Les Chansons des trains et des gares/Sur le tapis

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Édition de la Revue blanche (p. 81-85).


SUR LE TAPIS


Que ce luxe m’impressionna
Du tapis moelleux et grenat,
Dont toute la chambre était tendue,
Où j’attendais votre venue !

Car le poète que je suis
Est de ceux, crottés, qui essuient,
Mélancoliques, leurs souliers,
Sous l’œil torve des concierges, dans les escaliers…

Tapis partout,
Tapis jusqu’où ? —

(Tapis jusque-là même, peut-être ?) —
Hélas ! hélas ! n’est-il pas fou,
Sans le sou,
Qui vous aime, pauvre poëte !…

En de tels décors de féerie,
Mon âme s’attriste, et s’humilie.
Et n’ose :
Ah ! que dirait, toi que voilà,

Que dirait, en te voyant là,
Foulant ce grand tapis grenat,
Tante Rosa,
Et tante Rose ?

Tante Rosa et tante Rose, dont
Le salon
Symbolisait pourtant jadis pour toi (tu penses !)
Le confortable et l’élégance, —
Avec les beaux cadres dorés,
Surtout le cadre ovale où brillait le portrait,

En sous-officier
De lanciers,
Le portrait de l’oncle Fulgence…

Et devant chaque fauteuil, et chaque chaise,
Un petit rond, ou un petit carré d’étoffe beige,
Avec de la broderie dessus,
Tapis comme l’on n’en voit plus,
Minuscules,
Mais si mignons et si cossus,
Que, même sans grande éducation, on aurait eu
Scrupule,
On aurait eu scrupule, bien sûr,
Rien qu’à les effleurer du bout de sa chaussure.

Faut-il enfin que je répète
Les splendeurs de cette carpette,
Qu’un tapissier subtil avait orné des traits
Du lion, terreur des forêts ?
Sur les bons lions des tapis.
Les simples petits chats viennent faire pipi ;
Et pourtant si,

Si quelque jour, où on le secouait par la fenêtre,
Si, las d’être battu par la bonne à tout faire,
Le fier monarque du désert,
Si le lion s’était enfui, dangereuse bête…)

Et moi, je songe à tout cela,
Les yeux fixés sur le tapis grenat.

Je songe aussi qu’au baccalauréat, —
Une des fois où je ne fus
Pas reçu, —
Je regardais un grand tapis, de même,
L’interrogeant, anxieux, pour le théorème,
— D’ailleurs l’avais-je jamais su ? —
Dont je ne me souvenais plus…
Tapis grenat, celle que j’aime
Va venir :
De quels mots la charmer, une phrase, un poème ?…
Dans l’angoisse d’un trouble extrême.
Dis-moi, tapis, que lui faudra-t-il dire ?

Mais le calme tapis grenat
(Les tapis bien souvent restent sourds aux demandes),

Le tapis ne me répond pas.

Heureusement de la guirlande,
Qui, luxuriante, resplendissait en son milieu,
J’ai vu, sous les pleurs de mes yeux,
J’ai vu germer, si blanche, une rose éclatante :

La belle rose je cueillis,
Et fi,
Fi maintenant d’une timidité morose :
Humble neveu de tante Rosa, de tante Rose,

Quand on est poète et Français,
On sait
Ouvrir les cœurs en offrant une rose.