Les Chasseurs d’abeilles/03

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Roy & Geffroy (p. 22-31).


III

LE CALLI


Autant l’inconnu semblait avoir mis d’hésitation à offrir un abri à don Pedro de Luna et à sa fille, — et nous savons dans quels termes cette offre avait à la fin été faite, — autant, dès qu’il eut pris son parti, il se montra pressé de quitter la partie de la forêt où s’était passée la scène que nous avons rapportée dans notre précédent chapitre. Ses yeux erraient continuellement autour de lui avec une inquiétude qu’il ne se donnait pas la peine de déguiser, tournant la tête du côté du monticule, comme s’il se fût attendu à voir surgir tout à coup au sommet de cette colline quelque effroyable apparition.

Dans l’état où se trouvait la jeune fille, la réveiller eût été commettre une grave imprudence qui aurait sérieusement compromis sa santé ; sur les indications données d’une voix sèche par l’inconnu, les peones de don Pedro et l’haciendero lui-même se hâtèrent de couper des branches d’arbres, afin de confectionner un brancard qu’ils couvrirent de feuilles sèches par-dessus lesquelles ils étendirent leurs zarapés, dont ils se dépouillèrent afin de former à leur jeune maîtresse une couche moins dure.

Lorsque ces préparatifs furent terminés, la jeune fille fut soulevée avec la plus grande précaution et placée doucement sur le brancard.

Des trois hommes qui accompagnaient don Pedro, deux étaient des peones ou domestiques indiens ; le troisième était le capataz de l’hacienda.

Ce capataz était un individu de cinq pieds huit pouces environ, aux épaules larges et aux jambes arquées par l’habitude d’être à cheval ; il était d’une maigreur extraordinaire ; mais on pouvait avec raison dire de lui qu’il n’était que muscles et nerfs ; sa vigueur était extraordinaire ; cet homme, âgé de quarante-cinq ans environ, se nommait Luciano Pedralva et était dévoué corps et âme à son maître, que sa famille servait sans interruption depuis près de deux siècles.

Ses traits, brunis par les intempéries des saisons, bien que vulgaires, avaient cependant une expression d’intelligence et de finesse à laquelle ses yeux noirs et bien ouverts imprimaient un cachet d’énergie et d’audace peu communes ; don Pedro de Luna avait la plus grande confiance en cet homme, qu’il considérait plutôt comme un ami que comme un serviteur.

Lorsque la jeune fille eut été déposée sur le brancard, les peones le soulevèrent, tandis que don Pedro et le capataz se placèrent l’un à droite et l’autre à gauche de la malade, afin de veiller sur elle et de la garantir des branches d’arbres et des lianes.

Sur un signe muet de l’inconnu, qui était remonté à cheval, la petite troupe se mit lentement en marche.

Au lieu de rentrer dans la forêt, l’inconnu continua de s’avancer vers le monticule dont bientôt on atteignit le pied ; un étroit sentier serpentait le long de ses lianes par une pente assez douce. La petite troupe s’y engagea sans hésiter.

Ils montèrent ainsi pendant quelques minutes, suivant à une longueur de dix ou quinze mètres l’inconnu qui marchait seul en avant. Soudain, arrivé à un angle du chemin derrière lequel le guide avait déjà disparu, un sifflement tellement aigu s’éleva dans l’air que les Mexicains tressaillirent et s’arrêtèrent malgré eux, ne sachant s’ils devaient avancer ou reculer.

— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura don Pedro avec inquiétude.

— Sans doute quelque trahison, répondit le capataz en jetant autour de lui un regard investigateur.

Mais tout était calme autour d’eux ; rien en apparence n’était changé dans le paysage, qui paraissait toujours aussi solitaire.

Cependant, à peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées que plusieurs sifflements semblables au premier qu’ils avaient entendu, mais beaucoup plus éloignés, s’élevèrent dans différentes directions à la fois, répondant évidemment au signal qui leur avait été fait.

En ce moment, l’inconnu reparut ; son visage était en proie à une vive émotion.

— C’est vous qui l’avez voulu, dit-il, je me lave les mains de ce qui arrivera.

— Dites au moins quel péril nous menace ? répondit don Pedro avec agitation.

— Eh ! fit-il d’un ton de colère sourde, le sais-je moi-même ? D’ailleurs, à quoi cela vous avancerait-il de le savoir ? en seriez-vous moins perdu pour cela ? Vous avez refusé de me croire. Maintenant priez Dieu qu’il vous aide, car jamais danger plus terrible ne vous a menacé que celui qui en ce moment est suspendu sur votre tête !

— Pourquoi ces perpétuelles réticences ? Soyez franc ; nous sommes des hommes, vive Dios ! et, quelque grand que soit ce péril, nous saurons bravement l’affronter.

— Vous êtes fou : un homme en vaut-il cent ? vous succomberez, vous dis-je ? Mais vous n’avez de reproches à adresser qu’à vous-même, c’est vous qui vous êtes obstiné à braver le Chat-Tigre dans sa tanière.

— Oh ! s’écria l’haciendero avec un frisson de terreur, quel nom avez-vous prononcé là ?

— Celui de l’homme entre les mains duquel vous êtes en ce moment.

— Eh quoi ! le Chat-Tigre, ce redoutable bandit, dont les crimes sans nombre épouvantent le pays depuis si longtemps, cet homme qui semble doué d’un pouvoir diabolique pour l’accomplissement des forfaits odieux dont il se souille sans cesse, ce monstre est près d’ici.

— Oui, et, je vous en avertis, soyez prudent, car peut-être il vous entend en ce moment même, bien qu’invisible à vos yeux et aux miens.

— Que m’importe ! s’écria avec énergie don Pedro ; maintenant que mon mauvais destin m’a fait tomber au pouvoir de ce démon, je n’ai plus de ménagements à garder, car cet homme est sans pitié, et ma vie ne m’appartient déjà plus.

— Qu’en savez-vous, señor don Pedro de Luna ? répondit une voix railleuse.

L’haciendero tressaillit et fit un pas en arrière en poussant un cri étouffé. Le Chat-Tigre, bondissant avec l’agilité de l’animal dont il portait le nom, avait sauté du sommet d’une roche élevée qui surplombait le sentier à quelque distance, et était venu tomber légèrement à deux pas de lui.

Il y eut un instant d’un silence terrible. Les deux hommes placés ainsi face à face, les regards étincelants et les lèvres crispées par la colère, s’examinaient avec une ardente curiosité.

C’était la première fois que l’haciendero voyait le terrible partisan dont la sanglante renommée s’étendait jusque dans les bourgades les plus ignorées du pays, et qui depuis trente ans promenait la terreur sur les frontières mexicaines.

Nous donnerons en quelques mots le portrait de cet homme appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Le Chat-Tigre était une espèce de colosse de près de six pieds ; ses épaules larges et ses membres sur lesquels se dessinaient des muscles d’une rigidité marmoréenne, montraient que, bien que depuis longtemps il eût dépassé le milieu de la vie, sa vigueur était encore dans toute son intégrité ; ses longs cheveux blancs comme les neiges du Coatepec tombaient en désordre sur ses épaules et se mêlaient à sa barbe aux reflets argentés qui couvrait sa poitrine, son front était large et ouvert ; il avait le regard de l’aigle sous des sourcils de lion ; toute sa personne offrait, en un mot, le type complet de l’homme du désert, grand, fort, majestueux et implacable ; bien que son teint flétri par les intempéries des saisons eût acquis presque la couleur de la brique, il était cependant facile de reconnaître aux lignes pures et accentuées de son visage que cet homme appartenait à la race blanche.

Son costume tenait le milieu entre celui des Mexicains et des Peaux-Rouges, c’est-à-dire que, bien qu’il portât le zarapé, ses mitasses en deux parties, cousus avec des cheveux attachés de place en place, et ses moksens de couleurs différentes brodés en piquants de porc-épic et garnis de verroteries et de grelots, témoignaient de sa préférence pour les Indiens, dont au reste il semblait avoir entièrement adopté les coutumes et le genre de vie.

Un large couteau à scalper, une hachette, un sac de plomb et une poire à poudre étaient pendus à une ceinture de cuir fauve qui lui serrait étroitement les flancs.

Détail singulier chez un Blanc, une plume d’aigle à tête blanche était plantée au-dessus de son oreille droite, comme si cet homme affichait la prétention d’être le chef d’une tribu indienne.


Immédiatement une éblouissante lumière jaillit de l’intérieur du souterrain.

Enfin il tenait à la main un magnifique rifle américain damasquiné et ciselé en argent avec le plus grand soin.

Voilà quel était au physique l’homme auquel chasseurs blancs et Peaux-Rouges avaient donné le nom de Chat-Tigre, nom que si sa renommée n’était pas fausse et si seulement la moitié des faits que l’on rapportait sur lui étaient vrais, il méritait à tous égards.

Cependant nous nous abstiendrons, quant à présent, de nous appesantir sur le caractère de cet être étrange ; les scènes qui suivront le feront, nous en sommes persuadé, suffisamment connaître.

Bien que frappé de surprise par l’apparition aussi subite qu’inattendue du redoutable partisan, don Pedro de Lima ne tarda pas cependant à reprendre toute sa présence d’esprit.

— Vous paraissez me connaître beaucoup mieux que je ne vous connais moi-même, répondit-il froidement ; pourtant, si la moitié des choses que j’ai entendu rapporter de vous sont vraies, je ne dois, m’attendre de votre part qu’à des procédés semblables à ceux dont vous usez envers les malheureux qui tombent entre vos mains.

Le Chat-Tigre sourit avec ironie.

— Et ces procédés, vous ne les redoutez pas ? demanda-t-il avec sarcasme.

— Pour moi personnellement, non, répondit don Pedro avec dédain.

— Mais, reprit le partisan en jetant un regard de côté à la dame blessée, pour cette jeune fille ?

L’haciendero tressaillit, une pâleur livide couvrit soudain son visage.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, répondit-il, pour l’honneur de l’humanité je veux le croire : les Apaches eux-mêmes, si féroces, sentent leur rage s’éteindre devant la faiblesse d’une femme.

— N’ai-je pas parmi les habitants des villes la réputation d’être plus farouche que les Peaux-Rouges et même les bêtes fauves ? fit-il avec sarcasme.

— Finissons-en, reprit avec hauteur don Pedro de Lima : puisque j’ai été assez fou, malgré des avertissements réitérés, pour venir me livrer entre vos mains, disposez de moi comme bon vous semblera, mais délivrez-moi de la torture de subir votre conversation.

Le Chat-Tigre fronça le sourcil ; il frappa avec violence la crosse de son rifle sur le sol en murmurant quelques paroles inintelligibles ; mais, par un effort de volonté extrême, ses traits reprirent presque instantanément leur impassibilité habituelle ; toute trace d’émotion disparut de sa voix et ce fut du ton le plus calme qu’il répondit :

— En commençant avec vous cette conversation dont vous semblez si peu vous soucier, caballero, je vous ai dit : « Qu’en savez-vous ? »

— Eh bien ? fit l’haciendero surpris et dominé malgré lui par le changement, étrange de son redoutable interlocuteur.

— Eh bien ! reprit celui-ci, je vous répète cette phrase, non pas, comme vous pourriez le supposer, pour vous narguer, mais simplement pour avoir votre opinion franche sur moi.

— Cette opinion vous importe peu, j’imagine.

— Plus peut-être que vous ne le supposez : mais laissons cela et veuillez me répondre.

L’haciendero demeura un instant silencieux. Le Chat-Tigre, les yeux fixés sur lui, l’examinait attentivement.

Quant au chasseur qui presque malgré lui avait consenti à servir de guide à don Pedro de Luna, son étonnement était extrême ; croyant connaître à fond le caractère du partisan, il ne comprenait rien à cette scène et il se demandait intérieurement à quelle horrible tragédie aboutirait cette feinte mansuétude du Chat-Tigre

Don Pedro, lui, jugeait tout autrement des sentiments du bandit : à tort ou à raison, il croyait avoir saisi un accent de sincérité triste dans le ton dont celui-ci lui avait en dernier lieu adressé la parole.

— Puisque vous le voulez absolument, lui dit-il, soit, je vous répondrai franchement ; je crois que votre cœur n’est pas aussi cruel qu’il vous plaît de le faire supposer, et je suppose que cette conviction que vous en avez intérieurement vous rend extrêmement malheureux, car, malgré tous les actes odieux qu’on vous reproche, il en est d’horribles qui vous sont venus à la pensée, et devant l’exécution desquels vous avez reculé, malgré l’impitoyable férocité qu’on vous prête.

Le Chat-Tigre fit un geste.

Ne m’interrompez pas ! continua vivement l’haciendero. Je sais que je marche sur un terrain brûlant : mais vous avez exigé que je vous parle avec franchise ; bon gré mal gré vous m’entendrez jusqu’au bout ! La plupart des hommes sont les artisans de leur bonne ou mauvaise fortune en ce monde ; vous n’avez pas échappé au sort commun. Doué d’un caractère énergique, de passions vives, au lieu de chercher à dompter ces passions, vous vous êtes laissé dominer par elles, et, de chute en chute, vous êtes parvenu au point où aujourd’hui vous en êtes réduit, et pourtant tout bon sentiment n’est pas mort en vous.

Un sourire de mépris erra sur les lèvres du vieux bandit.

— Ne souriez pas, continua l’haciendero, la question que vous m’avez faite en est une preuve : menant au fond d’un désert la vie d’un sauvage pillard haïssant la société qui vous a renié, vous tenez cependant à connaître l’opinion que cette société a de vous. Pour quelle raison ? je vous le dirai : c’est que à votre insu peut-être, ce sentiment de justice que Dieu a déposé au fond du cœur de tous les hommes se révolte en vous contre cette réprobation universelle qui pèse sur votre nom, vous avez honte de vous-même ! L’homme qui en arrive là, si criminel qu’il soit, est bien près du repentir, car cette voix qui parle ainsi dans son cœur, c’est le remords qui s’éveille.

Le Chat-Tigre, bien que don Pedro se fût tu depuis quelques instants déjà, semblait encore prêter l’oreille à ses paroles, mais tout à coup, relevant orgueilleusement la tête, il promena un regard railleur sur les personnes qui l’entouraient et éclata d’un rire sec et nerveux qu’on ne peut comparer qu’à celui que Goethe prête à Méphistophélès.

Ce rire fit mal à l’haciendero, qui comprit que les mauvais instincts du partisan avaient repris le dessus sur les bonnes pensées qui, un instant, avaient semblé vouloir germer en lui.

Au bout d’un instant le visage du Chat-Tigre reprit sa gravité marmoréenne.

— Bien ! s’écria-t-il d’un ton de faux enjouement auquel ne se trompa nullement don Pedro ; je m’attendais à un sermon, je vois que je ne me suis pas trompé ! Eh bien ! au risque de déchoir dans votre opinion ou, pour être plus vrai, de vous donner un grain d’orgueil en vous laissant supposer que vous avez raison de me juger comme vous l’avez fait, je veux que vous et les vôtres rentriez dans votre hacienda de las Norias de San-Antonio, non seulement sans avoir perdu un cheveu, mais encore après avoir été bien traités par moi. Cette détermination vous étonne, n’est-il pas vrai ? vous étiez loin de vous y attendre.

— Nullement, j’ai toujours pensé qu’il en serait ainsi.

— Ah ! fit-il avec étonnement : ainsi, si je vous offrais l’hospitalité dans mon calli, vous accepteriez ?

— Pourquoi non, si cette offre était sérieuse ?

— Alors, venez sans crainte : je vous donne ma parole que vous et ceux qui vous accompagnent vous n’aurez à redouter de moi aucune insulte.

— Soit ! fit don Pedro, je vous suis.

Mais l’inconnu avait, avec une anxiété croissante, suivi les péripéties singulières de cette conversation. En ce moment il s’élança brusquement en avant et, étendant les bras vers l’haciendero :

— Arrêtez ! sur votre tête, s’écria-t-il d’une voix que l’émotion intérieure qu’il éprouvait faisait trembler malgré lui. Arrêtez ! ne vous laissez pas tromper par la feinte bienveillance de cet homme, il vous tend un piège : son offre cache une trahison.

Le Chat-Tigre redressa sa haute taille et, lançant au jeune homme un regard dédaigneux :

— Tu divagues, garçon, répondit-il avec un accent empreint d’une majesté suprême, cet homme ne court aucun danger en se fiant à moi : s’il existe au monde beaucoup de choses que je ne respecte pas, il en est une au moins que toujours j’ai respectée et que je n’ai pas souffert qu’on mit en doute, c’est ma parole ; cette parole, je l’ai donnée a ce caballero : allons ! livre-nous passage, la jeune femme que tu as si à propos secourue n’est pas complètement sauvée encore, son état réclame des soins que tu serais impuissant à lui donner.

L’inconnu tressaillit ; un sombre éclair jaillit de son œil bleu, sa bouche souriait comme pour une réponse ; cependant il demeura muet, fit quelques pas en arrière et baissa la tête avec un mouvement de colère concentrée.

— D’ailleurs, continua imperturbablement le partisan, quelle que soit la force dont tu disposes dans d’autres parties du désert, tu sais qu’ici je suis tout-puissant et que ma volonté fait loi : laisse-moi donc agir à ma guise, sans me contraindre à employer des moyens qui me répugnent, je n’aurais qu’à faire un geste pour dompter ton fol orgueil.

— Bon ! répondit le jeune homme d’une voix sourde, je sais que je ne puis rien ; mais prenez garde à la façon dont vous traiterez ces étrangers, qui se sont placés sous ma protection, car je saurais prendre ma revanche.

— Oui, oui, fit le Chat-Tigre avec mélancolie, je sais que tu n’hésiterais pas à te venger même de moi, si tu croyais avoir des motifs de le faire, mais peu m’importe ; quant à présent, je suis le maître.

— Je vous suivrai jusque dans votre repaire, ne croyez pas que je laisse ainsi ces étrangers entre vos mains.

— Soit, je ne m’oppose pas à ce que tu nous accompagnes, loin de là, j’aurais été fâché qu’il en fût autrement.

L’inconnu sourit avec dédain, mais il ne répondit pas.

— Venez, reprit le Chat-Tigre en s’adressant à l’haciendero.

La caravane se remit à gravir le monticule sur les traces du vieux partisan, auprès duquel marchait d’un air sombre leur premier guide.

Le Chat-Tigre, après quelques tours et détours dans le sentier de plus en plus abrupt que les Mexicains ne gravissaient qu’avec une certaine difficulté, se tourna vers l’haciendero et, s’adressant à lui du ton le plus dégagé :

— Je vous prie de m’excuser de vous guider par d’aussi mauvais chemins, dit-il ; malheureusement ce sont les seuls qui conduisent à ma demeure ; du reste, nous approchons, et dans quelques minutes nous serons arrivés.

— Mais je ne vois aucune trace d’habitation, répondit don Pedro, dont le regard interrogeait vainement le paysage dans toutes les directions.

— C’est vrai, fit le Chat-Tigre en souriant, cependant nous sommes à peine à cent pas du but de notre voyage, et je vous certifie que l’endroit où je vous mène contiendrait facilement dix fois plus d’individus que nous ne sommes eu ce moment.

— À moins que cette demeure ne soit un souterrain, ce que je ne saurais supposer, je ne vois pas trop où elle pourrait se trouver.

— Vous avez presque deviné : j’habite non pas un souterrain dans la véritable acception du mot, mais du moins une retraite placée au-dessous du sol ; bien peu y sont entrés qui comme vous en seront sortis sains et saufs.

— Tant pis, répondit nettement l’haciendero, tant pis pour eux et surtout pour vous ! Le Chat-Tigre fronça les sourcils, mais se remettant aussitôt :

— Tenez, dit-il en reprenant le ton léger et insouciant qu’il affectait depuis quelques minutes, je vais faire cesser ce mystère ; écoutez, ceci est assez intéressant : lorsque les Aztèques sortirent de l’Aztlan, c’est-à-dire de la terre des Hérons, pour conquérir l’Anahuac, ou pays entre les eaux, leur pérégrination fut longue, elle dura plusieurs siècles ; parfois, pris de découragement pendant cette longue course, ils s’arrêtaient, fondaient des villes dans lesquelles ils s’installaient comme s’ils ne devaient plus s’éloigner du lieu qu’ils avaient choisi, ou bien, dans le but peut-être de laisser derrière eux des traces ineffaçables de leur passage à travers les contrées désertes qu’ils traversaient, ils construisaient des pyramides : de là les ruines nombreuses qui jonchent le sol du Mexique et les teocalis que de loin en loin on rencontre, derniers et mornes vestiges d’un monde disparu. Ces teocalis, bâtis dans des conditions de solidité incroyable, loin de s’émietter sous la toute-puissante étreinte du temps, ont fini par former corps avec le sol qui les supporte, et cela si complètement, que souvent on a peine à les reconnaître ; je ne veux d’autre preuve de ce que j’avance que celle qui se trouve devant nous. Le monticule que nous gravissons en ce moment n’est pas, comme vous le pourriez supposer, une colline due à quelque perturbation du sol, mais un teocali aztèque.

— Un teocali ! s’écria don Pedro avec étonnement.

— Mon Dieu ! oui, continua le partisan, mais tant de siècles se sont écoulés depuis le jour où il fut construit que, grâce à la terre végétale incessamment transportée par le vent, la nature a en apparence repris ses droits, et la sentinelle aztèque est devenue une verte colline. Vous savez sans doute que tous les teocalis sont creux ?

— En effet, répondit l’haciendero.

— C’est dans les entrailles de celui-ci que j’ai placé ma demeure ; mais nous voici arrivés, permettez-moi de vous servir d’introducteur.

En effet, les voyageurs arrivaient alors devant une espèce de portique grossier, construction cyclopéenne qui donnait entrée dans un souterrain où régnait une obscurité profonde qui empêchait d’en distinguer les dimensions.

Le Chat-Tigre se pencha en avant et siffla d’une façon particulière : immédiatement une éblouissante lumière jaillit de l’intérieur du souterrain et en illumina toute la profondeur.

— Venez, dit alors le partisan en précédant les voyageurs.

Sans hésiter don Pedro se prépara à le suivre après avoir fait à ses compagnons un geste pour les engager à renfermer dans leur cœur les craintes qu’ils pourraient éprouver.

Pendant quelques secondes l’inconnu se trouva pour ainsi dire seul avec l’haciendero ; il se pencha vivement vers lui, et d’une voix faible comme un souffle :

— Prudence ! murmura-t-il, vous entrez dans le repaire du Tigre.

Et il s’éloigna rapidement comme s’il craignait que le partisan ne s’aperçût du conseil que pour la dernière fois il donnait aux étrangers.

Mais, bon ou mauvais, cet avis venait trop tard, toute hésitation était une faute, car la fuite était impossible.

De toutes parts, comme par enchantement, sur chaque pointe de rochers apparaissaient les silhouettes sombres d’une foule d’individus qui avaient surgi autour de la caravane, sans qu’il fût possible de savoir comment, tant leur arrivée avait été silencieuse.

Les Mexicains entrèrent donc, bien qu’avec un secret serrement de cœur, dans l’antre terrible dont la bouche s’ouvrait béante devant eux.

Ce souterrain était vaste, les murs en étaient élevés.

Après avoir marché pendant environ dix minutes, les Mexicains atteignirent une espèce de rotonde au centre de laquelle un immense brasier était allumé ; quatre longs corridors coupaient cette rotonde à angles droits.

Le Chat-Tigre, toujours suivi par les voyageurs, s’engagea dans l’un d’eux.

Arrivé à une porte fermée par une claie en roseaux, il s’arrêta.

— Vous voici chez vous, dit-il, votre appartement se compose de deux pièces sans communication avec les autres parties du souterrain ; d’après mes ordres, vous aurez des rafraîchissements, du bois, pour faire du feu, et des torches d’ocote pour vous éclairer.

— Je vous remercie de ces attentions auxquelles j’étais loin de m’attendre, répondit don Pedro.

— Pourquoi donc cela ? Croyez-vous donc que, lorsque cela me convient, je ne sache pas pratiquer l’hospitalité mexicaine dans toute son étendue ?

— Oh !… fit l’haciendero avec un geste de dénégation.

— Bref, vous êtes mes hôtes pour cette nuit ; dormez en paix ; nul ne troublera votre sommeil ; dans une heure j’enverrai quelqu’un vous apporter une potion que vous ferez boire à la jeune dame. À demain !

Et s’inclinant avec une aisance et une courtoisie que don Pedro était loin d’attendre d’un pareil homme, le Chat-Tigre prit congé et se retira.

Pendant quelques instants, son pas retentit sous les voûtes sombres du corridor, puis il s’éteignit. Les voyageurs étaient seuls ; l’haciendero se décida alors à pénétrer dans les chambres préparées pour lui.