Les Chansons de Bilitis, suivies de Chansons modernes/Les Chansons de Bilitis/168

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Slatkine reprints (p. 207-209).


NOTE IV[1].


Comme j’insistais pour savoir s’il travaillait à quelque nouveau chef-d’œuvre, il m’offrit un régal inespéré : la lecture de quelques pages de lui inédites, quelques petites poèmes en prose, analogues aux Chansons de Bilitis, mais modernes ceux-là. Ce sont, comme leurs aînées, de frêles merveilles de grâce et de vie. J’y perçus la lassitude de jeunes danseuses, le trouble de deux amants, qui, du haut d’un balcon, voyant à leurs pieds la mort, rêvent, hésitent, et sur leurs lèvres cueillent la vie. Puis le frisson d’une nuit d’amour.

À ce propos, je vous conterai une toute petite chose.

Le maître lisait lui-même, de sa voix douce et musicale, les petites chansons aux phrases ailées. Deux déjà m’avaient tenue sous leur charme, et la troisième frissonnait entre ses doigts, quand hésitant, il s’arrêta :

« Pas très convenable ! » murmura-t-il. Et comme en digne fille d’Eve je lui assurais qu’elle me conviendrait infiniment, il me tendit en souriant les feuillets où s’allongeait en lignes mauves, son écriture ronde et nette… et s’en fût ranger quelques livres.

Ce n’est presque rien, n’est-ce pas, ce tout petit geste ? Eh bien ! ne trouvez-vous pas, comme moi, que dans sa délicatesse charmante, il en dit long sur son auteur ?

Je savourai donc le petit poème, miniature de grâce et de volupté. Et j’aurais voulu feuilleter encore, feuilleter toujours, lire l’œuvre entière. Le souvenir que j’en ai gardé m’en donne comme la nostalgie.

Sincèrement, je crois pouvoir vous promettre en elle une œuvre aussi belle que la précédente, plus précieuse encore, peut-être, puisqu’au lieu d’évoquer le passé, elle fixera notre présent, préparant ainsi un document littéraire unique aux érudits des siècles futurs. Et j’éprouve une fierté joyeuse à l’annoncer à mes lectrices.

De l’admiration où me plongeaient ces petites Chansons modernes nous en vînmes naturellement à parler du style du maître. Il attribue en majeure partie cette face de son talent à la grande pratique du vers.

« Pendant des années, me dit-il, je ne laissais pas passer un seul jour sans écrire au moins quelques vers. »

L’habitude du langage des dieux donne en effet au style un rythme particulier, propre à atteindre la perfection que M. Pierre Louÿs propose en ces termes :

« La phrase est, comme les vers, un langage scandé. Une page bien écrite est celle dont on ne saurait enlever une syllabe sans fausser la mesure de la phrase. »

Rien n’est plus exact, et son style impeccable en est la preuve la plus concluante.

Mais quel dommage de ne pas le voir donner plus souvent leur essor aux multiples chefs-d’œuvre qui dorment dans ses tiroirs !

Je le lui fis remarquer, respectueusement d’abord, puis avec un peu plus d’insistance … Mais tandis qu’avec toute la ténacité dont je suis capable, je m’efforçais d’être convaincante, il esquissa un sourire si jeune et d’une si parfaite insouciance que je restais à court d’arguments : « Je n’ai pas plaisir à être imprimé. » Et voilà !

Sa joie consiste à créer la beauté, sans aucune hâte à la dévoiler …

  1. Récit d’une entrevue publié en avril 1914 par une rédactrice de La Gazette. On y remarquera que P. L. préparait déjà une édition des Chansons Modernes