Les Caravanes du Chevalier de Mombalère, scènes et souvenirs de l’Armagnac

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LES CARAVANES
DU
CHEVALIER DE MOMBALÈRE
Scènes et souvenirs de l’Armagnac.

I.

Le château de Mombalère est certainement un des édifices les plus anciens de l’Armagnac. Le voyageur qui va de Mont-de-Marsan à Auch peut l’apercevoir à droite en sortant de la petite ville de Nogaro. Il est situé au sommet d’une élévation que nous appelons une colline dans le voisinage des Pyrénées, mais qui pourrait passer pour une montagne dans les plaines de la Beauce et dans les environs de Paris. Ses quatre tours crénelées, dont la base se perd dans la cime des chênes, se dessinent fièrement sur l’azur du ciel, et elles sont d’autant plus remarquables que, dans ce pays prosaïque et utilitaire, les autres hauteurs sont couronnées par des moulins à vent.

Ce château appartient encore à un des descendans de la famille qui l’a construit. Il ne serait pas impossible que les Mombalère eussent eu des représentans aux croisades. C’est là du moins une tradition généralement acceptée dans le pays, bien que Villehardouin ni Joinville ne parlent d’aucun chevalier de ce nom. En revanche, on retrouve leur nom dans les mémoires de Montluc, dans ceux d’Agrippa d’Aubigné, et l’un d’eux fut un de ces couronnels français dont Brantôme a écrit l’histoire. Les Mombalère avaient embrassé la cause du protestantisme, et firent, avec Montgommery, cette campagne du Béarn qui fut peut-être cause de la Saint-Barthélémy. Montluc prit et brûla le château. Après le triomphe du roi de Navarre, Bernard de Mombalère, envers lequel Henri IV ne se montra pas ingrat (le fait est à noter), reconstruisit le château et joua un grand rôle dans le pays ; mais depuis cette époque la famille de Mombalère ne fit que décliner. La fatalité voulut qu’à chaque génération il y eût un joueur qui mît la baronnie à deux doigts de sa ruine. Lorsque la révolution éclata, les immenses biens de cette famille étaient tellement grevés d’hypothèques, que la nation dédaigna de s’en emparer. À cette époque, le château, qui pendant plus d’un siècle avait été abandonné par ses maîtres, tombait en ruine. L’avant-dernier baron vint y mourir, traqué par ses créanciers, et ceux-ci, qui n’étaient plus retenus par les substitutions, eussent à sa mort achevé de morceler cet immense domaine, si un héritage inattendu n’eût permis au baron actuel d’en sauver quelques débris.

Lorsque j’arrivai dans le pays, le château était occupé par une vieille sœur du baron, d’humeur bizarre et revêche, qui ne sortait de son antre que cinq ou six fois par an, aux grandes fêtes de l’église. Elle étalait alors des toilettes ridicules, tant elles étaient à la fois somptueuses et surannées. Le tiers-état des environs se moquait tant et plus et de ces toilettes et de la morgue aristocratique de celle qui les portait ; mais les paysans l’aimaient parce que, malgré son caractère hautain et inquiet, elle était réellement bienfaisante, et ils la respectaient, parce qu’elle appartenait à la plus ancienne famille du pays.

J’avais eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois son frère, mais je ne la connaissais pas. Je craignais de me faire présenter à elle, tant elle était peu abordable. Un matin, il y a environ cinq ans, un messager couvert de boue vint m’annoncer que la demoiselle de Mombalère était morte, et que j’étais prié d’aller à son enterrement, qui aurait lieu le jour même. Ma liaison avec le baron ne me permettait pas de m’abstenir d’assister à cette triste cérémonie. Je partis immédiatement, et je rencontrai bientôt sur la route un grand nombre de personnes de tout sexe et de tout âge qui se rendaient au château. La plupart étaient à cheval, et les femmes portaient, proprement pliée sur le devant de la selle, la capule noire dont elles comptaient s’envelopper pour suivre le corps. Cette foule n’était ni attristée, ni silencieuse, et chemin faisant je recueillis un renseignement qui me donna la raison de l’affluence qui se dirigeait vers Mombalère.

On était en hiver ; le chemin était étroit et boueux. Un garçon meunier, qui venait en sens contraire de celui que nous suivions, éclaboussa une vieille femme. Les langues gasconnes ne perdent jamais l’occasion de s’escrimer. La vieille femme et le meunier échangèrent quelques coups de bec.

— Tu seras toujours assez nette, finit par dire le farinier, pour manger de la morue !

La vieille s’arrêta, rejeta la tête en arrière, et, dardant sur son adversaire des regards qui eussent dû le faire rentrer sous terre s’il eût été moins effronté : — De la morue ! s’écria-t-elle ; tu es un mal appris, un ignorant et un menteur ! Qui es-tu, pour insulter ainsi les Mombalère, une famille presque aussi ancienne que le bon Dieu ? De la morue ! La pauvre demoiselle ne sortira-t-elle pas avec la couronne ? et le baron n’est-il pas assez riche pour lui faire la noce ? Apprends, gourmand, qu’on a tué cette nuit au château plus de veaux, plus de dindons et de moutons que tu n’en mangeras dans toute ta vie. Tu n’es pas invité, meunier, et c’est ce qui te rend si malhonnête ; mais quand tu mourras, ce sera le bourreau qui fera la noce, et on ne mangera pas même de la morue.

Plus j’approchais du château, plus la foule devenait compacte, et quand je pénétrai dans la cour, hommes et chevaux étaient tellement pressés qu’ils avaient peine à se remuer. Devant la porte principale, attelé de deux grands bœufs roux, un char sans ornement, et qui la veille encore avait probablement servi aux besoins de l’agriculture, attendait le corps de la demoiselle de Mombalère. Après quelques instans d’attente, nous vîmes sortir quatre robustes filles de la campagne vêtues de blanc. Elles portaient la bière, qui n’était pas fermée et laissait voir la défunte en grand habit d’apparat. La tête, encadrée de cheveux gris, avait des lignes heurtées qu’elle ne devait peut-être qu’à la souffrance. Une robe de satin blanc ornée de dentelles couvrait le corps amaigri par une longue maladie. Sur la poitrine reposait une couronne de chrysanthèmes blancs, la seule fleur de cette couleur qu’on pût trouver en cette saison. On mit la bière sur le char, et le bouvier pressa silencieusement ses bœufs de l’aiguillon.

Au moment où le corps parut, un silence vraiment religieux régna dans l’assemblée ; de gros cierges furent distribués à toutes les femmes, qui, enveloppées dans leurs capules et semblables à des spectres, entouraient le char. La plupart des assistans avaient mis pied à terre : j’en avais fait autant, et, placé auprès du baron, avec lequel j’avais eu le temps d’échanger une muette poignée de main, je suivis le convoi. À l’entrée du village de Mombalère, nous trouvâmes onze prêtres, suivis d’une foule immense, qui reçurent le corps de la défunte et nous conduisirent à l’église, trop petite pour contenir tous ceux qui voulaient assister à la cérémonie. On dit successivement une grande quantité de messes, et nous restâmes au moins trois heures dans l’église. Quand nous eûmes quitté le cimetière, nous reprîmes le chemin du château. On nous avait amené nos chevaux, et les ecclésiastiques ouvraient la marche. Ils étaient tous à cheval et portaient de grandes bottes à l’écuyère, comme c’est leur habitude en hiver dans ce pays, qui est peut-être le plus boueux de France. Le baron nous avait précédés et nous attendait dans la grande salle du château, dont on avait fermé tous les volets, et qui se trouvait ainsi plongée dans une obscurité à peu près complète. Pendant quelques minutes, les assistans demeurèrent silencieux et livrés à une sorte de recueillement, après quoi les volets furent ouverts, et d’un bout à l’autre de cette grande salle féodale nous aperçûmes une immense table qui littéralement ployait sous le poids des viandes et des mets de toute sorte. Cette table pouvait donner place à deux cents convives ; elle se trouvait néanmoins insuffisante. D’autres tables étaient dressées dans le vestibule, dans la grange et jusque dans la cour, bien qu’on fût au cœur de l’hiver. L’étrange usage du repas des funérailles s’est conservé dans notre midi.

Le baron occupait le haut bout de la table ; les ecclésiastiques et quelques invités de distinction étaient placés immédiatement au-dessous de lui. Ce bout de table fut servi avec tout le luxe et le comfort désirables. Le linge damassé, les cristaux, l’argenterie et la porcelaine, le vin de Bordeaux, le gibier, les mets délicatement apprêtés, étaient réservés à ces privilégiés. Les autres durent se contenter du vin et de la viande qu’on leur servit à profusion. Chacun s’était muni de son couteau, et les plus avisés avaient apporté des verres, car à beaucoup près il n’y en avait pas pour tous.

Le baron essaya vainement de maîtriser sa douleur ; les sanglots l’étouffaient. On le laissa tout entier à ses regrets, et chacun se mit à causer avec son voisin. Autour de moi, l’un parlait de l’excellence de son cheval, l’autre du prix des bœufs, un troisième de la dernière récolte. De la défunte pas un mot. Il est vrai qu’on parlait à voix basse et d’un ton solennel ; mais il n’en était pas de même à l’autre extrémité de la table. La bonne chère commençait à délier les langues. On se disputait, on riait ; je craignais qu’on ne finît par chanter. Cependant la scène changea tout d’un coup. Les ecclésiastiques se levèrent, l’un d’eux frappa dans ses mains, et immédiatement le silence le plus complet régna dans la salle et au dehors. Les hommes se découvrirent, et ainsi que les femmes se mirent à genoux, ceux de la salle sur la dalle nue, ceux du dehors dans la boue. Les prêtres et après eux toute l’assemblée entonnèrent le De profundis, qui fut chanté dans un complet recueillement. Quand le De profundis fut fini, un domestique apporta un gros sac plein d’argent, et le baron pria les ecclésiastiques présens de l’accepter, de le partager entre eux, et de vouloir bien dire des messes pour le repos de l’âme de la défunte. Les invités défilèrent ensuite devant lui en le saluant gravement, mais sans lui adresser une parole. Je passai un des derniers. — Vous partez ? me dit-il ; je vais être bien seul ! — Je lui promis de rester.

J’avais eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer le baron de Mombalère, et une communauté de goûts nous avait inspiré une sympathie mutuelle. Le hasard nous avait rapprochés dans des salons où les bestiaux plus ou moins anglais, les fumiers plus ou moins azotés, les budgets communaux, les chances électorales étaient à peu près les uniques objets de conversation. Nous nous isolions souvent pour causer dans un coin de choses un peu moins pratiques, et le plus souvent la littérature faisait le fonds de notre entretien.

Le baron avait alors plus de cinquante ans. Bien fait et de haute taille, il avait une figure fortement caractérisée et pleine de noblesse aussi bien que de douceur. Le trait saillant de sa physionomie était la bienveillance. Il passait pour timide, et il n’avait pas dans le pays toute la considération qu’eût dû lui attirer sa grande position territoriale : non pas qu’on attaquât sa probité et ses mœurs, il était au contraire réputé l’homme d’honneur par excellence ; mais les gens sérieux ne le considéraient pas comme un des leurs. Que penser en effet d’un homme qui ne s’était jamais présenté aux élections du conseil-général, qui n’avait jamais voulu être maire de sa commune, qui n’était ni marguillier, ni membre du conseil municipal, et qui refusait de faire partie d’aucune coterie ? Quelle estime pouvait-on avoir pour un propriétaire qui ne se doutait pas des progrès de l’agriculture et laissait tout faire par ses régisseurs, en se donnant à peine le soin de vérifier leurs comptes ? Il est vrai qu’il payait la cotisation imposée aux membres de la Société agricole du Gers ; mais de mémoire de sociétaire on ne l’avait vu assister aux réunions, et il se vantait de n’avoir jamais lu le bulletin. Au contraire, s’il s’agissait de romans, de revues, de journaux, et autres fadaises, on était sûr de lui en voir toujours les mains et les poches pleines. Savait-il distinguer le blé de la grossagne, un bœuf du pays haut d’un bœuf du pays bas ? Cela était douteux ; mais il mettait avec soin dans une boîte de fer-blanc un tas d’herbes qui n’étaient pas même bonnes pour faire de la tisane aux chiens, on le voyait courir après les papillons comme un enfant de six ans, et il leur donnait des noms plus beaux que ceux des saints. On savait aussi qu’il passait des journées entières à jouer avec ses enfans, et aussitôt qu’ils avaient eu l’âge de raison, il les avait emmenés avec lui en Italie, en Angleterre, en Allemagne, ce qui lui avait fait dépenser beaucoup d’argent. N’aurait-il pas mieux fait de l’employer à acheter de la terre ? « C’est un brave homme, disaient les paysans, mais… » Et en faisant un signe de tête négatif ils se touchaient du doigt le milieu du front.

Quand tous les convives eurent quitté le château, il s’approcha de moi, et me prenant les mains : — Vous restez, me dit-il ; je vous remercie du fond du cœur. C’est un enfantillage, disons mieux, une faiblesse ; mais je sens que je ne dormirai pas cette nuit, et je souffrirais cruellement si je devais rester seul et renfermer en moi la douleur que me cause la mort de ma pauvre sœur. La baronne est à Pau, auprès d’une de ses filles, et ne peut arriver que demain. Ainsi sachez bien à quoi vous vous engagez, il est possible que je vous fasse veiller toute la nuit.

Je lui affirmai que j’étais entièrement à sa disposition.

Nous montâmes dans une chambre disposée au premier étage de la tour principale. Ce qui attirait tout d’abord l’attention dans cette chambre, c’était une immense cheminée en marbre blanc non poli, sur le fronton de laquelle on voyait sculptées en ronde-bosse les armes de la maison de Mombalère. Un feu féodal brûlait dans cette cheminée, il eût suffi pour éclairer la tapisserie flamande qui couvrait ces parois et faire étinceler les arêtes vives des bahuts en chêne noirci et poli par le temps. Une fenêtre en ogive était ouverte et laissait voir au loin la campagne, triste comme elle l’est aux premiers jours de décembre. Les nuages, poussés par le vent d’hiver, couvraient les coteaux et semblaient s’éventrer aux arbres de la vallée. La nuit commençait à tomber, et le lierre, flottant devant la croisée comme un rideau extérieur, venait augmenter l’obscurité de cette chambre, qui n’était éclairée que par le feu de la cheminée. Bien que notre siècle soit blasé sur le mobilier, les donjons et la mise en scène du moyen âge, je subissais malgré moi l’influence de l’heure et du lieu. Il y avait dans un des coins de la chambre un grand lit gothique avec son dais, soutenu par quatre colonnes de bois sculpté, qui ne m’inspirait aucune confiance. Les grands rideaux de soie, hermétiquement fermés, agités par le vent, ne me semblaient receler rien de bon, et mon effroi faillit devenir réel, lorsque, le baron ayant frappé sur un timbre, je vis apparaître, avec un flambeau d’argent à la main, et encadré dans l’obscurité de la porte, un être qui me sembla appartenir à la race des gnomes. Quand cet être se fut approché, je vis que c’était une femme qui avait déjà dépassé l’âge mûr de la vie. Elle avait à peine quatre pieds de haut ; mais la carrure de ses épaules, la longueur de ses bras, la largeur de ses mains en faisaient presque un phénomène. Sa figure n’était pas moins extraordinaire, son teint avait la couleur de la brique, ses yeux étaient remarquables par leur extrême petitesse et leur vivacité, son nez était resté à l’état rudimentaire, et sa bouche, d’une grandeur démesurée, ne rachetait pas ce que les autres traits avaient de disgracieux. Sa physionomie avait quelque chose d’égaré, et quand elle eut mis le flambeau sur la table, elle s’assit auprès du feu, se couvrit la figure de son tablier, et se mit à pleurer et à sangloter. Le baron essaya de la consoler, et, tout en lui parlant, il lui frappait doucement sur la tête, comme on fait aux enfans.

— C’est la pauvre Marceline, dit-il, la seule servante que ma sœur ait jamais consenti à conserver auprès d’elle. Marceline, ajouta-t-il, faites du thé pour monsieur, et apportez des cigares.

La petite femme se dressa aussitôt sur ses jambes et partit sur-le-champ avec une vivacité qui témoignait de son ardeur à exécuter les ordres qu’on lui donnait.

Elle revint quelques minutes après. Pendant son absence, le baron me raconta l’histoire de Marceline, et bientôt, presque malgré lui, il me raconta la sienne, dominé qu’il était par les souvenirs que réveillait la triste cérémonie de ce jour-là. Pendant toute cette longue nuit d’hiver, dans ce château où il était né, il évoqua le fantôme de ses jeunes années. À peine s’apercevait-il que j’étais là. Peut-être ce récit, qui ne me fatigua pas un seul instant, ne paraîtra-t-il pas entièrement dénué d’intérêt. C’est l’histoire d’individualités qu’on rencontrait souvent il y a cinquante ans, mais qui commencent à devenir rares aujourd’hui.

II.

Il y a cinquante ans, me dit le baron, Mombalère n’était pas un château, c’était une ruine. Nul n’aurait pu s’imaginer que des créatures humaines, et surtout des personnes habituées aux douceurs de la civilisation moderne, consentissent jamais à habiter ce repaire de loups et de corbeaux. Les tours étaient dans le plus pitoyable état : découvertes, éventrées, sapées par des éboulemens, elles menaçaient de s’écrouler sur ceux qui leur demanderaient un abri. Les environs ne valaient guère mieux. La nature avait repris tous ses droits sur les terres qui environnaient le château, et qui jadis avaient été bien cultivées. Ce n’était partout que broussailles, bruyères incultes, ajoncs épineux, marais insalubres, taillis encombrés de ronces, de plantes grimpantes, et ressemblant à des forêts vierges. Ce fut dans cette agréable habitation que mon père nous conduisit, ma mère, ma sœur et moi. Je n’avais que cinq ans. Ma mère, que je me rappelle à peine avoir vue, était alors mourante ; ma sœur n’avait pas vingt ans, et mon père, frappé de paralysie, était déjà condamné à une immobilité presque complète. Nous quittions un des plus beaux hôtels de la ville de Condom, et ce n’était pas précisément l’amour de la campagne et de la solitude qui nous conduisait dans ce désert. Mon père fuyait ses nombreux créanciers, qui, après avoir fait main basse sur les métairies de la vallée et sur tout ce qui pouvait avoir de la valeur, ne nous avaient laissé que ces ruines et ces friches, et encore bien malgré eux. Ma mère avait des reconnaissances dotales qu’il fallait couvrir ; mais, abusant de l’attachement que mon père avait voué à ce domaine qui porte son nom, ils le lui avaient fait garder, bien que dans l’état où il se trouvait il ne donnât pas un sou de revenu. Pour être juste, il faut dire que mon pauvre père ne devait pas supporter seul la responsabilité de la ruine de notre maison. Depuis longtemps, nos immenses propriétés étaient grevées de toutes les façons. Les substitutions et les arrêts de défaut nous avaient protégés sous l’ancienne législation ; l’heure de l’égalité devant les créanciers avait enfin sonné, et ceux-ci, aidés des huissiers, s’étaient enfin rendus maîtres de cette terre, qu’ils avaient assiégée pendant tant d’années.

Si mon père avait eu un peu d’ordre, il eût pu néanmoins sauver du naufrage une grande partie du patrimoine de nos ancêtres. Il avait épousé une demoiselle d’Asparens, appartenant à une famille moins ancienne que la nôtre, mais beaucoup plus riche. Ce mariage s’était fait dans des circonstances assez romanesques. Mon père avait plus de quarante ans lorsque la révolution éclata. Il était d’humeur débonnaire et fort aimé de ses voisins. Cela ne l’eût pas protégé contre des dénonciations intéressées, qui enrichirent tant de gens à cette époque ; mais ses affaires étaient en si mauvais état qu’il eût légué à la nation plus de procès que de profit. Il avait dépassé l’âge de la réquisition, de sorte que pendant les années dangereuses de la révolution il employa son temps à chasser le lièvre, à cacher des prêtres non assermentés, à rassurer quelques vieilles douairières transies de frayeur. Une de ces douairières était la comtesse d’Asparens. Son mari avait été tué à l’attaque des lignes de Wissembourg. Son fils était en Allemagne. Elle était restée seule avec sa fille, que la révolution avait surprise au moment où elle allait prononcer ses vœux. La confiscation, qui avait frappé les biens du comte d’Asparens, avait respecté les biens de la comtesse, qui habitait à Condom un grand hôtel assez délabré. Malgré sa grande fortune territoriale, elle vivait dans un état voisin de la gêne. Les denrées ne se vendaient pas, les fermiers la payaient en assignats ; elle osait à peine se montrer, et n’avait d’autre ami que le baron de Mombalère. Ils mirent leur misère en commun. Mon père, bien qu’il approchât de la cinquantaine, était grand, bien fait, d’une figure franche et agréable, d’un caractère plein de courtoisie et de bonne humeur. Rien ne faisait pressentir chez lui l’approche de la vieillesse, qu’il espérait, disait-il, contraindre à la fuite, à force de gaieté. Il s’était d’ailleurs montré chevaleresque dans toute l’étendue du mot avec la douairière et sa fille, et lorsqu’on annonça le mariage du baron de Mombalère avec Mlle d’Asparens, personne ne fut étonné dans Condom. Malgré la disproportion d’âge qui existait entre les deux époux (ma mère n’avait pas beaucoup plus de vingt ans), ce fut un mariage d’amour. Pour se faire pardonner ses cheveux blancs, mon père redoubla de bonne humeur, d’amabilité, et se mit à faire ressource de tout pour diminuer la gêne de la maison et rendre plus agréable l’existence de sa jeune femme. Il avait toujours eu un grand goût pour le luxe et la dépense. Il aimait ce qu’on est convenu d’appeler les plaisirs, le jeu, les dîners fins, les fêtes. Il se présenta bientôt pour lui une occasion de satisfaire son goût pour toutes ces choses dispendieuses. La douairière d’Asparens mourut, et son fils aîné revint de l’émigration. Celui-ci demanda le partage de la succession, et en présence d’un beau-frère qui n’entendait rien aux affaires, il accomplit ce partage d’une façon tant soit peu léonine. Il garda pour lui les terres, qui ont toujours eu peu d’attraits pour un dissipateur, et donna à ma mère une somme de trois cent mille francs.

Aussitôt que mon père se vit en argent comptant, il ne songea qu’à mener la vie qu’il rêvait depuis longtemps. Il jeta quelques bribes aux créanciers les plus pressans, et employa la plus grande partie du reste à se meubler, à se monter en chevaux, en équipages, à donner des fêtes, à faire des voyages dispendieux. En agissant ainsi, il voulait, disait-il, rendre au nom des Mombalère l’éclat qui lui appartenait. Cet éclat était trop vif pour durer longtemps. Dix ans ne s’étaient pas écoulés, que la meute des créanciers de l’ancien régime s’était grossie d’un renfort considérable de créanciers nouveaux ; ils poursuivirent mon père si vigoureusement qu’il fut obligé d’aller s’enfermer dans les ruines du vieux château. Ma mère, dont la santé avait été toujours chancelante, mourut peu de temps après que nous nous fûmes fixés dans ce triste séjour ; mon père était paralysé : sa langue ne pouvait prononcer que quelques paroles intelligibles seulement pour ceux qui vivaient habituellement avec lui. Je n’étais qu’un enfant, le gouvernement de la maison revint donc nécessairement à ma sœur Zulmé, qui, comme je vous l’ai dit, avait à peine vingt ans.

Cependant, chose étrange, je ne me rappelle pas l’avoir jamais connue jeune, et ce matin, quand je la considérais dans son cercueil, il me semblait qu’elle était à peine changée, que telle je la voyais, telle je l’avais toujours vue. J’ai entendu dire qu’elle n’avait jamais été jolie. Cela est possible. Elle était grande, un peu maigre ; sa figure était froide et imposante ; ses traits, bien que réguliers, manquaient peut-être de douceur. Pauvre Zulmé ! si elle avait été heureuse à l’âge où les traits se forment, peut-être eût-elle été jolie ; mais voyez-vous d’ici une pauvre jeune fille dans ce désert, entre sa mère mourante et son père valétudinaire, obligée de faire face aux besoins les plus impérieux de la vie, de lutter contre la misère, et quelquefois de passer des nuits sans sommeil, ne sachant s’il y aurait du pain le lendemain dans la maison ! Ce qu’elle montra d’énergie dans ces circonstances, on ne peut l’imaginer. D’abord il fallut rendre habitables deux ou trois pièces du château, ce qui ne fut pas facile ; il fallut ensuite défricher quelques hectares, afin de pouvoir vivre. Comment nous procurer des domestiques et des ouvriers ? Ma sœur commença par trouver une servante : c’était cette pauvre Marceline que vous venez de voir ici. Elle avait quatorze ans quand elle entra à Mombalère, et son extérieur était dès lors fort extraordinaire. Fille d’une pauvre veuve morte à la peine, dès sa plus tendre enfance elle avait été employée à des travaux excessifs qui avaient arrêté sa croissance et développé outre mesure sa charpente et ses muscles. La misère avait pour ainsi dire été jusque-là son atmosphère ; elle trouva donc dans la nourriture et les habitudes du château des douceurs qui lui étaient inconnues. Aussitôt qu’elle fut installée, la petite servante travailla comme si un charme l’eût poussée. Le matin, le soir, la nuit, on la voyait toujours à l’ouvrage. Elle eut bientôt défriché un peu de terre aux abords du château, et tous les matins, en se levant, elle eut autour d’elle une bande de volatiles qu’elle nourrissait à l’aide des procédés les plus ingénieux.

Ma sœur n’était pas toutefois satisfaite ; elle eût voulu avoir des champs et des vignes. Dans un désert et sans argent, même en France, on est un peu comme Robinson Crusoé : Marceline représentait assez bien le fidèle Vendredi. Il nous eût fallu au moins un bouvier, une charrue, des bœufs. Marceline se chargea de nous procurer tout cela. Un matin, elle dit à Zulmé : — Damiselle, si vous désirez un domestique, avec votre permission, je vous amènerai mon galant. C’est un homme tranquille, et qui ne vous demandera de gages que lorsque vous aurez commencé à récolter. — Peu de jours après cette proposition, le petit gnome amena son galant. C’était, comme de raison, un homme grand et maigre ; il avait la figure sérieuse jusqu’à la tristesse. — Il se nomme Jean d’Hiver, dit Marceline. On l’appelle ainsi dans le pays parce qu’il est plus froid que les neiges des Pyrénées ; mais, je me charge de le faire marcher. — En effet, je n’ai jamais rencontré un ouvrier plus actif que cet homme, qui semblait toujours endormi, et qui ne prononçait pas dix paroles dans la semaine, et il était rare que chacune de ces paroles ne fût pas de mauvais augure. Marceline, dont l’esprit était caustique, le prenait sans cesse pour but de ses plaisanteries, mais il les accueillait avec un flegme imperturbable. Il fallait se procurer des bœufs et des ustensiles aratoires ; Marceline partit un matin pour Nogaro, elle nous ramena un homme qui avait soumissionné du bois pour la marine, et qui trouva autour du château une douzaine de vieux chênes de la plus belle venue. Il nous en donna un millier de francs, et on acheta tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation. Nous commençâmes à pouvoir vivre comme des êtres civilisés.

En effet, Marceline et Jean d’Hiver firent des prodiges. La jeune fille avait demandé qu’on lui achetât une paire de vaches, prétendant qu’elle savait labourer aussi bien qu’un homme, et elle prouva bientôt qu’elle ne s’était pas vantée. Elle se tirait au mieux de tous les travaux qui sont d’ordinaire réservés à notre sexe ; elle réussissait moins bien dans les fonctions de cuisinière et de femme de chambre, qui lui étaient également réservées. Ma pauvre sœur lui épargnait beaucoup du travail intérieur, et bien souvent je l’ai vue piocher dans le jardin comme une paysanne. Elle aimait beaucoup le jardinage, disait-elle ; le fait est que ce jour-là la présence de Marceline était nécessaire dans les champs. Quand nous faisions la récolte, nous avions un supplément d’ouvriers qui venaient par reconnaissance. Dans presque toutes les maisons nobles du pays, il existe un secret contre certains maux qui se transmet de mère en fille. Les hommes l’ignorent toujours : la divulgation lui ferait perdre toute sa vertu. Dans la maison d’Asparens, il y avait un remède contre les panaris ; ma sœur le distribuait gratuitement, et par reconnaissance les gens qu’elle avait guéris venaient l’aider, de telle sorte que, lorsque l’année avait été féconde en maux de doigt, nous amassions notre récolte fort commodément.

Pendant que ma sœur s’occupait activement d’éloigner la misère du château, j’étais à peu près abandonné à moi-même. Ma pauvre mère était morte quelques mois après notre départ de Condom, et notre père, cloué sur un grand fauteuil, se faisait rouler de la cheminée à la fenêtre, regardant tantôt les charbons du feu et tantôt les nuages poussés par le vent. Quelquefois il essayait de causer avec moi, mais il abandonnait bientôt la conversation, s’apercevant que la mémoire et la langue le trahissaient à la fois. Dans ses bons jours, il m’appelait le chevalier de Mombalère, et quand Zulmé s’étonnait de ne pas me voir auprès de lui, il répondait : — Le chevalier fait ses caravanes. — En effet, je le dis à ma honte, je ne restais pas longtemps auprès du pauvre malade ; j’aimais mieux courir dans les ruines du château pour faire la chasse aux lézards et dénicher des œufs de corneille et de hibou. J’aimais aussi à suivre Marceline lorsqu’elle conduisait son attelage. Cette singulière créature dans l’espace d’un quart d’heure prodiguait à ses vaches les expressions les plus tendres et les insultes les plus pittoresques, ou bien elle me faisait des récits terribles. Personne ne connaissait aussi bien qu’elle l’histoire du Bécut (l’ogre) qui dévore les petits enfans, celle des ades (les fées), qui jouent des tours aux bergères, la chronique du Sabbat et les derniers exploits des Mandagots. Elle me chantait aussi avec une voix qui n’était pas trop désagréable les chansons du pays, celle de Jeanne la Loi et du Fils du Roi, ou bien celle de la Belle Rose au rosier blanc. Tels furent mes premiers élémens d’éducation.

Lorsque j’arrivai à l’âge de sept ans, ma sœur comprit qu’un jeune gentilhomme de mon âge devait avoir un autre précepteur que Marceline ; elle ne put toutefois se déterminer à m’envoyer à l’école de Mombalère. Elle avait reçu une bonne éducation ; elle résolut d’être mon institutrice : elle se chargea de m’apprendre la lecture et la musique. Quand nous demeurions à Condom, il y avait de fréquens concerts dans notre maison, et ma sœur était renommée pour ses talens sur la harpe et sur la guitare. Si la harpe avait disparu dans notre naufrage financier, la guitare nous restait, et grâce aux leçons de Zulmé je devins d’une jolie force sur cet instrument. Elle m’apprit plus difficilement à lire ; mais une fois que je sus lire, il n’y eut pas moyen de me contenir, et je devins un lecteur insatiable. Malheureusement la bibliothèque de Mombalère était mal fournie en livres qui pussent servir à l’éducation d’un jeune homme. Ma pauvre mère aimait beaucoup les romans, et je crois que c’est à ce goût que nous devions, ma sœur et moi, les noms un peu prétentieux de Zulmé et de Léandre. J’arrivai à l’âge de vingt ans sans avoir lu un seul livre d’histoire ou de géographie. En revanche, Gonzalve de Cordoue, Estelle et Némorin, Claire d’Albe et Mathilde, les contes de Perrault et de Mme d’Aulnoy, Adèle et Théodore, les Chevaliers du Cygne, les Incas, Clarisse Harlowe, m’étaient tout à fait familiers. J’emportais mes bouquins au fond des bois, et je passais des journées délicieuses avec les héros de ces livres, du moins tant que je fus enfant, car plus tard je commençai à me préoccuper un peu plus des belles héroïnes que du farouche Alamar et du tendre Malek-Adhel.

Ce fut Marceline qui fut mon précepteur d’équitation. Le seul être vivant que nous eussions trouvé dans les ruines de Mombalère était un petit cheval noir au poil bourru et à la crinière inculte. Ses formes étaient charmantes, comme celles de presque tous les chevaux sauvages du pays. Il se montra longtemps indomptable, il fallut bien pourtant qu’il cédât ; il avait affaire à une personne presque aussi sauvage et plus énergique que lui. Marceline eut raison des résistances du poulain, et ce fut bientôt sa monture habituelle. Quand on l’envoyait à Nogaro ou à Mombalère faire des commissions, elle enfourchait le cheval, jambe de ci, jambe de là, sans selle, et le maintenait seulement à l’aide d’un grossier licol tressé avec des joncs. Une fois monté, le cheval partait au grand galop et dévorait l’espace avec une rapidité qui effrayait les passans. Il avait même fini par accepter ce servage, il suivait Marceline comme un chien et s’approchait à sa voix. Ce fut sur ce cheval que je pris mes premières leçons d’équitation. Il s’habitua bientôt à moi, et nous l’appelâmes Alphane : nous avions trouvé ce nom dans Boileau, le seul livre un peu sensé qui fût au château. Pour le récompenser de sa docilité, nous lui achetâmes une selle et une bride, et pour m’exercer, ma sœur m’envoyait tous les jours faire une promenade à cheval.

Mon professeur d’écriture mérite lui aussi une mention. C’était un huissier qui se nommait Briscadieu ; il était montagnard et avait une très belle main. Il peignait à ravir, comme on dit en province. Briscadieu ne jouissait pas d’une bonne réputation dans le pays. Il était, disait-on, débauché et fripon. Il servait de limier et de rabatteur aux avoués du chef-lieu d’arrondissement, et abusait outre mesure de la simplicité des paysans et de leur ardeur pour les procès. Il était grand buveur et grand coureur de filles, et joueur par-dessus tout : il eût joué sous l’eau. Il avait environ quarante ans lorsque je le vis pour la première fois. C’était un homme de grande taille, à large carrure, et dont la voix timbrée dans les notes basses faisait trembler les vitres de l’église de Mombalère quand il chantait au lutrin. Ses traits étaient réguliers, quoiqu’échauffés par la débauche, et sa physionomie manquait de franchise. Il se montrait envers tous les membres de notre famille d’une obséquiosité vraiment ridicule. Il ne nous adressait la parole qu’à la troisième personne, et ce fut avec la plus grande humilité qu’il sollicita de Mlle de Mombalère l’autorisation de donner des leçons d’écriture à M. le chevalier. Zulmé avait la plus complète confiance en lui. Quelques créanciers étaient venus nous relancer à Mombalère. Lorsque nous étions grêlés ou gênés pour payer les intérêts, Briscadieu, qui était porteur des titres de poursuite, savait toujours accommoder les choses en nous accordant du temps. En réalité, il touchait cependant le plus clair des revenus que, grâce au travail de Marceline et de Jean d’Hiver, nous tirions de Mombalère. Aussi Marceline avait-elle contre lui une haine qu’elle ne se donnait pas la peine de cacher. Elle prétendit que l’huissier avait conçu l’orgueilleuse espérance d’épouser la demoiselle de Mombalère. Zulmé considéra cette hypothèse comme une insulte, dont il fallut que le petit gnome demandât pardon. Briscadieu se montrait pour moi d’une grande complaisance. Il m’avait surtout séduit en me conduisant à la chasse avec lui et en me donnant des munitions pour un mousquet et une grande canardière rouillée que j’avais trouvés au château.

Vous pouvez dès à présent comprendre de quelle façon se passèrent mon enfance et la première partie de ma jeunesse. Je ne sortais du château que le dimanche. Ce jour-là, Zulmé, qui avait hérité de la garde-robe de ma mère et de ma grand’mère, avait soin de tirer de ses armoires une robe de soie à grands ramages, un mantelet orné de vieilles dentelles, un chapeau à plumes. Elle m’affublait d’un habit cousu par un tailleur de l’endroit, mais fait de quelque étoffe voyante et de prix. Dans un char traîné par des bœufs conduits par Jean d’Hiver, nous nous rendions à l’église, où nous entendions la messe dans une chapelle édifiée par un de nos ancêtres. Il est vrai que les bourgeois se moquaient un peu de la toilette surannée de ma sœur ; Zulmé était dédommagée de ces moqueries par l’admiration des paysans, qui, ignorant les modes, se passionnaient volontiers pour la splendeur des étoffes. Excepté Briscadieu, nous ne recevions personne au château, et personne ne songeait à nous visiter. Cet isolement m’avait donné une humeur tout à fait sauvage. Je liai cependant connaissance avec une bande de bohémiens qui vinrent pendant quelques années camper dans les bruyères de Mombalère.

Ces zingari parcourent au commencement de l’hiver les départemens voisins des Pyrénées. Leurs bandes se composent d’ordinaire de trois ou quatre hommes, conduisant une charrette qui renferme tout un monde de femmes et d’enfans. Ils ne logent jamais dans les villages ; ils campent dans les bruyères ou dans les bois. Leur profession ostensible est celle de tondeurs de chevaux ; au fond, la mendicité, le vol et la bonne aventure suffisent en grande partie à leur existence. Ils inspirent une sorte de répulsion à nos paysans, parce qu’ils ont la réputation de se nourrir de toute sorte de reptiles et d’animaux morts de maladie. On les accuse, non sans raison, de dévaliser les jardins et les poulaillers. Cependant les femmes se rendent souvent auprès des bohémiennes pour se faire dire la bonne aventure, et les hommes vont consulter les bohémiens quand ils ont quelque cheval de difficile défaite, car ce sont des maquignons consommés, et ils ont des secrets pour changer l’animal le plus taré en une bête de prix. J’étais presque un enfant encore, lorsque je les rencontrai pour la première fois. Ils campaient auprès d’une ancienne marnière remplie d’eau et entourée de chênes et d’aulnes séculaires. La famille se composait de deux hommes, l’un jeune et l’autre vieux, tous deux vêtus du costume catalan. Autour de la marmite se tenaient trois femmes qui ressemblaient véritablement à des sorcières, bien que leur justaucorps de velours, les bagues qui chargeaient leurs doigts, leurs pesantes boucles d’oreilles révélassent quelques prétentions à l’élégance ; mais leurs yeux bridés, leurs cheveux crépus qui retombaient en désordre sur leurs joues tannées, les haillons qui les couvraient, m’inspirèrent le plus profond dégoût. Il est vrai que j’avais devant moi leur chaudière infernale, que je me figurais pleine de crapauds, de serpens, de taupes, de mulots, et qui peut-être ne renfermait en réalité que des poulets volés au château. Près de la chaudière et jouant avec un âne, il y avait un groupe d’enfans à moitié nus, à la peau olivâtre, aux cheveux frisés et aux yeux brillans comme des escarboucles. Au milieu d’eux se tenait une jeune fille de douze ans environ qui semblait ne se prêter à ces jeux que par complaisance. N’eût été la couleur un peu foncée de sa peau, elle eût pu passer partout pour vraiment jolie.

Les bohémiens campent en plein air par amour de la liberté, et font rarement bon accueil aux visiteurs. En m’apercevant, ils froncèrent le sourcil ; la jeune fille intervint. — C’est le monsieur du château, dit-elle. Le vieux bohémien m’invita à partager leur repas, ce que je me gardai bien de faire, et je me retirai. Depuis ce jour-là, je rencontrai souvent la jeune fille, et je causais avec elle. C’était une singulière fille : elle ne savait pas précisément où elle était née ; elle croyait être venue au monde du côté de Perpignan, sous un pont, pendant l’été. Sa mère vivait encore, elle était en Espagne, dans les cavernes de Tolède, avec une autre bande ; son père était le vieux bohémien qui se nommait Andrès. Quant à elle, elle ignorait son nom : on l’appelait Nina, ce qui veut dire jeune fille en espagnol. Elle devait se marier avec Lou-Ian : c’était le jeune homme qui faisait partie de la troupe. Il était déjà marié avec une des vieilles femmes que j’avais vues ; mais le nombre des années correspondant aux morceaux de la cruche qu’ils avaient cassée lors du mariage étant expiré, il allait recouvrer sa liberté. Nina venait quelquefois rôder autour du château, ce qui ne plaisait pas trop à Marceline, qui craignait pour sa volaille. Je l’allais trouver, et nous causions ensemble. Elle me donnait le nom de toutes les étoiles du ciel et me montrait celle qui présidait à la destinée de sa race : c’était Aldebaran, l’étoile des voyageurs. Elle parut aussi s’attacher à Zulmé, qui lui donna quelques chiffons de soie, et elle nous prouva sa reconnaissance en nous avertissant un certain soir d’avoir à enfermer Alphane ; en effet, le lendemain les bohémiens disparurent, et pendant la nuit qui précéda leur départ, il y eut une razzia complète de tous les chevaux qui se trouvaient au pacage. Depuis cette époque, ils ne reparurent plus dans les environs de Mombalère.

Telle fut ma vie jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Rien ne pouvait faire prévoir que je quittasse jamais Mombalère, lorsqu’un soir il fut décidé, devant le feu de la cuisine où nous étions tous rassemblés, que la semaine suivante, monté sur Alphane, je commencerais sérieusement mes caravanes. Voici ce qui donna lieu à cette résolution importante. Jean d’Hiver avait été envoyé à la foire de Manciet pour vendre une paire de bœufs et en acheter une autre. Il n’y était pas allé seul toutefois. Zulmé lui avait adjoint Marceline pour contrôler les marchés qu’il devait faire, car ma pauvre sœur n’avait aucune confiance dans l’intelligence masculine. Elle avait bien quelque raison : mon père n’avait su que manger sa fortune, je n’étais bon qu’à courir les bois et à lire des romans, Jean d’Hiver ne savait pas prononcer deux paroles de suite. N’était-ce pas Zulmé et Marceline qui seules pourvoyaient aux besoins de la maison ? Aussi Zulmé avait-elle le plus parfait mépris pour la loi salique, et elle n’était pas loin de penser que les hommes étaient des êtres inutiles, sinon nuisibles, dans la création. Lorsque Marceline revint, elle nous annonça que M. le comte d’Asparens l’avait chargée de nous présenter ses complimens. Il s’était beaucoup informé de ce que faisait M. le chevalier, et l’invitait à venir passer quelques semaines au château d’Asparens.

En entendant nommer le comte, Zulmé prit son air le plus dur et le plus hautain ; mais mon père s’agita sur son fauteuil, et s’écria en bégayant : — Oui, oui, que le chevalier aille à Asparens. Il se rouille à Mombalère ; il faut qu’il fasse ses caravanes.

— Léandre ira à Asparens, répondit Zulmé.

En donnant son assentiment à ce voyage, elle avait pourtant le cœur plein d’amertume. Le frère de notre mère était mort depuis longtemps ; le comte actuel était notre cousin. À une époque éloignée, lorsque mon père rendait au nom des Mombalère cet éclat qui dura si peu, il avait été question d’un mariage entre Zulmé et son cousin. Ils se voyaient souvent, il y avait même entre eux un échange de correspondance. Je ne sais quels étaient les sentimens du jeune d’Asparens. Zulmé, quant à elle, l’aimait de toutes les forces de son âme. Elle fut donc cruellement déçue lorsqu’après notre fuite à Mombalère elle écrivit à son cousin et que ses lettres restèrent sans réponse. Elle souffrit en silence ; elle était trop fière pour se plaindre. Où aurait-elle trouvé une confidente ? Heureusement les soucis de notre situation, qui pesaient tout entiers sur elle, vinrent contre-balancer cette douleur. Briscadieu nous donnait de temps en temps des nouvelles de notre cousin, qu’il rencontrait dans les marchés. Il affirmait que le comte demeurerait célibataire, et que son immense fortune ne pouvait manquer de nous revenir. S’il en eût été ainsi, je crois que Zulmé lui eût pardonné, d’abord parce que la femme du comte eût été pour elle une rivale heureuse, et surtout parce qu’une pareille succession eût relevé la maison de Mombalère, car ma pauvre sœur eût sacrifié tous ses sentimens à la résurrection éclatante du nom qu’elle portait. Les prédictions de Briscadieu ne se réalisèrent pas. Nous apprîmes par une lettre de faire part que le comte s’était marié avec une Parisienne. Le stoïcisme de Zulmé ne tint pas devant cette nouvelle. Elle jura une haine éternelle à cette inconnue, qui par son entrée dans notre famille déjouait toutes nos espérances. Le soir, au coin du feu, il lui arrivait souvent de faire de cette Parisienne un portrait de fantaisie qui n’avait rien d’attrayant. Chaque fois qu’elle parlait d’elle, elle la dotait d’un ridicule nouveau. Marceline imitait sa maîtresse, de telle sorte que la malheureuse comtesse était devenue une sorte de quintaine sur laquelle les solitaires de Mombalère essayaient leur verve ironique quand ils n’avaient rien de mieux à faire. C’était donc à regret que Zulmé m’envoyait auprès de cette Parisienne si détestée. Elle comprenait cependant que je ne devais pas toujours rester à Mombalère, et que le comte pouvait m’ouvrir une carrière. En conséquence, elle commença dès le lendemain à préparer ce qu’il me fallait pour mon voyage.

III.

Le jour de mon départ arriva. Zulmé et Marceline, dès la veille, avaient les larmes aux yeux. On avait longuement débattu la question de mon costume ; enfin, pour mon malheur, Zulmé avait trouvé dans la garde-robe de famille un assemblage de vêtemens qui dataient du consulat. Je me laissai faire. Comme un jeune sauvage, je fus séduit par l’éclat des boutons dorés qui ornaient le frac bleu barbeau et par l’appétissante couleur du gilet jaune. La culotte à rubans un peu ternis était trop large, il en était de même des bottes à revers cirées à l’œuf par Marceline ; mais les éperons rendaient un si joli son ! Le matin de ce jour solennel, Zulmé, qui avait mis un vieux chapeau à plumes pour se rendre plus imposante, m’appela dans l’embrasure de cette fenêtre, et là elle me donna quelques conseils. — Pauvreté oblige, me dit-elle, ne te laisse pas insulter par ces crésus, et surtout par cette Parisienne moqueuse. S’ils ne te reçoivent pas comme ils le doivent, reviens manger la miche dans les ruines de Mombalère. — Elle me remit ensuite un écu de six livres et un louis de vingt-quatre francs. L’écu de six livres devait me servir pour les dépenses du voyage. Quant au louis d’or, il me fut expressément recommandé de ne pas le dépenser ; on me le remettait ad pompam et ostentationem. Un gentilhomme qui voyageait devait avoir de l’or dans ses poches ; mais je devais me rappeler qu’il n’y avait que ce louis dans la maison, et que de longtemps, selon toute probabilité, on n’en verrait un autre.

Pendant que je déjeunais, Zulmé et Marceline chuchotaient ensemble. Il y avait un grand débat entre elles : Zulmé semblait tenir quelque chose dans sa main ; Marceline paraissait désirer que ce quelque chose en sortît. — Il est si étourdi, disait Zulmé. — Il n’y aura jamais une meilleure occasion, — répondait l’autre. Enfin Zulmé fut vaincue. Elle vint à moi, portant la vénérable montre de famille, une montre en or avec une chaîne d’or, des breloques, le cachet aux armes de Mombalère, une clé en cristal de roche et des graines d’Amérique. C’était celle qu’on me montrait dans mon enfance lorsque j’avais été bien sage. — Tiens, dit Zulmé avec un soupir, tiens, Léandre ; prends-en soin, et surtout ne la perds pas. Il est inutile que tu cherches à la monter : il y a plus de dix ans que le grand ressort est cassé ! — Je m’approchai du fauteuil où mon pauvre père regardait tous ces apprêts d’un air étonné ; je l’embrassai. Il parut alors comprendre que je partais, et il bégaya un adieu. Si ses pauvres bras paralysés avaient pu se lever, il m’aurait béni ; à coup sûr, la larme qui s’échappa de ses yeux éteints me recommanda à Dieu. Quant à Zulmé, elle se montra impassible. Elle me tendit sa main, que je baisai. Marceline pleurait à chaudes larmes sans se laisser intimider par les regards sévères que ma sœur lui lançait. Alphane, fraîchement étrillé, bridé, sellé, tout gaillard, hennit en me voyant, et je me mis en selle aussi majestueusement que celui de mes ancêtres qui alla en Syrie porter la bannière de notre maison.

Je demeurai quelque temps sous l’impression des larmes qui avaient accompagné mon départ ; mais j’étais jeune, le soleil commençait à monter à l’horizon, mon vieil Alphane trottait en secouant la tête comme s’il n’eût eu que cinq ans, les merles chantaient dans les haies blanchies par les fleurs de l’aubépine et de l’églantier, et j’oubliai les larmes que je laissais derrière moi pour ne penser qu’à l’avenir et à ce superbe château d’Asparens dont on parlait tant pendant les veillées de Mombalère. J’avais d’ailleurs le sentiment de la liberté qui commençait pour moi, et j’avais lu trop de romans pour ne pas espérer que quelque aventure viendrait donner de l’intérêt à mon voyage. Je connaissais fort imparfaitement mon chemin. Les seules indications que j’eusse reçues venaient de Briscadieu ; elles m’avaient paru très claires lorsqu’il me les donnait, elles devinrent confuses lorsqu’il fallut les suivre sur le terrain. La majeure partie du trajet devait se faire à travers les landes, et à chaque instant les sentiers qui se croisaient me jetaient dans l’incertitude. Je m’orientai tant bien que mal, et la première partie de la journée se passa assez bien. Alphane me conduisit à un petit village nommé Manciet, qui se trouvait presqu’à moitié chemin, et où il était convenu que je dînerais et laisserais reposer ma monture. Par malheur devant la seule auberge de l’endroit se trouvaient deux ou trois oisifs de la ville, que mes bottes à revers et mon gilet couleur de soufre mirent probablement en gaieté, car aussitôt qu’ils m’aperçurent, ils se prirent à rire d’une façon tout à fait irrévérencieuse. L’hôtesse, qui était jeune et jolie, se mit de la partie, ne se doutant pas que c’était une pratique qui lui arrivait. Quant à moi, je me sentis choqué de cette manière de recevoir les hôtes, et je résolus de passer outre, bien que mon estomac et Alphane protestassent contre cette détermination, qui me fut peut-être inspirée plutôt par un sentiment de timidité que par celui de ma dignité blessée.

Je traversai donc le village de Manciet, et bientôt je retombai dans ces landes interminables qui à cette époque faisaient de l’Armagnac un désert. Au bout d’une heure, j’étais complètement perdu. Alphane, qui était allé plusieurs fois à Manciet, avait jusque-là réparé mes bévues ; mais il se trouvait alors comme moi en pays inconnu. De plus, il était visiblement de mauvaise humeur. Il avait changé son pas moelleux et allongé pour un trot taquin et fatigant ; il baissait la tête et s’arrêtait souvent pour chasser les mouches qui le tourmentaient. Moi-même j’étais fort incommodé par le soleil, qui, arrivé à son zénith, me brûlait la tête et les épaules. Une soif ardente me dévorait. J’espérais trouver une cabane où j’étais déterminé à demander l’hospitalité ; mais bien des heures s’écoulèrent, les landes succédèrent aux landes, les coteaux aux coteaux. Je changeai bien des fois de direction sans rencontrer une cabane, ni même un seul être humain qui pût m’indiquer mon chemin. Toute la journée se passa ainsi, en efforts de plus en plus pénibles à travers des solitudes de plus en plus sauvages. La première étoile du soir me surprit dans un état de douloureuse apathie ou plutôt de vertige. Je n’avais pour me guider que la lueur douteuse qui tombait des étoiles. J’entendais autour de moi dans les ajoncs des bruits étranges, des froissemens, des grognemens étouffés. Les silhouettes des arbres dessinées sur l’atmosphère transparente et limpide prenaient à mes yeux des formes humaines gigantesques, et les buissons de houx me faisaient l’effet de sorciers accroupis. Je craignais de tomber en plein sabbat. Le chant monotone des crapauds venait ajouter à mes craintes, car on sait qu’ils assistent à ces foires de minuit.

J’étais dans ces dispositions d’esprit lorsque mon cheval se mit à hennir avec force, et en même temps je vis apparaître auprès de moi un grand homme habillé de blanc et monté sur un cheval de même couleur. Un frisson parcourut tout mon corps. J’enfonçai mes éperons dans les flancs d’Alphane, qui, plus intelligent que moi, se contenta de faire un léger saut de mouton : il avait reconnu la percheronne de Briscadieu, car c’était lui-même, couvert d’une blouse blanche, qui de sa plus grosse voix me souhaita le bonsoir. — Monsieur le chevalier s’est égaré, à ce qu’il paraît ? me dit-il, et il est trop tard pour aller coucher ce soir au château d’Asparens. Où monsieur le chevalier compte-t-il souper ?

J’avouai que j’étais fort embarrassé de trouver un gîte pour la nuit.

— Que monsieur le chevalier ne s’inquiète pas, continua Briscadieu ; il y a près d’ici une auberge dont il aura lieu, je l’espère, d’être satisfait.

En effet, la route semblait lui être familière. Aptes avoir traversé un marécage, nous entrâmes dans un taillis de chênes qui paraissait peu fréquenté, car les branches trempées de rosée me frappaient rudement au visage, et dans certains endroits elles s’entrelaçaient, rendant le passage difficile. Nous débouchâmes enfin sur une espèce de carrefour qui se trouvait à l’intersection de plusieurs chemins. À l’un des angles de ce carrefour était adossée une maison d’assez chétive apparence que rien ne dénonçait comme une auberge, si ce n’est une branche de pin plantée au-dessus de la porte. Quoiqu’il fît nuit, on ne pouvait s’empêcher de reconnaître que cette maison était admirablement située. Elle dominait une large vallée qui, à la lueur de la lune qu’on voyait monter à l’horizon, ressemblait à une vaste coupe bleuâtre au fond de laquelle tremblait un liquide argenté. Le fond de la vallée était effectivement occupé par un lac que venaient rejoindre en pentes mourantes des coteaux chargés de vignes. Une gaze transparente flottait sur les prairies, et le vent du soir balançait harmonieusement la cime des arbres. Ce n’était pas cependant la beauté du paysage qui avait décidé l’aubergiste à ouvrir sa maison dans ce site pittoresque, mais bien l’isolement de ce point élevé, soit qu’il craignît la concurrence, soit, comme on le disait, qu’il redoutât les regards trop curieux des représentans de la police communale. L’hôte se tenait devant sa porte. C’était un petit homme trapu dont l’obscurité ne me permit pas de voir les traits. Sur l’ordre de Briscadieu, il prit mon cheval et le conduisit à l’écurie, accompagné de mon guide. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, j’entendis l’aubergiste qui disait à Briscadieu : — Où as-tu pris ce chat botté ? — J’entendis moins bien la réponse de celui-ci ; il me sembla cependant qu’il était question de la difficulté qu’il y avait de plumer certains pigeons parce qu’ils n’avaient pas de plumes. Pendant que je m’efforçais d’en entendre davantage, une main légère se posa sur mon épaule, et une voix douce m’engagea en français à entrer dans l’auberge. J’entrai en effet, et à la lueur douteuse produite par le foyer et par une lampe suspendue au plafond, j’aperçus deux ou trois servantes d’auberge qui me regardèrent si hardiment, que, je l’avoue à la honte de notre sexe, je fus obligé de baisser les yeux. Ces filles étaient toutes jolies et habillées plus coquettement qu’on ne l’est d’ordinaire dans nos campagnes.

J’étais assez embarrassé de moi-même, et je regrettais que Briscadieu ne fût pas là, lorsque de nouveaux voyageurs arrivèrent. Ce fut d’abord un maquignon, appartenant évidemment à la dernière catégorie des gens de ce métier. Il était monté sur un grand cheval maigre, pelé, boiteux, et traînait après lui cinq ou six haridelles toutes tarées, difformes, hideuses, et qui ensemble ne valaient pas cinquante écus. Il était accompagné d’un cavalier qui me parut bien monté et de bonne mine. Ils appelèrent l’hôte, qui sortit de l’écurie, et ils entrèrent dans la cuisine en se plaignant en termes peu choisis de la chaleur et de la poussière.

Les servantes s’empressèrent aussitôt autour d’eux, et la façon familière dont elles furent traitées me donna à penser que les nouveau-venus étaient des habitués de cette singulière auberge. On alluma deux chandelles qui jetèrent un peu de lumière dans cet antre. La tournure du maquignon était parfaitement en harmonie avec tout ce qui l’entourait. Grand, maigre, boiteux, avec une figure ignoble couturée de cicatrices, appuyé sur un grand fouet qui pouvait lui servir de gourdin et de béquille, il eût inspiré peu de confiance à celui qui l’eût rencontré au coin d’un bois. Son compagnon avait une tout autre apparence : c’était un homme de haute taille dont la corpulence commençait à se prononcer un peu trop. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années ; ses vêtemens étaient ceux d’un bourgeois aisé avec une tendance peut-être un peu affectée à se rapprocher de ceux des paysans. Comme eux, il portait de grands houseaux qui lui couvraient les jambes, une cravache en cuir tordu et un chapeau gris à coupe haute et à larges bords ; mais il avait des gants de peau et un linge d’une finesse et d’une blancheur qui eussent été remarquables partout, et qui l’étaient davantage encore dans cette taverne.

Les nouveau-venus ne parurent pas s’apercevoir de ma présence. Le maquignon se fit servir du vin blanc ; quant à l’autre, il commença avec une des servantes une conversation assez animée, à laquelle je ne compris pas un mot, parce qu’ils se parlaient dans une langue étrangère. Je n’étais pas si jeune que je ne pusse me douter du sujet de leur conversation. L’homme au chapeau gris paraissait être ce qu’on appelle vulgairement un bon vivant. Il parlait avec chaleur, essayant, selon toute apparence, de mettre la conversation sur le ton de la plaisanterie, tandis qu’à mon grand étonnement la fille gardait un air sérieux qui allait presque jusqu’au dédain. Je la regardai avec quelque attention ; elle me parut fort belle, et il me sembla que ce n’était pas la première fois que je la voyais. Cette figure longue et d’une pâleur mate, ces cheveux ondés, ces grands yeux noirs qui avaient quelque chose de dur et de sauvage ne m’étaient pas inconnus, mais où les avais-je rencontrés ? C’est ce qu’il m’était impossible de me rappeler.

Pendant que je faisais de vains efforts pour réveiller mes souvenirs, Briscadieu entra avec l’aubergiste. Il parut surpris en apercevant l’homme au chapeau gris, et ne put s’empêcher de jeter sur moi un regard inquiet. Toutefois il se remit rapidement et salua le nouveau-venu avec respect en l’appelant monsieur le comte. Celui-ci lui rendit fort légèrement son salut et continua de causer avec la servante. Briscadieu s’approcha de moi et me demanda si je connaissais monsieur le comte. Sur ma réponse négative, il me dit d’un ton bas et mystérieux : — Vous le connaîtrez plus tard. Il est inutile que vous parliez de ce que vous verrez ce soir, plus inutile encore que vous vous fassiez connaître pour le chevalier de Mombalère. — Il s’éloigna ensuite de moi et alla rejoindre le maquignon. Il résulta de leur conversation que celui-ci revenait, ainsi que le comte, de la foire de Barcelone. J’aurais pu, si j’avais voulu les écouter, m’instruire à fond du prix courant des bœufs et des chevaux ; pour l’instant, mon attention était trop vivement surexcitée par l’étrange fille qui causait avec monsieur le comte, et ce fut à peine si je vis entrer une vieille mégère qui commença à préparer le souper, non sans beaucoup de tapage et de criailleries contre les jeunes servantes.

Ici le baron s’interrompit un moment, comme s’il doutait de la patience de son auditeur. Je l’engageai à poursuivre.

Je vous raconte longuement ces détails, reprit-il, parce qu’ils ont laissé une profonde impression dans mon souvenir. Les autres événemens de cette nuit mémorable, bien que plus extraordinaires, ont laissé des traces moins vivantes. Je crois me rappeler qu’il entra un paysan, costumé comme le sont les bergers de la montagne, c’est-à-dire avec une longue blouse bleue et un large béret. Nous nous mîmes tous à table dans un salon situé parallèlement à la cuisine. Ce salon était tapissé d’un papier élégant, et le linge de table était de fine toile de Béarn. Le comte se plaça entre Briscadieu et le maquignon ; il me regarda pendant quelques instans, et se montra vis-à-vis de moi d’une exquise politesse. La chère fut somptueuse et telle qu’on ne devait pas l’espérer dans une auberge qui paraissait tout au plus bonne à servir d’étape à des rouliers. Le gibier, le poisson, la volaille, délicatement apprêtés, furent servis en abondance. Le maquignon et le berger buvaient du vin blanc du pays ; Briscadieu et le comte se firent servir du vin de Bordeaux et du vin de Champagne. Ils m’en offrirent, et commencèrent à me servir tous deux à l’envi l’un de l’autre, si bien qu’au milieu du repas je m’aperçus que ma raison chancelait. L’ivresse devait me gagner d’autant plus facilement que j’étais demeuré à jeun pendant toute la journée sous un soleil brûlant, et que c’était la première fois que je me livrais à un pareil excès. Mon ivresse n’avait cependant rien d’expansif ; elle était douloureuse et concentrée. Mes idées me paraissaient plus rapides, mes sensations plus vivaces, mais ma langue était pour ainsi dire paralysée. Je continuais à boire, car j’étais dévoré d’une soif inextinguible. J’entendais mes compagnons qui se moquaient de moi ; il me venait à l’esprit mille bonnes plaisanteries avec lesquelles j’eusse pu leur riposter, mais la parole expirait sur mes lèvres, et je les regardais avec des yeux ébahis qui redoublaient leur hilarité.

Je conservais néanmoins un sentiment assez exact de la situation ; mes idées étaient nettes. Une seule chose me tourmentait avec une persistance semblable à celle du cauchemar et du délire de la fièvre : c’était le regard de cette grande fille pâle que j’avais vue causer avec le comte. Bien avant la fin du repas, les servantes s’étaient mêlées à la conversation ; quelques-unes avaient même déjà bu dans les verres des convives. Seule, elle était restée froide et dédaigneuse. Placée en face de moi, elle me regardait avec une obstination fatigante. On l’avait appelée Pepita devant moi. Ce nom ne me rappelait aucune personne connue, et mes facultés intellectuelles surexcitées s’épuisaient en efforts impuissans pour retrouver la trace de ce souvenir qui me fuyait.

Je me rappelle aussi que le comte la plaisanta sur sa persistance à me regarder. Elle lui répondit par une grosse injure et sortit de la salle à manger. Quand le souper fut fini, on apporta des cartes, de véritables cartes de tripot, sales à faire lever le cœur. L’aubergiste se mit à la table, et le comte tailla un baccarat. On n’avait pas daigné me demander si je voulais jouer ; mais le maquignon, le berger et Briscadieu me parurent jouer avec fureur. Bientôt je vis sur la table des louis, des guinées[1] et des quadruples. De temps en temps il s’élevait des tempêtes de cris et d’injures ; les joueurs se dressaient sur leurs pieds et se montraient le poing, puis cette tempête s’apaisait, et le silence sinistre du jeu reprenait possession de la salle. Dans un coin, les jeunes servantes et la vieille Léonarde de cette caverne, haletantes et ne soufflant mot, regardaient avec angoisse toutes les péripéties du jeu, fascinées par les pièces d’or qui roulaient sur la table. Je subis moi-même l’effet de cette fascination. Il y eut un moment où la chance parut abandonner le banquier ; tous les pontes se réunirent pour essayer de le décaver ; la table était couverte d’or. Je me levai alors, et, cherchant avec effort mon louis enfoui dans les profondeurs de mon gilet, je le trouvai enfin et je le jetai sur la table. Les pontes perdirent. Ignorant ce qui s’était passé, j’étendis la main pour saisir et ma mise et mon gain ; en ce moment, le banquier s’en emparait au milieu des éclats de rire universels. Ce fut mon coup de grâce. Je retombai sur ma chaise et ne fis plus attention à ce qui se passait autour de moi. Je crois même que je m’endormis. Lorsque je revins à moi, j’avais quitté le salon ; Briscadieu et l’aubergiste me tenaient chacun par un bras, et je montais un escalier étroit et raide. J’avais toute ma connaissance, et j’entendis parfaitement ces paroles, qui me parurent incompréhensibles. L’aubergiste disait : — On pourrait le conduire à la chambre rouge. — À quoi bon ? répondit Briscadieu ; il n’y a rien de fait, et d’ailleurs j’aime mieux partager avec lui qu’avec toi. — Ils me firent entrer dans une chambre étroite, placèrent la chandelle sur la cheminée, et s’éloignèrent sans plus s’occuper de moi.

Je n’eus pas la force de me déshabiller et de me coucher ; je me jetai sur une chaise. Mon ivresse commençait à se dissiper ; j’avais cependant la tête lourde ; j’étais en proie à ce dégoût de soi-même qui suit toujours ces sortes d’excès. Ce qui me préoccupait le plus, c’était la perte du louis d’or qui m’avait été confié par ma sœur, et ce n’était pas sans terreur que je pensais au regard irrité qui accueillerait la confession que j’allais être obligé de faire. Je pensais aussi à cette Pepita et à l’attention qu’elle avait paru prêter à ma personne pendant toute la durée du souper. J’éprouvai un véritable sentiment de terreur lorsque, levant la tête, je l’aperçus devant moi qui me regardait fixement. Le tressaillement nerveux que je ne pus réprimer l’avertit de la sensation que j’éprouvais. — J’ai les pieds nus, me dit-elle en patois, et les portes de cette auberge sont soigneusement huilées ; on peut les ouvrir sans bruit. Votre cheval est prêt, il faut que vous partiez.

— Partir ? lui dis-je.

— Oui, il faut partir ; croyez-vous être dans une auberge ordinaire ? Bien des gens ont couché dans cette chambre qui ne se sont jamais réveillés. Savez-vous où vous êtes ? Vous êtes à Crève-Cœur, continua-t-elle.

J’avais souvent entendu parler de cette auberge mal famée dans le pays ; je gardai le silence.

— Voulez-vous savoir où vous êtes ? dit-elle. Suivez-moi.

Elle prit la chandelle, l’approcha du lit, et posa son doigt sur la muraille. Je vis à la hauteur de l’oreiller une gerbe de gouttelettes rougeâtres comme le sang a coutume d’en faire quand il jaillit. — C’est du sang humain, dit Pepita.

— Mais pourquoi m’assassinerait-on ? Je n’avais qu’un louis d’or sur moi, et je l’ai perdu au jeu.

— Je ne sais, répondit-elle. Briscadieu a parlé de vous ce soir avec le maître de l’auberge. Ce dernier lui conseillait de se défaire de vous. Briscadieu a résisté jusqu’ici, il peut changer d’avis. Partez.

Bien que je ne crusse pas au danger dont elle me menaçait, je lui promis de suivre son conseil et de partir ; en même temps, lui prenant la main, qu’elle m’abandonna sans contrainte, je la conjurai de me dire quel était le motif de l’intérêt qu’elle me portait. — Ce n’est pas certainement la première fois que le hasard nous met en face l’un de l’autre, lui dis-je en terminant, il faut que vous me disiez où je vous ai rencontrée.

— Dans les landes de Mombalère, dit-elle ; rappelez-vous le camp des bohémiens et la petite zingara avec laquelle le soir vous regardiez les étoiles.

C’était la Nina. Pauvre fille ! elle était bien changée certes. Elle était plus belle que lorsque nous nous promenions ensemble au milieu des bruyères ; mais quelle différence ! Combien elle était gaie alors, et combien elle était triste et sombre en ce moment !

— Et Andrès ? lui dis-je.

— Mort.

— Et Lou-Ian ?

— En prison. On l’accuse d’avoir volé des chevaux. Il en a encore pour six mois. Nous sommes tous dispersés ; je l’attends ici.

— Vous avez donc changé de nom ?

— Est-ce que j’ai un nom ? répondit-elle ; je m’appelle Pepita aujourd’hui ; comment m’appellerai-je demain ? Suis-je une créature humaine ? J’en doute quelquefois à la façon dont on nous traite. Lou-Ian m’a laissée ici, et m’a ordonné de l’attendre, je l’attendrai. Me retrouvera-t-il vivante ? L’homme de cette maison m’a vendue à celui qu’ils appellent le comte ; mais ils ne m’auront par force ni par trahison. Ils n’oseront user de violence, car ils savent que je sais jouer du couteau. Ils mêlent des poudres à mon breuvage, et me guettent pendant la nuit. Je veille ; patience ! Lou-Ian reviendra, et il leur réglera leur compte à tous.

Pendant qu’elle parlait ainsi, son visage s’était animé : sa narine gonflée, ses yeux étincelans donnaient à sa physionomie une expression terrible. — C’est assez parler de moi, continua-t-elle. Il est temps que vous partiez, et elle m’entraîna hors de la chambre en me recommandant de ne pas faire de bruit. Je trouvai à quelques pas de l’auberge mon cheval tout prêt. — Suivez toujours la route qui est devant vous, me dit-elle, elle vous conduira à Asparens.

— Nina, comment savez-vous que je vais à Asparens ?

— Les zingara savent tout, répondit-elle en s’éloignant, et elle se perdit dans les ténèbres qui étaient encore fort épaisses.

IV.

Je me laissai conduire par Alphane, qui ne paraissait pas se ressentir des fatigues de la veille. Quant à moi, j’étais probablement encore sous l’influence de l’ivresse et des scènes si nouvelles qui s’étaient déroulées devant moi ; j’avais à peine la conscience de moi-même. Il semblait que j’achevais un rêve pénible. L’aube commençait à peine à paraître lorsque je traversai une petite ville. Ce fut avec une vive satisfaction que j’entendis les coqs chanter. Au moment où je passais devant l’église, l’Angelus sonna ; un peu plus loin, je rencontrai un paysan qui se rendait au travail. Les objets commencèrent à prendre une forme distincte, et grâce à la lumière, à la fraîcheur du matin, mes idées retrouvèrent toute leur netteté. Le charme fut rompu, les terreurs fantastiques qui m’affligeaient disparurent, et je ne m’inquiétais plus que de trouver le chemin du château d’Asparens, tout en regrettant mon pauvre louis d’or que j’avais dilapidé.

Il était environ neuf heures du matin lorsque j’arrivai au but de mon voyage. Vous ne connaissez le château d’Asparens que de réputation, et si vous n’avez pas rencontré un homme de goût, je ne doute pas qu’on ne vous en ait dit des merveilles : c’est un des monumens du département, et les paysans en ont fait l’objet d’un dicton. Mon cher ami, quand vous viendrez le voir, et j’espère que ce sera avant peu de temps, vous trouverez une grande caserne bien blanche, couverte en ardoises bien bleues, flanquée de deux pavillons prétentieux surmontés de girouettes magnifiques ; rien de plus. Le premier maître maçon venu vous en construira un pareil, tel il est aujourd’hui et tel il était alors. J’avoue néanmoins qu’en l’apercevant je partageai l’admiration des paysans. Je pensai malgré moi à notre pauvre château de Mombalère, et je me sentais indigne de mettre le pied dans une habitation aussi splendide. Devant le château s’étendait un boulingrin orné d’arbres exotiques, qui était séparé de la route par une grille très massive, ayant à ses extrémités deux loges de concierge en style chinois, bâties en briques rouges et blanches. Au grand désespoir d’Alphane, je me promenai pendant plus d’une heure de l’une à l’autre de ces loges, ne pouvant me décider à entrer. Il fallut qu’une grande femme sortît du massif du boulingrin, s’approchât de la grille et me demandât ce que je faisais là. Je répondis que je désirais parler à M. le comte d’Asparens. Le comte était absent ; il était avec le préfet au conseil de révision. Il devait revenir le jour même, mais on ne pourrait pas lui parler, parce que le préfet, le général et les autres membres du conseil dînaient au château.

Cette information me fut donnée d’un ton qui marquait que mon interlocutrice avait hâte de se débarrasser de moi, et ce fut en balbutiant que je demandai la permission de présenter mes hommages à Mme la comtesse.

— La comtesse, la comtesse ! dit la femme en me regardant d’un air soupçonneux. Est-ce que vous la connaissez ?

Je répondis que je ne l’avais jamais vue, mais que j’avais l’honneur d’être le cousin de M. le comte.

— Ah ! vous êtes le petit Mombalère ? dit la femme ; entrez donc. Je vous prenais pour un Parisien avec votre drôle d’habillement. Entrez… Lorsque le comte sera de retour, je lui parlerai de vous. Quant à la comtesse, elle ne se lève pas de si grand matin ; vous la verrez plus tard.

Elle m’invita ensuite à descendre de cheval et me pria de l’attendre jusqu’à ce qu’elle eût conduit elle-même Alphane à l’écurie. J’insistai vainement pour lui éviter cette peine, elle m’enleva des mains la bride d’Alphane, et revint bientôt après en réassurant qu’il avait du foin de bonne qualité et une litière dont il ne se plaindrait pas ; puis elle me dit de la suivre. J’entrai avec elle dans le château, qui me parut, à en juger par le vestibule et les escaliers, une habitation somptueuse. Au second étage, je fus introduit dans une chambre assez simplement meublée. Ma conductrice s’excusa sur la quantité et la qualité des hôtes qui devaient ce jour-là même descendre au château. Pendant qu’elle regardait s’il ne manquait rien dans la chambre, je l’examinai elle-même : c’était une femme qui n’avait peut-être pas quarante ans, mais à qui, dans le nord, on aurait donné beaucoup plus que cet âge. Elle avait dû être fort belle, et de son ancienne beauté il lui restait encore des yeux charmans et des dents admirables ; ses traits fatigués, le ton olivâtre de son teint, le duvet un peu rude qui ombrageait sa lèvre supérieure et l’épaisseur de ses formes suffisaient cependant pour faire reconnaître son âge véritable. Elle était vêtue avec une sorte d’élégance : sa robe de mérinos brun, son tablier de soie, ses boucles d’oreilles en or, le foulard des Indes qui couvrait sa tête, indiquaient qu’elle occupait un rang élevé dans la domesticité du château, et je ne doutai pas que j’eusse en face de moi tout au moins la femme de chambre favorite de Mme la comtesse.

Quand elle m’eut laissé seul, je me hâtai de tirer de ma valise tout ce qu’il fallait pour faire un peu de toilette, ne doutant pas qu’elle vînt me chercher promptement pour me présenter à sa maîtresse. J’avoue que j’avais hâte de voir cette fameuse Parisienne dont on parlait tant à Mombalère, et j’ajouterai même que j’espérais avoir l’honneur de déjeuner avec elle, ce qui ne m’eût pas été désagréable, attendu l’heure matinale à laquelle je m’étais levé ; mais les heures se passèrent sans que la femme de chambre revînt. On m’avait oublié ; je me décidai à descendre ; l’escalier et les corridors du château étaient déserts. Le hasard me guida vers la cuisine, que je trouvai pleine de monde. N’osant pas en dépasser le seuil, j’allai me promener dans le jardin. Accablé de fatigue, j’entrai dans un massif presque aussi morne que la lande où je m’étais égaré la veille et me laissai tomber sur un banc. Toutes mes idées devenaient confuses, lorsqu’une jeune femme passa tout à coup près de moi. L’abstinence m’avait prédisposé à l’extase, car je crus positivement voir une apparition, et la jeune femme était déjà au bout de l’allée que ma raison n’avait pas encore pris le dessus pour me dire que cette jeune femme était la comtesse d’Asparens, et que j’avais fait preuve d’une grossièreté impardonnable en ne me levant pas pour la saluer.

Quand je ferme les yeux, je la vois encore telle qu’elle m’apparut ce jour-là. Combien elle était différente du portrait que je m’étais fait de cette ennemie de notre famille ! J’avais si souvent entendu parler d’elle le soir au coin de la grande cheminée de Mombalère ! Zulmé et Marceline étaient si bien d’accord sur tous les traits de son visage, sur sa tournure, sur les détails de sa toilette, que je ne pouvais me figurer qu’elles ne la connussent pas ; moi-même, je n’étais pas sûr de ne l’avoir pas vue. La comtesse d’Asparens était certainement une petite femme maigre, pâle, minaudière, grimacière, plâtrée de rouge et de blanc, vêtue d’une robe à grands ramages, faisant entendre un cliquetis de chaînes, de colliers, de bracelets, laissant derrière elle un parfum d’eau de Portugal, portant perpétuellement sur son doigt un perroquet criard et s’évanouissant à la vue d’une souris ou d’une araignée, en un mot le type complet d’une petite-maîtresse, telle que la comprenaient les demoiselles de province en l’année 1810.

Ce portrait ne ressemblait guère à la personne qui venait de passer devant moi. Grande, svelte, elle avait une démarche calme et pleine de dignité. J’avais eu à peine le temps d’entrevoir la figure, le vent rejetait sur ses épaules de longues grappes de cheveux blonds ; les plis de sa robe, d’une étoffe légère et presque blanche, flottaient derrière elle et l’entouraient comme un nuage transparent ; une ombrelle d’une couleur tendre, qui l’abritait contre les rayons du soleil, jetait sur son visage une sorte d’auréole. Rappelez-vous que j’en étais à mon premier jour de civilisation, que je sortais d’une ruine perdue dans la solitude des landes, que j’avais appris à lire dans les plus fades romans, et ne vous étonnez pas de l’espèce d’admiration superstitieuse dans laquelle je fus un moment plongé. Je me crus en présence d’une déesse ; pardonnez-moi cette expression qui était à peine ridicule à cette époque.

Bientôt revenu au sentiment de la réalité, j’attendis qu’elle repassât devant moi pour lui présenter mes excuses ; mais ce fut en vain : elle était retournée au château par un autre chemin, et je restai sur mon banc, honteux de moi-même et commençant à trouver que mes caravanes prenaient une mauvaise tournure. Je fus tiré de mes maussades rêveries par un grand bruit qui se fit dans la cour du château, et je vis entrer dans le jardin plusieurs messieurs ; quelques-uns d’entre eux étaient en uniforme. Je regrettai d’avoir à me présenter à mon parent au milieu de ces personnages dont la présence devait redoubler ma timidité. Je me levai cependant, et m’approchai d’un groupe où j’espérais trouver le comte d’Asparens. Ces messieurs, en me voyant approcher, commencèrent à me regarder avec attention, et mon costume du directoire produisit son inévitable effet ; un sourire de bonne compagnie erra sur toutes les lèvres. Un de ces messieurs se détacha du groupe : c’était un homme de cinquante ans, vêtu comme il convenait à son âge, et qui portait sur le revers de son frac noir le ruban de la Légion d’honneur. Ma confusion redoubla, quand je reconnus en lui mon vainqueur de la veille, le banquier du baccarat, celui qu’on appelait monsieur le comte dans l’auberge de Crève-Cœur. Il parut me reconnaître aussi, et ce fut avec un peu de brusquerie qu’il me demanda ce que je désirais.

— Je suis le chevalier Léandre de Mombalère, répondis-je avec emphase.

Ce nom de Léandre allait si bien à mon costume que le sourire des assistans devint plus significatif ; le comte prit gaiement son parti et de notre rencontre de la veille, et de mon costume, et de mon prénom de Léandre. Puis, me prenant par la main : — J’ai l’honneur de vous présenter un de mes cousins, dit-il, le seul représentant de la famille la plus ancienne du département.

Ces messieurs s’inclinèrent poliment, et la conversation reprit son cours.

Même à une distance de plus de trente ans, je ne puis songer sans une sorte de confusion au dîner qui suivit cette présentation. Lors de mon entrée dans la salle à manger, je fus ébloui par la splendeur de la table. La blancheur du linge damassé, l’éclat des cristaux et de l’argenterie, les valets en livrée, la position sociale des convives au milieu desquels je me trouvais, étaient pour moi des choses toutes nouvelles. On m’avait placé entre deux personnages en uniforme qui se montrèrent pleins de bienveillance et de politesse, qui finirent même par s’occuper de moi plus que je ne l’aurais désiré. Malgré le besoin extrême que j’avais de manger, j’étais troublé par ces grands laquais qui circulaient autour de la table et par la crainte de commettre quelque gaucherie. J’en commis plus d’une, et révélai ainsi à mes voisins à quelle espèce de sauvage ils avaient affaire. L’un d’eux était, je crois, chirurgien-major, et l’autre conseiller de préfecture. Avant la fin du dîner, ils commencèrent à me persifler, sans quitter toutefois le ton de la meilleure compagnie. Ils me raillèrent le plus agréablement du monde sur la coupe de mes habits. J’ouvrais de grands yeux, et mon étonnement redoublait leur hilarité. Je ne sais s’ils avaient fait quelque signe au domestique chargé de verser le vin, mon verre à vin de Champagne était toujours plein. Toutefois mon ivresse de la veille m’avait mis en garde. Je conservai ma raison, et cependant je bus assez pour retrouver beaucoup d’aplomb et de gaieté. Tous mes voisins apprirent bientôt que j’avais un cheval qui s’appelait Alphane et une servante nommée Marceline, dont à leur grand contentement je racontai toutes les prouesses.

Je ne vous ai pas encore parlé de la comtesse. Je lui avais été présenté ; mais à peine avais-je pu constater son identité avec l’apparition du jardin. J’avais les yeux baissés. Il me sembla qu’elle me regardait avec quelque étonnement. Elle me demanda des nouvelles de ma sœur et de mon père, et je doute qu’elle comprît un mot de ce que je lui répondis. Elle s’appelait Hortense, et pendant le dîner j’eus les yeux fixés sur elle. Le préfet et le général se trouvaient placés à ses côtés, et elle me parut soutenir la conversation avec une vivacité pleine d’intérêt pour ses deux voisins. Pendant le cours de la soirée, je me montrai encore plus ridicule que je ne l’avais été pendant le dîner. On pria la comtesse de se mettre au piano, et elle joua et chanta avec un goût infini. Mon admiration n’échappa point à mes deux voisins de table, qui ne me quittaient plus. Sur une insinuation malicieuse de l’un d’eux, j’avouai que j’étais musicien ; on me demanda quel était mon instrument, et avec une naïveté qui les ravit, je nommai la guitare. J’eus alors un succès complet. Le chirurgien, qui était un des familiers de la maison, s’échappa et rapporta bientôt une guitare en me suppliant de « favoriser la société d’un petit air. » Je ne me fis pas prier, et avec une candeur qui eût désarmé un tigre je chantai, en m’accompagnant, Fleuve du Tage, un des triomphes de ma pauvre sœur Zulmé, mais j’avais affaire à des plaisans de province, c’est-à-dire à une race sans pitié. Il me fallut leur donner tout mon répertoire. Après chaque morceau, j’étais applaudi avec fureur, et j’aurais continué toute la nuit, si la comtesse ne se fût approchée de moi et, me prenant la guitare, ne m’eût dit : — C’est assez, mon cousin ; en vous laissant chanter plus longtemps, je craindrais d’abuser de votre complaisance.

Pendant que je chantais, mes yeux se tournaient fréquemment vers elle. Son visage restait froid, triste et presque sévère ; mais j’étais tellement infatué des applaudissemens qui m’étaient prodigués, que je crus reconnaître dans cette froideur le dédain contre lequel on m’avait recommandé de me mettre en garde. Le malin chirurgien découvrit apparemment ma pensée, car il me dit à l’oreille : — En vérité, chevalier, je crois que la comtesse est jalouse de votre succès.

Là ne devaient pas finir les mésaventures de cette soirée. Les tables de jeu furent dressées, et la comtesse se retira. Quelques-uns de ces messieurs allumèrent des cigares. Le chirurgien m’en offrit un, mais j’eus le bon esprit de refuser. Il y avait une table d’écarté où l’on jouait fort gros jeu. L’or et les billets de banque passaient d’un côté à l’autre avec une rapidité qui me donnait le vertige. À Mombalère, quand, après avoir vendu les récoltes, on avait reçu quelques centaines d’écus, on m’appelait pour me les montrer comme une curiosité. Par momens, il y avait sur la table plus de cent louis qui brillaient sous le feu des bougies et faisaient entendre leur cliquetis. Hélas ! moi aussi j’en avais eu un louis d’or la veille, et je ne songeais pas sans effroi qu’il me faudrait un jour en rendre compte. Mon chirurgien, qui ne me quittait pas, me demanda si je ne désirais pas jouer. Il m’engagea tout au moins à parier pour l’un ou pour l’autre des joueurs. Ce n’était pas le désir qui me manquait, mais je ne voyais que de l’or sur la table, et j’avais peur que mon écu de six livres, mon seul trésor, ne fût mal accueilli. Je confiai mon embarras à mon perfide conseiller, qui m’encouragea à risquer mon écu, réassurant que mes adversaires seraient d’autant plus heureux de le gagner que ces sortes de pièces commençaient à devenir rares. Il me promit même de m’apprendre une martingale qui me permettrait de gagner cinquante mille francs. Je me laissai persuader. Le comte était alors l’un des tenans. Je passai de son côté, et je jetai au milieu des louis qui brillaient sur le tapis vert le malheureux écu de six livres, qui était tout terni et même un peu rogné. Il y eut un moment de stupéfaction. On avait jusque-là toléré mes excentricités ; mais on rit rarement quand on joue gros jeu, et il y avait des joueurs qui perdaient de fortes sommes. Mon cousin me dit assez sèchement : — Chevalier, vous feriez mieux de ne pas jouer. — Ce n’était pas le compte du chirurgien, qui entendait faire durer la plaisanterie plus longtemps, et déclara qu’il tenait mon enjeu. Au bout de cinq minutes, le malheureux écu de six livres ne m’appartenait plus, et j’eus la douleur de le voir toute la soirée sur la table, passant de l’un à l’autre au milieu des éclats de rire qui me rappelaient ma perte.

J’eus, comme vous le voyez, beaucoup de succès dans le cours de cette soirée, et j’allai me coucher sans me douter un seul instant que j’avais été continuellement mystifié. Le lendemain matin, mon cousin vint me trouver dans ma chambre, et se montra pour moi plein de cordialité. Il s’informa de notre situation et me parla avec un ton affectueux de Zulmé et de mon père. Il m’invita à rester pendant toute la saison au château, mettant ses chevaux, ses chiens et ses fusils à ma disposition. Pour m’allécher davantage, il me parla des nombreuses améliorations dont il avait doté son domaine. Il me promit de refaire mon éducation agricole et de me mettre à même de faire de Mombalère une des terres les plus productives du département. En me quittant, il me demanda avec quelque hésitation si j’avais l’habitude de descendre dans l’auberge de Crève-Cœur. Sur ma réponse négative, il me recommanda de ne pas fréquenter cette maison, qui avait un mauvais renom dans le pays, et où il n’était descendu lui-même que parce que son cheval était fatigué.

Le jour même, mon cousin m’infligea la corvée que tout propriétaire inflige à ses hôtes. Nous montâmes à cheval après déjeuner, et nous parcourûmes tout le domaine d’Asparens. Il ne me fit grâce de rien, et il me fallut admirer les luzernes, les sainfoins, les trèfles, les betteraves, les carottes, les rutabagas. Il me fit ensuite visiter les écuries, les étables et la bergerie. Il me montra ses étalons anglais, ses vaches suisses et ses mérinos (la mode alors n’était pas au South Down). Il me conduisit dans ses prairies, où une trentaine d’ouvriers coupaient et fanaient du foin. Il avait lu avec fruit les classiques de l’agriculture, et il était entré à pleines voiles dans la voie du progrès. Sur cette matière, sa conversation était intéressante, et il me parut à la fois intelligent et sensé. Nous ne revînmes que fort tard. Je n’avais pas vu la comtesse depuis la veille ; elle nous attendait pour dîner. Le comte fut assez silencieux pendant le repas. Mme d’Asparens au contraire se montra d’une amabilité parfaite ; elle trouva moyen de me faire parler malgré ma timidité, et je crois même que ce soir-là je ne laissai pas échapper trop de sottises. Après le dîner, le comte me dit : — Mon cher Léandre, j’ai la mauvaise habitude de fumer, ce qui me force à passer mes soirées à la cuisine, parce que Mme d’Asparens ne peut supporter l’odeur du tabac. Je vous laisse avec elle ; vous êtes musiciens tous deux : cela vous aidera à faire connaissance. — Puis, sans attendre aucune observation, il se hâta de nous quitter, nous laissant assez embarrassés vis-à-vis l’un de l’autre.

Le souvenir de cette soirée dans ses plus menus détails est resté dans mon souvenir. Je vois encore la chambre tapissée d’étoffe bleue, le piano ouvert avec ses touches brillantes éclairées par des bougies, les deux cornets de Sèvres pleins de roses. J’entends ces mélodies, alors si nouvelles pour moi, qu’elle chantait avec une sorte d’indolence ; je me rappelle encore cette conversation qui par ma faute était interrompue par des silences qui nous gênaient tous deux. Enfin elle comprit que je n’étais qu’un pauvre enfant, et prit avec moi un ton maternel. Cela réussit à merveille. Elle m’effrayait encore un peu ; j’étais néanmoins convaincu qu’il n’y avait pas dans le monde entier une femme plus belle et plus aimable que la comtesse. Plein d’ingratitude, je la plaçai dès lors dans mes affections bien au-dessus de Marceline et de ma pauvre Zulmé elle-même.

Le lendemain, le comte vint me chercher dès le matin pour chasser avec lui, et ma journée se passa comme celle de la veille. Comme la veille, le comte nous laissa seuls après le dîner, et ce fut ainsi pendant tout le temps que je demeurai au château. Le comte et la comtesse ne se voyaient qu’à cet instant et échangeaient ensemble peu de paroles. Le comte employait vis-à-vis de sa femme un ton de bonhomie railleuse, et celle-ci ne lui témoignait qu’une politesse assez froide. Pendant toute la journée, elle restait dans sa chambre, occupée à lire, à faire de la musique ou à travailler à un grand meuble de tapisserie. Le comte couchait dans une petite chambre au rez-de-chaussée, fort éloignée de celle de sa femme. La comtesse ne s’occupait nullement de cette partie de l’administration intérieure qui ordinairement est le lot de toutes les femmes, et même des châtelaines. La personne qui dirigeait la domesticité du château était cette grande femme qui m’avait aperçu devant la grille. Elle se nommait Marinette, et tous lui obéissaient avec une soumission aveugle.

Rien ne me parut plus triste que le genre de vie imposé à la comtesse. Il y avait dans cette sorte de réclusion un mystère qui n’eût pas embarrassé longtemps un homme plus habitué au monde que je ne l’étais ; mon éducation romanesque et mon ignorance des passions humaines ne me permirent pas de deviner la cause de l’éloignement qui existait entre ces deux époux. J’eusse volontiers comparé la comtesse à Camille, l’héroïne du souterrain, n’eût été l’élégance de la chambre où elle était confinée et les égards que lui témoignait le comte.

Leur histoire n’avait pourtant rien de tragique. M. d’Asparens s’était marié tard. Après avoir abandonné Zulmé, il avait fait encore un long bail avec le célibat. Il était pour toutes les classes de la société, principalement pour celles où l’on prise la force, ce qu’on appelle un bel homme. Il aimait l’agriculture avec passion, et vivait toujours au milieu des paysans. Les amours faciles ne lui manquèrent pas. Parmi les filles qui attirèrent momentanément son attention, il y en eut une qui sut prendre quelque empire sur lui : c’était Marinette. Elle n’avait que seize ans lorsqu’il la trouva dans une auberge sur les bords de la Garonne. Elle était d’une grande beauté, et s’éprit de son maître, qui la garda d’abord par pitié et ensuite par habitude. Elle avait d’abord été soumise comme un chien de chasse ; mais insensiblement elle s’était emparée de l’autorité, si bien qu’il ne fallait pas beaucoup de pénétration pour deviner que lorsque le comte commencerait à vieillir, elle deviendrait la maîtresse absolue à Asparens. Le comte en convenait gaiement, prétendant que tel était le sort inévitable de tous les célibataires. Il faillit cependant donner un démenti à sa propre prédiction : il se maria et congédia Marinette, après lui avoir donné une assez grosse somme d’argent. Ce mariage fut l’objet des conversations de tout le département pendant plus de six mois. Si beau qu’il fût encore, le comte d’Asparens avait près de cinquante ans, et il épousait une jeune Parisienne qui, disait-on, était immensément riche. Il était assez difficile de trouver le motif qui l’avait porté à bouleverser ainsi sa vie. Sa grande position territoriale, ses innovations agricoles, son caractère généreux et obligeant, l’avaient fait nommer conseiller-général. L’ambition lui était venue : il espérait être nommé député. Il pensa qu’il était utile, dans l’intérêt de sa considération personnelle, d’abandonner les amours ancillaires et champêtres, et de faire amende honorable à la société à l’aide d’un riche mariage. La dot considérable qui était promise à Mlle Hortense Moulin fut aussi pour lui une raison puissante. Il se maria donc. À cette occasion, il fit meubler son château avec une splendeur inconnue jusque-là dans la contrée ; il fit venir de Paris des voitures sortant de chez les carrossiers les plus renommés ; il promena dans tous les châteaux environnans sa jeune femme avec des toilettes qui ne lui firent que des ennemies, après quoi il se cantonna dans les douceurs de la lune de miel et essaya consciencieusement de changer ses habitudes. Ce fut en vain, il n’acquit qu’un vice de plus : l’hypocrisie.

M. d’Asparens ne parvint pas même à tromper sa femme, qui avait cru épouser un comte et n’avait rencontré qu’un gentleman farmer. La froideur se mit entre les deux époux. Cette froideur ne fit qu’augmenter après une catastrophe financière qui ruina entièrement le père de la comtesse. Ce coup fut d’autant plus sensible pour M. d’Asparens qu’il avait laissé tout le montant de la dot de sa femme chez son beau-père. Il montra en cette circonstance peu de générosité ; il se plaignit amèrement de ce désastre, et accusa son beau-père de l’avoir trompé ; il saisit cette occasion pour diminuer le train de sa maison et pour se jeter plus que jamais dans les expériences agricoles. Le comte ne garda qu’un cocher et une cuisinière ; il rappela Marinette, qu’il regrettait, et la donna pour femme de chambre à la comtesse. Celle-ci, qui comprit quelle allait être sa situation, n’adressa aucun reproche à son mari ; elle s’effaça devant la nouvelle maîtresse, et eut la dignité de la résignation. Cette façon d’agir, pleine de noblesse, ne fit aucune impression sur le comte, qui en profita au contraire pour recouvrer sa liberté. Il s’habitua à ne voir sa femme qu’au dîner, c’est-à-dire pendant une heure par jour.

Lorsqu’en sa qualité de conseiller-général il était obligé d’assister à quelque grande réunion, il l’emmenait avec lui et avait soin que sa toilette fût en harmonie avec le rang qu’il occupait dans le département. C’était avec plaisir aussi qu’il lui voyait présider les dîners d’apparat qu’il donnait cinq ou six fois par an, car la comtesse avait une réputation de savoir-vivre et d’amabilité qui mettait ces dîners en renom. Toutefois, bien que libre autant que s’il n’eût pas été marié, le comte n’était pas heureux. Il avait échoué dans sa candidature à la députation. Cet échec avait modifié son caractère. Vaincu par un candidat de son opinion, il affecta dès lors des allures démocratiques. On le voyait fréquenter les foires et les marchés, se mêler aux paysans et aux maquignons, et trinquer avec eux dans des cafés qui ne différaient guère des cabarets. Il devint bientôt extrêmement populaire, et s’enivra de ce grossier encens que, dans la plus basse classe, les gens du midi savent prodiguer à ceux qui veulent se familiariser avec eux. Il en rencontra qui surent exploiter les passions qu’il avait conservées après son mariage, et le bruit se répandit bientôt dans le pays que le comte d’Asparens restait souvent absent de son château pendant deux ou trois jours, et qu’on l’avait rencontré dans des auberges mal famées, compromettant son nom et sa situation avec des maquignons, des huissiers tarés et des chevaliers d’industrie. Marinette, devenue vieille, se sentait impuissante à le retenir sur cette pente, et trouva d’ailleurs plus d’avantage à devenir la confidente et la complice de ces désordres. Elle dominait au château et possédait les insignes et les privilèges de la maîtrise : nous voulons parler du trousseau de clés enfermant les provisions et du droit de renvoyer les domestiques. La comtesse elle-même se trouvait en fait sous sa dépendance, car, si elle avait besoin de quelque chose, c’était à Marinette qu’elle devait s’adresser. Il faut reconnaître cependant que Marinette ne manqua jamais de respect à la comtesse. Son ton avec elle allait jusqu’au patelinage, et son obséquiosité jusqu’aux dernières limites.

J’avais dix-neuf ans quand je fus présenté à la comtesse et que j’appris ces tristes détails. Jusqu’alors mon âme avait été nourrie des sentimens les plus chevaleresques. La solitude m’avait protégé contre tout contact impur ; j’étais possédé de cette fièvre de dévouement que la jeunesse perd si vite. Hortense me paraissait être la plus belle des femmes. Ai-je besoin de vous dire que j’en devins éperdument amoureux ? Il est vrai que ni elle ni le comte n’avaient rien à craindre de mon amour. Toute mon audace allait jusqu’à dresser dans mon cœur un autel d’adoration éternelle ; je me fusse coupé la langue, si j’eusse craint qu’elle pût un jour trahir mon secret. Je n’eus pas un seul instant l’idée que la comtesse pût partager mon amour. C’était chez moi un sentiment infini et sans but. Je n’avais qu’une espérance : c’était d’entrer pour quelque chose dans sa vie, de parvenir, fût-ce au prix de mon existence, à adoucir cette infortune, que je considérais comme une injustice de Dieu. Que cette exagération ne vous fasse pas sourire. Par hasard, ce dévouement était bien placé. Je ne vous en dirai pas davantage ; je pourrais vous paraître suspect en vous faisant l’éloge d’Hortense. Malgré mes cheveux blancs, je l’aime encore autant que je l’ai jamais aimée. Elle s’aperçut trop tard du sentiment qu’elle m’inspirait, et elle ne fit rien pour l’encourager. Plus d’une femme délaissée comme elle l’était n’eût pas craint de se livrer à quelques manœuvres de coquetterie avec un jeune homme qui, s’il était ridiculement costumé, n’était ni plus sot ni plus mal tourné que bien d’autres. Je ne reçus d’elle que des conseils graves et utiles, et jamais aucune parole, aucun regard ne me donna l’ombre d’une espérance. Nous passions nos soirées à lire des vers de Lamartine et des romans de Walter Scott, qui étaient alors dans toute leur nouveauté. Nous faisions un peu de musique. Elle essayait de m’apprendre la botanique à l’aide d’un très bel herbier qu’elle possédait. Je parvins même à vaincre la répugnance qu’elle éprouvait à sortir pendant le jour. Le comte, avec beaucoup de bonne grâce, je dois le dire, mit deux de ses chevaux à notre disposition. Pendant deux ou trois heures chaque jour, nous allions nous promener à travers les prairies ou dans les sentiers d’une grande forêt qui dépendait du château. Il nous arrivait aussi quelquefois de sortir le soir et d’aller nous asseoir dans le parc. Nos conversations étaient fort innocentes : nous causions de la lune, des étoiles, des autres mondes, du roman que nous avions lu la veille. Peu m’importait le sujet de la conversation, pourvu que je l’entendisse parler. Quelquefois le comte passait auprès de nous, et il ne manquait jamais de me menacer du doigt et de me dire en riant : — Chevalier, chevalier, cela finira mal !

Il y avait plus de six semaines que j’étais au château, et je ne songeais guère à le quitter. Je n’avais écrit qu’une fois à Zulmé, et ma lettre était presque entièrement consacrée à l’éloge d’Hortense. Ma prudente sœur m’avait répondu longuement. Elle me rappelait de veiller à la conservation du louis d’or, et me conseillait de me défier des Parisiennes, qui étaient considérées comme les personnes les plus astucieuses du monde entier ; elle m’invitait à lui indiquer dans ma prochaine lettre l’époque de mon retour. Hélas ! ce retour devait être plus prompt que je ne croyais.

Le comte me traitait toujours avec la même bienveillance ; mais il était une personne qui me montrait une affection dont je me fusse bien passé : c’était Marinette. Chaque fois qu’elle me rencontrait, elle ne manquait jamais de m’interpeller en patois et de me parler des jeunes filles de Mombalère ; elle me demandait s’il n’y en avait pas quelqu’une dont je fusse le galant. Je déclare que le sens de la fatuité me manquait alors entièrement ; je ne compris pas ce que voulait cette autre délaissée, et comme la conséquence de mon adoration pour la comtesse était de ma part le mépris le plus absolu pour cette fille, je lui répondis avec une brusquerie qui approchait de l’impolitesse. Elle se vengea avec une noirceur toute méridionale. J’ai dit que le caractère de la comtesse était éloigné de toute coquetterie ; mon amour, si bien contenu qu’il fût, n’en était pas moins parvenu à se faire jour. Elle comprit qu’il allait devenir dangereux pour moi. Malheureusement il n’existait qu’un seul moyen de combattre cette passion naissante : c’était une séparation immédiate, et il lui en coûtait de renvoyer le seul être qui depuis longtemps eût adouci ses heures de réclusion. Il le fallait cependant, et elle commençait à me railler doucement sur ce que j’oubliais Mombalère et ses habitans. En même temps je voyais sa tristesse et sa pâleur s’augmenter. Je ne devinais pas le combat qui se livrait en elle, je la pressentais plus malheureuse et je l’aimais davantage. Un soir, après un dîner auquel le comte n’avait pas assisté, je montai avec elle dans sa chambre ; le ciel était gris et sombre ; il faisait un de ces temps maussades qui portent à la mélancolie. Je lui proposai de lire des vers, d’achever Rob-Roy, de faire de la musique ; elle répondit qu’elle n’avait de goût pour rien ; elle s’assit auprès de la fenêtre, et, s’accoudant sur le fer du balcon, elle regarda la cime des arbres du parc que le vent de mer faisait ondoyer. Je restai debout auprès d’elle, suivant ses regards et essayant de deviner les pensées qui l’attristaient. Tout à coup deux grosses larmes débordèrent de ses yeux distraits et coulèrent lentement sur ses joues. Je n’y tins plus ; je me jetai à ses genoux et je pris sa main… Sur mon honneur, aucune pensée coupable n’agitait mon esprit : je voulais seulement la supplier de me dire quelle était la cause de ses larmes, et lui jurer un dévouement éternel. Je n’eus pas le temps de prononcer une parole ; la porte de la chambre s’ouvrit, et le comte entra : il était fort pâle. D’une voix impérieuse et émue il me dit : Sortez ! Je me levai, je regardai la comtesse ; elle n’avait rien perdu de son calme et de sa dignité ; elle jeta sur son mari un regard dédaigneux. — Oui, mon ami, sortez, me dit-elle. Je quittai la chambre ; je descendis lentement, écoutant si je n’entendrais pas quelque cri de désespoir. Il me sembla que j’aurais dû rester après d’elle pour la protéger. Je m’arrêtai dans la cour en proie à une vive anxiété, et, ne sachant ce que je devais faire, lorsque la voix de Marinette vint mettre fin à mon indécision. — Le cheval de M. de Mombalère est sellé, me dit-elle avec un accent de raillerie indéfinissable. On me mettait à la porte.


V

Ce qu’il me restait de mieux à faire était de revenir à Mombalère. Je ne pus cependant me décider à quitter immédiatement les environs du château. Alphane ne comprenait rien à ma conduite ; il était tout prêt à reprendre gaiement le chemin de ses maigres bruyères, et pendant toute la nuit je le contraignis d’errer par des chemins inconnus. Un seul instant je le laissai reposer, je l’attachai à un arbre, et j’escaladai le mur du parc. Me glissant dans les allées les plus sombres, j’arrivai jusqu’à la limite des massifs et j’examinai avec anxiété les fenêtres du château. Toutes ces fenêtres étaient sombres ; aucune silhouette ne vint trahir la réalité du drame que mon imagination malade me représentait, et qui fut ma torture de toute cette nuit. Le silence le plus complet régnait partout, et on n’entendait au loin que l’aboiement de quelque chien.

Les premières lueurs de l’aube me déterminèrent à partir. Je craignais d’être surpris par les gens du château. Je repris le chemin de Mombalère. Cette fois je ne m’égarai pas, car, tout entier à mes tristes pensées, je laissai à mon cheval le soin de me guider. Mon voyage n’en devait pas moins être fécond en aventures désagréables. La chaleur était accablante. Dominé par la douleur morale, je ne ressentais aucune fatigue ; il n’en était pas de même du pauvre Alphane, qui était bridé depuis la veille. J’eus compassion de lui, je regardai autour de moi et j’aperçus au sommet d’un plateau une maison isolée vers laquelle je me dirigeai. En m’approchant, je reconnus l’auberge de Crève-Cœur. Je me rappelai alors la recommandation du comte et celle de la bohémienne, et, malgré la fatigue de mon cheval, j’étais disposé à passer outre ; j’avais compté sans mon hôte. Lorsque je fus en face de l’auberge, j’eus un petit différend avec Alphane, qui se mit à hennir en reconnaissant l’écurie. Mes éperons essayèrent de mettre à néant cette juste requête ; il devint rétif pour la première fois de sa vie. Dans cette lutte, où il montrait une obstination décidée, il eut bientôt un auxiliaire sur lequel je ne comptais pas : l’hôte de Crève-Cœur sortit de la cuisine les bras et la tête nus, la chemise ouverte, les habits couverts de sang (il était probablement en train de dépecer quelque volaille), et avec un grand couteau à la main. Il avait la figure basse et féroce ; ainsi fait, il ressemblait à un assassin.

— Ah ! ah ! dit-il avec un mauvais sourire, vous voilà, mon gentilhomme ! Il paraît que votre cheval a plus de mémoire que vous ; vous plairait-il de me payer votre écot de l’autre jour ? Il est fort commode en effet de faire bonne chère aux dépens des aubergistes et de se sauver pendant la nuit.

Déjà il avait pris le cheval par le mors, et je crois même qu’il me menaçait de son grand couteau. Cette dernière disgrâce m’acheva. Je n’avais plus d’argent. Je balbutiai quelques excuses, je m’engageai à le payer lorsque je passerais sur cette route ; mais, voyant que je n’avais pas d’argent, il se montra plus insolent, et m’enjoignit avec d’affreux jurons de descendre de cheval, déclarant qu’il voulait être payé d’une façon ou d’une autre. Si j’étais timide, ma timidité venait de l’inexpérience de la vie et non de la lâcheté. Plutôt que de subir l’humiliation qu’il m’imposait, j’étais décidé à enfoncer mes éperons dans les flancs d’Alphane et à passer sur le ventre de ce coquin, lorsque je pensai à ma montre. Je l’offris piteusement sans même stipuler le droit de retour. Elle fut acceptée avec empressement. L’aubergiste radouci m’offrit même de descendre pour dîner et pour faire reposer mon cheval ; mais j’avais hâte de quitter cette odieuse maison, et je continuai ma route, pensant au compte qu’il me faudrait rendre de mon louis d’or et de la montre de famille qui avait de si belles breloques avec des graines d’Amérique.

Un voyageur prudent eût pris en considération l’offre que me faisait l’aubergiste de Crève-Cœur. La chaleur avait été accablante depuis le matin, et l’observateur le plus superficiel eût constaté à l’horizon les symptômes d’un orage terrible. Malheureusement, absorbé par la douleur et par l’inquiétude, j’avais des yeux pour ne pas voir. Je marchais sous le soleil ardent, au milieu d’une poussière brûlante, sans me préoccuper des masses compactes de nuages noirs qui voilaient les Pyrénées, et qui s’avançaient vers les coteaux de l’Armagnac. Tout à coup une sorte de trombe traversa la route et m’enveloppa dans un tourbillon de poussière, de cailloux et de branches brisées. Un éclair à triple dard sillonna le ciel, et un coup de tonnerre long et retentissant vint éveiller mon attention. Je levai la tête, et j’aperçus au-dessus de moi un grand nuage rayé de barres livides, et que tout enfant du pays eût aisément reconnu pour un nuage à grêle. Il étendait lentement ses larges ailes, tandis que, semblables à des éclaireurs, de légères nuées blanches flottaient devant lui. L’imminence du danger m’arracha à mes rêveries ; je piquai vivement Alphane, et je lui fis prendre le galop, espérant trouver sur la route quelque maison isolée qui pût m’offrir un refuge ; l’orage marchait plus vite que moi. Au bout de cinq minutes, la pluie commençait à tomber en larges gouttes, et un grêlon de la grosseur d’une noix vint se briser devant les pieds d’Alphane. Il n’y avait plus à hésiter. Ma vie et celle de mon cheval étaient en danger ; il fallait trouver un abri. À quelques pas de moi, j’aperçus un pont qui traversait la route. Les rivières de l’Armagnac sont presque toujours absentes de leur, lit pendant l’été, et le lit de cette rivière était à sec. Je me réfugiai sous l’arche du pont. Il était temps. L’ouragan balaya la route avec violence, et la grêle commença son œuvre de destruction. Quoiqu’il fût à peine midi, les ténèbres qui couvraient la campagne étaient presque aussi épaisses que celles de la nuit, et la lueur des éclairs me permettait seule de voir ce qui se passait autour de moi. Le bruit du tonnerre m’empêchait de rien entendre. Mon cheval, que je tenais par la bride, se mit à s’agiter, et il me sembla qu’il hennissait ; je détournai la tête, et je m’aperçus que je n’étais pas seul sous la voûte de l’arche. À l’autre extrémité, il y avait un homme et une femme qui, eux aussi, étaient venus chercher un refuge. L’homme tenait un cheval par la bride. À la lueur des éclairs, je crus voir qu’il était couvert d’une cape espagnole, c’est-à-dire d’un grand manteau avec un collet et un long capuchon pointu. La femme était assise sur une pierre, la tête dans ses mains, ayant fait de son tablier une sorte de mante qui enveloppait la partie supérieure de son buste. La mine de l’homme me parut fort peu rassurante ; mais cette observation ne m’effraya pas. Je possédais trop bien les Incas de M. de Marmontel pour ne pas me rappeler l’épisode de la caverne des serpens, et d’ailleurs il ne me restait plus rien qui valût la peine d’être volé.

Après une demi-heure qui fut bien longue, l’orage s’éloigna. La grêle cessa de tomber. J’aurais désiré rester encore sous le pont, car à la grêle succéda une pluie abondante ; par malheur la rivière, grossie par l’orage, avait repris possession de son lit, et commençait à couler sous l’arche avec l’impétuosité d’un torrent. La place n’était plus tenable. Je sortis le premier, et mes compagnons d’infortune suivirent mon exemple. Au grand jour, la figure de l’homme ne me parut pas plus rassurante que lorsque je l’avais entrevue sous la voûte. Il était jeune et plus basané que ne le sont nos paysans. Quant à la femme, elle me parut éviter mes regards et se servit de sa mante improvisée pour me dérober la vue de sa figure. L’homme s’occupa aussitôt d’atteler à une charrette couverte en toile et semblable à celles qui servent de maison aux bohémiens le plus laid cheval que j’aie vu de ma vie. Comme leur attitude n’avait rien d’engageant, je remontai sur Alphane. À peine avais-je fait quelques pas que j’entendis mon nom distinctement prononcé par la femme ; j’arrêtai mon cheval et je me retournai. L’homme parut contrarié et m’invita brusquement en patois mêlé d’espagnol à passer mon chemin, ce que je fis sans hésiter.

Aux approches de Mombalère, le plus douloureux spectacle m’attendait. Toutes ces florissantes récoltes qui bordaient la route avaient disparu. Les blés, hachés par la grêle, étaient enfouis sous terre ; les vignes n’avaient plus ni pampres ni feuilles, les souches mutilées étaient nues comme en hiver. Il en était de même des chênes et des peupliers. Les landes voisines du château étaient blanches comme en hiver. Nos grands chênes avaient été déracinés, tordus, brisés par la trombe, et en m’approchant je m’aperçus qu’une des tourelles s’était écroulée. Je fus effrayé. Il pouvait être arrivé un malheur. En quelques minutes, j’avais gravi la hauteur ; j’abandonnai Alphane à lui-même ; mon cœur battait avec violence ; je ne rencontrais que des débris ; j’avais peur de trouver enfouis sous les décombres tous les habitans du château. J’entrai dans la cuisine : la voûte était en partie détruite ; le sol, couvert de grêlons, de pierre et de tuiles brisées, ressemblait à un étang. Ma sœur était auprès de mon pauvre père, dont elle tenait la main ; il avait les yeux fermés, et il était si pâle que je pressentis le malheur qui nous frappait. D’ailleurs Marceline était à genoux et égrenait avec ferveur son chapelet, qu’elle trempait de ses larmes. Je poussai un grand cri. Zulmé se retourna ; elle oublia toute étiquette et se jeta dans mes bras. — Léandre, s’écria-t-elle, il t’a béni, et la dernière parole qu’il a prononcée a été ton nom.

Je me mis à genoux auprès du fauteuil et je priai sincèrement, bien sincèrement, car pour la première fois depuis que j’avais quitté Asparens, j’oubliais Hortense.

Pendant une semaine, tout entiers à la perte que nous venions de faire, nous ne pensâmes guère aux désastres causés par la grêle. Nous étions irrévocablement ruinés ; mais que nous importait l’avenir ? nous ne parlions que du passé. Cependant il était un homme que nos malheurs ne laissaient pas indifférent : c’était Briscadieu. Huit jours après la mort de notre père, nous le vîmes arriver au château. Je remarquai qu’il avait donné à sa toilette un soin qui ne lui était pas ordinaire. Après nous avoir prodigué les banalités d’usage, il pria Zulmé de lui accorder un entretien particulier. Marceline, en le voyant sortir de la cuisine, lui jeta des regards furieux.

— Le scélérat ! dit-elle, il a sa poche pleine de papier marqué ! La conférence de Briscadieu avec Zulmé dura plus d’une heure.

La démarche de ma sœur lorsqu’elle le reconduisit avait une dignité qui allait jusqu’à la raideur. Briscadieu au contraire, malgré son effronterie habituelle, paraissait décontenancé. En montant à cheval, il se retourna vers Zulmé, et d’un ton obséquieux il lui dit : — Mademoiselle se souviendra que je ne puis lui donner que huit jours.

— Dans huit jours, répondit-elle, vous ne trouverez ici que les hiboux du château. — Puis, se tournant vers moi : — Viens, Léandre, me dit-elle, j’ai à te parler. Nous montâmes dans sa chambre, elle se recueillit un instant : — Léandre, dit-elle, vous êtes le chef de la famille, vous êtes baron de Mombalère. Depuis la mort de notre pauvre mère, c’est moi qui ai administré le domaine. Je vais vous rendre mes comptes, ce sera bien vite fait, j’aurai achevé en trois mots : nous sommes ruinés. Notre ruine est si patente et si irrévocable, ajouta-t-elle en élevant la voix, que l’insulte commence à prendre le chemin de notre maison ; L’homme qui vient de sortir d’ici m’a fait une proposition qui vous prouvera jusqu’à quel point la misère dégrade même les plus nobles familles dans ce pays. Il m’a proposé d’être sa femme… Il s’engageait à libérer le bien de Mombalère et à vous donner de quoi acheter une pacotille pour aller aux îles. Je l’ai chassé. Il s’est vengé comme se vengent ces gens-là. Vous savez que notre mère avait cautionné à des marchands de Condom une dette de trente mille francs ? Aujourd’hui Briscadieu venait, au nom de ces créanciers, saisir le château et les terres. Il m’est impossible, après le désastre qui nous a frappés, de payer même les intérêts. Jamais une Mombalère n’épousera un Briscadieu. Dans huit jours, il reviendra. Nous quitterons le château. Vous, Léandre, vous serez soldat ; quant à moi, j’irai dans quelque grande ville, et je travaillerai, car aucun couvent ne voudrait de moi, je suis trop pauvre !

En parlant ainsi, Zulmé avait une énergie et une dignité qui la rendaient véritablement imposante ; mais cette scène, commencée si noblement, faillit devenir burlesque lorsqu’elle me demanda le louis d’or et la montre de famille. Je lui confessai la vérité, et elle me reprocha avec quelque aigreur mon penchant à la dissipation. Son bon caractère reprit heureusement bien vite le dessus. — Léandre, mon cher enfant, ne nous querellons pas, dit-elle, nous sommes assez malheureux ; gardons notre courage, la lutte va commencer ; il ne s’agit pas seulement de vivre, il faut encore conserver intact l’honneur des Mombalère.

Hélas ! dois-je vous l’avouer, ce fut moi qui manquai de courage. Je me chargeai de justifier les théories de Zulmé. Tandis qu’avec une énergie virile elle opposait un front serein à notre ruine, je me laissais aller à un lâche désespoir. Trop de coups m’avaient frappé à mon entrée dans la vie. Je reculais effrayé ; l’existence, jusque-là si douce pour moi, me paraissait un intolérable fardeau. L’humanité m’épouvantait. À la lutte je préférais le repos absolu, éternel. Deux jours après la visite intéressée de Briscadieu au château, j’étais dévoré par une fièvre ardente qui m’enleva la conscience de la douleur morale. Zulmé put croire un instant que c’en était fait du nom de Mombalère. Pendant plus de huit jours, elle me veilla avec Marceline et Jean d’Hiver.

Lorsque je revins à moi, j’étais couché dans une chambre haute. Marceline était assise auprès de moi ; elle filait, et tout en filant elle murmurait une prière. Je me soulevai avec peine et j’appelai Zulmé. Marceline laissa sa quenouille, s’approcha du lit. — Chut ! dit-elle ; la demoiselle est partie, elle reviendra demain. Ne pas parler, ne pas manger, le médecin l’a défendu.

Elle se remit à filer. J’étais d’une faiblesse extrême, mais je ne souffrais plus. Je n’étais plus dégoûté de la vie, je la sentais revenir avec bonheur. Comme toujours, la crise physique avait diminué de beaucoup la violence de la crise morale. La nuit vint, et je retombai dans un profond sommeil. Le lendemain, en me réveillant, je demandai encore où était Zulmé ; la petite servante répéta de nouveau son refrain : — ne pas manger, ne pas parler. — Cependant, sur le premier point, elle se montra moins intraitable, elle était trop paysanne pour ne pas craindre que je mourusse de faim ; elle m’apporta une assiettée de soupe où la rareté du bouillon était compensée par l’abondance du pain noir. Je ne mourus pas d’indigestion, mais je tombai dans une torpeur qui laissa un peu de tranquillité à Marceline, car la pauvre fille ne savait plus que me répondre quand je lui demandais où était ma sœur. L’inquiétude commençait à me gagner ; j’étais résolu à me lever le lendemain et à chercher ma sœur, lorsqu’aux premières lueurs de l’aube je la vis entrer dans la chambre. Elle n’était pas seule, Hortense l’accompagnait ; toutes deux étaient vêtues de noir. Je crus que le délire me reprenait.

Je n’avais pas le délire. C’était bien Hortense qui souriait doucement et me recommandait d’être sage et de ne pas parler. Il fallut pourtant m’expliquer ce mystère, car l’impatience me tuait. Une semaine environ après mon départ, le comte était allé au marché d’une ville voisine. Il montait un jeune cheval de quatre ans un peu vif, que personne d’ailleurs ne savait vicieux. Au milieu de la nuit, on entendit un grand bruit dans l’écurie d’Asparens : le cheval du comte était revenu seul et se battait avec les autres chevaux. La comtesse fut réveillée, et tous les domestiques parcoururent avec des flambeaux la route que leur maître avait dû suivre. Ce fut peine inutile ; le lendemain matin, dans une direction opposée, à environ trois cents pas de l’auberge de Crève-Cœur, on trouva le cadavre du comte. Il avait derrière la tête une blessure terrible. Comme il y avait près de lui un mètre de pierres taché de sang, on supposa d’abord que, le cheval ayant fait un écart, le comte avait été désarçonné et s’était brisé le crâne. La justice n’accepta pas cependant cette supposition. Les rapports des médecins parurent établir que la blessure avait été faite par un bâton ferré, non par une pierre. Ce qui faisait néanmoins hésiter les gens de justice, c’est qu’on trouva dans la poche du comte une dizaine de louis. Il n’avait pas d’ennemi. Quel pouvait avoir été le mobile de l’assassinat ? On arrêta l’aubergiste de Crève-Cœur. Il avoua que le comte avait passé une partie de la nuit chez lui, mais protesta de son innocence. Aucune charge ne s’élevant contre lui, il fut mis en liberté. Quant à moi, dès le premier moment, j’eus la conviction que le comte avait été assassiné. Je me rappelai les menaces de Pépita. C’était elle, je n’en doutais plus, que j’avais rencontrée sous le pont de la route le jour de l’orage. Son compagnon devait être Lou-Ian, alors sorti de prison. Ce qui me confirma dans cette idée, c’est qu’ils ne reparurent plus dans le pays.

Le comte était mort sans faire de testament, et j’étais avec Zulmé, le seul héritier de son immense fortune. La comtesse avait écrit à Zulmé, qui était partie aussitôt qu’elle m’avait vue hors de danger. Malgré son antipathie contre la Parisienne, Zulmé avait senti son cœur touché de la triste situation d’Hortense. La veuve du comte d’Asparens était sans fortune. En quittant le château de son mari, il fallait qu’elle cherchât les moyens de vivre de son travail ; elle se trouvait dans la situation où Zulmé se trouvait elle-même lorsque nous étions sur le point d’être chassés de Mombalère. Le cœur de Zulmé était trop bon pour n’être point ému par une pareille infortune. Elle se promit de réparer les torts du comte ; d’ailleurs, pendant le délire de la fièvre, j’avais malgré moi révélé mon secret. Elle amena Hortense à Mombalère pour achever ma guérison.

J’étais riche, elle était pauvre, je l’aimais d’un amour inaltérable et sans bornes qui l’avait touchée. Il ne faut pas croire cependant que cette histoire romanesque eut son dénoûment immédiat. Si je ne voyais pas l’aube blanchir l’horizon, je vous raconterais toutes les péripéties par lesquelles dut passer mon amour : elles furent longues. Hortense voulait nous quitter ; elle ne pouvait consentir à ce mariage : elle était de quelques années plus âgée que moi. Un jour peut-être mon amour s’affaiblirait, et je pourrais croire qu’elle avait profité de la folle passion d’un enfant pour rentrer dans sa grande fortune. En vain Zulmé intervint-elle, car elle aimait Hortense autant qu’elle l’avait haïe ; en vain assura-t-elle que son consentement donné à ce mariage suffirait pour faire disparaître tout soupçon de cette nature. : Hortense se montra inflexible. Il me fallut attendre quatre années, qui me parurent bien longues. Elle exigea que je refisse mon éducation. Je lui obéis. Zulmé voulut que j’étudiasse le droit, et j’essayai de me faire recevoir avocat ; mais avant que j’eusse conquis ce titre, mon martyre prit fin.

En me faisant étudier le code civil, Zulmé avait dérogé aux principes de toute sa vie, car elle avait toujours professé le plus profond dédain pour ce qu’elle appelait les robins ; mais elle avait failli être tellement dupe de son ignorance des affaires qu’elle avait voulu me prémunir contre un pareil accident. Elle avait donné ordre au notaire chargé de liquider la succession du comte d’Asparens de payer la créance pour laquelle Briscadieu nous poursuivait. Le notaire, après examen, la convainquit que maître Briscadieu n’était qu’un fripon. La créance au nom de laquelle il nous poursuivait était complètement nulle. Notre mère, mariée sous le régime dotal, n’avait pas le droit de s’engager. Un sentiment d’honneur nous obligeait néanmoins à payer ces débiteurs qui avaient eu foi en la parole de notre mère ; quant à Briscadieu, il avait acheté, moyennant une centaine de francs, cette créance, grâce à laquelle, aidé de ses charmes personnels, il espérait faire la conquête du domaine de Mombalère. Nous payâmes les véritables créanciers, et nous payâmes aussi Briscadieu ; cependant cette générosité ne fut pas tout à fait gratuite : il épousa Marinette.

Il y eut encore à cette époque un autre mariage. La petite Marceline épousa le flegmatique Jean d’Hiver, qui, le jour de son mariage, se montra plus morose qu’il ne l’avait jamais été. Le soir même de la noce, il déclara d’un ton lugubre qu’il avait bien peur d’être obligé de corriger sa femme ; mais Marceline, fidèle aux leçons de Zulmé, planta immédiatement l’étendard de la suprématie féminine, et déclara que si elle recevait un grand coup de poing, elle en rendrait deux petits. Malgré cette discussion, qui semblait être de mauvais augure, jamais ménage ne fut plus heureux.

J’allai avec Hortense m’établir à Asparens, et Zulmé resta dans les ruines de Mombalère. Avec les conseils d’un bon architecte, elle répara le château en lui conservant son style. Elle rendit à la culture les déserts qui l’entouraient, et le domaine devint ce qu’il était jadis, un des plus riches du département. Elle était ici maîtresse absolue et incontestée, ce qui sans doute contribua à maintenir intacte l’amitié qu’elle avait vouée à ma chère Hortense ; aussi je suis convaincu que la nouvelle de la mort de ma pauvre sœur l’aura profondément affligée.

Le récit du baron était terminé, et je réfléchissais en silence au caractère romanesque de ces aventures, qui n’avaient fait cependant que me montrer dans leur triste réalité des mœurs dont l’âpreté sauvage tend de plus en plus à disparaître. En ce moment, nous entendîmes le bruit d’une voiture dans l’avenue. Une dame en deuil, qui pouvait avoir environ cinquante ans, belle encore, entra dans le salon où nous nous trouvions, elle se jeta en pleurant dans les bras du baron. En m’apercevant, elle parut un peu confuse.

— Nous pouvons pleurer devant lui, se hâta de dire Léandre ; il connaît toute notre histoire : je lui ai raconté les caravanes du chevalier de Mombalère.


EUGENE DUCOM.

  1. Pendant plusieurs années après l’invasion des Anglais en 1813, les guinées furent très communes dans le département du Gers. Les Anglais payaient tout ce qu’ils prenaient et le payaient très cher, ce qui n’empêcha pas beaucoup d’habitans valides de se former en corps de partisans et de harceler l’armée anglaise.