre et de cassonade. Tous les soirs, la vieille princesse nous faisait porter quatre bouteilles de bon vin et du sucre (ses caves étaient pleines de tonneaux) ; elle venait souvent nous visiter ; aussi sa maison fut respectée ; elle parlait bon français. Un soir, le colonel nous fit voir ses emplettes ou des vols, car il était toujours en route avec ses trois domestiques ; il nous fit voir de belles fourrures en renard de Sibérie. J’eus l’imprudence de lui montrer la mienne, et il exigea de moi de la changer pour une de renard de Sibérie ; la mienne était de zibeline, mais il fallut céder. Je craignais sa vengeance. Il eut la barbarie de m’en dépouiller pour la vendre au prince Murât trois mille francs. Ce pillard d’églises déshonorait le nom français ; aussi je l’ai vu près de Vilna tomber raide mort gelé ! Dieu l’a puni, et ses domestiques sautèrent sur lui pour le dévaliser.

Tous les hôpitaux de Moscou sont sous voûtes rondes ; Russes et Français mouraient dans ces lieux infects ; tous les matins, on en chargeait des voitures et il fallait présider à cet enlèvement, faire renverser ces charrettes dans des trous de 20 pieds de profondeur. On ne peut se faire une idée de pareils tableaux. Après l’incendie, on fit faire un relevé des maisons brûlées ; le chiffre montait à dix mille, et les palais et églises, à plus de cinq cents. Il ne restait que les cheminées et les poêles qui sont très grands ; c’était comme une forêt coupée ; il ne reste que les baliveaux. On pouvait y mettre la charrue, car il n’y avait pas une pierre en fondation.

Les palais occupaient la moitié de la ville avec des parcs, des ruisseaux, des serres considérables qui contenaient des arbres à haute tige et des fruits en hiver ; c’était le luxe de Moscou. Quant aux pertes, personne ne put les calculer ; personne ne peut voir de plus tristes tableaux.

Mon pénible service terminé, j’eus quelques jours de repos. Mon général me dit : « Je vous attache près de moi ; vous ne me quitterez plus, vous mangerez à ma table. Vous avez souffert dans l’emploi de l’évacuation des hôpitaux. Reposez-vous ! » Je fus heureux d’être sous un pareil général ; je n’avais que le souci d’approvisionner nos chevaux et de me mettre à table.

Mon général avait douze couverts, et comme son aide de camp était un peu paresseux, je lui dis : « Ne vous tourmentez plus, je veillerai. » Aussi, tout arrivait à la maison ; nous avions des provisions pour passer l’hiver, nous et nos chevaux. Je n’étais pas non plus exempt de service pour porter les dépêches à mon tour. L’Empereur passait des revues tous les jours ; il faisait enlever des trophées de Moscou et la croix du tombeau des czars. Il fallait voir cette charpente pour descendre la croix ; les hommes paraissaient des nains. Cette croix avait 30 pieds de hauteur, elle était massive en argent. Tous les trophées étant chargés dans de grands fourgons ils furent remis au général Claparède avec un bataillon d’escorte, et il partit des premiers lors de la retraite. Les juifs dénoncèrent à nos soldats des cachettes enfouies ; leur cupidité fit des torts considérables à des malheureux. Personne dans l’armée ne fit cesser ce brigandage. C’était déplorable à voir.

Je fus envoyé pour porter des ordres au prince Murât, dans un village, à 18 ou 20 lieues de Moscou. Je tombe dans une déroute de cavalerie ; les nôtres, montés à poil nu, avaient été surpris au pansement de leurs chevaux. Je ne pus voir le prince Murât ; il s’était sauvé en chemise. C’était pitié de voir ces beaux cavaliers se sauver. Je demandai le prince : « Il est pris, me disaient-ils ; ils l’ont pris au lit. » Et je ne pouvais rien savoir. L’Empereur le sut de suite par les aides de camp de Nansouty, et, arrivant de cette pénible mission, je trouvai l’armée en route pour venir au secours de Murât. J’étais moitié mort, et mon cheval ne pouvait plus marcher, heureusement mon domestique s’en était procuré deux bons, et je fus remonté. Le 24 octobre, l’Empereur assiste à la bataille de Malojaroslawetz. Nous arrivâmes le 26 octobre sur les hauteurs de la Luja. L’Empereur, de la Luja, rétrograda sur Borowsk. Il avait donné l’ordre, pour le 23, de faire partir de Moscou sa maison, tous ses bureaux, et de rejoindre à Mojaïsk. On ne peut se faire une idée de la rapidité de l’exécution des ordres ; les préparatifs furent terminés dans trois heures. Nous arrivâmes chez notre princesse ; là nous trouvâmes de bons chevaux qu’on avait cachés dans une cave. Nous en fîmes monter deux superbes, et ils furent attelés de suite à un beau carrosse. Durant cette opération, je préparais des provisions ; d’abord dix pains de sucre, une boîte de thé considérable, des tasses superbes, et une chaudière pour faire fondre le sucre. Il y avait des provisions plein le carrosse.

À trois heures nous sortîmes de Moscou. Il n’était pas possible d’avancer ; la route était encombrée de carrosses, et tous les pillards de l’armée en avaient en profusion. À trois lieues de Moscou, une détonation se fit entendre ; la secousse fut si terrible que la terre fit un mouvement sous nos pieds. On dit qu’il y avait 60 tonneaux de poudre sous le Kremlin, avec sept traînées de poudre et des artifices plantés sur les tonneaux. Nos 700 brigands, pris mèche à la main, subirent leur sort. C’étaient tous des galériens.

Il y avait donc sur la route 12 lieues de carrosses. Lorsque nous eûmes atteint l’endroit de notre premier gîte, j’en avais assez du carrosse ; je fis mettre toutes nos provisions sur nos chevaux, et brûler la voiture. Dès lors, nous pouvions passer partout. Ce fut avec des peines inouïes que nous rejoignîmes le quartier général au delà de Mojaïsk. Le lendemain, l’Empereur traversa le champ de bataille de la Moscowa, et gémit de voir encore les cadavres sans sépulture. Le 31 octobre, à quatre heures de l’après-midi, il atteignit Wiazma. L’hiver russe commença avec toutes ses rigueurs dès le 6 novembre. L’Empereur faisait de petites étapes au milieu de sa garde, suivant sa voiture à pied avec un bâton ferré à la main, et nous sur les côtés de la route avec les officiers de cavalerie. Tous l’oreille basse, nous arrivâmes le 9 novembre à Smolensk. Les étapes étaient des plus pénibles, les chevaux mouraient de faim et de froid, et quand nous trouvions des chaumières, ils dévoraient les chaumes. Le froid était terrible déjà ; 17 degrés au-dessous de zéro. Cela produisit de grandes pertes dans l’armée ; Smolensk et les environs regorgeaient de cadavres. Je pris toutes mes précautions pour ma conservation. Nos chevaux tombaient sur la glace : passant près d’un bivac, je m’empare de deux haches, je fais sauter les fers de mes chevaux et ils ne glissent plus. Je me munis d’une petite chaudière pour faire du thé. Arrivé à l’endroit où l’Empereur s’arrêtait, je faisais un feu considérable, je plaçais mon général pour le faire dégeler, et de suite la chaudière sur le feu pour faire fondre de la neige. Quelle mauvaise eau que la neige fondue au milieu de la fumée ! Mon eau bouillant, je mettais une poignée de thé, je cassais du sucre, et les jolies tasses faisaient leur jeu ; on prenait son thé tous les jours. Jusqu’à Vilna, je ne manquai pas d’amis ; ils suivaient ma chaudière, et j’avais dix beaux pains de sucre. Ils étaient trois capitaines et nous ne nous sommes quittés qu’à la mort, c’est-à-dire que je suis resté seul.

Je suivais mon général, toujours au plus près de la vieille garde et de l’Empereur. Lorsque nous fûmes atteints par les Russes, il fallait se concentrer le plus possible. Tous les jours les cosaques faisaient des hourras sur la route, mais tant qu’il y eut des armes dans les rangs, ils n’osaient approcher, ils se mettaient sur le côté de la route pour nous voir passer, mais ils couchaient dans de bons logements et nous sur la neige. Nous partîmes de Smolensk avec l’Empereur le 14 novembre. Les Russes nous serraient de près le 22 ; il apprit que les cosaques venaient de s’emparer de la tête du pont de Borisow et se vit forcé d’exécuter le passage de la Bérézina. Nous passâmes devant le grand pont que les Russes avaient brûlé à moitié ; ils étaient de l’autre côté à nous attendre dans les bois et dans la neige. Sans échanger un seul coup de fusil, nous étions déjà dans la misère. À une heure de l’après-midi, 26 novembre, le pont de droite fut achevé et l’Empereur fit immédiatement passer sous ses yeux le corps du duc de Reggio et le maréchal Ney avec ses cuirassiers. L’artillerie de la garde passa avec les deux corps et traversa un marais heureusement gelé. Afin de pouvoir gagner un village, ils repoussèrent les Russes à gauche dans les bois et donnèrent le temps à l’armée de passer le 27. L’Empereur passa la Bérézina à une heure de l’après-midi, et alla établir son quartier général dans le petit hameau. Le passage de la rivière continua dans la nuit du 27 au 28. L’Empereur fit appeler le maréchal Davoust et je fus nommé pour garder la tête du pont et ne laisser passer que l’artillerie et les munitions, le maréchal à droite et moi à gauche. Lorsque tout le matériel fut passé, le maréchal me dit : « Allons, mon brave, tout est passé. Allons rejoindre l’Empereur. » Nous traversâmes le pont et le marais gelé ; il pouvait porter notre matériel, sans quoi tout était perdu. Durant notre pénible service, le maréchal Ney avait taillé les Russes qui remontaient pour nous couper la route ; nos troupes les avaient surpris en plein bois et cette bataille leur coûta cher ; nos braves cuirassiers les ramenaient couverts de sang ; c’était pitié à voir. Nous arrivons sur un beau plateau, l’Empereur passait les prisonniers en revue ; la neige tombait si large que tout le monde en était couvert, on ne se voyait pas.

Mais derrière nous, il se passait une scène effrayante ; à notre départ du pont, les Russes dirigèrent sur la foule[1] qui entourait les ponts, les feux de plusieurs batteries. De notre position on voyait ces malheureux se précipiter vers les ponts, les voitures se renverser et tous s’engloutir dans les glaces. Non, personne ne peut se faire une idée d’un pareil tableau. Les ponts furent brûlés le lendemain à huit heures et demie.

Aussitôt la revue des prisonniers, l’Empereur me fit appeler : « Pars de suite, porte ces ordres sur la route de Vilna ; voilà un guide sûr qui te conduira. Fais tous tes efforts pour arriver demain au petit jour. » Il fit interroger mon guide, récompense lui fut donnée devant moi et on nous donna à chacun un bon cheval russe. Je partis sur une belle route blanche de neige, mais ce n’était que peu de chose encore, nos chevaux ne glissaient pas. Arrivés dans un bois à la nuit, pour plus de sûreté, je passai une forte ficelle autour du cou de mon guide, de crainte qu’il s’échappât. Il me dit : Bac, tac. Cela veut dire : C’est bon. Enfin j’eus le bonheur d’arriver sans aucune mauvaise rencontre. Je mis pied à terre, et mon guide me fit connaître au maire qui fit conduire nos chevaux dans la grange. Je lui remis mes dépêches, il présenta un verre de schnapps et il en but le premier : « Buvez ! » me dit-il en français. Il décachette mon paquet et me dit : « Il n’est pas possible que je fasse apprêter les immenses quantités de rations que votre souverain me demande à trois lieues d’ici. C’est bien dans mon diocèse, mais il faudrait un mois pour cela. — Cela ne me regarde pas. — C’est bien, me dit-il, je ferai mon possible. »

Mais il n’en put dire davantage. Celui qui venait de conduire mon cheval à la grange se mit à crier : Cosaques ! Cosaques ! Je me voyais pris. Ce brave maire me fait sortir de son cabinet dans l’antichambre, tourner de suite à droite, et, me prenant par les épaules, me fait baisser la tête et me pousse dans le four ; je n’ai pas le temps de la réflexion ; ce four est au ras de terre, sous voûte, très haut et long ; il avait déjà été allumé, mais il n’était pas trop chaud, c’était supportable. Je n’eus pas le temps de me retourner ; je mis le genou droit à terre et restai. J’étais dans une grande anxiété. Cet aimable maire avait eu la présence d’esprit de prendre du bois qu’il mit devant l’entrée de son four[2] pour me cacher. Sitôt fait, des officiers parurent chez le maire, mais ils passaient devant la gueule du four où j’attendais mon sort ; les minutes étaient des siècles, mes cheveux se dressaient, je me croyais perdu. Que le temps est long quand la tête travaille !

J’entendis enfin sortir du cabinet tous ces officiers qui passèrent devant mon refuge ; un frisson mortel passa dans tout mon être, je me crus perdu, mais la Providence veillait sur moi. Ils s’étaient emparés de mes dépêches et partirent rejoindre leur régiment au bout du village, pour se porter sur le point indiqué dans mes dépêches. Je sus plus tard que l’Empereur m’avait sacrifié pour faire prendre mes dépêches et pour détourner l’ennemi. Ce digne maire vint près de moi : « Sortez, me dit-il, les Russes sont partis avec vos dépêches, et vont pour arrêter votre armée. Votre route est libre. »

Sorti de ce four, je saute au cou de cet homme généreux, je le serre dans mes bras, je lui dis : « Je rendrai compte à mon souverain de votre action. » Après avoir pris un verre de schnapps, il me présenta du pain que je mis dans ma poche. Je trouve mon cheval à la porte, je pars au galop, je fendais le vent pendant une lieue ; enfin, je me modérai, car mon cheval aurait succombé. Je ne m’occupai plus de mon guide qui resta dans le village. Lorsque j’eus atteint nos éclaireurs, quelle joie ! je respirais en criant : gare ! gare ! et je mis alors la main sur mon morceau de pain que je dévorai. L’armée marchait silencieusement ; les chevaux glissaient, car les routes étaient unies par les troupes qui frayaient le chemin. Le froid devenait de plus fort en plus fort ; enfin je rencontrai l’Empereur, son état-major ; j’arrive près de lui chapeau bas : « Comment te voilà ? et ta mission ? — Elle est faite, Sire. — Comment ! tu n’es pas pris ? et tes dépêches, où sont-elles ? — Entre les mains des cosaques. — Comment ! approche, que dis-tu ? — La vérité ! arrivé chez le maire, je lui donne mes dépêches, et un instant après, les cosaques sont arrivés, et le maire m’a caché dans son four. — Dans son four ! — Oui, Sire, et je n’étais pas à mon aise ; ils ont passé près de moi pour entrer dans le cabinet du maire, ils ont pris mes dépêches et se sont sauvés. — C’est curieux, mon vieux grognard, tu devais être pris. — Le brave maire m’a sauvé. — Je le verrai, ce Russe. »

Il conta mon aventure à ses généraux et dit : « Marquez-le pour huit jours de repos et ses frais doubles. » Je rejoins le général Monthyon, je retrouve mes chevaux et mon sucre ; j’étais mort de besoin. Le soir, arrivé à une lieue de l’endroit où mes dépêches avaient été prises par les cosaques, il fit appeler le maire et eut une conférence avec lui. Ce maire le conduisit à une lieue de son village, et je lui donnai en passant près de lui une bonne poignée de main : « J’aime les Français, me dit-il. Adieu, brave officier ! » Je bénis encore cet homme qui me sauva la vie.

Le froid devenait toujours plus rigoureux ; les chevaux mouraient dans les bivacs, de faim et de froid ; tous les jours il en restait où l’on couchait. Les routes étaient comme des miroirs ; les chevaux tombaient sans pouvoir se relever. Nos soldats exténués n’avaient plus la force de porter leurs armes ; le canon de leur fusil prenait après leurs mains par la force de la gelée (il y avait 28 degrés au-dessous de zéro). Mais la garde ne quitta son sac et son fusil qu’avec la vie. Pour vivre, il fallait avoir recours aux chevaux qui tombaient sur la glace ; les soldats avec leurs couteaux fendaient la cuisse pour en prendre des grillades qu’ils faisaient rôtir sur des charbons quand ils trouvaient du feu, sinon ils les dévoraient toutes crues ; ils s’étaient repus du cheval avant qu’il mourût. J’usais aussi de cette nourriture, tant que les chevaux purent durer. Jusqu’à Vilna, nous faisions de petites journées avec l’Empereur ; tout son état-major marchait sur les côtés de la route. Dans l’armée, toute démoralisée, on marchait comme des prisonniers, sans armes et sans sacs. Plus de discipline, plus d’humanité les uns pour les autres ! Chacun marchait pour son compte ; le sentiment de l’humanité était éteint chez tous les hommes ; on n’aurait pas tendu la main à son père, et cela se conçoit. Celui qui se serait baissé pour prêter secours à son semblable, n’aurait pu se relever. Il fallait marcher droit et faire des grimaces pour empêcher que le nez et les oreilles ne se gelassent. Toute sensibilité et humanité était éteinte chez les hommes ; personne même ne murmurait contre l’adversité. Les hommes tombaient raides sur la route. Si par hasard on trouvait un bivac de malheureux qui se dégelaient, sans pitié les arrivants les jetaient de côté et s’emparaient de leur feu ; ces malheureux gisaient sur la neige. Il faut avoir vu ces horreurs pour le croire.

Je peux certifier que la déroute de Moscou tenait plus de 40 lieues de route, sans sacs ni fusils. C’est à Vilna que nous éprouvâmes le plus de souffrances ; le temps était si rigoureux que les hommes ne pouvaient plus le supporter ; les corbeaux gelaient.

Dans ce temps rigoureux, je fus envoyé près du général chargé de la conduite des trophées de Moscou pour les faire renverser dans un lac à droite de notre route. En même temps on livra le trésor aux traînards ; ces malheureux se jetèrent dessus et enfoncèrent les barriques ; les trois quarts gelèrent près de leur pillage. Leurs fardeaux étaient si lourds, qu’ils tombèrent. J’eus toutes les peines du monde à rejoindre mon poste ; je le dois à mon cheval déferré qui ne glissait pas. Je suis certain que l’homme dans l’état de faiblesse où il se trouvait n’était pas capable de porter 500 francs. Moi je possédais 700 francs d’économies dans mon portemanteau ; mon cheval se couchait tant il était faible. Je m’en aperçus, et prenant le sac, je vais trouver mes vieux grognards dans leur bivac et leur propose de me débarrasser de mes 700 francs. « Donnez-moi 20 francs d’or, je vais vous donner 25 francs. » Tous s’en firent un plaisir, et je fus débarrassé, car je les aurais laissés sur place. Toute ma fortune se montait donc à 83 napoléons qui me sauvèrent la vie.

À Smorghoni, l’Empereur fit ses adieux, avant de quitter l’armée, à ceux des chefs qu’il put réunir autour de lui. Il partit à sept heures du soir, accompagné des généraux Duroc, Mouton et Caulaincourt. Nous restâmes sous le commandement du roi de Naples, assez déconcertés, car c’est le premier soldat pour donner un coup de sabre ou braver les dangers ; mais on peut lui reprocher d’être le bourreau de notre cavalerie ; il traînait des divisions toutes bridées sur les routes, toujours à sa disposition, et il en avait toujours de trop pour faire fuir les cosaques. Mais toute cette cavalerie mourait de besoin, et le soir ces malheureux ne pouvaient plus se servir de leurs chevaux pour aller au fourrage. Pour lui, le roi de Naples avait 20 à 30 chevaux de relais, et tous les matins il partait avec un cheval frais ; aussi c’était le plus beau cavalier d’Europe, mais sans prévoyance, car il ne s’agit pas d’être un intrépide soldat, il faut ménager ses ressources ; et il nous perdit (je l’ai entendu dire au maréchal Davoust) 40,000 chevaux de sa faute. De blâmer ses chefs on a toujours tort, mais l’Empereur pouvait faire un meilleur choix. Il se trouvait à notre tête deux guerriers rivaux de gloire, le maréchal Ney et le prince de Beauharnais, qui nous sauvèrent des plus grands périls par leur sang-froid et leur courage.

Le roi de Naples se porta sur Vilna ; il y arriva le 8 décembre, et nous le 10, avec la garde. Nous arrivâmes le soir aux portes de la ville barricadées avec de fortes pièces de bois ; il fallut des efforts inouïs pour pénétrer. Je me trouvais avec mon camarade dans un collège bien chauffé. Quand je fus trouver mon général pour prendre ses ordres : « Tenez-vous prêt à quatre heures du matin pour sortir de la ville, dit-il, car l’ennemi arrive sur la hauteur et nous serons bombardés au jour. Ne perdez pas de temps. » Rentré dans mon logement, je me prépare pour partir ; je réveille mon camarade qui n’entendait pas de cette oreille ; il était dégelé et préférait rester au pouvoir de l’ennemi ; à trois heures, je lui dis : « Partons ! — Non, dit-il, je reste. — Eh bien ! je te tue, si tu ne me suis pas. — Eh bien ! tue-moi ! »

Je tire mon sabre, et lui en applique de forts coups en le forçant à me suivre. Je l’aimais, ce brave camarade, je ne voulais pas le laisser à l’ennemi. Nous fûmes prêts à partir au moment où les Russes forcèrent la porte de Vitepsk ; nous n’eûmes que le temps de sortir. Ils commirent des horreurs dans la ville, tous ces malheureux couchés dans leurs logements furent égorgés ; les rues étaient encombrées de cadavres français. Là les juifs furent les bourreaux de nos Français. Heureusement que l’intrépide Ney arrêta le désordre. Les ailes droite et gauche de l’armée russe avaient dépassé la ville et nous regardaient passer ; avec quelques coups de fusil, on les arrêta, mais la déroute était complète. Arrivés à la montagne de Vilna, le désordre était à son comble. Tout le matériel de l’armée et les voitures de l’Empereur restèrent au pied ; les soldats se chargèrent de vaisselle plate ; toutes les caisses et les tonneaux furent défoncés. Que de butin resta sur la place ! Non, mille fois non, on ne peut voir un pareil tableau.

Nous marchâmes sur Kotvno que le roi de Naples atteignit le 11 décembre à minuit ; il en partit le 13 à cinq heures du matin et se porta sur Gumbinnen avec la garde. Malgré les efforts du maréchal Ney, secondé par le général Gérard, Kowno ne tarda pas à tomber au pouvoir des Russes. La retraite était urgente ; le maréchal Ney l’effectua à neuf heures du soir après avoir détruit tout ce qui restait en matériel d’artillerie, en approvisionnements, et avoir mis le feu aux ponts. Les Français se retirèrent sur l’Oder, et, après l’évacuation de Berlin, vinrent prendre position sur l’Elbe sous le commandement du prince Eugène, par suite du départ de Murât qui abandonna le commandement le 8 janvier 1813 pour retourner dans ses États. Je puis dire à la louange du maréchal Nev qu’il maintint l’ennemi à Kowno par son intrépidité ; je l’ai vu prendre un fusil avec cinq hommes et faire face à l’ennemi. À de pareils hommes, la patrie peut être reconnaissante. Nous eûmes le bonheur d’être sous le commandement du prince Eugène qui fit tous ses efforts pour réunir nos débris.

À Kœnigsberg, nous trouvâmes des factionnaires prussiens qui insultaient nos malheureux soldats sans armes ; toutes les portes leur étaient fermées ; ils mouraient sur le pavé de froid et de faim. Je me portai de suite avec mes deux camarades à l’hôtel de ville ; personne ne pouvait approcher ; je fis voir ma décoration, mes épaulettes, et l’on me fit passer par la croisée ; on me donna trois billets de logement et nous fûmes dans le meilleur. On ne nous parla de rien ; on se mit à nous regarder. Ils étaient à dîner ; voyant ce sang-froid de leur part, je tire 20 francs et leur dis : « Faites-nous donner à manger, nous vous donnerons 20 francs par jour. — Ça suffit, dit le maître. Je vais vous faire allumer un poêle dans cette chambre, vous faire mettre de la paille et des draps. »

On nous servit un potage de suite, et on nous donna à manger pour 30 francs par jour, non compris le café (1 franc par homme). Ce Prussien eut la bonté de loger nos chevaux et de leur faire donner leurs rations. Les pauvres bêtes n’avaient pas mangé de foin et d’avoine depuis Vilna ; comme elles étaient heureuses de pouvoir mordre dans une botte de foin ! Et nous, bien heureux de coucher sur la paille, dans une chambre chaude ! Je fis venir de suite un médecin et un bottier pour visiter mon pied gauche qui avait été gelé. Il fallait consulter, le médecin pour me faire faire une botte. Il fut décidé de m’en faire une fourrée en lapin, et d’y laisser mon pied en prison après avoir fendu la botte pour me panser : « Faites la botte cette nuit, dis-je, je vous donne 20 francs. — Demain, à huit heures, vous l’aurez. » Je gardai donc mes bottes. Le lendemain, arrivèrent le médecin et le bottier ; celui-ci fendit ma botte, et on vit le pied d’un nouveau-né ; plus d’ongles, plus de peau, mais dans un état parfait. — Vous êtes sauvé, me dit le médecin.

Il fait appeler le maître et son épouse : « Venez voir, leur dit-il, un pied de poulet. Il me faudrait du linge pour l’envelopper. » Ils donnèrent de bonne grâce du linge lin et bien blanc ; mon pied fut remis dans ma botte bien lacée. Je demande au médecin : « Combien vous faut-il ? — Je suis payé, me dit-il, ce service ne se paye pas. — Mais. — Pas de mais, s’il vous plaît. »

Je lui tendis la main. « Je vais vous donner, ajouta-t-il, un moyen de vous guérir. Votre pied va craindre le froid et la chaleur ; ne le mettez pas à l’air, il faut qu’il reste longtemps comme il se trouve, mais si vous pouvez arriver à la saison des fraises, vous en écraserez plein un plat contenant de deux à trois livres et vous en ferez une compresse autour de votre pied. Vous continuerez ainsi pendant la saison des fraises, et jamais vous ne sentirez de douleurs. — Je vous remercie, docteur. — Et vous, monsieur le bottier, voilà vingt francs. — Pas du tout, me dit-il. Mes déboursés seulement, s’il vous plaît. — Combien ? lui dis-je. — Dix francs. — Mais vous vous êtes entendus tous les deux. — Eh bien ! dirent mes deux camarades, prenons un punch au rhum. — Non ! dirent-ils, le temps est précieux, nous rentrons. Adieu, braves Français. »

Je suivis l’ordonnance du médecin, et jamais je ne m’en suis ressenti ; mais cela me coûta douze francs de fraises.

Je fus au palais prendre les ordres du comte Monthyon ; je trouvai là le prince Eugène et le prince Berthier. Le comte Monthyon dit au ministre de la guerre : « Je désire avoir pour aide de camp le vaguemestre Contant, et pour le remplacer, le lieutenant Coignet ; c’est un bon serviteur. J’ai besoin de lui pour faire disparaître toutes les voitures nuisibles à l’armée. »

Le ministre me nomma de suite vaguemestre du quartier général, le 28 décembre 1812. Je ne craignais plus de passer dans la ligne, mais on me réservait toujours les missions dangereuses[3]. Nous restâmes quelques jours à Kœnigsberg pour réunir tous les débris de cette grande armée réduite à un petit corps. Nous nous mîmes en marche sur Berlin qu’il fallut évacuer promptement pour nous retirer sur Magdebourg. Là, l’armée prit une petite consistance. Je reçus l’ordre de faire faire les plaques de fer-blanc avec écusson pour tous ceux qui avaient droit de conserver leurs voitures, et leurs noms et qualités devaient être sur les plaques ainsi que leur rang dans l’ordre de marche. Ces plaques coûtaient trois francs. Le vice-roi n’était pas exempt de cet ordre. Je n’eus que le temps nécessaire de faire poser toutes mes plaques avant de partir ; toutes celles qui n’auraient pas de plaques devaient être brûlées. Je me disais : « Je vais joliment débarrasser l’armée. »

Sur l’Elbe, le prince Eugène réunit l’armée dans une belle position ; il avait tout prévu : soins et attentions pour son armée, rien ne manquait. Il ne dormait pas ; les vivres se distribuaient la nuit ; il veillait à tout, il n’était pas trois jours sans se porter aux avant-postes pour reconnaître l’ennemi, et leur souhaiter le bonjour pendant trois mois, avec huit pièces de canon, 15,000 à 16,000 hommes d’infanterie, 700 à 800 de cavalerie. La petite frottée donnée, il commandait la retraite, marchant toujours le dernier ; jamais il ne laissait un soldat derrière lui. Et toujours gracieux ! quel joli soldat au champ d’honneur ! Il se maintint pendant trois mois sans perdre de terrain.

Je reçus un jour la lettre suivante :

____« Monsieur Coignet,

« Je vous envoie ci-joint un exemplaire du Moniteur qui contient les dispositions prescrites par l’Empereur pour les équipages de l’armée. Le prince vice roi se propose de faire un ordre du jour à cet égard, mais en attendant vous devez vous occuper de prévenir les personnes qui ne peuvent plus avoir de voitures que le 15 de ce mois elles seront brûlées.

« Signé : Le Général de division,
« Chef d’état-major du major général,
« Cte Monthyon. »

Je me rends chez mon général, et je dis : « Voilà un ordre sévère, mon général. — Je vais débarrasser l’armée de ses entraves. Pas de grâce pour personne ! Je vous donnerai des gendarmes, et toutes les voitures qui n’auront pas de plaque, vous les ferez brûler. Je les tiens, ces pillards d’armée ; je vais reprendre leurs chevaux volés et les remettre à notre artillerie. — Vous êtes le maître d’agir. Cette mission sera orageuse pour moi. — Je suis là pour vous seconder. Qu’ils viennent se plaindre ! Je les recevrai. Laissez-leur les chevaux de bât ; et le reste, vous le remettrez à l’artillerie. Allez ! le prince compte sur vous. »

  1. Cette foule se composait de traînards qui avaient refusé de passer le jour précédent, et qui bivaquaient sur la rive. Il fallut le canon russe pour les émouvoir.
  2. Ce devait être le poète de la maison.
  3. Je revenais toujours vainqueur de ma mission. L’Empereur me regardait comme un limier qu’il lâchait au besoin, mais il eut beau faire, je rentrais toujours et j’étais payé d’un regard gracieux qu’il savait jeter à la dérobée, car il était dur et sévère avec une parole brève, quoique bon. Aussi je le craignais et je tâchais toujours de m’éloigner de lui ; je l’aimais de toute mon âme, mais j’avais toujours le frisson quand il me parlait.