Les Cartes géographiques

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LES
CARTES GÉOGRAPHIQUES


LA MESURE ET LA REPRÉSENTATION DU GLOBE TERRESTRE.

Certaines sciences se présentent sous une forme modeste, et ne se révèlent que par des résultats simples et clairs, où il ne reste plus aucune trace des grands travaux qui en ont assuré le développement. De ce nombre est la science géographique. Les cartes qui en expliquent jusqu’aux plus récentes découvertes sont entre toutes les mains. Le touriste les consulte pour ses voyages, le général pour ses plans de bataille, l’ingénieur pour ses projets ; l’homme du monde y jette souvent les yeux, car la géographie est une des études les plus familières et les plus attrayantes. Néanmoins on ignore en général comment ces cartes se font et quel degré de confiance il est permis d’accorder aux indications qu’elles fournissent. On sent bien, il est vrai, qu’il a fallu des observations délicates pour relever les principaux linéamens du globe, mers, vallées et plateaux, et pour les reporter à leur place sur une feuille de papier, pour espacer les villes dans une juste mesure et représenter d’une façon correcte les sinuosités des fleuves ou la forme des montagnes ; mais on ne saurait apprécier l’exactitude du dessin, si l’on ignore les procédés qui sont en usage pour ces diverses opérations. Il y a d’ailleurs dans le dessin topographique des signes de convention dont il importe de connaître la valeur pour savoir lire sur le papier tout ce que le géographe y a mis ; les cartes ont leur alphabet et une langue qui leur est propre. Faire connaître ces côtés trop négligés de la science géographique, ce n’est peut-être pas la montrer sous un de ses aspects les moins attrayans : on verra qu’elle repose sur les observations les plus minutieuses de l’astronomie, et qu’elle pousse la précision jusqu’aux plus extrêmes limites que nos sens puissent atteindre.

Les cartes ont été pendant longtemps des dessins d’imagination où l’on figurait, avec des procédés empruntés à la perspective, les villages par des clochers et les montagnes par des masses d’ombre fortement accusées ; la belle carte de France de Cassini nous offre encore une application de ces méthodes imparfaites. Sous l’influence de nouveaux besoins que faisait sentir plus vivement l’extension donnée aux grands travaux publics, routes, canaux et fortifications, on reconnut qu’il était utile de peindre les mouvemens de terrain avec plus de vérité. La carte dut devenir assez parfaite pour donner la position d’un village à quelques mètres près, et non plus avec une approximation grossière. Il ne suffisait plus à l’ingénieur de savoir qu’un pays est montagneux, il fallait encore qu’il connût les moindres replis du sol et les limites exactes des vallées. Ces perfectionnemens dans le dessin topographique sont l’œuvre des géographes français, qui fixèrent, au commencement de ce siècle, les bases de tous les travaux exécutés depuis cette époque. En faisant de la géographie une science exacte, ils ont préparé des matériaux pour la solution d’un problème agité depuis longtemps : la vraie forme de la terre.


I.

Homère, on le sait, considérait la terre comme un disque rond entouré par la mer océane et supporté par une colonnade que gardait Atlas. Hérodote en faisait une plaine d’une immense étendue. L’observation des astres conduisit peu à peu vers des idées plus saines. Après avoir remarqué qu’il existe dans le ciel une étoile qui reste seule immobile et sert de pivot, de pôle, au mouvement apparent des globes célestes, les premiers astronomes ne tardèrent pas à reconnaître que cette étoile s’abaissait d’autant plus que l’on s’avançait vers le sud, et qu’elle s’élevait au contraire sur l’horizon à mesure que l’on se dirigeait vers le nord. Ce changement d’horizon ne pouvait se concilier avec l’idée d’une surface terrestre plane : la terre devait donc être circulaire. On ne tarda pas à s’apercevoir aussi que le soleil se lève plus tôt pour les peuples qui habitent plus à l’est : c’était encore une preuve de la rondeur de la terre. Au temps d’Aristote, on en était déjà venu à considérer la terre comme un globe d’immense dimension isolé dans l’espace. On peut faire remonter à la même époque la division de la surface terrestre par des méridiens qui s’étendent d’un pôle à l’autre et par des cercles parallèles à l’équateur, et comme les contrées connues des anciens étaient supposées, peut-être à tort, s’étendre beaucoup moins du nord au sud que de l’est à l’ouest, les premières divisions reçurent le nom de degrés de longitude, et les secondes furent appelées degrés de latitude. Dans l’un et l’autre sens, la circonférence fut divisée en trois cent soixante parties. C’est ce qu’on appelle les coordonnées géographiques, dont on fait encore usage aujourd’hui. La situation d’une ville, d’une montagne ou d’un port de mer est déterminée sur le globe et sur la carte lorsqu’on en connaît la longitude et la latitude.

L’un des premiers sujets d’étude que devait se proposer l’activité des astronomes était de mesurer les dimensions du globe terrestre, c’est-à-dire de mesurer le diamètre ou la circonférence de cette sphère immense sous la forme de laquelle on se figurait la terre. Le premier essai de ce genre remonte loin. Ératosthène avait remarqué qu’à Syène le soleil ne projetait aucune ombre au moment du solstice d’été, et il en avait conclu avec raison que cette ville était située sous le tropique. Ayant mesuré en outre la longueur d’ombre que donnait le soleil à Alexandrie à la même époque de l’année, il avait calculé qu’Alexandrie est à 7° 12′ au nord de Syène ; puis en évaluant assez arbitrairement la distance de ces deux villes, qu’il supposait être sous le même méridien, il était arrivé à donner à la circonférence terrestre une longueur de 250,000 stades environ. D’autres astronomes contemporains obtinrent par des observations analogues des résultats un peu différens. Ces mesures grossières manquaient naturellement de précision, et l’on peut d’autant moins en apprécier l’exactitude que la vraie valeur du stade, unité de mesure employée par les Grecs, nous est inconnue.

Les observations astronomiques dont dépendent les mesures géodésiques ne purent faire de progrès sensibles jusqu’à l’invention des lunettes. Il s’agit, dans les opérations de ce genre, de mesurer avec une extrême justesse certains angles, et la lunette est indispensable, moins pour grossir les objets que pour en donner avec une parfaite netteté la direction. Au XVIe siècle, Tycho-Brahé mesurait les angles à l’œil nu à une minute près ; ses contemporains, moins habiles, étaient loin d’obtenir cette approximation, tandis qu’aujourd’hui il est aisé de pousser jusqu’aux secondes et même aux très petites fractions de la seconde la précision des mesures angulaires.

L’invention des lunettes datant de 1609, la mesure de la terre ne fut reprise avec succès qu’au XVIIe siècle. Avant d’énumérer les tentatives nombreuses qui ont été faites en vue de résoudre ce problème, il importe d’exposer le principe même de la méthode que l’on emploie. On choisit deux points de repère suffisamment distans ; on détermine, séparément pour chacun de ces points, la longitude et la latitude au moyen d’observations astronomiques ; on en conclut la distance en degrés, minutes et secondes. Si l’on mesure ensuite la distance réelle à la surface du sol, on sait aussitôt combien un degré contient de fois le mètre, et par suite quelle est la longueur totale de la circonférence terrestre ; mais comme il serait trop long et trop pénible de mesurer en ligne droite à la surface du sol la distance des deux points, que l’on choisit d’habitude à des centaines de kilomètres l’un de l’autre, on se contente de mesurer une base de quelques milliers de mètres, on prend cette base pour origine d’une série de triangles qui s’enchaînent les uns aux autres sur toute l’étendue de la distance à franchir, et l’on n’a plus qu’à mesurer les angles de ces triangles. Telle est la méthode qui fut adoptée dès les premiers travaux géodésiques et qui est encore en usage, sauf des modifications légères dont l’expérience a montré l’utilité.

La première opération géodésique fut entreprise en 1669 par Picard, de l’Académie des sciences de Paris, qui prit pour lieux extrêmes d’observation Sourdon en Picardie et Malvoisine dans le Gâtinais. Le résultat qu’il obtint fut que le degré terrestre avait 57,060 toises de longueur. Ce travail, exécuté avec des soins minutieux, semblait définitif, lorsqu’on vint à douter que la terre fût rigoureusement sphérique. Une horloge qui avait été réglée à Paris sur le mouvement moyen du soleil ayant été transportée à Cayenne par l’astronome Richer, ce savant reconnut qu’elle retardait de deux minutes et demie par jour. Il découvrit aussi que le pendule, pour battre juste la seconde, devait être plus court à Cayenne qu’à Paris. Il en résultait que la force de la pesanteur devait être plus intense en France qu’à l’équateur, et par conséquent que la terre était aplatie vers le pôle. L’hypothèse de l’aplatissement des pôles paraissait d’ailleurs rationnelle aux géomètres, comme conséquence naturelle de la rotation de notre planète, masse semi-fluide, autour de son axe. Huyghens émit le premier cette idée, et Newton la confirma bientôt par des raisonnemens appuyés sur des observations purement astronomiques.

Ceci compliquait singulièrement les recherches relatives à la mesure de la circonférence terrestre et infirmait les calculs établis par Picard. Du moment qu’il fallait considérer la terre comme un sphéroïde et non comme une sphère, tous les degrés n’étaient plus de la même longueur ; ils s’allongeaient d’autant plus que l’on se rapprochait du pôle. Il ne suffisait donc plus d’en mesurer un à la surface de la France; il fallait en mesurer un autre près de l’équateur, puis un autre dans les régions polaires. Par ces opérations comparées entre elles, on espérait déterminer la vraie figure du méridien terrestre, que l’on supposait pour le moment être une ellipse. Le but qu’il s’agissait d’atteindre était double : il fallait connaître le grand axe de cette ellipse, c’est-à-dire le diamètre terrestre dans le plan de l’équateur, et en outre le petit axe, qui est le diamètre d’un pôle à l’autre.

Cette question de la mesure de la terre fut au siècle dernier l’une des grandes préoccupations des savane, et surtout des savans français. Il n’est que juste de rappeler que la géodésie est une science éminemment française, et que les astronomes de notre pays furent à peu près seuls pendant longtemps à s’en occuper. Maintenant encore les étrangers ne font qu’appliquer sans modifications importantes les procédés inventés par nos compatriotes. En 1736, l’Académie des sciences reprit avec persévérance l’examen de la question ; plusieurs de ses membres furent chargés d’expéditions lointaines, Maupertuis en Laponie, Bouguer et La Condamine au Pérou, tandis que Cassini prolongeait la triangulation de Picard d’une extrémité à l’autre de la France. Vers la même époque, l’abbé Lacaille mesurait un degré au cap de Bonne-Espérance, et des opérations analogues étaient faites en Amérique, dans l’état de Pensylvanie, et en Italie. Par malheur les résultats de ces travaux s’accordaient mal. Maupertuis, contrarié par la rigueur du climat, n’avait pas prolongé ses triangles assez loin. L’arc mesuré par Lacaille était aussi trop court. Bref, l’incertitude était telle sur la valeur véritable du méridien terrestre qu’en 1792, lorsque la convention nationale voulut créer le nouveau système de mesures décimales, dont le mètre (dix millionième partie du quart du méridien terrestre) devait être la base, il fut indispensable de recommencer avec plus de soin les opérations antérieures qui se contredisaient. L’arc mesuré au Pérou par Bouguer et La Condamine étant admis comme bon, on résolut de reprendre la mesure de l’arc français entre Dunkerque et Barcelone. Delambre et Méchain furent chargés de ce travail. C’est d’après leurs calculs que fut fixée la longueur légale du mètre. Il faut remarquer à ce sujet que la convention s’était assigné un but quelque peu illusoire lorsqu’elle se proposait d’adopter une unité de mesure prise dans la nature qui ne fût ni spéciale à une contrée, ni variable avec le temps. D’abord la détermination rigoureuse de cette unité présentait de si grandes difficultés qu’il est presque certain qu’on obtiendrait aujourd’hui un résultat un peu différent avec des instrumens et des méthodes perfectionnés. Il faut encore tenir compte des erreurs de calcul qui se glissent involontairement dans un travail si ardu. On sait que Puissant a relevé une erreur de cette nature dans les travaux de Delambre et Méchain, erreur telle que la valeur positive du mètre devrait être augmentée d’un sixième de millimètre. Enfin il a été reconnu que les méridiens terrestres paraissent avoir des longueurs inégales : celui qui passe par Paris serait plus grand que celui qui passe par New-York. — L’invariabilité de la base n’est donc pas un argument à invoquer en faveur du système métrique, qui possède au reste assez d’autres avantages pour qu’il soit indifférent de renoncer à celui-là.

Les travaux géodésiques dont il a été question jusqu’ici sont assez anciens pour qu’il ait suffi de les rappeler brièvement. On aurait même pu croire que la question était épuisée, et qu’après les opérations si minutieuses de Delambre et Méchain sur la grande méridienne de France entre Dunkerque et Barcelone, la vraie figure de la terre était suffisamment connue. Il est probable en effet que personne n’eût entrepris une nouvelle triangulation uniquement pour étudier la courbure d’un méridien terrestre; mais peu à peu tous les gouvernemens européens sentirent le besoin de dresser rigoureusement une carte correcte de leur territoire. La France commençait ce vaste travail dès le premier empire; après elle vint l’Angleterre, puis l’Allemagne et la Russie; l’Espagne ne s’est mise que récemment à l’œuvre. Ce n’est pas en Europe seulement que la topographie faisait des progrès. Aux Indes, au cap de Bonne-Espérance, aux États-Unis, dans l’Amérique centrale et en Égypte, partout enfin où la civilisation s’est étendue, partout où la colonisation fait naître les routes, les chemins de fer et les canaux, le lever du terrain est considéré comme le début nécessaire des travaux publics. Or les grandes triangulations qui servent de canevas à la topographie sont précisément ce que le géomètre met en œuvre pour étudier la forme du globe terrestre. Il ne faut donc pas s’étonner que les opérations géodésiques aient été continuées sans interruption et se poursuivent encore de nos jours.

Le désaccord que les astronomes du XVIIIe siècle observèrent entre les indications fournies par les arcs de la France, du Pérou, de la Laponie et du Cap pouvait tenir pour beaucoup à la faible étendue de ces arcs. Il est aisé de concevoir que les résultats sont d’autant moins justes que la longueur mesurée est plus courte, car les irrégularités locales jouent un plus grand rôle sur un petit arc que sur un grand. Les savans cherchèrent donc d’abord à étendre leurs observations sur un plus long parcours. Ainsi la méridienne française, qui s’arrêtait à Barcelone, fut prolongée par Biot et Arago vers le sud jusqu’aux îles de Fermentera et d’Iviça; au nord, elle fut reliée à la triangulation que les Anglais ont terminée depuis la Manche jusqu’aux îles Shetland, en sorte que cet arc total, mesuré avec une extrême précision, s’étend aujourd’hui sur 22 degrés de latitude. Au lieu du petit arc de Laponie, mesuré par Maupertuis en 1737, on possède maintenant un arc de 25 degrés de longueur qui traverse toute la Russie et la presqu’île Scandinave. Les Anglais ont encore mesuré 21 degrés aux Indes et 5 au cap de Bonne-Espérance. Ces travaux permettent de traiter la question à un point de vue plus général; mais trop de contrées restent inexplorées pour qu’il soit possible d’obtenir dès à présent une certitude complète. Après avoir démontré que la terre est aplatie vers les pôles, il est bizarre que les académiciens du XVIIIe siècle aient admis sans contestation qu’elle était parfaitement circulaire à l’équateur. Ils ne paraissent pas avoir soupçonné que notre globe pourrait bien avoir aussi dans sa zone tropicale des renflemens et des aplatissemens. Cependant c’est cette dernière hypothèse qui paraît aujourd’hui la plus probable et la plus conforme aux faits observés. Au lieu d’être un ellipsoïde de révolution, la terre serait un ellipsoïde à trois axes inégaux; l’équateur et les sections parallèles qui tracent à la surface les degrés de latitude deviendraient des ellipses et ne seraient plus des cercles, comme on l’avait cru jusqu’à ce jour. On peut objecter, il est vrai, à cette nouvelle théorie, qu’aucune considération mécanique prise en dehors de la géodésie ne vient la confirmer. Quoi qu’il en soit, l’idée des trois axes inégaux, émise par le général russe de Schubert, a été discutée de nouveau par le capitaine Clarke, ingénieur anglais attaché ta la géodésie des îles britanniques. D’après les calculs de ce savant, le plus grand méridien terrestre serait situé par 12 degrés de longitude est, et le plus petit méridien, perpendiculaire à celui-là, par 102 degrés de longitude. Ici il faut citer des chiffres pour faire comprendre la valeur approximative de ces aplatissemens. L’axe polaire ayant une longueur de 6,522,362 toises, le plus grand diamètre de l’équateur aurait 6,545,088 toises, et le plus petit 6,543,428 toises. Entre les deux diamètres extrêmes de l’équateur, il n’y aurait ainsi qu’une différence de 1,660 toises[1]. Si la terre n’est pas une sphère parfaite, elle s’en rapproche du moins de très près. Sur un globe d’un mètre de diamètre, l’aplatissement polaire se modèlerait en enlevant une couche de 3 à 4 millimètres d’épaisseur aux extrémités d’un diamètre, et on figurerait le renflement elliptique de l’équateur en ajoutant aux extrémités d’un diamètre perpendiculaire au précédent une couche d’un centième de millimètre d’épaisseur. Aussi les géographes peuvent-ils négliger cette correction sur les mappemondes et les cartes d’ensemble; l’effet n’en devient sensible que sur les cartes topographiques à grande échelle qui embrassent une vaste étendue de pays.

Cette hypothèse, assez séduisante en apparence, de considérer le globe terrestre comme un ellipsoïde à trois axes inégaux, repose jusqu’à présent, il faut l’avouer, sur des observations trop incertaines et surtout trop restreintes pour que les savans s’en contentent. Comme complément indispensable des observations délicates et des calculs arides sur lesquels le géodète s’appuie, il faut toujours considérer l’approximation du résultat qu’il a obtenu, c’est-à-dire l’amplitude de l’erreur que les défauts des instrumens et l’incertitude des calculs font naître. On sait, à n’en pouvoir douter, que l’aplatissement des pôles, tel qu’on l’a calculé jusqu’à ce jour, est exact à moins d’un centième près, tandis que l’aplatissement hypothétique de l’équateur n’a pu être déterminé qu’avec une approximation tellement insuffisante qu’il est même encore permis de douter que cet aplatissement existe. Au reste, il est assez singulier que ces calculs purement théoriques, qui signalent à notre attention particulière les méridiens de 12 et de 102 degrés de longitude orientale, reçoivent une première confirmation par l’aspect physique du globe. En jetant les yeux sur une mappemonde, on remarquera que le méridien de 12 degrés coupe l’Europe et l’Afrique sur une petite longueur, et que sur tout le reste de son parcours, y compris l’hémisphère qui nous est opposé, il traverse des océans. De tous les méridiens terrestres, c’est à peu près celui qui est le plus océanique. Au contraire, le méridien de 102 degrés coupe l’Asie parallèlement aux longues chaînes de montagnes de l’empire birman, il passe près de l’Australie, et, dans l’autre hémisphère, côtoie les deux Amériques en coïncidant presque avec le système montagneux des Andes, que les géologues considèrent comme le produit le plus récent des cataclysmes terrestres. Ce méridien traverse les continens sur une plus grande longueur qu’aucun autre. Il y a dans ces faits un rapprochement peut-être fortuit, mais à coup sûr ingénieux, entre deux sciences, la géodésie et la géologie, qui étudient l’une et l’autre notre planète à un point de vue très différent. Il ne serait pas téméraire de supposer que les dernières révolutions du globe ont altéré la figure circulaire de la terre primitive, et lui ont donné à son équateur cette forme elliptique que les géographes semblent découvrir aujourd’hui.

Il reste cependant un doute à écarter avant d’admettre le principe même de l’ellipticité de l’équateur. Cette hypothèse repose tout entière sur la différence de longueur qu’auraient les méridiens terrestres, et le moyen de connaître la longueur de ces méridiens, c’est, on l’a vu plus haut, de mesurer d’une part la distance en mètres ou en toises qui en sépare les points extrêmes, d’autre part de déterminer la latitude de ces points, ou autrement de déterminer l’angle que font les verticales. Or il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le supposer de reconnaître la verticale. Lorsque Newton eut établi les lois de la gravitation universelle, il en conclut comme une conséquence immédiate que le fil-à-plomb devait être dévié par l’attraction des montagnes voisines. Par des observations très précises faites au Pérou, près du Chimborazo, Bouguer et La Condamine s’assurèrent que le fait était vrai ; mais, la déviation observée dans ce cas étant très faible, ils furent portés à croire que ces montagnes volcaniques renferment d’immenses cavités. L’attraction des montagnes fut reconnue postérieurement par beaucoup d’autres astronomes, et, ce qui est plus curieux, on a remarqué récemment que le fil-à-plomb peut même être dévié de la verticale dans un pays plat, comme s’il existait à l’intérieur de la terre des parties lourdes et des parties légères qui attirent plus ou moins énergiquement les corps situés à la surface. M. de Struve, géomètre russe, a signalé récemment une perturbation de ce genre qui vient d’être remarquée aux environs de Moscou, au milieu d’une vaste plaine dont le sol n’est caractérisé que par des ondulations très faibles. On ne peut expliquer ces anomalies que par l’existence dans les régions souterraines de grandes cavités ou de masses très pesantes qui rompent l’homogénéité du globe. Quoi qu’il en soit, les observations astronomiques qui ont pour but de déterminer la longitude et la latitude d’un lieu sont fatalement entachées d’erreurs assez considérables. La déviation du fil-à-plomb a atteint 54 secondes près du Caucase. Toutes les conséquences qui résultaient de la comparaison des arcs de méridien mesurés en divers pays se trouvent infirmées par l’inexactitude des observations premières, si l’observateur n’a pas tenu compte de cette cause de perturbation. Ces discordances locales, où l’on croyait reconnaître l’effet d’une déformation générale du globe, peuvent s’expliquer aussi bien par des variations inattendues dans l’intensité et la direction de la pesanteur.

Cette grande question de la forme du globe terrestre, le problème le plus élevé que comporte la géographie, n’est donc pas encore résolue après plus d’un siècle de travaux assidus. Les astronomes ont pensé plusieurs fois qu’ils avaient enfin obtenu des chiffres définitifs; mais les difficultés naissent à mesure que les méthodes d’observation s’améliorent et que les instrumens, en se perfectionnant, se prêtent à des études plus délicates. Les expériences qui se poursuivent encore à cette heure en Allemagne, en Angleterre, en France, donneront sans doute avant peu d’années des résultats plus complets; dès à présent, on peut admettre que notre planète n’est pas un globe parfait, et qu’il y a, soit dans sa forme, soit dans sa constitution géologique, des irrégularités partielles ou générales dont l’influence s’exerce sur toutes nos mesures géodésiques.


II.

Que la terre soit une sphère parfaite, comme le supposaient les anciens, ou un ellipsoïde de révolution autour de l’axe des pôles, ainsi que l’admettaient les astronomes du dernier siècle, ou bien encore un ellipsoïde à trois axes inégaux, suivant la théorie suggérée par les dernières observations, il n’en est pas moins certain qu’il est impossible de représenter fidèlement sur une feuille plane une portion un peu étendue du sol. La courbure de la surface ne permet pas de conserver sur un plan les véritables distances des lieux et l’étendue relative des diverses régions. La forme ou la grandeur des contrées se trouve nécessairement altérée sur les cartes géographiques. Les géomètres ont inventé un nombre infini de méthodes pour remédier à ce défaut et tracer le canevas des cartes, méthodes qui ont toutes quelques inconvéniens et des avantages qui leur sont propres. Ainsi, pour le planisphère en particulier, on peut employer la projection orthographique inventée par Hipparque, qui rétrécit les bords de la mappemonde et en élargit le milieu : elle est rarement appliquée par les géographes, quoiqu’elle fasse ressortir la rotondité du globe avec une vérité saisissante. Il y a encore la projection stéréographique non moins ancienne, et d’un usage plus général aujourd’hui, qui produit une déformation précisément contraire, et la projection homalographique, qui est due au géomètre Mollweide, et qui a obtenu dans ces dernières années un succès mérité, parce qu’elle renferme dans l’intérieur d’une seule ellipse l’ensemble de la terre, qui était autrefois séparé dans les deux cercles d’une mappemonde. Cette dernière méthode conserve, il est vrai, l’étendue relative des parties du globe, mais en produisant sur les bords de la carte une déformation très sensible à laquelle l’œil a peine à s’habituer. Le tracé du canevas des cartes géographiques est une question purement théorique, et qui intéresse surtout les mathématiciens. Il s’agit de choisir pour chaque région de la terre le tracé qui en altère le moins les formes et les dimensions. Pour la mappemonde, il est assez indifférent que les régions polaires n’aient pas leurs justes proportions, pourvu que les zones équatoriales et tempérées soient rendues avec fidélité. Pour les cartes moins étendues, une méthode de tracé avantageuse à la France ou à l’Angleterre peut être mal appropriée à la Russie. C’est ainsi que le dépôt de la guerre a fait choix pour la grande carte de France, qui s’achève en ce moment, d’une projection particulière qui ne pourrait être étendue aux états limitrophes sans quelques modifications.

Quelle que soit la projection adoptée, le tracé du canevas se borne à figurer sur la carte les méridiens et les parallèles qui en divisent la surface en quadrilatères curvilignes ou mixtilignes entre lesquels le géographe inscrira les villes, les montagnes, les routes et les fleuves, tous les accidens du sol, toutes les constructions faites de main d’homme, même les diverses cultures, et en particulier les bois, les prairies, les terres labourables. La place qu’occupent ces détails est proportionnée aux dimensions mêmes du cadre; mais en principe toutes ces indications doivent se retrouver sur les cartes à grande échelle, et les cartes à petite échelle, qui ne sont ou qui ne devraient être qu’une réduction des précédentes, conservent seulement les détails qui peuvent s’y introduire sans confusion. Les cartes à grande échelle sont donc l’expression la plus correcte de la géographie et la peinture la plus fidèle du territoire que nous habitons.

Au commencement de ce siècle, l’empereur Napoléon Ier, qui attachait une extrême importance à la topographie en raison des services qu’elle rend aux opérations militaires et stratégiques, résolut de faire exécuter une carte de la France à grande échelle. Il s’agissait de représenter fidèlement le sol de notre pays avec les moindres détails, comme le plan d’un jardin, et avec l’exactitude rigoureuse que permettent les observations astronomiques les plus délicates. On ne possédait alors, en fait de cartes à grande échelle, que celle des Cassini, œuvre remarquable à bien des égards pour l’époque à laquelle on l’avait pu terminer; mais, exécutée en grande partie au moyen d’anciens plans d’une authenticité douteuse, elle était insuffisante par les détails comme par l’ensemble; d’ailleurs elle avait vieilli, et n’indiquait plus qu’imparfaitement le tracé des voies de communication. On prenait déjà l’habitude d’exécuter de bons travaux topographiques. Il existait un corps d’ingénieurs géographes qui étaient attachés aux états-majors des armées en campagne pour lever le plan des contrées peu connues où nous conduisaient les hasards de la guerre. Pendant la paix, ces officiers pouvaient se livrer en France à des travaux de même nature, en y apportant le savoir et la ponctualité qu’exigeaient les besoins actuels. Ce projet, entravé d’abord par les événemens politiques, fut ajourné jusqu’en 1817, époque à laquelle le gouvernement, voulant faire étudier à l’avance les bases et le mode d’exécution d’une telle entreprise, en confia l’examen à une commission présidée par l’illustre Laplace, et composée de quatorze membres appartenant aux divers services publics qu’intéressait la description topographique du pays. Il fut décidé par cette commission que la nouvelle carte serait faite de toutes pièces, sans qu’on s’aidât en aucune manière des anciens plans ou dessins dont l’authenticité était contestable. L’arpentage des géomètres du cadastre, commencé depuis 1808 dans tous les départemens de l’empire, pouvait seul être utilisé comme moyen accessoire d’obtenir à moins de frais la planimétrie du terrain. Le canevas trigonométrique devait avoir pour base la grande méridienne mesurée par Delambre et Méchain entre Dunkerque et Barcelone; d’autres chaînes de triangles, déterminées avec le même soin et les mêmes garanties, seraient espacées de 200 kilomètres, tant du nord au sud que de l’est à l’ouest. C’était là la triangulation de premier ordre; puis les quadrilatères ainsi formés seraient remplis par une triangulation secondaire, exécutée avec des instrumens moins parfaits et plus expéditifs, et enfin ces triangles secondaires seraient divisés à leur tour en triangles de troisième ordre, qui seraient encore moins soignés, comme ayant moins d’étendue et d’importance, et qui donneraient des points de repère aux ingénieurs chargés des derniers détails du lever. Tout était étudié et calculé pour que chaque partie de l’opération eût un degré d’exactitude proportionné à son importance, et ainsi pour que les erreurs ne s’accumulassent pas d’un bout à l’autre de la France. La carte d’un grand pays doit être en effet une œuvre d’ensemble. Lorsqu’en Angleterre on voulut faire séparément la topographie de chaque comté, on reconnut bien vite que toutes ces feuilles isolées manquaient de symétrie, et qu’elles ne pouvaient être rapprochées l’une de l’autre sans présenter dans leurs parties communes des anomalies choquantes.

Les travaux de la carte de France, commencés en 1818, ont été poursuivis sans interruption depuis cette époque, d’abord par les ingénieurs-géographes seuls, puis, à partir de 1831, grâce au concours des officiers d’état-major avec lesquels les premiers se virent fusionnés. La triangulation du premier ordre, base primordiale de l’œuvre, fut terminée en 184b, après vingt-sept années de travaux. Le lever du terrain serait aujourd’hui complet, si l’on n’avait eu depuis 1860 à y comprendre les trois départemens annexés. Les premières feuilles gravées parurent en 1833, et les dernières ne seront probablement pas publiées avant sept ou huit ans. Il aura donc fallu plus de cinquante années pour exécuter la topographie complète de la France, quoiqu’il y ait eu souvent jusqu’à quatre-vingts officiers employés à ce travail[2].

La partie la plus importante et la plus délicate d’une carte géographique est la triangulation du premier ordre qui a pour but de fixer les positions relatives des points les plus éloignés. Il a été dit plus haut que, pour exécuter ce travail, on part d’une base mesurée à la surface du sol et qu’on s’avance de triangle en triangle, en mesurant seulement les angles, jusqu’à l’extrémité opposée du territoire, où l’on mesure une nouvelle base qui sert de vérification à l’exactitude de toutes les opérations intermédiaires. Cette manière d’opérer repose sur ce principe que l’on peut calculer tous les côtés d’un triangle lorsqu’on en connaît seulement un côté et deux angles. De plus, la somme des angles d’un triangle étant de 180°, il suffirait de mesurer deux angles pour en déduire le troisième; mais dans les réseaux géodésiques de grande étendue on a pris l’habitude de mesurer directement les trois angles de chaque triangle, afin d’avoir une première vérification qui permette d’apprécier la justesse des opérations. La géodésie a donc à mesurer des bases et des angles; quelques détails feront apprécier les difficultés qui se présentent dans la pratique.

L’exactitude de tout l’ensemble dépend de la précision avec laquelle la base a été mesurée, cette base étant la seule longueur déterminée par l’observation directe. Pour la méridienne française, Delambre et Méchain firent usage de quatre règles en platine qui sont encore conservées comme étalons au bureau des longitudes pour servir à la comparaison des règles géodésiques employées dans les travaux plus récens. Ces règles étaient posées bout à pout sur des supports le long de la ligne à mesurer; mais, comme la dilatation du métal en fait varier la longueur, il fallait regarder chaque fois le thermomètre et corriger en conséquence la longueur observée. Depuis, on a employé des règles formées de deux métaux différens, cuivre et fer, qui, se dilatant inégalement, constituent un véritable thermomètre métallique. Les Anglais ont essayé des tubes en verre, qui ont l’avantage de se dilater très peu. En France, l’état-major a dans ces dernières années adopté des règles en bois de sapin imprégnées d’huile bouillante et de vernis; elles ont quatre mètres de longueur et sont terminées par des languettes mobiles, afin d’éviter, au moment où l’on met deux règles successives en contact, les chocs et les mouvemens brusques qui pourraient déranger le système. Bien d’autres précautions sont nécessaires pour assurer le succès : il faut que l’horizontalité des règles soit parfaite; il faut éviter que les rayons du soleil les frappent directement. La mesure d’une base est un travail long et fastidieux, même quand on a trouvé un terrain favorable. S’il fallait maintenant recommencer une opération de cette nature dans un pays civilisé, le tracé des chemins de fer fournirait aisément de longs alignemens droits qui simplifieraient le travail. D’ailleurs on a reconnu que les bases peuvent être beaucoup plus courtes qu’on ne le supposait autrefois. Au commencement de ce siècle, les géographes français croyaient qu’il était indispensable de mesurer une longueur de 15 à 20 kilomètres; dans les travaux très récens exécutés en Espagne pour le lever de ce pays, on a reconnu qu’il suffit d’opérer sur 3,000 ou 4,000 mètres. Par compensation, l’exactitude est devenue plus grande. On se contentait d’une approximation d’un centimètre sur la longueur totale, et maintenant on détermine la longueur à un millimètre près. Pour faire comprendre à quelle précision on est arrivé, un seul exemple suffira. On eut dernièrement à mesurer en Espagne une base de 2,838 mètres au moyen d’une règle construite par M. Brunner. L’opération, faite d’abord dans un sens, fut ensuite recommencée en sens contraire; les deux résultats obtenus s’accordèrent à deux dixièmes de millimètre près. Cet accord vraiment merveilleux prouve combien les travaux géodésiques ont été perfectionnés depuis cinquante ans.

La mesure des angles, opération qui se présente le plus fréquemment dans les travaux géodésiques et astronomiques, a été poussée à un degré d’exactitude qu’il serait difficile de se figurer, de même qu’on ne peut guère concevoir, sans les avoir manœuvres soi-même, les précautions infiniment délicates qu’exigent les instrumens dont on fait usage pour cet objet. Ces instrumens consistent en une lunette, pour viser alternativement les deux directions dont on veut connaître l’angle, et en un cercle divisé, sur lequel on fit le nombre des degrés, minutes et secondes, à l’aide de plusieurs verniers[3] systématiquement espacés sur la circonférence. Tel était le principe du cercle répétiteur de Borda, qui, après avoir été longtemps employé par les géodètes, a été remplacé par le théodolite, appareil un peu différent, dont l’invention est due au physicien anglais Ramsden. Les ingénieurs anglais se servent encore d’un de ces intrumens construit par l’inventeur lui-même, et qui se trouve, après soixante-quinze ans de service, aussi bon que le premier jour; mais les théodolites de Ramsden sont d’une dimension colossale qui en rend l’usage et le transport incommodes. Ce fut un des principaux titres de gloire de notre compatriote Gambey d’avoir perfectionné cet appareil en le réduisant à des proportions plus appropriées au service extérieur. Les nombreux instrumens construits par Gambey ont beaucoup contribué aux progrès de la géodésie; la précision inouïe qu’ils conservent sous un volume restreint fait l’admiration de tous ceux qui en font usage et le désespoir des constructeurs modernes qui essaient de les imiter.

Les erreurs que l’on peut commettre en mesurant un angle sont de plusieurs sortes. D’abord se présente l’erreur du pointé. Quoique la lunette avec laquelle on vise porte à son foyer un réticule de fils très fins sur lesquels on amène l’image du signal, il est admis qu’avec un théodolite de dimension commune, dont la lunette grossit de vingt à trente fois les objets, le pointé ne peut se faire qu’à deux secondes près à droite ou à gauche de la vraie direction. En lisant sur le cercle divisé l’angle décrit entre les deux directions que l’on a visées, on commettra encore une erreur de 2 à 3 secondes. Enfin les divisions du cercle ne peuvent être parfaitement régulières; elles sont un peu plus grandes ou un peu plus petites qu’elles ne devraient être. L’amplitude de l’erreur qui en résulte dépend, on le conçoit, de la qualité de l’instrument que l’observateur a entre les mains, et dans les meilleurs théodolites de Gambey cette erreur peut encore s’élever à 5 secondes. En récapitulant ces trois causes d’erreur qui peuvent s’ajouter les unes aux autres, on voit qu’il serait impossible de mesurer directement un angle avec une approximation plus petite que 9 secondes. Ce degré de précision serait insuffisant pour les besoins de la géodésie, où les grandes triangulations doivent fournir des angles exacts à moins d’une seconde près. Les astronomes, qui ont dans leurs observatoires de grands cercles divisés de 2 mètres de diamètre avec des lunettes qui grossissent de deux cents à deux cent cinquante fois, arrivent aisément à une plus grande perfection; mais les instrumens gigantesques dont ils disposent ne pourraient être transportés tour à tour dans tous les observatoires provisoires d’un réseau géodésique. Il faut donc recourir à des méthodes détournées.

Borda, marin et astronome français du XVIIIe siècle, eut recours, pour remédier à ce défaut d’exactitude, à la méthode de répétition qui avait été inventée par un astronome allemand, Tobie Mayer, et il en fit la base de tous les instrumens géodésiques. Le principe de cette méthode est bien simple : quand on mesure un angle, on ne commet d’erreur qu’aux deux extrémités de cet angle, quelle qu’en soit la grandeur, en sorte que, s’il était possible de l’ajouter un grand nombre de fois à lui-même, la mesure de l’angle total ne serait ni plus ni moins exacte que celle de l’angle simple : on l’obtiendrait par exemple à 9 secondes près; mais, comme pour avoir l’angle simple, il faudrait diviser l’angle total par le nombre de fois qu’il a été répété, l’erreur serait divisée dans la même proportion, et ne serait plus que de 0,9 seconde, si l’angle a été répété dix fois. Cette méthode fut acceptée comme bonne pendant longtemps, et les ingénieurs géographes l’appliquèrent avec persévérance, malgré la monotonie fastidieuse des opérations qu’elle leur imposait[4]. On s’aperçut au bout de quelques années que la précision des mesures n’augmentait pas en proportion du temps que l’on y consacrait. Les erreurs que l’on commet sont les unes accidentelles, c’est-à-dire qu’elles influent tantôt en plus, tantôt en moins sur le résultat, et celles-là, la répétition les fait décroître indéfiniment; mais il y a d’autres erreurs, que l’on nomme systématiques, qui influent toujours en plus ou toujours en moins, et la répétition n’a pas le pouvoir de les corriger. Ces erreurs systématiques tiennent soit à l’instrument, soit à l’observateur lui-même. Par exemple, tel observateur, par aberration ou par mauvaise habitude de l’organe visuel, visera toujours un peu à gauche du signal réel.

Le désir d’échapper à ces erreurs systématiques a fait abandonner la méthode de répétition des angles dans la géodésie. On y a substitué la méthode de réitération, qui consiste simplement à recommencer dix fois ou cent fois, suivant la précision exigée, la mesure du même angle, en changeant un peu chaque fois la position du cercle divisé pour éviter l’influence des mêmes causes d’erreur. Ces procédés de répétition et de réitération, au moyen desquels l’ingénieur géographe corrige les erreurs qu’il commet, ne sont au fond que l’application rationnelle des principes dont chacun de nous se sert pour contrôler son propre travail. Toute œuvre matérielle que l’homme, servi par des organes imparfaits, veut entreprendre est entachée d’erreurs régulières ou accidentelles. Éliminer les unes en réitérant ou répétant les opérations, annuler les autres par l’emploi de méthodes ou d’instrumens convenables, ce sont des procédés pour ainsi dire instinctifs, que nous appliquons souvent sans en avoir conscience et sans nous en rendre compte. Les astronomes ont systématisé les principes d’observation. Ne pouvant s’affranchir de l’influence exercée par l’aberration des sens et par les vices des instrumens, ils ont étudié les lois qui régissent ces erreurs inévitables. C’est ainsi que l’astronomie et les sciences qui en dérivent sont arrivées à la plus exquise perfection.

Du reste, il est admis maintenant que la précision des mesures dépend surtout de l’étude approfondie que l’ingénieur géographe a faite de son appareil, et de la scrupuleuse sincérité qu’il apporte dans ses observations individuelles. L’œil, armé d’une lunette, est en réalité le plus parfait des sens; c’est un organe d’une subtilité merveilleuse qui dépasse peut-être en délicatesse la limite de nos besoins. Les mouvemens les plus faibles ne peuvent lui échapper. En veut-on des preuves? Il a été possible de mesurer par expérience la quantité dont un canon suspendu par ses deux bouts fléchit en son milieu. Il n’y a plus moyen de trouver l’immobilité dans la nature. L’astronome Bouguer, voulant un jour prendre pour repère une des lignes verticales du dôme du Val-de-Grâce, reconnut avec étonnement que ce dôme tourne, comme l’héliotrope, avec le soleil; il se déplace infiniment peu, il est vrai, mais cette rotation infinitésimale est appréciable. Que serait-ce de nos jours dans Paris avec la circulation croissante de nos lourds véhicules? On peut affirmer qu’il n’est pas au centre de la capitale un monument assez solide pour échapper aux agitations continuelles de la voie publique, assez ferme pour donner un point d’appui immuable aux appareils géodésiques. Aussi les hommes initiés à la délicatesse des opérations trigonométriques s’étonnèrent-ils quand, il y a quelques années, furent élevés en divers points de Paris de hauts échafaudages en charpente du sommet desquels on devait lever le plan de la ville. Il était aisé de prévoir que les trépidations du sol rendraient les mesures imparfaites.

Dans les campagnes, il est moins difficile d’organiser un observatoire où l’on puisse asseoir solidement le théodolite et faire des observations dignes de confiance. En général, les points que l’ingénieur choisit comme sommets de triangle sont situés au faîte d’une montagne, à une grande élévation, afin que la vue puisse porter au loin. L’installation se borne alors à consolider le sol, qui se trouve parfois trop mobile, et à dresser une espèce de cabane en charpente de 7 à 8 mètres de haut, qui sert à la fois d’abri à l’ingénieur et de signal pour reconnaître au loin cette station. Ces observatoires sont les meilleurs, parce que rien n’ébranle l’instrument; mais dans les pays très accidentés c’est souvent un séjour pénible, dangereux même pour l’opérateur que le sentiment du devoir et l’amour de la science y retiennent pendant plusieurs semaines. Qu’on se figure l’existence de ces officiers qui, dans les Alpes notamment, passaient quelques mois sous la tente à 2,500 et même à 3,000 mètres de hauteur, au milieu des torrens, des glaciers et des précipices[5] ! Dans les contrées où les montagnes sont peu élevées, où les arbres interceptent les rayons visuels, il est nécessaire d’édifier des échafoudages en charpente de 20 à 30 mètres de haut. Ces échafaudages sont quelquefois composés de deux parties s’emboîtant l’une dans l’autre sans se toucher. La première porte l’instrument, et l’autre les observateurs, qui peuvent circuler tout autour, monter et descendre sans que l’ébranlement produit par la marche se communique au théodolite. D’autres fois on s’établit sur un monument public, au sommet d’une tour d’église. Dans le tableau des coordonnées géographiques que reproduit chaque année l’Annuaire du bureau des longitudes, la position de chaque ville est déterminée par la longitude et la latitude du clocher qui a servi de signal pendant la triangulation. A Paris, quoique l’Observatoire soit le point de départ de toutes les longitudes françaises, c’est au sommet de la lanterne du Panthéon que fut placée la station géodésique. Il importait que la situation de tous ces observatoires temporaires fût soigneusement conservée, car on aura sans doute besoin par la suite de vérifier à nouveau une partie de la triangulation. Dans les villes, l’emplacement des signaux placés sur les édifices sera aisé à reconnaître tant que ces monumens resteront debout. Dans les campagnes, on a marqué le point où les signaux avaient été dressés par une borne en pierre à la surface supérieure de laquelle sont tracées deux lignes dont l’intersection correspond mathématiquement à la pointe du fil-à-plomb descendant de l’instrument. Au-dessous de ce même point, on a enfoui du charbon, substance inaltérable, qui servirait de repère au cas où la borne serait déplacée. En dépit de toutes ces précautions, on a reconnu, dans une occasion récente, où l’on eut besoin de rechercher les sommets des triangles primitifs, que les repères ont souvent disparu. Des clochers ont été déplacés ou démolis sans que les architectes aient pris soin d’en indiquer l’ancien emplacement; les bornes ont été arrachées par les agriculteurs dont elles gênaient les travaux. Le dépôt de la guerre dut prendre, sur les instances de l’Académie des sciences, de nouvelles mesures pour conserver à la surface du sol les traces du réseau géodésique.

Dans la triangulation de premier ordre, les sommets des triangles sont choisis de telle sorte que les côtés aient de 20 à 50 kilomètres de long. Cependant il semble démontré maintenant qu’on obtient plus d’exactitude en augmentant le nombre des triangles, dont l’étendue est ainsi diminuée. Quelquefois la disposition du terrain exige que les signaux soient bien plus espacés. Lorsque Biot et Arago prolongèrent la méridienne française jusqu’aux Baléares, ils formèrent entre la côte d’Espagne et les îles d’Iviça et de Formentera de grands triangles dont un côté mesurait plus de 160 kilomètres. Dans la triangulation anglaise, les signaux du mont Snowdon (pays de Galles) et du Bérule (île de Man) sont distans de plus de 120 kilomètres. Dans les contrées où l’atmosphère est généralement brumeuse, en Angleterre par exemple, il serait impossible de reconnaître à de telles distances un signal obscur, quand bien même on disposerait des lunettes les plus puissantes. On fait usage alors de l’héliostat, miroir tournant qui réfléchit les rayons du soleil dans la direction du point d’où l’observateur veut être aperçu. C’est au moyen du même instrument que l’on a pu relier les côtes d’Angleterre à celles de France et de Belgique en envoyant des rayons lumineux par-dessus la Manche ; mais la surface de la mer émet en toute saison des brouillards tels qu’il s’offre à peine dans un mois quelques heures d’atmosphère sereine dont l’ingénieur géographe puisse profiter. Confiné dans son observatoire pendant des journées entières, il attend patiemment que les nuages se dissipent, et il épie le moment où la brume donnera passage au rayon lumineux sur lequel il doit viser sa lunette.

Quels sont maintenant les résultats de ces opérations si longues et si délicates? La précision que l’on obtient est-elle en rapport avec les soins minutieux qui ont été pris? Quelques chiffres permettront d’en juger. Sur la chaîne de triangles qui s’étend de Brest à Strasbourg, on a mesuré trois bases : l’une d’elles étant seule nécessaire pour calculer la longueur des côtés de tous les triangles, les deux autres ont servi de vérification. Si, partant de la base de Melun, qui est au milieu du parallèle dont il s’agit, on chemine de sommet en sommet jusqu’à la base d’Ensisheim, en Alsace, on trouve que cette dernière doit avoir 19,044m 13; la mesure directe a donné 19,044m 40 : la différence n’est que la 70,535e partie de la longueur totale. En s’avançant de Melun vers Brest, la base de Plouescat, près du cap Finistère, a été trouvée par le calcul de 10,527m 16, et par la mesure directe de 10,527m 33; la différence n’est que la 61,924e partie de la longueur totale. Toutes les autres chaînes de triangles du réseau géodésique français ont été contrôlées de même par des bases de vérification, et ont donné un accord aussi satisfaisant. On croyait à cette époque qu’une telle approximation était suffisante; mais avec les méthodes et les instrumens perfectionnés qui ont été mis en usage depuis quelques années, il est permis d’exiger un accord plus parfait entre les résultats du calcul et ceux de l’observation directe. Aussi a-t-on déjà senti la nécessité de reprendre en beaucoup de points les mesures géodésiques terminées il y a vingt ans environ.

On connaît donc, à un mètre près, la longitude et la latitude de tous les points géographiques qui font partie de la triangulation principale. On sait au juste quelle position il faut donner sur la carte à Paris, Brest, Strasbourg, Bordeaux, Rhodez, enfin à deux ou trois cents localités éparses sur toute la surface du pays. Les intervalles entre ces points de premier ordre ont ensuite été remplis par la triangulation secondaire, qui exigeait moins de soin, parce que les distances étaient moins grandes, et que les erreurs d’observation ne pouvaient plus s’accumuler autant. L’excessive précision des mesures précédentes n’étant plus nécessaire, on a pu choisir des méthodes plus expéditives, répéter moins souvent les angles et faire usage d’instrumens plus portatifs. Il est à remarquer qu’on n’a trouvé dans toute l’étendue de la France qu’un très petit espace où la triangulation fût d’une exécution difficile : c’est la plaine très plate qui s’étend entre Meaux, Châlons et Reims. Comme il eût fallu élever des signaux d’une hauteur démesurée et d’un prix exorbitant, on a laissé là un vide qui est sans importance dans le réseau général. La triangulation de deuxième ordre a donné environ quatre cents points toujours très exacts, et de chacune de ces stations on a relevé enfin avec moins d’application et plus rapidement encore tous les clochers que l’on pouvait viser, tous les lieux remarquables qui, reportés sur la carte, servent de repère et de canevas pour le lever définitif des détails du terrain.

On s’étonnerait de l’extrême minutie de ces divers travaux, si l’on ne savait par expérience combien d’erreurs contiennent les cartes qui n’ont pas eu pour canevas un bon réseau trigonométrique. Il y a encore peu de pays qui aient été levés par des procédés géodésiques, et la plupart des cartes que nous avons entre les mains ont été dressées à l’aide de méthodes beaucoup moins parfaites. Lorsqu’il n’est pas indispensable d’obtenir une exactitude rigoureuse, on peut se contenter en effet de reporter sur le papier les localités importantes d’une contrée au moyen de la longitude et de la latitude telles que les fournit l’observation des astres. Les marins fixent par ce procédé la situation des ports de mer, des caps, des phares, des embouchures de rivière, des hautes montagnes, de tous les lieux en un mot qui attirent le plus directement l’attention du voyageur. En réalité, les cartes d’ensemble des continens et les planisphères ne sont pas établis sur d’autres données; mais ces observations, auxquelles il manque un contrôle commun, sont toujours douteuses. Le navigateur, perdu à la surface de l’Océan, peut bien se contenter d’indications approximatives, parce qu’une erreur de quelques kilomètres en plus ou en moins est insignifiante à ses yeux tant qu’il est en pleine mer, et que dans le voisinage des terres il rectifie sa position d’après l’aspect de la côte; on comprend qu’il n’en est plus ainsi sur la terre ferme, et qu’une erreur de 100 mètres sur la distance de Paris à Orléans ne laisserait pas d’avoir de l’importance. Ce n’est pas que les observations astronomiques ne soient excellentes lorsqu’elles se font avec des instrumens bien montés et qu’on a le temps de les prolonger suffisamment. La latitude, qui ne dépend que d’une mesure relativement facile, celle de la hauteur du soleil ou d’une étoile au-dessus de l’horizon, est en général assez exactement indiquée. Sur la longitude au contraire, les erreurs sont souvent graves. On a découvert récemment qu’il y a une erreur de 30 à 35 secondes, c’est-à-dire de 700 à 800 mètres, sur la longitude que toutes les cartes modernes assignent à Madrid par rapport au méridien de Paris.

Les horloges de deux villes, dont l’une est située plus à l’ouest que l’autre, ne marquent pas, on le sait, la même heure, et la différence d’heure est d’autant plus grande que ces deux villes sont plus éloignées dans le sens de la longitude. La marche des chemins de fer, réglée uniformément en France sur l’heure de Paris, a rendu ce phénomène très sensible; à la frontière rhénane, l’heure du chemin de fer français est à Wissembourg en retard de 27 minutes et à Kehl en retard de 32 minutes sur l’heure du chemin allemand. De même les horloges de Berlin avancent de 50 minutes sur celles de Paris, et celles de Saint-Pétersbourg de 1 heure 7 minutes sur celles de Berlin. Mesurer cette différence d’heure est une des méthodes que l’on emploie pour déterminer la longitude, et l’un des moyens les plus simples de la mettre en pratique consiste à transporter successivement en divers lieux une montre bien réglée. C’est ainsi qu’agissent les marins; ils ont d’habitude à bord de leur bâtiment deux chronomètres qui se contrôlent mutuellement et se suppléent en cas d’accident; mais, lorsqu’une grande précision est nécessaire, il faut des soins infinis. Aussi, quand on a voulu connaître par ce procédé la différence de longitude entre deux points éloignés et importans, on a dû faire de véritables expéditions chronométriques. Telle est celle que le gouvernement russe a fait exécuter en 1843 entre l’observatoire impérial de Poulkova, près de Saint-Pétersbourg, et l’observatoire danois d’Altona. On fit quinze voyages en transportant chaque fois soixante-huit chronomètres d’une station à l’autre.

On peut encore déterminer la longitude en observant de deux stations différentes l’heure à laquelle se produit un phénomène {{Tiret|cecéleste, tel qu’une éclipse, dont l’effet est instantané pour tous les lieux de la terre. Les éclipses des satellites de Jupiter fournissent d’utiles indications aux navigateurs ; mais les phénomènes de ce genre n’étant pas assez fréquens pour les usages de la géodésie, on y supplée au moyen de signaux artificiels, comme une fusée que l’on fait partir pendant la nuit entre deux observateurs qui pointent l’heure où elle leur est apparue. Cette méthode fut essayée en France en 1824 et 1825 par les ingénieurs géographes qui déterminèrent les longitudes sur le parallèle moyen et sur le parallèle de Paris à Brest. On en fit une autre application en 1825 entre les observatoires de Paris et de Greenwich. Aujourd’hui les fusées sont remplacées par des signaux télégraphiques. Il n’est pas, on le conçoit aisément, de procédé plus parfait que le télégraphe électrique pour produire des signaux instantanés en deux localités éloignées, fussent-e1les distantes de plusieurs centaines de kilomètres. C’est un système très expéditif et moins coûteux que la triangulation géodésique. Les Américains du nord n’ont pas employé d’autre méthode sur leur immense continent, et ils prétendent être arrivés à connaître la longitude aussi exactement que la latitude. En Europe, où les réseaux géodésiques étaient achevés en général avant que l’on eût songé à transmettre les signaux par l’électricité, la méthode télégraphique ne peut que vérifier les résultats déjà connus. En France, on en a déjà fait quelques applications ; mais les opérations entreprises en dehors des deux corps savans, le bureau des longitudes et le dépôt de la guerre, qui, conservent les saines traditions géodésiques, ne sont que des essais sans importance, plus propres à mettre en relief les avantages du système qu’à. contrôler systématiquement les calculs de l’ancienne triangulation.

Les ingénieurs disposent donc de plusieurs méthodes propres à contrôler les mesures de triangles qu’ils ont faites sur la surface du pays. La géodésie, qui fournit la longitude et la latitude de chaque signal, a encore l’avantage d’en donner l’altitude, c’est-à-dire l’élévation au-dessus du niveau moyen des mers. La hauteur des montagnes s’obtient ainsi avec autant de rigueur que par les nivellemens les plus délicats. Dans le lever de la carte des îles britanniques, la hauteur d’un des principaux sommets de l’Ecosse, le Ben-Macdui, fut trouvée par le calcul géodésique de 1,300m,16, et deux nivellemens opérés sur la même montagne, l’un de bas en haut et l’autre de haut en bas sur un autre versant donnèrent le même chiffre à 4 ou 5 centimètres, près. La mesure des altitudes est une des parties les plus importantes de la géographie, car il ne suffirait pas de dessiner sur le papier l’emplacement des villes, le tracé des routes, le cours des rivières ; il faut encore peindre les accidens du terrain et rendre sous une forme sensible à l’œil le creux des vallées et le soulèvement des montagnes. Les nivellemens à grande distance présentent au reste un autre intérêt : ils permettent de comparer le niveau relatif des différentes mers. On avait cru pendant longtemps que la Méditerranée est à quelques mètres plus haut que l’Océan. La triangulation de la carte de France a prouvé que ces deux mers, en les supposant dans un état de repos absolu, ne formeraient qu’une seule et même surface de niveau. Cette surface, que l’on suppose, par une conception idéale, prolongée sans interruption au-dessous du solde la France, est le repère auquel sont rapportées les altitudes de tous les autres points du territoire.

C’est après que la géodésie a fixé les coordonnées géographiques des points principaux du pays que commence le travail de la topographie proprement dite, d’abord la planimétrie, que l’ingénieur exécute en explorant le pays et dessinant à mesure sur le papier, puis le modelé du sol, qui, a pour but de représenter les pentes des montagnes et les ondulations des plaines. Ce travail, nécessairement moins parfait que la triangulation qui lui sert de canevas (les erreurs sont locales et ne peuvent s’ajouter), doit néanmoins donner une image du terrain aussi fidèle que possible. C’est sur le terrain même que se dessinent les cartes à grande échelle que nous avons entre les mains ; mais, pour rendre sur une feuille de dimension très restreinte l’infinie variété d’apparence du sol, il a fallu établir des signes conventionnels, une sorte de dessin figuré dont le sens n’est pas assez généralement connu pour que la lecture en soit toujours facile. Pour lire les cartes et y déchiffrer toutes les indications qu’elles contiennent, il faut une étude préliminaire et la connaissance des signes qui ont été employés par le topographe.


III.

Lorsqu’on examine les cartes anciennes, l’attention se porte d’abord Sur quelques bizarreries de dessin. Des monstres marins d’une forme fantastique nagent sur la surface blanche de la mer, de petits clochers figurent les villages ; les montagnes sont posées en perspective au milieu des plaines, avec des contours nets et bien arrêtés, comme si la nature ne procédait pas toujours par pentes douces et par gradations presque insensibles. On ne saurait mesurer sur ces cartes la largeur d’une vallée, fixer l’emplacement d’un col, ni tracer les limites du bassin d’une rivière. Les cartes topographiques étaient un tableau, une sorte de paysage ; elles sont devenues un plan géométrique aussi vrai dans les détails que le plan d’un édifice. C’est aux géographes français que revient surtout le mérite de cette transformation. Le principe posé étant que la carte doit être une figure semblable au terrain que l’on veut représenter, des instructions très minutieuses ont été rédigées par le dépôt de la guerre, et ont prescrit, pour tous les travaux qui s’exécutent dans cet établissement, la largeur à donner aux routes et aux chemins de communication de toute classe, le mode de représentation des villes et des villages, des châteaux et des fermes, les dessins conventionnels qui figurent les bois, les prairies, les rochers et les sables. La forme et la dimension des écritures à placer sur la carte ont été rigoureusement fixées suivant l’échelle et l’importance des objets. Les limites des états sont indiquées par d’autres traits que les limites des départemens. Grâce à ces conventions très claires et très nettes, on peut réunir sur une carte de petit format tous les traits saillans, tous les caractères distinctifs d’une grande étendue de terrain. Il importe seulement que celui qui consulte la carte ait la clé de ce système conventionnel.

C’est surtout par l’expression des formes du terrain que les cartes modernes diffèrent des cartes anciennes. Dans le système qui était autrefois en usage, les montagnes étaient figurées par de petites élévations de profil qui supposaient l’œil du spectateur dans le plan de la carte; la direction des chaînes était mal indiquée; les cols et les sommets se devinaient à peine. Les géographes du dernier siècle rendirent cette méthode plus expressive en changeant la position du centre de perspective d’où l’œil du spectateur est supposé regarder le tableau. Ils inventèrent la topographie à lumière oblique, où les montagnes sont dessinées avec un côté éclairé et l’autre dans l’ombre, et ils obtinrent des effets pittoresques des plus heureux par cette opposition de l’ombre et de la lumière.

Vers la même époque, Buache, géographe français, indiqua un procédé tout différent pour exprimer les ondulations du sol. Ayant à faire comprendre ses idées sur la topographie sous-marine du Pas-de-Calais, il imagina, dans un mémoire qui date de 1744, de tracer sur la carte la limite qu’occuperaient les eaux, si le niveau s’en abaissait de 10 toises, puis de 20, de 30 toises, etc. Il obtint par ce moyen des courbes horizontales très espacées lorsque le terrain était faiblement incliné, et très rapprochées au contraire lorsque la pente était rapide. Sur les continens, on peut obtenir le tracé de ces mêmes courbes en supposant que les eaux de l’Océan s’élèvent peu à peu au-dessus du niveau actuel. C’est en quelque sorte une représentation géométrique et mathématiquement exacte des ondulations du sol; aussi les ingénieurs civils et militaires lui ont-ils unanimement donné la préférence pour tous les plans topographiques où l’on trace les projets de routes, de canaux et de fortifications; mais les cartes dessinées d’après cette méthode ne conviendraient peut-être pas pour l’usage habituel.

A l’époque où l’on préparait les premières feuilles de la nouvelle carte de France, de graves discussions s’élevèrent au sujet du système qu’il convenait de suivre pour figurer le relief. Le soin de terminer le débat fut confié à une commission nommée en 1826 par le ministre de la guerre. Il fut décidé que les minutes des cartes, c’est-à-dire le travail fait sur le terrain, seraient toujours dessinées avec des courbes horizontales, mais que sur les cartes gravées, ces courbes disparaîtraient, et que l’intervalle qui les sépare serait rempli par des hachures dont l’espacement et la grosseur seraient gradués suivant l’inclinaison des pentes[6]. Tel est le système de représentation du sol qui a été mis en pratique pour le dessin de la carte de France qu’achève le dépôt de la guerre. Quoique la conception en soit rigoureusement exacte, on est forcé de reconnaître que cette méthode est trop conventionnelle, et contribue à rendre les cartes confuses. Il est permis de croire que, si la question était de nouveau soumise à la discussion, on accorderait la préférence à une méthode différente. L’éclairement du sol par lumière oblique, dont la commission de 1826 n’a pas voulu, a été adopté en pays étrangers, particulièrement en Suisse et dans les états sardes, ce qui donnerait à croire que ce procédé convient très bien aux pays de montagnes[7].

Il n’y a donc pas uniformité dans les méthodes que les géographes des divers pays emploient pour exprimer, par des signes conventionnels, les formes du terrain et les accidens du sol. L’uniformité n’existe pas davantage, on le sait, dans l’orthographe des noms que l’on inscrit sur les cartes. Combien de villes, de rivières, de montagnes, dont le nom varie d’une langue à l’autre? Pour n’en prendre qu’un exemple, le fleuve qui pour nous se nomme le Rhin est appelé par les Allemands Rhein, par les Anglais Rhine, par les Hollandais Rijn, par les Espagnols Rin, et par les Portugais Rhéno. Autant de peuples, autant de mots différens. Encore cette terminologie multiple s’expliquerait-elle lorsqu’il s’agit d’un cours d’eau qui appartient successivement à plusieurs puissances : on comprendrait même que chaque peuple se fît une orthographe à part pour les mots empruntés aux idiomes persans, arabes ou indiens qui ont un alphabet différent du nôtre ; mais ces bizarreries de la nomenclature géographique n’ont plus de raison d’être au sein de l’Europe entre des populations dont les rapports sont fréquens. Sans encourir le reproche de chercher à outrance la couleur locale, on peut désirer que Londres, Vienne, Cologne, reprennent sur nos cartes le nom qui leur est propre, et dans le discours la prononciation que les indigènes leur donnent. Il résulte des habitudes orthographiques actuelles que les cartes exotiques sont quelquefois indéchiffrables pour des lecteurs français.

Il y a aussi un désaccord regrettable entre les travaux topographiques des divers états en ce qui concerne l’échelle des cartes. On admet que le terrain ne peut être représenté avec assez de détails, si l’échelle n’est plus grande que le 100, 000e. Au-dessous de cette limite, on n’a plus que des cartes d’ensemble, des cartes chorographiques, qui sont utiles sans contredit lorsqu’on veut étudier la surface entière d’une contrée ou l’aspect général d’une province, mais qui ne peuvent contenir toutes les indications propres à faire apprécier la nature et la configuration du sol. En France, on a d’une façon absolue adopté les échelles décimales[8]. La surface entière de la France comprend deux cent soixante-huit feuilles, à l’échelle du 80,000e dont sept sont consacrées aux départemens récemment annexés, chaque feuille représentant une surface de 40 kilomètres de haut sur 64 kilomètres de large. L’ensemble de cette carte, si l’on en réunissait toutes les parties bout à bout, couvrirait un espace de 11 mètres sur 13 ; mais les feuilles sont faites pour être consultées isolément, pour être examinées de près, et non pour être réunies les unes aux autres.

Le cadastre français, qui fut une entreprise locale poursuivie avec les fonds que votaient chaque année les conseils-généraux des départemens, n’a rien eu de commun avec les travaux géodésiques. Il en résulte peu d’inconvéniens, car il n’importe guère que le plan d’ensemble du cadastre soit imparfait, pourvu que l’arpentage des parcelles soit juste et que le plan de chaque commune ne contienne pas d’erreur sensible. En Angleterre, ces deux opérations, topographier et lever des plans cadastraux, ont été confondues. Après de longues discussions et plusieurs enquêtes parlementaires, il fut décidé que la carte des îles britanniques serait publiée à trois échelles différentes : d’abord à l’échelle de 25 pouces par mille (soit au 2,500e environ), pour servir à l’établissement de l’impôt et à la délimitation des héritages, puis à l’échelle de 6 pouces par mille, pour les opérations militaires et les travaux publics, et enfin à l’échelle de 1 pouce par mille (c’est-à-dire au 63,360’), ce qui donne une véritable carte topographique dans des conditions analogues à la nôtre[9].

L’exécution de cette carte à triple échelle est confiée à une administration spéciale (ordnance survey office), sous l’habile direction d’un ingénieur, sir Henry James, qui, pour accélérer le travail sans en diminuer la précision, a su mettre en pratique d’heureux perfectionnemens. Il est de principe que les cartes-minutes dressées sur le terrain ne peuvent être amplifiées, parce qu’en élargissant le dessin on risquerait d’en altérer les proportions. Elles peuvent seulement être réduites à une échelle moindre, pourvu qu’à chaque réduction on supprime tous les détails trop minutieux qui surchargeraient une feuille de moindre étendue et y produiraient la confusion. Les minutes sont par conséquent levées à l’échelle cadastrale et subissent des réductions successives. Jusqu’à ce jour, les réductions d’échelle étaient faites au moyen du pantographe, instrument sûr, mais lent, dont les graveurs font un usage fréquent pour reproduire les dessins avec des dimensions variables. On s’est servi pour les cartes anglaises d’une méthode différente qui donne d’excellens résultats. — Voici, en résumé, la série complète des opérations. Après que la triangulation de troisième ordre a donné la position de tous les objets remarquables d’une contrée, clochers, arbres isolés, etc., des arpenteurs retournent sur le terrain pour relever avec la chaîne, qui est le plus simple des instrumens topographiques, les détails de tous ces petits triangles que forment les signaux géodésiques. Les distances, ainsi mesurées et inscrites sur un carnet, sont vérifiées par des procédés très simples, puis reportées sur le canevas que l’on a préparé. Le dessin en est fait à l’encre lithographique. On inscrit en même temps, avec des timbres préparés à l’avance, les indications qui se représentent le plus fréquemment, et tout ce travail est si simple qu’il peut être fait par de jeunes enfans. Il ne reste au dessinateur qu’à introduire les détails spéciaux qui réclament une main exercée. Ensuite la feuille est décalquée sur une plaque de 4nc, ce métal ayant sur les pierres lithographiques l’avantage du bon marché et de la légèreté. On en tire autant d’épreuves qu’il est nécessaire. Voilà donc le plan cadastral établi, lithographie et mis à la disposition de tous les propriétaires intéressés qui veulent l’acheter, ce qui est déjà une amélioration notable. Les feuilles du cadastre français n’ayant pas été reproduites par l’impression, on ne peut s’en procurer une copie qu’avec des frais assez considérables.

Pour passer du plan cadastral, qui est à l’échelle de 25 pouces par mille, à la carte topographique à l’échelle de 6 pouces, l’ordnance survey emploie les procédés de la photozincographie, application nouvelle de la photographie. Comme il eût été impossible de construire un objectif d’assez grand diamètre pour donner, sans déformation appréciable, l’image d’une grande planche, la feuille est divisée en petits rectangles qui viennent passer tour à tour, par une disposition ingénieuse, devant l’appareil photographique. L’image négative réduite que l’on obtient sur le collodion est reportée sur une plaque en zinc, puis sur une planche de cuivre, que le graveur burine à la manière habituelle. On a pensé que l’impression sur zinc donnerait des résultats imparfaits pour ces feuilles déjà surchargées de détails délicats, et que la touche moelleuse et fine des planches en cuivre pouvait seule produire des lignes nettement accentuées. Du reste, certains perfectionnemens accélèrent et simplifient le travail de la gravure. Ainsi les semis de points qui représentent les sables, les signes conventionnels qui indiquent les arbres, les rochers, sont exécutés avec une machine à style d’acier que peut manœuvrer un enfant, au lieu d’être fouillés par le graveur lui-même. Ces procédés expéditifs diminuent assurément le prix de revient du travail; mais il est à croire que la perfection y perd. On a remarqué en effet que les artistes qui s’adonnent spécialement à la gravure topographique acquièrent un sentiment instinctif des formes du terrain en vertu duquel ils rectifient bien des erreurs qui avaient échappé au géographe. La carte de 6 pouces par mille est à son tour réduite par la photographie pour donner l’échelle d’un pouce, après qu’on a eu soin d’y figurer les hachures qui simulent les ondulations du sol.

Un perfectionnement nouveau, non moins ingénieux et plus utile encore que les précédens, est la reproduction galvanoplastique des planches elles-mêmes. Les planches en cuivre de la carte de France, qui coûtent chacune, — lever, dessin et gravure, — de 40,000 à 50,000 francs, ne peuvent fournir qu’un nombre très limité d’épreuves, 2,000 ou 3,000 au plus; pour obtenir un nouveau tirage, il faudrait graver la feuille une seconde fois. Cet inconvénient, qui s’était fait sentir depuis longtemps non-seulement pour les cartes topographiques, mais aussi pour toute sorte de plans et de dessins gravés a été habilement surmonté en ces dernières années au moyen de l’électrotypie. Maintenant on peut, quand les planches sont encore neuves, en obtenir un fac-similé identique[10]. Les reproductions galvanoplastiques ont encore l’avantage de faciliter les corrections que l’on doit, d’année en année, faire subir aux planches pour que les feuilles de chaque nouveau tirage soient modifiées d’après les changemens survenus à la topographie du pays. Il est long et pénible, on le sait, de corriger une planche gravée en creux, tandis que les corrections se font très promptement sur le cliché en relief que l’on obtient du premier coup par l’immersion dans un bain galvanique. Pour toutes les cartes de grande valeur, pour les plans topographiques que font exécuter les gouvernemens européens, on en viendra à ne considérer la planche type, œuvre du graveur, que comme un étalon qui doit être conservé précieusement aux archives et d’où l’on tire successivement, à mesure que le besoin s’en fait sentir, autant de clichés qu’il est nécessaire. On peut espérer que ce perfectionnement amènera une réduction notable dans le prix des feuilles de ces cartes, qui est encore beaucoup trop élevé pour les usages habituels, quoiqu’elles soient vendues en général bien au-dessous de la valeur réelle. Il n’est pas à craindre d’ailleurs que ces reproductions successives altèrent en quoi que ce soit la pureté du dessin. Le dépôt de la guerre montrait à l’exposition universelle de 1855 deux épreuves d’une même carte, l’une tirée sur la planche-mère et l’autre sur la planche électro-typique, et l’observateur le plus attentif ne pouvait découvrir la plus légère différence entre ces deux spécimens.

Pour compléter l’énumération des perfectionnemens industriels introduits dans la fabrication des cartes, il faut dire quelques mots de la chromo-lithographie ou impression en couleur. Les teintes de diverses couleurs rentrent dans la classe des signes conventionnels dont il a été question plus haut. Elles ont été employées depuis longtemps sur les cartes vulgaires pour marquer les limites des états. On a été amené peu à peu à en faire un usage plus délicat et plus complexe. Ainsi les teintes servent à indiquer sur les cartes géologiques la nature variée des sols. Dans les pays montagneux, un coloris léger étalé sur les vallées fait ressortir plus nettement les ondulations du territoire. On commence même à introduire le dessin en couleur dans les œuvres topographiques les plus soignées, afin d’éviter que trop d’indications réunies dans un cadre restreint ne nuisent à la clarté. Il devient possible, grâce aux nuances, de diminuer la dimension des feuilles sans sacrifier des détails essentiels. La fabrication matérielle des cartes n’a pas fait en définitive moins de progrès que la science topographique proprement dite : il reste à examiner dans quelles limites ces perfectionnemens ont été appliqués.


IV.

La topographie fut dans l’origine une branche accessoire de l’art militaire. Pour combiner les mouvemens stratégiques d’une armée, choisir un champ de bataille favorable, apprécier les travaux de défense les plus propres à couvrir une frontière, le général doit connaître le terrain où il opère. Il faut qu’il soit renseigné sur la raideur des pentes, sur le tracé et la viabilité des routes ; il faut même qu’il sache quelles cultures recouvrent le sol. Les cartes furent donc tout d’abord dressées au point de vue de l’utilité qu’elles ont pour la guerre, et, conséquence naturelle, on crut longtemps qu’elles devaient être conservées secrètement comme les documens qui importent à la défense du territoire. Les cartes réduites, qui représentaient une grande contrée sur une feuille de médiocre étendue, ne pouvaient être établies que sur des observations astronomiques souvent imparfaites, et plus souvent encore sur des évaluations arbitraires qui ne méritaient aucune confiance. On a maintenant des idées moins exclusives sur l’utilité des études topographiques. Elles sont encore d’un usage fréquent à la guerre, et la preuve en est que dans presque tous les états de l’Europe les ingénieurs géographes appartiennent à l’armée; mais on a senti que les cartes doivent être livrées à la publicité pour le profit de toutes les classes de la société, pour l’ingénieur qui y étudie les projets de route, pour l’industriel qui fait construire une usine sur le cours d’une rivière, pour l’administrateur et le magistrat dont elles guident les investigations, et même pour le propriétaire terrien qui retrouve sur un plan cadastral les titres les plus clairs, et l’inventaire, en quelque sorte, de sa propriété. La topographie à grande échelle satisfait à tous ces besoins, et elle fournit encore, après que le dessin en a été réduit dans de justes proportions, le canevas mathématiquement exact des feuilles d’ensemble ou cartes réduites sur lesquelles nous étudions la configuration d’une province, d’un état ou même d’un continent tout entier. Il est à peine besoin de dire qu’il n’y a encore qu’une très petite portion de la surface terrestre qui soit décrite sur le papier avec la précision des méthodes géodésiques modernes; mais les progrès accomplis depuis cinquante ans sont déjà considérables et répondent aux besoins les plus pressans.

En France, la carte de l’état-major, dont les premiers travaux remontent à 1818, dont les premières feuilles gravées parurent en 1833, et qui, après avoir été poursuivie sans interruption pendant cette longue période, n’est pas encore achevée, — la carte de l’état-major n’est pas la seule œuvre topographique de notre pays. Des plans spéciaux, à l’échelle du 20,000e, représentent avec des détails plus complets les environs des villes importantes. La grande carte a aussi été réduite et copiée sous différentes formes par les départemens ou par les divers services publics, qui en ont extrait des plans mieux appropriés à leurs exigences particulières. Le dépôt de la guerre exécute lui-même une réduction au quart, c’est-à-dire à l’échelle du 320,000e, qui rentre dès lors dans la classe des cartes chorographiques. On trouve encore sur cette réduction le tracé des cours d’eau, les principales formes du terrain et toutes les indications locales qui ont pu prendre place, sans l’encombrer, sur une feuille de moindre format. enfin cette carte, déjà réduite au quart, sera encore réduite de façon à donner une carte géographique portative, où la rigueur du dessin et la multiplicité des détails seront proportionnés à la grandeur du format.

En même temps que s’accomplissait l’exploration topographique du territoire continental de la France, les officiers du corps d’état-major exécutaient, à la suite des armées, des travaux d’égale importance en divers pays. Pour l’Algérie, il n’y eut pendant longtemps que des cartes très imparfaites, dressées pour ainsi dire à vol d’oiseau. On a levé d’abord les environs des villes, puis on a entrepris de faire la topographie complète de cette colonie en s’appuyant sur des mesures géodésiques aussi rigoureuses que celles qui ont servi de base à la topographie de la France; la triangulation du premier ordre est déjà terminée. A la suite des expéditions de Chine et de Syrie, il a aussi été dressé des cartes du terrain occupé par les troupes. Ce ne sont, il est vrai, que des ébauches topographiques rédigées d’après les itinéraires que dessinent les officiers en parcourant le pays dans tous les sens. Ne pouvant exécuter une triangulation régulière, ils prenaient pour base quelques observations astronomiques; ils mesurent les hauteurs avec le baromètre, ils évaluent les distances d’après le temps employé pour les parcourir. Pour les cantons qu’ils ne peuvent visiter eux-mêmes, ils mettent en œuvre les renseignemens fournis par les habitans. Néanmoins ces reconnaissances militaires sont toujours précieuses pour la géographie et sont d’autant plus utiles qu’elles se font en général dans des contrées presque inconnues auparavant.

La triangulation géodésique de l’Angleterre, commencée en 1783, n’a été terminée qu’en 1858. Après de nombreux levers partiels qui sont devenus inutiles faute d’avoir été coordonnés et rapportés à un plan commun, après de longues hésitations quant à l’échelle qu’il convenait d’adopter, il a été décidé, comme on l’a dit plus haut, que des cartes cadastrales et topographiques à trois échelles différentes seraient publiées simultanément. Cette vaste entreprise exigera bien des années de travail. Quelques feuilles en sont déjà publiées. Quoique dessinées avec un certain luxe, il faut reconnaître qu’elles ne sont pas aussi satisfaisantes d’aspect que les cartes françaises. Il y a toujours dans la gravure quelque chose de dur et de heurté, et lorsque les couleurs y sont employées, en particulier dans les cartes géologiques, on y remarque une crudité de tons qui fatigue l’œil. Les Anglais poursuivent en outre des travaux topographiques considérables dans leurs colonies, et notamment aux Indes orientales. Après avoir exécuté dans cet immense empire une triangulation très étendue, et après avoir mesuré des arcs terrestres d’une grande amplitude, tant du nord au sud que de l’est à l’ouest, ils ont résolu de continuer leurs opérations géodésiques vers le nord, à travers le Turkestan chinois, jusqu’aux frontières des possessions russes. On ne pourra manquer d’obtenir ainsi d’importantes notions sur la géographie encore obscure de l’Asie centrale.

Les états qui composent le centre de l’Allemagne se sont entendus récemment pour entreprendre en commun des mesures géodésiques, afin d’étudier les irrégularités de forme du globe terrestre. Outre les conséquences purement théoriques qu’on pourra en tirer sur une question si souvent débattue, les observations nouvelles auront l’avantage de relier entre elles les triangulations de diverses contrées. On se propose de déterminer avec beaucoup de soin, par la méthode télégraphique, les longitudes des principales villes, Leipzig, Berlin, Prague, Vienne. Grâce aux travaux persévérans du général de Bayer, le territoire prussien est déjà couvert d’un réseau géodésique dont l’exécution ne laisse rien à désirer, et qui s’étend de la Silésie à la frontière rhénane. L’Autriche a aussi à peu près terminé sa triangulation; mais les ingénieurs de l’institut impérial et royal de géographie militaire ont reconnu qu’il était devenu nécessaire d’en recommencer certaines parties d’une exactitude douteuse, et ils ont senti surtout qu’il serait utile de contrôler leur travail en se reliant vers le midi au réseau italien, de même qu’ils se joignent vers le nord au réseau prussien. Les cartes topographiques que publient les gouvernemens de l’Allemagne seront ainsi rattachées les unes aux autres. Il est à regretter qu’elles soient dressées en général à des échelles différentes. La Prusse a dessiné au 80,000e les feuilles des provinces rhénanes, et au 100,000e les feuilles des provinces orientales; l’Autriche a adopté les échelles du 144,000e et du 288,000e, qui sont assurément trop petites pour des plans topographiques. Les états de moindre importance, le grand-duché de Bade, la Saxe, le Wurtemberg, qui n’avaient à explorer qu’un territoire restreint, ont, pour la plupart, fait choix d’une échelle plus grande, le 50,000e ou même le 25,000e, et ont, pour la même raison, terminé promptement leurs travaux. Les petites principautés ont presque toutes pris des arrangemens avec leurs puissans voisins pour que leur surface fût levée et publiée en même temps que celle des royaumes où ces principautés sont enclavées. Toutes ces cartes sont les unes achevées, les autres très avancées, et la topographie allemande sera complète d’ici à quelques années.

De tous les pays, c’est peut-être la Russie qui dans ces derniers temps s’est montrée le plus favorable aux travaux géodésiques. On doit ce résultat principalement au zèle et à l’habileté de quelques savans astronomes, parmi lesquels il est juste de citer spécialement M. le général de Schubert et M. de Struve, directeur de l’observatoire impérial de Poulkova. Mesure d’un arc de méridien de 25° 20’ entre Ismaïl, à l’embouchure du Danube, et Fugleuaes, à l’extrémité septentrionale de la presqu’île scandinave, nivellement des pays compris entre la Mer-Noire et la Mer-Caspienne, observations astronomiques nombreuses en Sibérie et au Caucase, expéditions chronométriques entre Poulkova, Altona et Greenwich, triangulation presque complète des provinces européennes et d’une partie du pays transcaucasien, tels sont les immenses travaux, d’une valeur scientifique incontestable, par lesquels se sont signalés les astronomes de l’empire des tsars. Quelque vastes que soient les possessions russes en Europe, la topographie en est déjà très avancée, et la publication de l’œuvre totale ne se fera pas beaucoup attendre. En même temps, la Société impériale de géographie de Saint-Pétersbourg coopère aux explorations topographiques, et fait lever une carte de la Sibérie orientale jusqu’à l’embouchure du fleuve Amour. L’Espagne, dont le sol montagneux présentait bien des difficultés, n’en est encore qu’à la géodésie. La Hollande a presque terminé sa carte, où les nivellemens sont l’objet d’un soin tout particulier, en raison de la nature presque plate du territoire, qui l’expose à de grandes inondations. Il faut encore citer la Suède, dont le réseau géodésique présente cette particularité intéressante, que l’une des bases fut mesurée en hiver sur la surface glacée d’un lac. En Italie, les anciens états sardes sont entièrement levés à l’échelle du 50,000e. La Lombardie et les provinces centrales l’ont été par le gouvernement autrichien au 86,400e. e royaume de Naples était resté seul en dehors de ces travaux; mais les études topographiques viennent d’être reprises par le gouvernement du roi Victor-Emmanuel sur toute l’étendue de la péninsule. La Belgique, qui s’était longtemps contentée de cartes particulières, vient aussi d’entreprendre sa carte officielle. En résumé, les deux tiers de l’Europe sont déjà représentés sur le papier, et dans quelques années la topographie aura terminé son œuvre sur ce continent. Dès à présent, la triangulation des états de l’Europe forme un canevas continu qui s’étend en hauteur, du nord au sud, sur 35 degrés de latitude, et en largeur, de l’est à l’ouest, sur 70 degrés de longitude. Ce n’est guère pourtant que la cinquantième partie de la surface totale du globe.

La topographie est, on le voit, presque exclusivement l’œuvre des gouvernemens, sauf un petit nombre de cas exceptionnels où les sociétés savantes ont pris une part directe dans ses travaux. La raison principale en est sans doute dans la dépense considérable qu’occasionnent la géodésie et le lever du terrain. On ne peut évaluer le prix de revient d’une bonne carte topographique à moins de 20 ou 30 francs par kilomètre carré, la dépense étant plus ou moins grande suivant la nature du sol. Les cartes détaillées sont d’ailleurs d’une utilité incontestable dans les pays civilisés pour les questions de propriété et de travaux publics; aussi aucune nation ne saurait-elle s’en passer. En dehors de ces œuvres officielles qui s’exécutent aujourd’hui chez toutes les nations européennes et dans leurs colonies, on n’a plus pour guides et pour renseignemens que les itinéraires des voyageurs, documens consciencieux sans doute, mais souvent imparfaits. Les hommes qui consacrent leurs loisirs et leur fortune à des voyages lointains ne possèdent pas toujours les connaissances indispensables à qui veut faire de bonnes observations astronomiques, ou ils n’ont pas entre les mains les instrumens nécessaires. Les trois quarts du monde habitable ne nous sont connus que par les récits des voyageurs. De là proviennent tant d’erreurs grossières qui se sont conservées sur les cartes géographiques. On s’en fera une assez juste idée en comparant une carte ancienne de l’Afrique avec celles plus récentes qui ont été rectifiées d’après les explorateurs modernes. Une critique judicieuse sait faire un choix entre les renseignemens topographiques qui lui sont offerts, et elle élimine ou signale comme douteuses les indications qui ne paraissent pas dignes de foi. C’est en cela, plus que dans la perfection du dessin, que consiste le mérite d’une bonne carte géographique[11].

Il n’a été question jusqu’ici que des cartes terrestres qui montrent la surface des continens; mais les océans ont aussi leur géographie. L’hydrographie, tel est le nom qui a été donné à cette étude, a pour but d’explorer et de représenter sur le papier la surface et les profondeurs de l’Océan, et en particulier les rivages de la mer. De même que la topographie terrestre a pour mission spéciale de faciliter l’exécution des travaux publics à faire sur le terrain solide, de même l’hydrographie est principalement destinée à guider les navigateurs. Elle signale à leur attention les roches sous-marines et les bas-fonds dangereux; elle leur trace la route à suivre pour entrer dans une rivière ou dans un port. Combinée avec la météorologie, elle s’occupe encore des vents et des courans qui contrarient ou facilitent la marche des bâtimens. Cette science fut en honneur dès les premiers temps de la navigation lointaine. Les anciens pilotes consignaient les observations qu’ils avaient recueillies sur des cartes qu’ils nommaient Flambeau de la mer, Routier de l’Océan, parce qu’en effet ces documens semblaient éclairer et jalonner en quelque sorte la course aventureuse des marins. Les études hydrographiques, auxquelles le développement de la marine commerciale a donné plus d’importance, sont devenues l’une des grandes préoccupations des nations maritimes, et ont été confiées à des ingénieurs spéciaux, savans modestes dont les travaux restent presque inconnus en dehors du petit nombre d’hommes qui en profitent directement.

Les cartes marines diffèrent beaucoup par l’aspect des cartes terrestres. Sur celles-ci, les continents occupent la plus grande place; sur les autres, c’est la surface des mers qui domine. Des accidens du sol, montagnes et vallées, il ne reste que ce que le marin peut apercevoir de la haute mer; le reste ne lui est d’aucun intérêt. Le système de projection est aussi différent, car on n’emploie pour les cartes à petite échelle que la projection de Mercator, qui élargit démesurément les contrées éloignées de l’équateur. Il ne s’agit plus de figurer la terre telle qu’elle est; l’objet principal est que la position du navire puisse être marquée chaque jour par sa longitude et sa latitude, et que le pilote voie immédiatement la route qu’il doit suivre. Sur les cartes à grande échelle que l’on dresse pour les côtes fréquentées, pour les îles et les archipels, en un mot pour toutes les portions de l’Océan où des détails spéciaux sont utiles, la forme des rivages est dessinée avec le plus grand soin, les roches isolées sont marquées à leur place précise, la profondeur des eaux est indiquée par de nombreuses cotes de sondage; enfin des vues de la côte en perspective complètent les indications dont le marin a besoin pour reconnaître où il se trouve et pour savoir où il doit se diriger.

Les états qui possèdent des marines puissantes ont senti qu’il ne suffisait pas d’explorer leurs propres rivages, et qu’il fallait encore lever le plan de tous les parages où les navires peuvent être poussés par les vents ou les courans. Ainsi on a fait l’hydrographie de tout le pourtour de la Méditerranée, même des côtes inhospitalières du Maroc, où l’on ne pouvait descendre à terre, ni faire une triangulation, ni mesurer une base. On supplée alors aux mesures directes par divers artifices : on évalue les distances en observant de loin la hauteur du mât d’un navire ou le temps que le son met à franchir l’intervalle entre deux stations. Dans les parages inconnus, l’hydrographe est souvent réduit à esquisser un croquis du terrain devant lequel le navire passe rapidement.

Ce fut après les événemens politiques de 1815 que l’hydrographie, comme la topographie terrestre, reçut une vigoureuse impulsion. Les cartes anciennes de nos côtes étaient fautives : les ingénieurs de la marine débutèrent donc par une reconnaissance minutieuse de toutes les côtes de France, et ce grand travail les occupa pendant près de trente ans. Pour faire apprécier l’exactitude et l’utilité des opérations hydrographiques, il suffira de dire que l’on découvrit pendant cette exploration un grand-nombre de bancs de sable et de roches sous-marines que les pilotes du pays ne connaissaient même pas. Les côtes de nos colonies ont ensuite été relevées avec le même soin. En Angleterre, l’amirauté a aussi consacré plusieurs navires et a dépensé des sommes considérables pour les reconnaissances hydrographiques de ses côtes et des rivages les plus fréquentés du globe. Aux États-Unis d’Amérique, le coast survey, sous l’habile direction du professeur Bâche, a exécuté des travaux importans. Possesseurs de rivages étendus sur le Pacifique et l’Atlantique, les Américains ont senti la nécessité d’une prompte exploration des rivières, des ports et des rades que leurs bâtimens de commerce parcourent sans cesse. Ils se sont mis à l’œuvre sur tous les points à la fois, dans les états du nord, en Californie et dans le golfe du Mexique : ils ont exécuté une foule de triangulations partielles qui se relient et se contrôlent mutuellement, et dont l’ensemble donnera plus tard, si les événemens politiques permettent que l’œuvre s’achève, les positions géographiques des principaux points de ce vaste continent. Le lever des côtes de l’Union américaine est commencé depuis 1832, et n’était encore qu’à moitié fait lorsque la guerre actuelle éclata, quoiqu’on ait mis en usage les méthodes les plus promptes et les procédés les plus expéditifs.

Malgré l’activité imprimée depuis cinquante ans aux travaux géodésiques et à l’exploration topographique de la surface terrestre, la planète que nous habitons est, on a pu s’en convaincre par cette étude, encore peu connue. En dehors de l’Europe et des colonies européennes, nous ne pouvons tracer sur le papier que les grands linéamens du terrain; la configuration du sol, la hauteur et la direction des montagnes ne sont que grossièrement représentées sur les cartes. Quelques portions centrales des continens restent même encore en blanc. Ces lacunes se comblent de jour en jour; mais les travaux topographiques entraînent des lenteurs telles qu’il n’est pas permis d’entrevoir encore l’achèvement de cette entreprise immense, — la mesure et la représentation du globe terrestre. Les travaux de nos topographes modernes sont-ils au moins définitifs, ou bien deviendra-t-il nécessaire de recommencer dans un avenir plus ou moins proche la carte de France de l’état-major, de même qu’on a recommencé la carte de Cassini? Il n’y a pas de doute que les méthodes et les instrumens, en se perfectionnant progressivement, permettront d’atteindre une exactitude plus grande. On ne se contente plus aujourd’hui des approximations qui suffisaient à Delambre et à Méchain au commencement de ce siècle. Il est question déjà de réviser les longitudes au moyen de signaux électriques. On a reconnu que les hauteurs, sauf celles des points géodésiques, n’étaient pas assez bien fixées, et l’on a entrepris un nivellement général du territoire, qui est déjà terminé sur les grandes voies de communication et s’étendra plus tard sur toute la surface du pays. Les cartes seront refaites peu à peu et maintenues au niveau des besoins de l’époque.

Ce qu’il y a peut-être de plus regrettable à cette heure, c’est l’isolement dans lequel se renferment la plupart des nations qui contribuent aux opérations de ce genre. Autant de pays, autant de mesures différentes, autant d’échelles et de conventions variables pour les cartes. Cependant la géodésie ne peut être une entreprise locale ; elle franchit aisément les frontières, et gagne en précision en même temps qu’en étendue. La coordination des travaux topographiques exécutés par les divers états dépend en partie de l’uniformité des poids et des mesures, question que la géodésie elle-même a essayé de résoudre, et qui est des plus graves pour les progrès de la science, pour l’extension du commerce et de l’industrie. Le système décimal des mesures, des poids et des monnaies, dont l’existence légale en France remonte déjà loin, n’a encore été accepté que par quelques nations européennes, la Belgique, la Hollande, la Suisse et l’Italie, et par des états nouveaux de l’Amérique du Sud, qui l’ont en partie modifié et accommodé à leurs usages locaux. On attribue volontiers à des préjugés nationaux le retard que mettent les autres nations à s’approprier le système métrique. Cette opinion peut avoir quelque fondement ; mais les préjugés et même les habitudes ne sont pas le seul obstacle à la généralisation de nos mesures décimales. La géodésie nous a fait voir qu’il y a un certain degré d’arbitraire dans l’évaluation primitive de l’unité de longueur métrique. Enfin une nouvelle théorie vient d’apparaître, qui considère les forces physiques comme des manifestations variées d’un seul et unique pouvoir[12]. À ce titre, les unités de temps, de longueur, de force, de chaleur, de lumière, d’électricité, sont connexes, et doivent s’enchaîner l’une à l’autre au moyen de certains nombres appelés coefficiens ou équivalens, que l’observation fera connaître. Nous avons pris dans la nature l’unité de longueur ; d’autres, y prenant l’unité de force, créeront un système de mesures différent du nôtre et cependant aussi naturel. Par malheur, la détermination des équivalens physiques est un problème trop complexe et trop délicat pour que la solution en soit prochaine. Il faut, pour le moment, que nous nous contentions de poids et de mesures arbitrairement fixés. Malgré ses imperfections, notre système décimal peut donc encore réclamer la suprématie, et tous ceux qui s’intéressent au progrès des sciences géographiques doivent faire des vœux pour qu’il se propage, car on comprend aisément quelle force elles puiseraient dans une meilleure coordination des travaux si délicats et si variés qui leur servent de base.

H. Blerzy.
  1. Dans la géodésie, tout est français, les méthodes et les instrumens. L’unité de mesure universellement adoptée par les savans de toutes les nations, sauf en Angleterre, est la toise du Pérou, qui a conservé ce nom depuis que Bouguer et La Condamine l’employèrent à la mesure d’un méridien terrestre dans l’Amérique du Sud.
  2. Il serait difficile de se rendre compte des frais de l’opération, car il y est pourvu sur divers chapitres du budget de l’état. A raison de 40,000 ou 50,000 francs par feuille, on peut évaluer que la dépense totale est de 10 ou 12 millions; mais il est certain qu’elle a déjà été largement compensée par les économies réalisées sur les avant-projets des voies de communication. Les ingénieurs chargés de l’étude d’une route, d’un canal, d’un chemin de fer, trouvent sur ces feuilles les renseignemens et les indications qu’il leur faudrait relever sur le terrain pour chaque entreprise particulière.
  3. Sorte de micromètre ou instrument de réduction ainsi nommé du nom de l’inventeur.
  4. Certains angles de la grande triangulation française ont été répétés des milliers de fois.
  5. Dans l’œuvre collective d’un corps savant, il est difficile de discerner la part individuelle de tous ceux qui ont coopéré aux travaux. Cependant il n’est que juste de citer, parmi tant d’officiers du corps d’état-major qui ont été employés à la carte de France, M. Brousseaud, dont les observations géodésiques sur le parallèle moyen de Cordouan à Belley se distinguent par une originalité et une précision remarquables, M. Bonne, inventeur du système de figuré du terrain qui est encore en usage, MM. Corabœuf, Henry, Peytier, etc., qui ont consacré presque toute leur carrière à la géodésie.
  6. Pour que des pentes égales dessinées par des mains différentes sur deux feuilles séparées fussent toujours exprimées par des teintes uniformes et des hachures de même force, on adopta l’échelle des teintes proposée par le colonel Bonne.
  7. On peut citer notamment, parmi les travaux exécutés suivant cette méthode, la carte de Suisse dressée par le bureau topographique fédéral sous la direction scientifique du général Dufour. Des effets de lumière en blanc marquent avec une grande netteté le sommet des montagnes, et si l’on combine ce système avec des teintes bistrées étendues sur le creux des vallées, on peut obtenir quelquefois un effet de relief surprenant. En France même, bien des ingénieurs conservent encore, malgré ses défauts, l’ancienne carte de Cassini, parce que le figuré du terrain y ressort d’une façon plus saisissante que sur la carte nouvelle.
  8. Le cadastre est au 1,000e ; les plans spéciaux d’une ville, d’une place forte, se font au 2,000e ou au 2,500e ; pour la carte de l’état-major, les levers ont été faits dans l’origine au 10,000e, puis au 20,000e et enfin au 40,000e ; les feuilles gravées, réduites d’après les minutes, sont au 80,000e. On s’accorde à reconnaître que cette dimension est bien suffisante pour les usages habituels, pour les travaux publics et pour les opérations militaires.
  9. Il a été reconnu qu’il était avantageux de posséder de bonnes cartes à l’échelle cadastrale, avec des indications complètes sur les pentes du terrain et tous les accidens du sol, parce que les ingénieurs sont alors dispensés de lever les plans spéciaux dont ils ont besoin pour les travaux de drainage, de mines, de fortifications, etc. Par malheur, le gouvernement anglais ne s’est décidé à entreprendre le plan cadastral de tout le royaume qu’en 1862, à une époque où la plus grande partie du territoire était déjà levée à l’échelle de six pouces, ou même seulement d’un pouce par mille. Tous les travaux topographiques exécutés plus anciennement devront être recommencés, et l’opération entière, dont la dépense est évaluée à 35 millions de francs, ne peut durer moins d’une vingtaine d’années, quelque activité que déploient les ingénieurs géographes, et quelque régulières que soient les allocations budgétaires. Il n’est pas hors de propos de rappeler que le comité d’enquête, dont le rapport a provoqué l’adoption de cette mesure, s’exprimait ainsi à l’occasion de la dépense qu’il prévoyait : « Si considérable que soit le prix de revient d’une carte cadastrale, les avantages en sont si grands pour le pays que c’est un judicieux emploi de la fortune publique. »
  10. On vient d’essayer en France un procédé plus simple et moins dispendieux qui permet de multiplier presque indéfiniment l’impression sans user la planche. Il consiste à aciérer la surface gravée, c’est-à-dire à la recouvrir par la galvanoplastie d’une couche d’acier, ou plus probablement de fer, qui est si faible que les traits les plus fins de la gravure n’en sont pas altérés. Les planches en cuivre qui ont subi cette préparation ont autant de durée que les planches en acier, et conservent néanmoins le ton et le moelleux qui font que l’on préfère pour les œuvres d’art la gravure sur cuivre à la gravure sur acier.
  11. Il ne manque pas en France, en Angleterre, en Allemagne, d’éditeurs instruits, qui soumettent à un contrôle rigoureux les renseignemens inscrits sur les feuilles qu’ils publient, et qui rectifient les anciennes erreurs à mesure que les découvertes nouvelles se produisent. Par malheur, ce travail, dont les résultats sont en quelque sorte latens, ne frappe pas les yeux et peut passer inaperçu. Aussi voyons-nous fréquemment des cartes défectueuses, grossièrement reproduites d’après des documens anciens, obtenir autant de succès que celles dont le dessin a été soumis à une critique scrupuleuse-
  12. Voyez la Revue du 1er mai 1863.