Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Sixième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 256-294).

SIXIÈME CAHIER

rentrée en france. — les fêtes du mariage impérial. — je fais les fonctions de sergent instructeur, de chef d’ordinaire, de vaguemestre.

Nous partîmes pour la deuxième fois de Schœnbrunn. Arrivés dans la Confédération du Rhin, nous fûmes reçus comme dans notre patrie. En France, dans les grandes villes on venait au-devant de nous ; nous étions reçus dans nos logements avec amitié. Aux portes de Paris, nous trouvâmes un peuple impossible à nombrer, c’est à peine si nous pouvions passer par section, tant nous étions pressés par la foule. On nous mena de suite aux Champs-Élysées, devant un repas froid donné par la ville de Paris. Le temps gêna beaucoup ; il fallut manger et boire debout, puis partir pour Courbevoie. Cette bonne ville de Paris nous donna un second repas sous les galeries de la place Royale et la comédie à la porte Saint-Martin ; des arcs de triomphe étaient dressés, le peuple de Paris était ivre de joie de nous revoir ; malheureusement il en manquait beaucoup à l’appel, il en était resté un quart sur les champs de bataille d’Essling et de Wagram. Mais personne n’était plus content que moi de rentrer à Paris avec les galons de sergent, de porter l’épée, la canne et les bas de soie l’été. J’étais pourtant bien en peine pour une chose : je n’avais point de mollets ; il fallut a voir recours aux faux mollets ; ça me taquinait.

Après un repos de quinze jours dans la belle caserne de Courbevoie, habillés à neuf, nous passâmes la revue de l’Empereur aux Tuileries. On faisait des préparatifs pour l’enterrement du maréchal Lannes, cent mille hommes formaient le cortège du célèbre guerrier, qui partit du Gros-Caillou pour se rendre au Panthéon. Je fus du nombre des sous-officiers qui le portèrent ; nous étions seize pour le descendre de huit ou dix degrés sur le côté gauche de l’aile du Panthéon, là nous le déposâmes sur des tréteaux. Toute l’armée avait défilé devant les restes de ce bon guerrier ; cela dura jusqu’à minuit.

Je repris mon service dans mes fonctions de sous-officier ; je m’appliquais à écrire, et un jour, étant de garde à Saint-Cloud, je fis un rapport de mes 50 grenadiers, avec tous les noms bien écrits, et le portai moi-même à M. Belcourt qui fut content de la netteté de mon rapport : « Continuez, me dit-il, vous êtes sauvé. » Que je me donnais de peine pour apprendre ma théorie ! Je surpassais mes camarades pour le ton du commandement, je fus désigné comme ayant la plus forte voix ; je me trouvais heureux avec mon grade de sergent et 43 sous par jour. Ayant des visites indispensables à faire, je me mis sur mon trente et un, il me fallut des bas de soie pour porter l’épée. J’ai dit déjà que j’avais passé à Saint-Malo[1]. Je n’avais point de mollets, il fallut avoir recours à des faux. J’allai au Palais-Royal pour me les procurer, je trouvais mon affaire que je payai 18 francs, ce qui me fit une jambe passable, avec une paire de bas fins sur les faux mollets, et les bas de soie (en troisième). Je fis les visites de rigueur, et je fus comblé de politesses sur ma bonne tenue. Je rentrai à la caserne le soir à neuf heures, satisfait de ma journée, et je trouvai une lettre de mon capitaine Renard qui m’invitait pour le dimanche à dîner chez lui, sans faute à cinq heures précises, disant que son épouse et sa demoiselle voulaient me voir pour me remercier d’avoir fait coucher mon capitaine dans un tonneau le soir de la bataille d’Austerlitz.

Je me rendis à cette invitation, je trouvai là des militaires de distinction, des bourgeois et des dames de haut parage[2]. J’étais gêné avec mes supérieurs, tous décorés, et de si belles dames, avec des plumes ! Que j’étais petit dans ce beau salon en attendant le dîner ! Mon capitaine vint à mon secours, me présenta à son épouse, à ces dames et à ses amies. Je ne me trouvai plus isolé, mais j’étais bien timide, j’aurais préféré ma pension à ce grand dîner. On passa dans la salle à manger où je fus placé entre deux belles dames qui n’étaient pas fâchées d’être éloignées de leurs maris, et elles me mirent à mon aise en s’occupant de moi. Au second service, la gaîté se fît sur tous les visages, et le vin de Champagne fut le complément de la gaîté. Il fallut que mes chefs commençassent à conter leurs campagnes, et les dames leur disaient : « Et vos conquêtes auprès des dames étrangères, vous n’en parlez pas ? — Eh bien ! leur dit le commandant, je vais vous satisfaire, je suis garçon. »

Il fit le portrait des dames de Vienne et de Berlin, toujours en ménageant toutes les convenances (qui font le charme de la société) ; il fut applaudi. Je fus attaqué par les deux dames qui étaient près de moi pour conter mon histoire : « Je vous supplie de me faire grâce ; mes chefs la connaissent. — Eh bien ! dit le capitaine, je vais vous satisfaire pour lui, vous verrez que c’est un bon soldat. Il a été décoré le premier aux Invalides ; il nous a empêchés de mourir de faim en Pologne, en dénichant toutes les cachettes des Polonais. Enfin, Mes dames, je serais mort sans lui. Je fus confus du témoignage de mon capitaine et comblé d’amitiés par tout le monde. Le feu m’avait monté à la figure ; j’avais un mouchoir blanc, je le prenais pour m’essuyer et le remettais sans cesse dans ma poche. Ma serviette était fine ; par distraction, je m’en essuyais la figure et la mis aussi dans ma poche. A l’heure de rentrer à la caserne, je prends congé. Le capitaine me dit : « Vous partez ? — Oui, capitaine, je suis de garde demain. — Mais vous viendrez demain. — Ce n’est pas possible, je suis de garde. — Mais vous emportez votre serviette. »

Mettant la main dans ma poche, je trouve la serviette et mon mouchoir. Rendant la serviette à mon capitaine, je lui dis : « Je croyais être encore en pays ennemi, vous savez que si on ne prend rien on croit avoir oublié quelque chose. — Eh bien, me dit-il, restez là ! Je vais envoyer mon domestique à la caserne, et vous passerez la soirée avec nous. » Me montrant sa demoiselle : « Voilà votre dénonciateur, qui m’a dit : Papa, il emporte sa serviette, mais laisse-le faire. — Que j’ai eu du bonheur d’être vu par votre demoiselle ! »

Je rentrai à la caserne des Capucins près la place Vendôme ; le lendemain matin, je reçus une lettre de Mme *** qui me priait de passer chez elle à onze heures du matin, ça me fit monter l’imagination au cerveau, je pétillais de joie ; je trouvai un camarade qui monta ma garde au quartier, je me mis sur mon trente et un et je pris un cabriolet pour me conduire à l’adresse indiquée. Je puis dire que j’avais des transports d’amour (mon âge le permettait). J’arrive, je me fais annoncer, la femme de chambre me conduit auprès de sa maîtresse, dans un beau salon, où je fus reçu par une des deux dames qui étaient près de moi chez mon capitaine, et qui était dans un négligé des plus galants. Je ne me possédais pas. « Allez ! dit-elle à sa femme de chambre. »

Me voyant seul avec cette belle dame, j’étais confus et muet ; elle me prit le bras et me fit passer dans sa chambre à coucher. Il y avait là tous les rafraîchissements désirables, du vin sucré et tous les réconfortants possibles ; c’est par là qu’elle débuta avec moi. La conversation s’engagea sur ses intentions à mon égard ; elle me dit qu’elle avait jeté ses vues sur moi, mais qu’elle ne pouvait pas me recevoir chez elle : « Si vous êtes mon fait, je vous donnerai une adresse où nous nous réunirons trois fois par semaine. Je vais à l’Opéra, et sur cette place vous aurez une chambre prête. En descendant de voiture, j’irai vous rejoindre pour passer la soirée. — Je n’y manquerai pas. — Faites monter votre garde à tout prix, c’est moi qui paie. » Elle me poussait par le vin et le sucre ; je vis par ses manières agaçantes qu’il fallait payer de ma personne, et sautant sur une de ses mains : « Vous pouvez, lui dis-je, disposer de moi. » Me menant vers sa bergère, il fallut donner des preuves de mon savoir-faire ; elle me montra son beau lit qui était garni de glaces au plafond et au pourtour, jamais je n’avais vu de pareille chambre. Elle parut contente de moi ; je passai une journée de délices près de cette belle dame et la quittai pour aller à l’appel. Je tremblais un peu sur mes jambes de la journée orageuse que j’avais passée, mais content de ma belle conquête, je ne manquai pas le jour indiqué. Je trouvai mon dîner servi par la belle femme de chambre qui resta pour faire la toilette de sa maîtresse et la défaire. Je me mis à table et dînai comme un enfant gâté avec un dîner froid : « Et vous, Mademoiselle, vous ne dînez pas ? — Si, Monsieur, après vous, s’il vous plaît. Madame est bien contente de vous ; elle va venir de bonne heure prendre le café et passer la soirée avec vous. Dînez bien et buvez de bons coups, c’est du bordeaux ; voilà du sucre, il sera meilleur. — Je vous remercie. — Je vous préviens que je vais déshabiller madame pour qu’elle soit à son aise ; et je reviendrai lui faire sa toilette pour rentrer à l’hôtel. — Ça suffit. »

Madame arrive à huit heures, et dit, après les civilités données et reçues : « Allez chercher le café. » Nous restâmes seuls, je vais près d’elle : « Eh bien ! dit-elle, nous passons la soirée ensemble. — Je le sais, Madame. — Restez à votre place ! » Le café est servi de suite ; sitôt pris, elle dit : « Passez dans ce cabinet, je vous ferai appeler. »

Je sors et m’assois en attendant mon sort ; on vint me dire de passer dans la chambre de madame, qu’elle m’attendait. Quelle surprise pour moi ! elle était au lit : « Allons ! me dis-je, je suis pris. — Venez tous asseoir dans cette bergère, près de moi. Avez-tous la permission de vingt-quatre heures ? — Oui, Madame. »

Elle donna ses ordres à la femme de chambre et la congédia jusqu’au lendemain pour nous apporter le café et faire la toilette de sa maîtresse. Moi, je restais dans l’embarras pour me déshabiller, il me fallait cacher mes maudits faux mollets et mes trois paires de bas. Que j’étais mal à mon aise ! J’aurais voulu éteindre la bougie pour m’en débarrasser ; je les fourrai sous l’oreiller le plus adroitement possible, mais cela m’avait ôté ma gaîté. Le lendemain, pour les remettre, quel supplice !

Heureusement, ma belle dame se leva la première pour me sortir d’embarras, et passa dans le cabinet avec sa femme de chambre pour faire sa toilette ; je ne perds pas de temps, je saute à bas du lit pour rétablir ma toilette et remettre mes trois paires de bas sans les mettre de travers, ce que je fis pour une jambe seulement, mais madame ne s’en aperçut pas.

Il aurait fallu le perruquier pour rétablir ma tête ; on me fit demander si j’étais levé : « Dites à madame que je puis me présenter près d’elle ; je suis à ses ordres. »

Madame paraît belle et fraîche, et nous prenons le chocolat en tête-à-tête. Après nous être entendus, elle partit avec sa femme de chambre et je rentrai à la caserne un peu en désordre ; un de mes camarades me dit : « Vous avez un bas de travers, on dirait un faux mollet. — C’est vrai, dis-je un peu confus, je vais m’en défaire de suite. »

Rentré dans ma chambre, je me déshabille et j’ôte les maudits mollets qui m’avaient mis à la torture pendant vingt-quatre heures ; je n’en ai jamais portés depuis.

Je continuai de voir ma belle et spirituelle dame les jours indiqués, mais la tâche était plus forte que mes forces et j’avais trouvé mon maître, il aurait fallu capituler. Elle me donna le moyen de battre en retraite : je reçus une lettre par laquelle elle désirait connaître mon style. Il fallait que je lui réponde à l’adresse indiquée. Je me trouvai dans un grand embarras, ne sachant que très peu écrire ; enfin je me décide et fais de mon mieux. Les phrases ne répondaient pas à tous les désirs qu’elle attendait de moi, et elle me fit des reproches mérités sur mon manque d’éducation : « Je n’ai pas trouvé dans votre lettre ce que je désirais, dit elle ; d’abord point d’orthographe, peu de style. »

Je lui répondis de suite : « Madame, je mérite le reproche que vous me faites, je m’y résigne. Si vous voulez une lettre parfaite, je vous écrirai les vingt-cinq lettres de l’alphabet avec tous les points et virgules qu’il faut pour une lettre digne de vous ; placez-les où il en manquera, vous aurez suppléé à mes faibles moyens. »

Je ne voulus jamais la revoir ; les instances furent inutiles.

Étant débarrassé de ma belle conquête, je me reportai sur mes écritures et théories sans relâche pendant six mois, ne sortant de la caserne que pour monter ma garde (et toujours mon École de bataillon dans ma poche pour apprendre les manœuvres qui concernaient mon grade). Je surmontai toutes les difficultés dans la pratique. L’Empereur donna l’ordre de faire manœuvrer les sous-officiers et caporaux seuls, à l’aide de perches représentant les sections. Pour former le peloton, l’homme de section prenait les deux bouts de chaque perche ; pour rompre, le caporal reprenait le bout de sa perche. On nommait cela manœuvre a la perche ; elle donnait du repos à tous les grognards. M. Belcourt nous commandait et on fit des progrès sensibles en arpentant la belle cour de la caserne de Courbevoie ; avec cent hommes, on faisait les grandes manœuvres comme un régiment complet.

L’Empereur nous fit former le carré ; après une manœuvre d’une heure, il fut content, et donna l’ordre de ne plus la faire que deux fois par semaine. Il fallait que tous les sergents et caporaux commandassent. Lorsque ce fut à mon tour, je fus dans la joie de pouvoir montrer à mes supérieurs les progrès que j’avais faits ; ils me suivaient de l’œil pour voir si je me tromperais. Pendant le repos, je fus entouré de tous mes camarades, et mes supérieurs me firent voir qu’ils étaient contents. Mais si l’Empereur était content de nous, nous n’étions pas contents de lui. Le bruit circulait dans la garde qu’il divorçait avec son épouse pour prendre une princesse autrichienne en paiement des frais de la seconde guerre avec l’empereur d’Autriche, et qu’il voulait avoir un successeur au trône. Pour cela, il fallut renvoyer la femme accomplie, prendre une étrangère qui devait donner la paix générale. L’Empereur passait de grandes revues pour se distraire de ses peines. On nous dit que le prince Berthier partait pour Vienne porter le portrait de notre Empereur à la princesse pour demander sa main, et qu’il devait se marier avec cette princesse avant de l’amener, et qu’il devait coucher avec elle avant de la présenter à son souverain. N’en sachant pas plus long, je me disais : « Il est bien heureux de coucher le premier, je voudrais être à sa place[3]. » Je fis rire mon capitaine.

Tout était en mouvement pour recevoir cette nouvelle impératrice. Le 15, toute sa famille la conduisit à une grande distance de Vienne ; elle témoigna des regrets de son chien et de sa perruche ; les ordres furent donnés de suite, et elle fut bien surprise en arrivant à Saint-Cloud de trouver sa cage, ses oiseaux, son beau chien qui reconnaissait sa maîtresse, et sa perruche qui la nommait.

Notre premier bataillon fut commandé pour attendre à Saint-Cloud l’arrivée de l’Empereur. Les courriers arrivés, on nous fit mettre sous les armes ; nous vîmes cette belle voiture attelée de huit chevaux, et l’Empereur à côté de sa prétendue. Comme il avait l’air heureux ! Ils montèrent Saint-Cloud au petit pas et nous eûmes le temps de voir passer tous ces beaux équipages. Ils furent mariés civilement à Saint-Cloud ; le lendemain ils partirent pour faire leur entrée dans la capitale. Nous eûmes l’ordre d’assister à la grande cérémonie du mariage religieux, qui fut célébré le 5 avril dans la chapelle du Louvre. On ne peut pas se faire une idée de tous les préparatifs. Dans la grande galerie du Louvre, à partir du vieux Louvre jusqu’à la chapelle qui se trouve au bout du pavillon des Tuileries du côté du Pont-Royal (ce trajet est immense), il se trouvait trois rangées de banquettes pour asseoir les dames et les messieurs. Au quatrième rang étaient cinquante sous-officiers décorés, placés de distance en distance dans des ronds on fer (pour ne pas être heurtés par personne). Le général Dorsenne nous commandait ; lorsqu’il nous eut placés à nos postes, il prévint ces dames que nous étions leurs chevaliers pour leur faire donner des rafraîchissements. Il fallut faire connaissance. Nous en avions vingt-quatre de chaque côté de nous (quarante-huit par sous-officier), et il fallait répondre à leurs demandes. Dans l’épaisseur du gros mur, on avait fait de grandes niches pour placer quatre-vingt-seize cantines pour tous les rafraîchissements désirables. Ces petits cafés ambulants firent bonne recette.

Voilà le costume des dames : des robes décolletées par derrière jusqu’au milieu du dos. Et par devant l’on voyait la moitié de leurs poitrines, leurs épaules découvertes, leurs bras nus. Et des colliers ! et des bracelets ! et des boucles d’oreilles ! Ce n’étaient que rubis, perles et diamants. C’est là qu’il fallait voir des peaux de toutes nuances, des peaux huileuses, des peaux de mulâtresses, des peaux jaunes et des peaux de satin ; les vieilles avaient des salières pour contenir leurs provisions d’odeurs. Je puis dire que je n’avais jamais vu de si près les belles dames de Paris, la moitié à découvert. Ça n’est pas beau.

Les hommes étaient habillés à la française ; tous le même costume : habit noir, culottes courtes, boutons d’acier découpés en diamant. La garniture de leurs habits leur coûtait 1,800 francs, ils ne pouvaient se présenter à la cour sans ce costume. Les fiacres furent défendus ce jour-là ; on ne peut se figurer la quantité de beaux équipages aux abords des Tuileries. La grande cérémonie partit du château pour se rendre au vieux Louvre, et monta le grand escalier du Louvre pour se rendre à la chapelle des Tuileries. Que cette cérémonie était imposante ! Tout le monde était debout dans le silence le plus religieux. Le cortège marchait lentement ; sitôt passé, le général Dorsenne nous réunit, nous mena à la chapelle, et nous fit former le cercle. Nous vîmes l’Empereur à droite à genoux sur un coussin garni d’abeilles et son épouse à genoux près de lui pour recevoir la bénédiction. Après avoir placé la couronne sur sa tête et sur celle de son épouse, il se releva et se mit avec elle dans un fauteuil. La messe commença, dite par le pape.

Le général nous fit signe de sortir pour retourner à nos postes, et là nous vîmes revenir la cérémonie. La nouvelle impératrice était belle sous ce beau diadème ; les femmes de nos maréchaux portaient la queue de sa robe qui traînait par terre à huit ou dix pas, elle devait être fière d’avoir de pareilles dames d’honneur à sa suite, mais on pouvait dire que c’était une belle sultane, que l’Empereur avait l’air content, que sa figure était gracieuse. Ce jour-là, c’étaient des roses, mais ça ne devait pas être la même chose à la Malmaison.

Toute la vieille garde était sous les armes pour protéger le cortège, et nous avions tous la fringale de besoin : nous reçûmes chacun vingt-cinq sous et un litre de vin. Après les réjouissances, l’Empereur partit avec Marie-Louise. Le 1er juin, ils rentrèrent à Paris ; la ville leur offrit une fête et un banquet des plus brillants à l’Hôtel de Ville. Je me trouvais de service pour commander un piquet de vingt hommes dans l’intérieur, en face de cette belle table en fer à cheval, et mes vingt grenadiers, l’arme au pied, devant ce banquet servi tout en or et viandes froides. Autour du fer à cheval, des fauteuils ; le grand était au milieu qui marquait la place de l’Empereur. Le cortège fut annoncé ; le général vint me placer et me donner ses instructions.

Le maître des cérémonies annonce : l’Empereur ! Il paraît suivi de son épouse et de cinq têtes couronnées. Je fais porter et présenter les armes ; puis je reçus l’ordre de faire reposer l’arme au pied. J’étais devant mon peloton en face de l’Empereur ; il se met à table le premier et fait signe de prendre place à ses côtés. Ces têtes couronnées assises, la table est desservie, tout est enlevé et disparaît, les découpeurs sont à l’œuvre dans une pièce à côté. Derrière chaque roi ou reine, trois valets de pied à un pas de distance ; les autres correspondaient avec les découpeurs et passaient les assiettes, sans faire plus qu’un demi-tour pour les prendre ; quand l’assiette arrivait au plus près du souverain, le premier valet la présentait, et si le souverain secouait la tête, l’assiette disparaissait ; de suite, une autre la remplaçait. Si la tête ne bougeait pas, le valet plaçait l’assiette devant son maître.

Comme ces morceaux étaient bien découpés, chacun prenait son petit pain, le rompait et mordait à même, ne se servait jamais de couteau, et à toutes les bouchées il se servait de sa serviette pour s’essuyer la bouche ; la serviette disparaissait et le valet en glissait une autre. Ainsi de suite, de manière que, derrière chaque personnage, il y avait un tas de serviettes qui n’avaient servi qu’une fois à la bouche.

On ne soufflait pas mot. Chacun avait un flacon de vin et d’eau, et personne ne versait à boire à son voisin. Ils mordaient dans leur pain et se versaient à boire à leur gré. Par des signes de tête, on acceptait ou on refusait. Il ne fut permis de parler que lorsque le souverain maître adressa la parole à son voisin. Si c’est imposant, ça n’est pas gai.

L’Empereur se lève ; je fais porter et présenter les armes, et tous passent dans un grand salon. Je restai près de ce beau service. Le général vint me prendre par le bras : « Sergent, venez avec nous, je vais vous faire boire du vin de l’Empereur, et, en passant, je ferai donner à vos vingt hommes du vin. Mettez-vous là ! je vais aller faire patienter votre peloton et je les ferai rafraîchir à leur tour. »

Ces deux verres de vin me firent du bien, et mes grenadiers furent servis chacun d’un demi-litre ; qu’ils étaient contents d’avoir bu du vin de l’Empereur !

Après quelques jours de repos, la vieille garde donna une fête des plus brillantes à l’Empereur au Champ de Mars, toute la cour y prit part. Des manœuvres furent exécutées devant elle, et le soir, aux flambeaux, on nous donna des cartouches d’artifice de toutes les couleurs. Après avoir fait en l’air des feux de peloton et de bataillon, on nous fit former le carré devant le grand balcon de l’École militaire où la cour était à nous contempler. Le signal donné, ce carré immense commence son feu de file en l’air, jamais on n’avait vu de pareille corbeille de fleurs : la garde était couronnée d’étoiles ; tout le monde tapait des mains. Je puis dire que c’était magnifique.

L’Empereur et toute sa cour partirent pour Saint-Cloud ; là, il se plaisait parce qu’il y avait du gibier de toutes les espèces : chevreuils, et surtout des gazelles, animal plus fin et plus délicat. L’Empereur se plaisait tous les soirs à mener son épouse dans le parterre de la porte du haut. Je m’y trouvai par hasard ; les voyant paraître, je voulus me retirer, mais sur un signe de l’Empereur, je me mis un peu sur le côté pour les laisser passer. Voilà les gazelles qui arrivent au galop vers Leurs Majestés. Ces animaux sont friands de tabac, et l’Empereur avait toujours sa petite boîte toute prête pour les satisfaire. N’étant pas assez prompt pour en donner au premier broquart, celui-ci baisse la tête sous la robe de son épouse, et me fait voir du linge bien blanc. L’Empereur, furieux, ne se possédait pas, je me retirai confus, mais ce souvenir me fait encore plaisir. Ces charmantes bêtes eurent leur pardon, mais ensuite il venait seul leur apporter du tabac.

L’Empereur donna un bal magnifique ; ce fut lui qui l’ouvrit avec Marie-Louise. Non, jamais, on ne put voir homme mieux fait que l’Empereur. On pouvait dire de lui que c’était un vrai modèle, personne ne pouvait l’égaler par les pieds et les mains.

Marie-Louise était la plus forte au billard ; elle battait tous les hommes, mais elle ne craignait pas de s’allonger comme un homme sur le billard quand il le fallait pour donner son coup de queue, et moi toujours l’œil au guet pour voir ; elle était souvent applaudie.

Le service de Saint-Cloud était pénible pour nous, il fallait faire le trajet de Courbevoie à Saint-Cloud, et les chasseurs venaient de Rueil pour nous relever, mais aussi nous étions nourris et le sergent servi seul : soupe, bouilli, bon poulet, salade, bouteille de bon vin. L’officier mangeait à la table des officiers de service.

Au mois de septembre 1810, il se fit de grands préparatifs pour Fontainebleau ; le moment de la chasse arrivait et le premier bataillon, dont je faisais partie, eut l’ordre de partir pour faire le service ; l’adjudant-major, M. Belcourt, suivit le bataillon. Nous fûmes casernes, et toute la cour arriva avec de belles voitures de chasse, il y avait quatre berlines avec des chevaux pareils, et des chevaux de rechange d’une autre couleur ; c’était magnifique à voir.

Enfin l’ordre fut donné à M. Belcourt de commander pour la chasse douze sous-officiers et caporaux qui seraient dirigés par un garde des chasses et placés par quatre dans les endroits désignés. Arrivés au rendez-vous, on nous plaça à nos postes dans un beau rond bien sablé aboutissant à plusieurs allées, avec une belle tente, une table servie et des valets de pied autour. Toute la cour se mettait à table avant de commencer la chasse.

Ce jour-là, on avait apporté des cercles (avec un homme dedans chaque cercle), et autour des cercles, des faucons. Marie-Louise prenait un de ces oiseaux et le lançait sur le premier gibier venu ; l’oiseau fondait comme la foudre et le rapportait à Marie-Louise. Cette chasse des plus amusantes dura une heure, puis les calèches partirent au galop pour se rendre dans un endroit où des paysans étaient en bataille avec des perches dans un grand enclos rempli de lapins qui ne pouvaient sortir. L’Empereur avait beaucoup d’armes chargées, il donne le signal et les paysans frappent sur les buissons, et des fourmilières de lapins se sauvent, et l’Empereur de faire feu. Les coups de fusil ne se faisaient pas attendre. Il dit à ses aides de camp : « Allons, Messieurs, à votre tour ! prenez des armes et amusez-vous. » Et la terre était couverte de victimes ; il fit appeler les gardes, et dit à notre adjudant-major : « Faites ramasser ce gibier, et donnez un lapin à chaque paysan, quatre à chaque garde, faites mettre tout le reste dans le fourgon, et vous ferez la distribution par compagnie à mes vieux grognards (il y en avait plein le fourgon). Demain, vous les conduirez à la chasse au sanglier, vous aurez des vivres et vous serez toute la journée dans la forêt. » L’adjudant-major donna ses ordres, et tout partit. Voilà le premier jour de chasse, et le bataillon mangea du lapin.

Le lendemain arrivent quatre fourgons, un pour les vivres, deux pour les grands chiens russes, et un pour mettre les sangliers tout en vie. Avec les piqueurs, les valets de chiens, les gardes-chasse, nous partîmes cinquante hommes et notre adjudant-major. Arrivés près du repaire où était baugée cette bande de sangliers, on déchargea les voitures et on mit les chiens deux par deux, et il y avait un médecin pour panser les chiens blessés dans le terrible combat qui allait s’engager : « Primo, dirent les piqueurs, il faut manger, nous n’aurions pas le temps plus tard. » Et voilà un valet de pied qui sert l’adjudant-major et le médecin, serviette sur le bras. Nous voilà à faire un dîner copieux ; sitôt fini, nous partîmes pour arriver au lancé, et les valets menaient chacun deux de ces grands et longs chiens.

On fait lever les sangliers, et voilà six chiens partis sur cet animal furieux ; trois sangliers sont arrêtés sans pouvoir bouger. Deux chiens prenaient chacun par une oreille et se collaient le long de son corps, et le tenaient tellement serrés entre eux que l’animal ne pouvait bouger. Et les gardes arrivaient avec un bâillon, lui mettaient cette forte bride dans le museau sans qu’il puisse se défendre ; avec un nœud coulant les quatre pattes étaient unies, on débaillait les deux chiens et ils repartaient sur la bande suivis par les valets qui les conduisaient. Les prisonniers étaient portés dans la voiture ; on ouvrait la porte par derrière, on ôtait leurs entraves et ils tombaient dans cette voiture profonde.

Nous prîmes la bande de quatorze ce jour-là, et la voiture était pleine. Nous eûmes deux chiens blessés par des coups de boutoir. Nous avions besoin de nous rafraîchir après des courses au milieu de bois fourrés. L’Empereur fut enchanté d’une pareille chasse ; il avait fait préparer un enclos près de la route de Paris pour déposer ces animaux vivants. C’était une rotonde haute et solide ; par le moyen d’une porte coupée, on reculait la voiture, et ces furieux tombaient dans la rotonde. Voilà notre deuxième chasse qui fut continuée pendant quinze jours ; il y eut de pris cinquante sangliers et deux loups en vie.

Dans cet enclos, on avait construit un amphithéâtre sur pilotis avec des fauteuils autour pour contenir toute la cour. On arrivait par une pente douce au milieu de l’enclos, sous une belle tente ; des factionnaires étaient placés pour empêcher d’approcher. La cour arrive à deux heures. Il fallait monter sur les sapins pour voir tous ces furieux sauter après les palissades. L’Empereur commença ; il ne tirait pas sur les loups ; ils restèrent les derniers et faisaient des sauts jusqu’au haut des palissades. L’Empereur permit à tous les principaux de sa cour de finir cette fête, et tous les sangliers furent partagés à sa garde et nous fûmes bien régalés ; il s’en réserva trois des plus gros.

Il donna ensuite l’ordre à ses gardes d’aller reconnaître la quantité de cerfs, les âges de chaque cerf, et de lui en faire le rapport. Au bout de deux jours, la découverte était faite par numéros, les âges de chacun se connaissant au pied. La veille de cette grande chasse, il fit partir des gardes et des valets de chiens qui conduisaient deux gros limiers en laisse pour reconnaître le cerf qui avait le numéro 1. Dans les parcours de la nuit, on découvre les traces de cet animal ; le garde s’empare du limier et fait reconnaître le pied du cerf à chasser pour demain. Cet animal tenu en laisse est conduit à pas comptés par le garde, et, à quelque distance du gîte, retenu par le garde, il lève sa patte droite en l’air pour s’élancer sur sa proie. Tout cela se fait à bas bruit ; on marque l’endroit du gîte, et le rapport se fait à l’Empereur pour le rendez-vous de la cour. Les ordres sont donnés pour les calèches et les chevaux de relais. Cinquante-deux chiens forment quatre relais, à treize par relai, sans compter le limier qui est le moteur du mouvement. Dans les treize chiens, il y a un meneur des douze autres. Sitôt que le limier a lancé le cerf, ce conducteur prend le pied du cerf et ne le quitte pas, et les douze chiens marchent en bataille à ses côtés.

L’Empereur donne l’ordre à M. Belcourt de commander vingt quatre hommes (sergents et caporaux) pour les placer sur les trois points désignés pour les relais des calèches. Avant de commencer, toute la cour se mettait à table dans un endroit bien sablé, et après le banquet les calèches arrivaient, tout le monde était à cheval et le cerf lancé. L’Empereur se portait au galop au lieu du passage, suivi de porte-mousquetons ayant des armes. Là, il attendait le passage du cerf, et s’il le manquait, il partait comme la foudre pour se trouver sur un autre point de passage.

Le second relai parti, la chasse, dans peu de temps, s’est trouvée très loin de nous. Nous étions silencieux à notre place. Le major me dit : « Il faut faire la manœuvre et déployer votre voix… Faites former le carré par division en marchant, par la plus prompte manœuvre. » Je commence : « Formez le carré sur la deuxième division, en marchant… Première division : Par le flanc gauche et par file à droite !… Troisième division : Par le flanc droit et par file à gauche !… Quatrième division : Par le flanc gauche, par file a gauche !… Pas accéléré ! Deuxième division : Pas ordinaire ! »

J’avais fait une faute que je ne pus réparer, et le major me dit : « Vous vous pressez trop ; vous y mettez trop de feu. Faites déployer votre carré ! Ne vous pressez pas. »

Mais l’Empereur m’avait entendu de l’endroit où il attendait son cerf ; il n’avait rien oublié de mes fautes. Le cerf fut tué par lui, et les cors de chasse cornèrent le ralliement ; toutes les calèches arrivèrent au rendez-vous. L’Empereur, content, était là pied à terre, ce beau cerf près de lui. Toute sa cour réunie, il nous fit appeler et dit à notre major : « Qui commandait la manœuvre dans la forêt ? Fais-le venir que je le voie ! »

Le major me fait sortir du rang et me présente : « C’est donc toi, dit l’Empereur, qui fais retentir la forêt. Tu commandes bien, mais tu t’es trompé. — Oui, Sire, j’ai oublié pas accéléré. — C’est cela. Fais attention une autre fois ! »

Le major lui dit : « Il s’en est donné un coup de poing dans la tête. — Fais-le instructeur des deux régiments. Qu’il soit secondé par deux caporaux instruits. Tu prendras les cinquante plus anciens vélites, et tu les feras manœuvrer deux fois par jour ; tu les pousseras à la théorie, et dans deux mois je les verrai. Tâche qu’ils soient forts et capables de faire des officiers. »

M. Belcourt arrive vers nous : « Hé bien ! il nous en a taillé de l’ouvrage. Nous voilà consignés pour deux mois, mais nous n’avons pas besoin de nous donner au diable, nous en viendrons bien à bout. Êtes-vous content ? me dit-il. — Je me rappellerai de la forêt de Fontainebleau. »

Le soir, on fit la curée du cerf aux flambeaux, dans la cour d’honneur garnie de beaux balcons où toute la cour assistait. C’était un coup d’œil magnifique, cette meute de deux cents chiens en bataille derrière une rangée de valets qui les maintenaient fouet à la main. Au signal donné pour découdre, l’homme découvrait le cerf de sa peau ; les cors annonçaient le pillage, et tous fondaient sur leur proie. Ces deux cents affamés ne faisaient qu’un monceau, tous les uns sur les autres.

Les chasses furent terminées au bout de quinze jours, la cour rentra à Paris et nous à Courbevoie ; la caserne contenait trois bataillons ; chaque mois, un bataillon faisait à son tour le service à Paris, service pénible : huit heures de faction, deux heures de patrouille et des rondes-major de nuit. L’adjudant-major fit son rapport au général Dorsenne que l’Empereur m’avait nommé instructeur des deux régiments de grenadiers, et je fus mis en fonctions de suite.

Mais ce ne fut pas tout. Le matin, les consignés, balai à la main, nettoyaient les ruisseaux, les lavaient, et le plus pénible pour eux était de laver les lieux. Comme j’avais une carrière à sable près de la grille, si j’avais beaucoup d’hommes punis, je les menais tirer du sable et ils étaient plus contents que de faire l’exercice. Je partais avec mes vingt ou trente hommes prendre les outils, et je les mettais à l’ouvrage : les uns tiraient le sable, les autres menaient la brouette, les autres le tombereau, et tout le sable rentrait dans la cour. Tout cela se faisait sans murmurer. De même, si je leur donnais la tâche d’arracher de l’herbe, on grognait un peu, mais ça se faisait. Je variais leurs punitions le plus que je pouvais. Je voyais ces vieux soldats assez dociles pour des hommes qui sortaient du régiment avec le grade de sergent et même sergent-major pour devenir simples grenadiers. J’avais du mal à rompre quelques mauvaises têtes, mais il fallait plier ; j’avais le don de leur en imposer. Tout se passait devant les officiers de semaine et j’étais bien secondé par les deux adjudants-majors qui tenaient ferme pour la discipline. C’était devant le pavillon des officiers qui voyaient ces mouvements ; ils avaient dans la caserne leur pension, d’où ils passaient dans leur jardin. Ils me firent appeler pour me montrer le plan d’un grand parterre qu’ils voulaient faire faire par les consignés. « Nous leur donnerons, me dirent ces messieurs, une bouteille de vin par homme, si vous voulez les diriger. — Je veux bien. — Très bien ! nous allons vous tirer une ligne sur la terrasse et vous marquer la place des trous pour planter des acacias qui formeront deux quinconces sur le devant de la caserne et un de chaque côté de la grille. Allez faire l’appel de vos consignés et prévenez-les pour demain. »

Après l’appel, je leur dis : « Vous ne ferez plus d’exercice, nous allons planter des arbres pour nous mettre à l’ombre. — Bravo ! mon sergent, cela nous amusera. — Vous ne serez pas gênés. Je vous ferai faire un trou par quatre hommes et vous avez deux heures. — Nous sommes contents. — Allez vous reposer ! À six heures, le rappel des consignés. Une partie prendra le balai et les autres feront des trous. »

Les chefs firent venir une grosse tonne de vin de Suresnes qui ne leur coûtait pas dix centimes la bouteille, et ils en donnèrent une bouteille par homme. Tout marchait de front, les trous et les massifs, et ces belles plantations de huit mille sept cents arbres et arbrisseaux furent faites par les consignés.

Je fus complimenté par mes chefs, et on jeta les yeux sur moi pour tenir la pension des sous-officiers. C’était une affaire sérieuse de faire préparer et bien servir le repas de cinquante-quatre sous-officiers. J’étais payé d’avance, ce qui me faisait (par jour) la somme de 45 fr. 70 c. Les surcroîts de bénéfices étaient par jour : primo le pain (8 fr. 10 c.) ; le vin (8 fr. 10 c.) ; les plats fournis hors du réfectoire (3 fr.) ; le bois (1 fr.). Le dimanche, tous partaient pour Paris, ce qui faisait 21 fr. 20 c. ajoutés aux 45 fr. 70 c., ci 06 fr. 90 c., que j’avais par jour a dépenser. Je pouvais faire face à tout et les contenter. Au bout du mois, je fis voir ma dépense au sergent-major. « Mais, me dit-il, vous êtes en arrière. — Pas du tout, j’ai un bénéfice de 21 fr. 20 c. par jour qui, avec mes 45 fr. 70 c., fait 66 fr. 90 c. — Mais vous ? — Moi, j’ai 64 fr. 50 c. par mois. Cela me suffit. Avec trois jours de bénéfice, je paie mon chef et mes deux aides. Ainsi, soyez tranquille ; la pension marchera. »

Les sergents dirent à dîner : « Il faut pousser à la consommation pour faire marcher notre ordinaire. Allons ! chacun notre bouteille ! Les bénéfices vous rentreront. — Soyez exacts à vous mettre à table par quatre. Vous serez servis à l’heure, et je présiderai à tous vos repas. »

Le conseil (d’administration) mit à ma disposition un char à bancs et un soldat du train pour aller chercher les provisions à Paris avec quatre hommes de corvée, et un caporal par compagnie. À deux heures du matin, je conduisais ce détachement à Paris avec la note de mon chef de cuisine, et cette emplette était considérable pour la semaine. Je payais cinq francs pour le déjeuner de mes quatre hommes, et ils étaient contents. À neuf heures et à quatre heures, j’étais de retour pour présider au repas. Le dimanche, inspection du réfectoire par le colonel ou le général. Le couvert était mis avec des serviettes bien blanches, je recevais des compliments de nos chefs, même si c’était le général Dorsenne, devant lequel toute la caserne tremblait.

J’ai déjà dit que, lorsque cet homme sévère passait dans les chambres, il passait son doigt sur la planche à pain. S’il rencontrait de la poussière, le caporal ou le chef de chambrée était puni pour quatre jours. Il passait encore son doigt sous nos lits ; dans nos malles, il ne fallait pas qu’il trouvât du linge sale. Modèle pour la tenue, il aurait pu effacer Murât.

Je n’étais jamais surpris. Tout roulait sur moi : l’exercice des consignés, cinquante vélites à faire manœuvrer, et mon réfectoire à conduire. Toutes mes heures étaient prises ; à force de m’appliquer, je justifiai la bonne opinion de mon capitaine. Je puis dire que je lui dois le morceau de pain que j’ai gagné au champ d’honneur. — Voilà la fin de 1810.

En 1811, des réjouissances nous attendaient ; le 20 mars, un courrier arrive à notre caserne annoncer la délivrance de notre Impératrice et dit que le canon allait se faire entendre. Tout le monde était dans l’attente ; aux premiers coups partis des Invalides, on comptait en silence ; au vingt-deuxième et au vingt-troisième, tous sautèrent de joie ; ce n’était qu’un cri de vive l’Empereur ! Le roi de Rome fut baptisé le 9 juin, on nous donna des fêtes et des feux d’artifices. Cet enfant chéri était toujours accompagné du gouverneur du palais lorsqu’il sortait pour se promener avec sa belle nourrice et une dame qui le portait. Me trouvant un jour dans le château de Saint-Cloud, le maréchal Durée qui m’accompagnait me fait signe de m’approcher, et ce cher enfant tendait ses petites mains pour prendre mon plumet, je me penche et le voilà qui déchire mes plumes. Le maréchal me dit : « Laissez-le faire. » — L’enfant éclatait de joie, mais le plumet fut sacrifié. Je demeurai un peu sot. Le maréchal me dit : « Donnez-le-lui, je vous le ferai remplacer. » La dame d’honneur et la nourrice se firent une pinte de bon sang.

Le maréchal dit à la dame : « Donnez le prince à ce sergent, qu’il le porte sur ses bras ! » Dieux ! j’allonge les bras pour recevoir le précieux fardeau. Tout le monde vient autour de moi : « Eh bien ! me dit M. Duroc, est-il lourd ? — Oui, mon général. — Allons ! marchez avec, vous êtes assez fort pour le porter. »

Je fis un petit tour sur la terrasse ; l’enfant arrachait mes plumes et ne faisait pas attention à moi. Ses draperies tombaient très bas et j’avais peur de tomber, mais j’étais heureux de porter-un tel enfant. Je le remis à la dame qui me remercia et le maréchal me dit : « Vous viendrez chez moi dans une heure. »

Je parais donc devant le maréchal qui me donne un bon pour choisir un beau plumet chez le fabricant : « Vous n’avez que celui-là ? » dit-il. — Oui, général. — Je vais vous faire un bon pour deux. — Je vous remercie, général. — Allez, mon brave ! vous en aurez un pour les dimanches. »

Arrivé près de mes chefs, ils me disent : « Mais vous n’avez plus de plumet. — C’est le roi de Rome qui me l’a pris. — C’est plaisant ce que vous dites là. — Voyez ce bon du maréchal Duroc. Au lieu d’un plumet, je vais en avoir deux, et j’ai porté le roi de Rome sur mes bras près d’un quart d’heure ; il a déchiré mon plumet.

— Mortel heureux, me dirent-ils, de pareils souvenirs ne s’oublient jamais. »

Mais je n’ai jamais revu l’enfant, c’est la faute de la politique qui l’a moissonné avant le temps. Tous les princes de la Confédération du Rhin étaient à Paris, et le prince Charles fut le parrain du petit Napoléon. L’Empereur leur fit voir une revue de sa façon sur la place du Carrousel. Les régiments d’infanterie arrivaient par la rue de Rivoli et venaient se mettre en bataille sur cette place qui longe l’hôtel Cambacérès. L’infanterie de la garde était sur deux lignes devant le château des Tuileries. L’Empereur descend à midi, monte à cheval et passe la garde en revue et revient se placer en face du cadran. Il fait appeler notre adjudant-major, et lui dit : « As-tu un sous-officier qui soit assez fort pour répéter mon commandement ? Mouton ne peut répéter. — Oui, Sire — Faisle venir et qu’il répète mot pour mot après moi. »

Voilà M. Belcourt qui me fait venir. Le général, le colonel, les chefs de bataillon me disaient : « Ne vous trompez pas ! Ne faites pas attention que c’est l’Empereur qui commande. Surtout, de l’aplomb ! »

M. Belcour me présente : « Voilà, Sire, le sergent qui commande le mieux. — Mets-toi à ma gauche, et tu répéteras mon commandement. »

La tâche n’était pas difficile. Je m’en acquittai on ne peut mieux. À tous les commandements de l’Empereur, je me retournais pour répéter ; et, sitôt fini, je me retournais face à l’Empereur pour recevoir son commandement. Tous les regards des étrangers se portèrent du balcon sur moi ; ils voyaient un sous-officier avec son fusil recevoir le commandement et faire demi-tour de suite pour le répéter de manière que son corps était toujours en mouvement. Tous les chefs de corps répétaient mot pour mot, et après avoir fait passer leurs hommes sous l’Arc-de-Triomphe, les mettaient en bataille devant l’Empereur. Il passait au galop devant le régiment et revenait à sa place pour le faire manœuvrer et le faire défiler.

Cette manœuvre d’infanterie dura deux heures, la garde ferma la marche. Puis, je fus renvoyé par l’Empereur, et remplacé par un général de cavalerie. Il était temps : j’étais en nage. Je fus félicité de ma forte voix par mes chefs ; le sergent-major, me prenant par le bras, me mena au café dans le jardin pour me faire rafraîchir : « Comme je suis content de vous, mon cher Coignet ! » Le capitaine tapait des mains, disant : » C’est moi qui l’ai forcé d’être caporal ; c’est mon ouvrage. Comme il commande bien ! — Je vous remercie, lui dis-je, mais on est bien petit près de son souverain ; je l’écoutais, je ne levais pas les yeux sur lui ; il m’aurait intimidé ; je ne voyais que son cheval. »

Après avoir bu notre bouteille de vin, nous arrivâmes devant la compagnie ; mon capitaine me prenant la main dit : « Je suis content. » Je fus comblé d’éloges. Arrivé à Courbevoie, la table de mes camarades était servie ; mon chef de cuisine n’avait rien négligé et la distribution du vin était faite : un litre et 25 sous par homme ; les sous-officiers, un jour de paie (43 sous) ; les caporaux, 33 sous. La gaîté était sur toutes les figures.

Le lendemain, je repris mes pénibles travaux ; je poussais mes cinquante vélites et mes consignés, je prenais mes leçons d’écriture le soir, sans compter la surveillance du réfectoire et la propreté de la caserne. Et jamais en défaut ! Je me disais : « Je tiens mon bâton de maréchal, je serai le vétéran de la caserne sur mes vieux jours. » Je me trompais du tout au tout ; je n’étais pas à la moitié de ma carrière, je n’avais encore qu’un lit de roses et il m’était réservé d’en défricher les épines.

Il arrivait des grenadiers pour mettre les régiments au grand complet, et pour réformer les vieux qui ne pouvaient plus faire campagne. On formait deux compagnies de vétérans de la garde qui se trouvaient heureux de faire un service si doux. Tous les jours, il arrivait des hommes superbes ; je leur faisais faire l’exercice, et les adjudants-majors, la théorie. Ils poussèrent les vélites si rapidement que l’Empereur les reçut au bout de deux mois. C’était ravissant de les voir manœuvrer ; ils ne firent pas une faute et furent tous reçus sous-lieutenants dans la ligne ; ils partirent pour rejoindre leurs régiments. L’Empereur me demanda : « Savent-ils commander ? — Oui, Sire, tous. — Fais sortir le premier, et qu’il commande le maniement des armes ! »

Il fut ravi : « Fais sortir, dit-il, le dernier. Qu’il fasse faire la charge en douze temps !… C’est bien… Fais sortir le n° 10 du premier rang. Qu’il commande le feu de deux rangs !…. Fais porter les armes ! C’est suffisant. »

J’étais content d’être sorti d’une pareille épreuve. Il dit aux adjudants-majors : « Il faut pousser les nouveaux arrivés, et faire des cartouches pour la grande manœuvre. Je vous enverrai trois tonnes de poudre. » — Et il partit pour Saint-Cloud.

Pendant quinze jours, cent hommes faisaient des cartouches, et les adjudants-majors présidaient. Il fallait des chaussures sans clous pour éviter tout danger ; toutes les deux heures, ils étaient relevés et les pieds visités. Nous fîmes cent mille paquets ; aussitôt la récolte finie, grandes manœuvres dans la plaine Saint-Denis et revues aux Tuileries, avec parcs d’artillerie considérables, fourgons et ambulances. L’Empereur faisait ouvrir, et montait sur la roue pour s’assurer si tout était complet ; quelquefois M. Larrey recevait son galop. Les officiers du génie tremblaient aussi devant lui. De grands préparatifs de guerre se faisaient apercevoir de jour en jour ; nous ne savions pas de quel côté elle pouvait être déclarée. Mais dans les derniers jours d’avril 1812, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir et de passer des inspections de linge et chaussures : trois paires de souliers, trois chemises, et grand uniforme dans le sac.

La veille de la revue de départ, je fus appelé devant le conseil et fus nommé facteur des deux régiments de grenadiers, chargé de la conduite du trésor et des équipages ; ils formaient quatre fourgons, deux pour les malles des officiers, et deux qui furent chargés au Trésor, place Vendôme ; je n’eus qu’à montrer une lettre dont j’étais porteur, mes deux fourgons furent chargés de suite de barriques de vingt-huit mille francs. La garde fut consignée la veille du départ, et il ne fut permis qu’à moi de sortir pour régler mes comptes avec le boucher et le boulanger. Je rentrai à deux heures du matin ; la garde était partie à minuit pour Meaux le 1er mai 1812. Un vieux sergent qui restait à Courbevoie garde magasin, reçut mes comptes, et me remit une feuille de route qui m’autorisait à faire donner des rations pour huit hommes et seize chevaux. A midi, je partais de la place Vendôme avec mes quatre fourgons ; monté sur le premier qui avait un joli cabriolet sur le devant, je me carrais, le sabre au côté comme, un homme d’importance.

J’arrivai à Meaux à minuit et me portai de suite au corps de garde pour savoir l’adresse de l’adjudant-major. Je suis conduit à son logement : « Qui est là ? dit-il. — C’est moi, major. — Vous, Coignet ! ça n’est pas possible. Vos fourgons sont-ils sur la place tout chargés ? — Oui, capitaine. — Vous avez volé, mon brave. Je vous verrai demain avant de partir. Voilà des bons pour vos rations de fourrage et de pain. Prenez quatre hommes au corps de garde et quatre soldats des fourgons ; ils feront lever le garde-magasin. Vos billets de logement sont sur ma cheminée. Prenez-les. Bonne nuit ! — Mon capitaine, dormez tranquille. Je resterai au corps de garde cette nuit. Il sera trois heures lorsque les chevaux et les hommes seront servis. Les soldats du train coucheront près de leurs chevaux, et je serai prêt à sept heures pour partir. »

M. Belcourt vint me trouver au poste pour s’assurer si les rations d’hommes et de chevaux avaient été fournies ; il fut content de mon activité : « Vous êtes sauvé pour toute la route, vous pouvez nous suivre. — Si vous voulez me donner ma feuille de route, je partirai tous les jours deux heures avant vous, et je pourrai aller à la poste prendre les lettres dans les grandes villes, bureau restant. Je serai là à vous attendre pour vous remettre vos lettres. » Il va trouver le colonel et je fus approuvé dans ma demande. Tous les jours, j’étais arrivé avant le corps ; mes hommes et mes chevaux ne souffraient pas de la chaleur ; arrivé aux séjours, je faisais réparer les avaries survenues.

L’Empereur était parti pour Dresde en compagnie de l’Impératrice. Dans cette belle ville est la plus belle famille royale d’Europe (le père et les fils n’ont pas moins de cinq pieds dix pouces). L’Empereur y resta dix jours pour s’entendre avec les rois, et après avoir donné et reçu de l’eau bénite de cour, il se sépara de son épouse. Les adieux furent tristes ; les beaux équipages partirent pour Paris, et l’Empereur resta avec ses autres pensées à la tête de ses grandes armées.

Nous arrivâmes le 3 juin à Posen, et le 12 à Kœnigsberg où il établit son quartier général. Là, nous avons un peu de repos, parce qu’il était allé à Dantzig où il resta quatre jours. Cela rétablit la vieille garde qui avait fait des marches forcées. Nous reçûmes ordre de départ pour Insterbourg, et nous arrivâmes le 21 juin à Wilkowski.

Nous en partîmes dans la nuit du 22 au 23 juin, et on établit le quartier général dans un hameau, à une lieue et demie de Kowno. Le lendemain, à neuf heures du soir, construction de trois ponts sur le Niémen ; les travaux furent terminés le 25 à minuit, et l’armée commença à pénétrer sur le territoire russe.

C’était fabuleux de voir ces masses se mouvoir dans des plaines souvent arides. On était souvent sans gîte, sans pain ; on arrivait dans la plus profonde obscurité, sans savoir où tourner ses pas pour trouver son nécessaire. Mais la Providence et le courage n’abandonnent jamais le bon soldat.



  1. Allusion a la chanson connue : Bon voyage, M. Dumollet, etc., etc.
  2. N’oubliez pas que c’est un sergent qui parle.
  3. Le cérémonial de la procuration devait en effet être peu compris à la caserne.