Les Chansons des trains et des gares/Nocturne

La bibliothèque libre.
Édition de la Revue blanche (p. 25-27).


NOCTURNE


La petite gare est endormie,
Endormis,
Les tableaux enchanteurs de Hugo d’Alesi,
Et l’appareil ingénieux
Qui, tout le jour, distribua
Ou bien d’excellents chocolats
Ou des bonbons délicieux : —
En la petite gare endormie,
Seulement tinte le timbre grêle,
Et rappelle
Que va passer l’express de minuit et demi.


Et cependant solitaire, au quai de la voie
Numéro trois,
L’imprévoyante grosse Madame
Attend le train, sans que l’un voie
Nulle angoisse troubler son âme :
Pourtant, ô Madame, voyons,
Où mettra-t-on, où mettra-t-on,
Tous les filets, tous les cartons,
Qui encombrent,
Dans la nuit sombre,
Qui encombrent autour de vous le macadam ?

Et vous-même, il vous faut un peu de place, dame !

Le train paraît ; vous bondissez,
— Pressez ! pressez ! —
Combien dures ces portières !
Les veilleuses, les yeux baissés,
Sournoises, cachent leur lumière ;
Enfin, voici qu’après des efforts insensés,
Le compartiment s’est ouvert :

Ah ! pauvre !

C’est un rugissement de fauves ;
Sur les banquettes, dans les ténèbres
Où des pieds agitent leur plante,
Des peaux de bêtes effrayantes
Se retournent et se soulèvent, —
Des peaux rayées comme des tigres ou des zèbres, —
Peut-être simples couvertures,
Mais, vraiment, on n’en est pas sûr !…

Et tandis que s’impatiente
Le timbre grêle,
La grosse dame parmi les fauves suppliante,
— Telle
Une dompteuse chez Bidel, —
Invoque en un suprême appel,
Avec ses paquets et ses caisses,
La vieille,
La vieille galanterie française.