Les Chansons des trains et des gares/Le rémouleur

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Édition de la Revue blanche (p. 201-205).
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LE RÉMOULEUR


                        — Kx, Kx, Kx, Kx,
                        Kz, Kz, Kz, Kz, —
                Et, penché sur la roue de pierre,
Le brave rémouleur aiguise les couteaux,
                        Les ciseaux,
Et autres instruments ou d’acier ou de fer :

                Jenny, jeune et chaste ouvrière,
Suivez le sage avis de votre pauvre mère ;
Des vieux messieurs, ornés de manteaux de fourrure,
                Repoussez, enfant calme et fière,

                Repoussez cadeaux et parures,
                        Et l’offre
                D’une promenade en voiture, —
                Même si, à couper l’étoffe
                        Trop dure,
                Vos ciseaux se sont émoussés, —
                        Repoussez,
Repoussez les tentateurs subtils, et restez pure :
                Le bon rémouleur va passer,
                Qui vos ciseaux peut repasser.

                Mais hâte-toi, hâte-toi, rémouleur,
        Car les Dubois te mandaient tout à l’heure.
                — Les Dubois, ce soir, n’ont-ils pas,
Pour quelque anniversaire un dîner de gala ? —
                Or, un chacun reconnaît, certe,
Que Madame Dubois sait, d’une main experte,
                Découper gigot ou canard ;
(Monsieur Dubois, échanson jovial, remplit les coupes,
        Mais c’est toujours Madame qui découpe ;)
                Découper comme elle est un art :
                Que l’on soit sept, ou bien dix-sept,

                Elle taille à chacun sa part,
        Négligemment, au bout de sa fourchette !
                Seulement, pour ce faire, il faut,
                Un couteau qui coupe, et non pas
                Un couteau qui ne coupe pas :
                Et justement le beau couteau,
(Celui du beau service, de la corbeille de mariage),
                Fait l’admiration des gens
                Avec son manche en vieil argent, —
                Mais il n’en coupe pas davantage ;
                Il faut affiler son tranchant,
                Allons, rémouleur, à l’ouvrage !…

Et cependant, vaillant artisan, je devine
Que tu t’attristeras à ce couteau banal,
                Toi, dont le ruban colonial
        Si noblement décore la poitrine :
                Oui, ton cœur de guerrier se cabre,
À ne fourbir, hélas ! que des armes de paix ;
                Ah ! des baïonnettes, des sabres !…
                On a beau n’en parler jamais,
Il y pense toujours, le rémouleur français :

                        Lorraine, Alsace…
        Mais il suffit, passons — et toi, repasse !
                Puis un jour vint, jour regrettable,
                Où le simple couteau de table
                        Ou de cuisine,
Dont l’honnête rémouleur, pour quelques centimes,
Avait, inconscient, fait tranchante la lame,
                Dans le sein d’une vieille dame,
Fut plongé soudain par une main assassine :

                Et le rémouleur, depuis lors,
Répugne à toute lame, instrument de la mort ;
        Avec le même sifflement sourd,
        Près des squares ou dans les cours,
        Sa roue pourtant tourne toujours.
                — Kz, Kz, Kz, Kz, —

        Et des nourrices sont autour :

        Car s’il tourne toujours la roue,
C’est pour que les bébés que portent les nounous,
                Cédant au bruit qui les incite, —

                Kz, kz, kz, kz,
                Kx, kx, kx, kx, —
        Se décident, sans hésiter,
                — Vite, allons, vite ! —
À satisfaire à la nécessité de leurs petites
                Nécessités.