Les Chansons des trains et des gares/Touchante attention de M. Durand

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Édition de la Revue blanche (p. 139-143).


TOUCHANTE ATTENTION DE
M. DURAND


        Il est certain que le couple Durand
Aurait, par dessus tout, désiré des enfants.
                Et que nul cercle de famille
        N’eût applaudi par de plus joyeux cris,
                À l’apparition d’un fils,
                À la naissance d’une fille :
Des jumeaux même eussent été les bien accueillis ;
                Mais c’est toujours ce qui arrive
                Sur notre passagère rive :
                Quand on en veut, on n’en a pas

                Plus on en veut moins on en a, —
        Ainsi, de nous, la nature se gausse ;
                Il en est de ces gosses-là
                Comme de pas mal d’autres choses.

                Mais ne nous attendrissons pas.

                Les Durand, selon la coutume,
                Reportaient leur affection
Sur des bêtes de différente dimension,
                Chiens, chats, oisons, ou bien poissons,
                    Et poil, et plume ;

Mais caniche fidèle ou perroquet jaseur,
                Poisson rouge, chat angora,
                        Tout ça,
                Tout ça ne remplit pas le cœur :

                Comme il était vide, si grand,
                Le cœur de Madame Durand !

        Monsieur Durand s’efforçait bien, bonne âme,
Par mille riens, mille cadeaux ingénieux,
De ramener un peu de gaîté dans les yeux,
        Les chers yeux de sa tendre femme !

                Il l’emmenait au concert Lamoureux,
Souper au cabaret comme deux amoureux,
                Voir Séverin, l’excellent mime,
                Et la Dame de chez Maxim ;
Il lui donnait des fleurs, des bijoux, tant et plus, —
                Et je passe, bien entendu.
                Sur les prévenances plus intimes : —
                            Temps perdu,
Madame Durand ne s’éjouissait que pour la frime…

C’est surtout quand la pauvre dame avait été
Prendre chez quelque amie une tasse de thé,
                Qu’elle revenait abattue ;
                            La vue
                D’un frêle essaim de jeunes filles,
Papillonnant autour des mères de famille,

                La transperçait de mille traits :
                Pour offrir le rhum, et le lait,
                        Avec
                L’assiette de gâteaux secs,
Avoir aussi une petite demoiselle…
                Et elle rentrait, triste à crier,
                En songeant, hélas ! que chez elle,
Nulle enfant ne viendrait tendre le sucrier…

                Un jour, à l’heure où l’on servait
                        Le café,
        Monsieur Durand, jovial, dit : — Qui a fait
Une bonne surprise à sa poupoule en sucre ! —
        Sans hésiter : — C’est le coco en or ! —
Répondit Madame Durand ; car, bien qu’ils fussent
                Mariés depuis plus d’un lustre.
De ces termes d’amour ils se servaient encor.

Et là-dessus, l’aimable époux sort de sa poche
Une langouste ; la langouste s’approche
De Madame Durand, étonnée et ravie ;

                Puis admirablement dressé,
        — À coup sûr, Monsieur Durand sait
Ce que dut lui coûter cette plaisanterie,
(Mais que ne fait-on pour une épouse chérie ?) —
                Très gentiment, le crustacé
Vint déposer, au fond de la tasse servie,
                Un morceau de sucre cassé,
Qu’il avait, de sa patte, adroitement pincé,
                Sans en paraître embarrassé,

Comme s’il n’eût jamais fait que cela de sa vie…