Les Chemins de fer, l’État, les compagnies

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LES
CHEMINS DE FER.

L’ÉTAT,

LES COMPAGNIES

Il est temps de sortir enfin de toute cette poésie des chemins de fer qu’on avait su, il est vrai, nous rendre si attrayante et dont on a enivré le public pendant plusieurs années, sans y mêler assez de vues positives d’administration et sans rien produire. On nous a assez raconté les merveilles accomplies chez plusieurs nations étrangères, au profit de la circulation rapide des personnes et des choses ; on nous a assez présagé, pour la France, des prodiges plus grands encore, si elle voulait se mettre à l’œuvre. Mais on s’est moins inquiété de nous apprendre comment elle devrait se mettre à l’œuvre, et quelles seraient les conditions particulières de son activité dans cette voie d’industrie si nouvelle. Quand on a essayé de nous en dire quelque chose, on s’est trompé : aussi la France cherche-t-elle encore, à l’heure qu’il est, pour les chemins de fer qu’elle veut et doit se donner, et dont on l’a chargée aventureusement l’an dernier, quel sera le mode d’exécution, non pas le meilleur, peut-être, mais le plus conforme à son peu d’expérience de la grande spéculation, à la division extrême de ses fortunes privées, et à cette habitude enfin de compter toujours beaucoup sur son gouvernement, tout en médisant de lui sans mesure ni pitié.

À la dernière session, le ministère et la chambre élective se trouvèrent en présence, sur ce terrain mal exploré des chemins de fer, avec la résolution de soutenir l’un contre l’autre une idée également absolue. Le ministère les voulait tous, ou du moins toutes les grandes lignes, pour le corps privilégié des ponts et chaussées ; la chambre les voulait réserver exclusivement aux compagnies, pour aider au développement de l’esprit d’association, qui ne venait que de naître et allait, disait-on, faire des miracles s’il trouvait un aliment digne de lui.

C’était bien un peu par préjugé de corps, et pour obéir aux influences naturelles de leur position respective, que les deux pouvoirs appelés à prendre une décision prépondérante sur cette question, s’attachèrent tout d’abord à soutenir deux thèses si contradictoires, le ministère se croyant obligé, comme tout ministère le croira toujours volontiers, à protéger les droits acquis de tout ce qui appartient à l’administration, la chambre des députés se persuadant qu’elle manquerait à sa mission si elle n’enlevait à l’état tout ce que l’industrie privée réclamait.

On voit que nous n’attribuons nullement le premier vote de la chambre sur les chemins de fer, dans la dernière session, à cet esprit d’hostilité systématique dont on a accusé dès-lors la coalition naissante, qui avait bien d’autres questions à choisir et en avait choisi d’autres, en effet, pour éprouver ses forces. Certes, parmi la majorité qui se déclara contre les idées du ministère dans cette discussion spéciale, il y eut beaucoup de gens qui furent heureux de trouver, en passant, cette occasion de lui nuire ; mais, avant tout, ils cédaient à une conviction véritable qui leur disait de ne point grever la fortune publique d’une dépense inconnue, sans avoir expérimenté d’abord la force des associations particulières en France.

D’ailleurs, pour tout dire, les deux partis, dans ce grand débat sur les moyens d’exécution des chemins de fer, n’étaient pas entraînés seulement par l’instinct aveugle de leur position et le devoir mesquin de défendre leur clientelle. Ils pouvaient invoquer, chacun pour sa part et à l’appui de son opinion, d’éclatans exemples empruntés à l’étranger. Les partisans des compagnies avaient à se prévaloir de ce qui a été produit, en Angleterre et en Amérique, par l’industrie particulière, et ils n’y ont pas manqué. Les protecteurs du privilége des ponts et chaussées s’autorisaient de ce qui a été fait avec succès et promptitude par l’état lui-même dans un pays voisin, la Belgique, qui a bien plus d’affinités de tout genre avec la France. Mais, dans les deux camps, à force d’observer et de citer les expériences étrangères, on en était venu à négliger un peu trop l’observation de notre propre pays. Si l’on s’était donné ce soin, on aurait abouti peut-être à l’idée d’un système mixte, où la puissance du gouvernement et les ressources de la spéculation se seraient trouvées combinées, autrement et mieux qu’elles ne l’ont été jusqu’ici, pour marcher de concert vers un but commun. Il est vrai qu’on a imaginé, il y a un an, une sorte de système mixte, qui consistait à partager entre l’état et les compagnies, par égales moitiés, tous les chemins de fer susceptibles d’être classés dans la catégorie des grandes lignes. Malheureusement, comme nous l’avons déjà dit ailleurs[1], ce n’était pas là le meilleur moyen de faire concourir ensemble l’association publique et les diverses associations privées dont on espérait alors quelque secours efficace. C’était créer entre les deux forces, qu’on prétendait utiliser à côté l’une de l’autre, non pas une émulation salutaire, mais une rivalité discordante qui aurait laissé chacune d’elles avec ses défauts propres, sans aucun contre-poids. En effet, d’après les bases indiquées pour ce concours anarchique des deux modes d’exécution, chaque ligne, exclusivement livrée à un seul système, en aurait supporté tous les inconvéniens reconnus, parfois même toutes les impossibilités, comme on le voit déjà aujourd’hui, et n’aurait joui nullement des compensations offertes par l’autre système. Autant valait proclamer à la fois ces deux affirmations contradictoires : que la France est dans les mêmes conditions que les États-Unis et l’Angleterre, où l’industrie privée est seule chargée de l’exécution, et que la Belgique, où le gouvernement a été jugé le plus habile, le plus sûr entrepreneur, et même le seul possible. En vérité, on ne faisait pas une chose plus étrange, en coupant notre pays en deux parts, pour en livrer une à la théorie de l’industrialisme, avec plein pouvoir d’y faire régner exclusivement ses principes dans toute leur pureté, et l’autre au corps des ponts et chaussées, investi d’un droit égal, non moins pur de tout alliage, non moins absolu, sur cette espèce de domaine régalien.

Quelle est donc la valeur réelle et pratique des exemples ainsi recueillis à l’étranger, et jusqu’à quel point la situation de notre pays peut-elle être assimilée à celle de l’Amérique, de l’Angleterre ou de la Belgique, pour qu’on vienne si rigoureusement nous tailler notre besogne de chemins de fer sur le double patron adopté par ces trois peuples travailleurs, et cela sans introduire aucune modification dans le système qu’on emprunte à l’étranger pour l’appliquer à la France

Il y aurait d’abord à répondre que, si l’un de ces peuples avait assez de ressemblance avec nous pour mériter d’être copié servilement dans les procédés qu’il a suivis, par cela même, l’assimilation complète serait impossible entre la France et ces trois modèles, si dissemblables entre eux. C’est pourtant ce résultat, qui impliquait une contradiction frappante, qu’on semble avoir voulu réaliser par l’imitation des deux méthodes contraires adoptées, en Belgique d’une part, aux États-Unis et en Angleterre de l’autre, pour les voies et moyens des chemins de fer. Mais si l’on veut examiner de plus près, et l’un après l’autre, ces trois peuples par lesquels nous avons été précédés dans la carrière des travaux merveilleux qui assurent la circulation rapide, on est frappé des différences essentielles qui existent entre nous et chacun d’eux, sous ces divers rapports dont il faut tenir un compte sérieux : la richesse relative, l’étendue des territoires, la concentration des populations, l’habitude des déplacemens, et les nécessités enfin de commerce, de colonisation ou de politique à satisfaire au moyen d’une locomotion rapide.

Pour commencer par l’Angleterre, est-il étonnant qu’elle trouve, dans l’association des capitaux particuliers, les ressources exigées pour un grand réseau de chemins, tandis que cette force, si efficace chez elle, reste impuissante ailleurs, et particulièrement dans notre pays ? L’Angleterre proprement dite, y compris le pays de Galles, c’est-à-dire les seules parties des îles Britanniques qu’on ait à prendre pour terme de comparaison, quand il s’agit de chemins de fer, présentent une superficie de neuf mille neuf cent vingt-une lieues carrées. On en compte trente-quatre mille cinq cent douze pour la France. Par là, on peut juger déjà combien il a été plus facile pour nos voisins que pour nous de se tracer un ensemble de rail-ways et de l’exécuter. De Londres à Liverpool, aujourd’hui, sur une suite de rail-ways entièrement achevée, il y a un parcours à peu près équivalent à celui qui doit résulter de notre tracé des Plateaux avec ses principaux embranchemens projetés. Mais de Londres à Liverpool, c’est une jonction complète entre les deux mers qui baignent à l’est et à l’ouest la plus puissante île de l’univers. Le moindre chemin qui s’embranchera désormais à la grande artère, celui de Brighton, celui de Douvres, je ne sais quel autre encore, participera, sans prolongement trop onéreux, à cet avantage d’une communication établie avec la mer du Nord et la Manche d’une part, la mer d’Irlande, le canal Saint-George, de l’autre. Pour se faire une idée juste de la situation privilégiée de l’Angleterre et des encouragemens qu’elle offre naturellement aux entrepreneurs des voies nouvelles, il faut voir, dans ces mers dont elle est partout environnée, son principal moyen de communication, sa grande route marchande, dont les rail-ways à l’intérieur ne sont que les embranchemens. Quelle excitation dès-lors pour les capitaux isolés qui n’ont plus qu’à compléter l’œuvre si largement commencée par la nature ! Chez nous, au contraire, l’art a tout à faire, et sa tâche est immense ; le tracé des Plateaux, dont nous venons d’indiquer le rapport d’étendue avec la communication de Londres à Liverpool, n’est encore que la première section, et la plus courte, d’un rail-way de jonction entre nos deux mers ; il resterait à le continuer de Paris à Marseille ; et à travers combien de difficultés et de dépenses, inabordables à une compagnie abandonnée à son seul crédit !

Ajoutez que l’Angleterre est, proportionnellement à son étendue, beaucoup plus peuplée que la France, et que les Anglais ont, dans toutes les classes, le goût inné de changer de place, un besoin réel de parcourir en tous sens l’intérieur de leur petit territoire pour leurs affaires si actives ; d’où il résulte que la proportion supérieure de leur population est doublée, ou triplée, à l’avantage des voies rapides, auxquelles se trouve ainsi assurée une prime considérable, qui manque à nos spéculateurs. Connaît-on, sur notre sol, un tracé qui, dans les prévisions les plus favorables, puisse donner l’espérance d’un revenu net de 9 pour 100, comme le chemin de Londres à Birmingham, s’il devait coûter, comme celui-ci, 2,500,000, ou même 3,000,000 fr. par lieue ?

Les beaux produits déjà obtenus sur ce grand travail si dispendieux et si hardi dans ses innovations, sont bien faits pour attirer les capitaux anglais dans des entreprises semblables, en même temps que nos capitalistes doivent craindre de s’exposer à des sacrifices presque aussi démesurés, sans espoir d’une égale compensation. Mais ce n’est pas tout ; les capitaux, chez nos voisins, sont plus abondans ; ils ont, pour se renouveler, mille sources au dedans et au dehors, dont nous avons à peine l’idée ; c’est ce qui fait leur hardiesse ; c’est ce qui les porte journellement à des expériences hasardeuses, dont s’alarmerait à bon droit notre timidité, que justifient malheureusement la médiocrité de nos fortunes et le peu de développement de nos relations d’affaires.

On voit, par ce qui précède, que nous passons sous silence les subsides accordés quelquefois par le parlement aux compagnies de chemins de fer qui les réclament pour achever leurs travaux. C’est qu’il ne s’agit pas là de secours comme on l’entendrait en France dans les cas les plus ordinaires ; car le parlement alloue des subsides, pour lesquels on doit lui payer un intérêt prévu par une législation spéciale ; et si la spéculation ne se dirigeait pas d’elle-même vers des essais, déjà heureux, ce n’est pas un concours ainsi marchandé et payé qui pourrait lui donner l’éveil et lui inspirer courage. Un prêt de l’état, c’est une charge de plus, une preuve que les devis sont dépassés, un préjugé défavorable en un mot. Il est donc permis de dire toujours, sans tenir compte de ces subsides éventuels, que les capitaux, en Angleterre, sont attirés dans l’industrie des chemins de fer par une force qui leur est propre et qui se passerait volontiers de la tutelle imparfaite et intéressée dont on les voit s’accommoder parfois.

Aux États-Unis, l’argent, voué à la spéculation, n’appartient pas, certes, à des capitalistes plus ombrageux que ceux de la Grande-Bretagne ; mais l’argent disponible, en général, et à quelque usage qu’on le destine, y est plus rare. La richesse mobilière, celle qui, dans notre vieille Europe, circule incessamment des fonds publics aux emplois industriels, et des innovations de l’industrie aux fonds publics, est peu développée encore chez cette nation si jeune, ou du moins, elle n’y a jamais eu qu’une grandeur factice, à l’aide d’un crédit exagéré, dont les trompeuses promesses se sont récemment évanouies au premier accident, comme tant d’autres hallucinations poétiques de je ne sais quelle économie sociale. Il n’y aurait pas, aux États-Unis, de suffisantes ressources dans l’association des capitaux libres pour l’établissement des chemins de fer, si cet établissement devait absorber les sommes qui sont consacrées à une pareille application par la Grande-Bretagne. La population anglo-américaine, d’ailleurs, est beaucoup moins dense que celle des îles Britanniques, et le territoire qu’elle doit couvrir de routes en fer, si l’on y comprend les parties incultes et inhabitées qu’elle prétend bien explorer et réunir à son domaine, est d’une étendue qui réduit encore davantage le chiffre de cette population si faible. Puisque, malgré tant de différences fondamentales, l’exécution des voies rapides de communication s’y est trouvée possible, comme en Angleterre, sans que l’intervention de la force gouvernementale s’exerçât autrement que çà et là d’une manière indirecte et très incomplètement, il est hors de doute que la spéculation a dû y rencontrer, dans les circonstances locales et les nécessités inouïes d’une nation géante au berceau, une certaine nature d’encouragemens, inconnus des états civilisés de notre Europe.

En effet, les divers états de l’Union, disséminés comme ils le sont à d’énormes distances les uns des autres, n’auraient pu communiquer entre eux et échanger mutuellement leurs produits, leurs besoins, leurs lumières, sans recourir aux chemins de fer, partout où leurs fleuves et leurs lacs cessent de permettre une navigation facile. C’est en vain que cette terre vierge offrirait aux colons tant de productions variées avec une fécondité extraordinaire, si le superflu des richesses obtenues par le travail agricole n’avait pas une issue pour s’écouler vers une consommation certaine. Sans les débouchés, qu’on est obligé d’aller chercher au loin à travers une région si vaste, le cultivateur américain aurait, pendant long-temps temps encore, hésité à s’enfoncer dans les profondes solitudes de l’ouest. Il se serait maintenu dans le voisinage des états où la population s’est agglomérée anciennement ; enfin, il eût manqué à sa mission, qui est de reconnaître, de marquer du signe de la civilisation pour l’avenir, l’immense domaine que Dieu lui a assigné, ou bien il n’eût accompli qu’au bout de plusieurs siècles cette œuvre dont il est près aujourd’hui de voir la fin. Ouvrir des routes était la première condition à remplir ; aucune espèce de route n’existait dans le pays ; le colon a dû y établir tout d’abord celles qui appartiennent à un mode perfectionné. Et cependant, il les a faites économiquement, avec des rails grossiers, de fortes pentes, des courbes à petits rayons, toutes les fois que les difficultés du sol et un calcul d’intérêt bien entendu lui ont conseillé de se soumettre à ces imperfections. Même dans notre Europe où l’art est souverain, on n’y regarde pas de trop près quand il s’agit d’un rail-way pour le service d’une usine, d’une forge, ou d’une exploitation de houille. Les États-Unis ne sont dans leur ensemble qu’une exploitation plus variée sans doute, mais encore assez simple : c’est à ce point de vue qu’ils ont traité leurs voies en fer, qui n’ont de remarquable que la longueur nécessaire de leur parcours. Ainsi, on n’a pas de peine à s’expliquer que les épargnes individuelles les plus modestes s’associent pour l’installation de chemins de fer qui se présentent sous cette forme économique et avec ce caractère d’utilité essentielle, même quand ils ne devraient pas assurer par eux-mêmes de notables bénéfices aux intéressés. On comprend de même que les assemblées des états qui sont les riverains ou les aboutissans d’une communication de ce genre, aient un motif grave pour se faire les auxiliaires d’une entreprise qu’on ne saurait ni confondre avec une spéculation ordinaire, ni juger d’après les mêmes principes. Le plus grand intérêt, c’est de mettre en valeur des produits qui n’en auraient aucune s’ils ne pouvaient circuler : le rail-way est l’accessoire ; l’utilisation de tout un territoire et de tout un peuple par l’agriculture, les manufactures et le commerce, voilà le principal. Les actionnaires eux-mêmes songent moins au revenu direct qui peut être produit par leur chemin de fer qu’à la prospérité générale qu’il développera.

Est-il besoin de dire qu’aucun de ces stimulans, dont la vertu est de pousser à la confection des chemins de fer sans hésitation et avant tout calcul, n’existe au même degré en France ? On n’aurait jamais fini si l’on entreprenait d’énumérer tous les traits distinctifs du génie industriel et de la situation nationale, qui déterminent, chez les Anglais et les Anglo-Américains, la formation de nombreuses compagnies pour l’ouverture des voies nouvelles. Et il serait trop clair alors pour tout le monde, même pour ceux qui jugent toujours un pays capable de faire ce que d’autres ont fait avant lui, que nous n’avons ni les mêmes raisons, ni les mêmes besoins, ni les mêmes espérances, pour donner l’essor parmi nous à l’esprit d’association. Un mobile est à trouver qui remplace tous ceux qu’on voit agir si puissamment en Angleterre et en Amérique ; car jusqu’ici rien n’agit sur nos spéculateurs. Il convient à la France d’avoir son mode particulier d’encouragement, si elle veut que les compagnies se mettent à l’œuvre ; celles-ci ne sont nullement excitées par ce qui se passe à l’étranger, elles comparent et découvrent mille disparates là où les théoriciens s’imaginent voir des similitudes assez rassurantes. Aussi voyez, sans tant raisonner sur ce point, dans quelle torpeur elles languissent, et comme elles dédaignent les exemples du dehors qui leur sont proposés ! elles attendent, et si, pour les stimuler, on n’imagine rien de plus neuf que des prédications sur l’heureuse activité des Anglais et des citoyens de l’Union, elles sont prêtes à se dissoudre sans avoir rien fait.

Avant de dire quel est l’aiguillon qui peut seul ranimer leur courage, et on le devine d’ailleurs assez bien sans que nous l’ayons nommé, cette perspective de la dissolution des compagnies, abandonnées à elles-mêmes, nous commande d’apprécier d’abord la valeur d’un exemple tout différent que vient de donner la Belgique, en exécutant les chemins de fer avec les fonds de l’état. Il y a à voir si la France doit se régler sur la Belgique plutôt que sur l’Angleterre et les États-Unis.

Avant toute chose, nous avouerons sincèrement que nous penchons vers le système qui voudrait confier à l’état les travaux de la nouvelle viabilité. Il y a pour cela plusieurs motifs considérables, que nous ne serions pas embarrassé de défendre théoriquement. Mais il nous faut convenir que le succès de la Belgique est le seul jusqu’à présent, dans la pratique, dont on puisse faire un argument en faveur de cette thèse. En bonne conscience, ce n’est pas notre triste opération des canaux qu’il faudrait mettre en avant, n’en déplaise à certaines apologies récemment échappées à des écrivains trop amoureux du paradoxe.

La Belgique, donc, dans ce système, est notre unique modèle vivant, agissant et palpable. Par malheur, il agit encore, et les résultats définitifs de son action unitaire, sous l’impulsion de son gouvernement, ne peuvent être qu’imparfaitement jugés. Toutefois ce qu’on en connaît déjà est de nature à satisfaire l’observateur ; aussi ne nous reste-t-il qu’à insister sur quelques-unes des différences qui s’interposent entre la Belgique et la France, et réduisent la seconde à n’imiter la première, si même elle s’y décide, qu’avec choix et discrétion.

Inutile de rappeler ici l’incomparable concentration de la population dans ce petit royaume belge, qui compte quatre millions d’habitans, c’est-à-dire le huitième environ de la population française, sur un sol qui n’est que le seizième du nôtre : c’est là un de ces avantages qui restent long-temps le privilége du peuple qui les possède ; les imiter, se les approprier, c’est l’ouvrage des siècles.

Mais la Belgique a apporté en aide à son gouvernement, pour l’exécution des voies nouvelles, d’autres facilités et d’autres moyens de succès. Ainsi, comme elle ne comprend, indépendamment des parcelles qu’elle tient à conserver dans le Limbourg et le Luxembourg, que la valeur de neuf départemens de l’ancien empire français[2], son peu d’étendue a permis de remettre la confection de son réseau de chemins de fer et la responsabilité de tous les soins multipliés qui s’y rattachent, entre les mains d’un administrateur suprême qui en a fait son affaire propre et l’a conduite avec la rapidité d’une concession remise à une société commerciale. Cet administrateur, chose digne de remarque ! n’a guère eu d’autre occupation sérieuse qui ait pris son temps, ou fatigué sa pensée. M. Nothomb, ministre dans un petit état, a pu consacrer presque entièrement ses facultés, qui ne sont pas ordinaires, à l’accomplissement d’une œuvre spéciale ; aussi est-elle fort avancée. Veut-on prendre le même parti en France ? Y est-on préparé ? C’est douteux. Et cependant l’isolement du travail des chemins de fer, en France, serait plus indispensable que partout ailleurs, si l’administration publique en demeurait chargée.

D’abord, le réseau dont il s’agit pour la France est autrement vaste et compliqué que celui qui suffit aux Belges. Le corps des ponts et chaussées, tel qu’il est constitué en ce moment, a plus de travaux en perspective qu’il n’en pourra faire, sans sortir des améliorations qu’on médite avec raison pour les canaux, la navigation fluviale, les ports, les routes ordinaires, enfin pour tout ce qui est dans le cercle habituel de ses études et de sa pratique. Il faudrait augmenter le nombre des ingénieurs, et déjà on y a pensé ; mais on ne connaît pas l’avis de la chambre. Cet accroissement projeté dans le personnel, devrait, selon nous, amener une division nouvelle dans le corps des ponts-et-chaussées, la création d’une spécialité d’ingénieurs exclusivement préposés aux chemins de fer. Un démembrement corrélatif serait encore plus nécessaire dans le conseil-général[3] ; le conseil vient de prouver que sa composition actuelle ne lui permet pas de résoudre, avec l’approbation générale, des questions si neuves pour la plupart de ses membres, peu disposés d’ailleurs à prendre de nouvelles habitudes d’esprit. L’insuffisance de cette institution dans les circonstances présentes a été révélée par deux fautes dont elle ne se relèvera pas aisément ; on ne lui pardonnera ni la rigueur inutile des conditions imposées aux compagnies pour les pentes, les courbes, les ouvrages d’art, ni les inconcevables erreurs de ces devis qui ont dépassé la limite ordinaire de l’inexactitude.

Qu’on réforme tout cela et encore d’autres causes d’abus, pour arriver à la simplicité des rouages administratifs de nos voisins, l’on n’aura rien fait néanmoins, si l’on n’investit de la direction supérieure des chemins de fer un ministre qui soit sûr, comme M. Nothomb l’est en Belgique, qu’on lui laissera le temps d’avancer beaucoup sa tâche, sinon de l’achever tout-à-fait. Dans notre pays, l’influence d’un directeur-général des ponts-et-chaussées, même quand c’est un homme d’autant de capacité et de lumières que l’honorable député de la Manche, actuellement titulaire de ces fonctions, est insuffisante à surmonter bien des obstacles qui naissent chaque jour sous ses pas. Il faut, au-dessus de lui et pour le soutenir, une autorité plus imposante, telle qu’il ne s’en forme aujourd’hui qu’à la tribune. Mais les puissances de cet ordre sont soumises à toutes les variations politiques et ne répondraient pas d’un avenir de six mois. Trouvez une grande influence parlementaire qui veuille se séquestrer de tous les partis, se sevrer des discussions brillantes et faire beaucoup de bien, modestement enfermée pendant longues années dans la haute surveillance des chemins de fer. Les passions l’y laisseraient peut-être puissante et tranquille, parce qu’elles sont enchantées de tout ce qui leur laisse libre le champ de la politique. Seulement, connaissez-vous un homme considérable qui veuille de la tranquillité à ce prix, et qui ne préfère à une gloire utile, lentement acquise, la petite guerre d’intrigues de la salle des conférences ? Cela nous fait souvenir du vœu de quelques bonnes ames qui souhaitaient à M. Guizot de faire rétablir pour lui, à part du ministère, la grande maîtrise de l’Université, et de s’y retirer, comme un autre Fontanes quasi-inamovible, sans plus se mêler jamais aux affaires générales du pays.

En attendant des jours meilleurs, on sera bien forcé, nons le croyons, de revenir aux compagnies ; mais, d’après ce qui a été dit précédemment, le système suivant lequel on emploiera leurs forces ne peut être aussi simple qu’en Amérique et en Angleterre. Leur isolement ne leur a procuré qu’une liberté funeste ; libres comme le voulait la doctrine trop absolue du laissez faire ! elles ont eu un grand malheur, dès leur naissance, c’est qu’elles n’ont pu faire un seul mouvement, par la raison que la vie leur manquait. Cela est vrai, du moins, des grandes compagnies telles que celles d’Orléans et du Hâvre ; nous n’osons en nommer d’autres de cette catégorie élevée, qui font plus de bruit, se donnent l’air d’exister et pourraient se fâcher de nos indiscrétions.

L’idée de faire concourir l’état au développement des grandes compagnies par une alliance intime avec elles, s’accrédite de jour en jour, et l’on condamne la malheureuse combinaison qui aurait consisté à partager entre elles et lui fraternellement toutes les grandes lignes. Les faits démontrent déjà que la part des compagnies serait demeurée stérile, et il y a lieu de craindre que celle de l’état ne fût devenue ruineuse, dans l’organisation présente des travaux publics en France, qu’il est si difficile de changer.

Cette alliance du crédit public et du crédit privé serait fondée sur la base de la garantie d’intérêt, long-temps repoussée, tournée en dérision, puis mise en oubli, et en faveur de laquelle nous avons des premiers, dans un autre recueil, demandé un examen plus attentif. Une preuve que ce système mixte, le seul qui nous ait semblé convenir à la position exceptionnelle des capitaux français, des habitudes françaises, commence à faire son chemin dans les esprits, c’est que le Journal des Débats l’a pris enfin sous sa protection, dont nous reconnaissons toute l’importance. Dans un article publié le 16 décembre dernier, après avoir affirmé que le ministère pourrait mettre les deux grandes sociétés expectantes, celles du Hâvre et d’Orléans, en demeure de commencer leurs travaux (ce qui n’est pas encore vrai, puisqu’elles ont jusqu’au 6 et 7 juillet 1839 pour se décider sans contrainte) ; après avoir défié les chefs de ces entreprises d’accuser le gouvernement, en se signalant eux-mêmes au public, ces hommes graves, comme des étourdis à la naïveté desquels on a tendu des embûches (et en effet on leur a donné des devis menteurs), le Journal des Débats se résigne à indiquer la garantie d’intérêt comme le remède souverain à la maladie de langueur dont sont atteintes les compagnies.

Cela est d’autant plus méritoire que, le 7 novembre précédent, trois jours après le cri de détresse que nous avions fait entendre pour elles, mais non pas en leur nom, le Journal des Débats parlait tout à son aise de l’état de leurs affaires qu’il jugeait encore très rassurant — « Pour nous, disait-il, qui sommes profondément convaincus des avantages matériels que l’esprit d’association doit valoir au pays, et qui sommes même disposés à lui attribuer une influence politique salutaire, nous ne sommes ni aussi alarmés du mal, ni aussi impatiens du remède… Nous ne craignons pas d’être pris pour des adversaires des compagnies en disant que le mal nous paraît être autre que celui qui a été fréquemment signalé, qu’il est beaucoup moins grave qu’on ne l’a prétendu, et que nous ne concevrions pas, dans l’état présent des choses, l’intervention immédiate du gouvernement et des chambres. Une crise a eu lieu dans l’enceinte de la Bourse ; cette crise a un instant paru compromettre l’avenir de toutes les compagnies, nous ne le contestons pas ; mais cet avenir a-t-il été sérieusement en question un seul instant ? C’est ce qu’il nous est impossible d’admettre… La construction d’un seul chemin de fer important à la prospérité du pays n’en sera point suspendue ; car le capital entier des compagnies sera fourni, la valeur totale des actions sera versée ! »

Heureusement, cette confiance prophétique n’était point partagée par tout le monde, et des esprits prévoyans, des députés que la chambre écoute avec une juste faveur dans toutes les questions financières, s’occupaient en silence, nous le savons, de rechercher les moyens législatifs qui pourront le mieux concilier la garantie d’intérêt avec l’économie convenable des deniers publics, et aussi avec les avantages qu’on doit assurer, ce nous semble, aux vrais et définitifs actionnaires, mais le moins possible aux promoteurs des spéculations de Bourse. N’est-il pas superflu d’ajouter que M. Duchâtel est un de ceux qui se sont le plus sérieusement occupés de ce problème, lequel ne sera pas insoluble, nous l’espérons ? Quand il en sera temps, nous dirons à quel système d’application est arrivé cet esprit méditatif, et d’ailleurs éprouvé par les affaires. Sur le principe même, sur sa nécessité, son urgence, il est d’accord avec nous, et il compte bien ne pas entraîner le trésor public à de folles prodigalités.

Ce suffrage et d’autres encore nous laissent croire que le principe de la garantie d’intérêt prévaudra. Nous voyons que la préoccupation actuelle est surtout d’aviser à le formuler avec prudence. Cela nous fortifie un peu contre la menace d’un journal, grand démolisseur, quoique partisan du pouvoir, qui déclare la guerre au principe même en quelques mots et qui se décidera peut-être un jour à démontrer qu’une telle théorie ne supporte pas la discussion.

Jusque-là, nous la regardons, cette théorie, comme en progrès, et si bien que nous allons exposer, sans plus de retard, quelques objections ou seulement nos scrupules touchant le mode le plus naturel d’application qui devra s’offrir nécessairement à l’esprit. Un premier aperçu nous frappe, ainsi que tous ceux qui réfléchissent sur cette matière : c’est qu’une action de chemin de fer, une fois garantie par l’état, à raison de 4 pour 100, dont 1 réservé à l’amortissement, je suppose, sera bien vite assimilée par les preneurs à une rente ordinaire consolidée, avec le seul désavantage d’un intérêt plus faible, mais aussi avec la chance d’un accroissement ultérieur de bénéfices. De cette manière d’envisager la nouvelle espèce de fonds, au parti pris de l’adjuger aux compagnies concurrentes sur soumissions cachetées et publiquement, comme le 5, ou le 4, ou le 3 pour 100 dans un cas d’emprunt, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Les financiers se complaisent dans l’uniformité des procédés à leur usage. Ainsi, à ce point de vue, on donnerait une entreprise de chemin de fer, comme on donne de la rente, avec cette différence que la concession aurait lieu au profit de la compagnie qui se contenterait d’une garantie affectée à une plus faible quotité du capital d’exécution : ce serait une adjudication au minimum, tandis que la rente s’adjuge au maximum du capital offert en échange.

Il est probable que le montant des devis, dressés par la direction des ponts-et-chaussées, servirait de point de départ pour la mise à prix. Cela posé, imagine-t-on qu’une compagnie se rendrait le public favorable et lui ferait accepter facilement toutes ses actions, si elle se présentait à lui, après avoir emporté la concession par un rabais considérable sur le chiffre officiel, connu de tous, déclaré indispensable pour les frais de l’entreprise, et qu’on supposerait toujours inférieur aux dépenses réelles, comme tant de devis l’ont prouvé ? Dans les jours d’engouement de la spéculation, et même il y a un an, lorsque les fondateurs des deux plus importantes lignes, Orléans et les Plateaux, n’avaient pas encore donné la mesure de leur impuissance, une adjudication au rabais, qui serait descendue même jusqu’à réduire par le fait la garantie de l’état de 4 pour 100 à 2, aurait attiré les actionnaires en foule. Mais ces jours de folie ne reviendront plus, et la cupidité des chefs de l’agiotage ne conserve plus, à ce sujet, aucune illusion, même pour le plus lointain avenir. Rapportons-nous-en à leur sagacité. Quand ils désespèrent, ils se trompent rarement.

Maintenant, supposons que le rabais fût imperceptible et que le privilége d’un tracé fût adjugé presque au taux de la mise à prix. Cela prouverait l’une ou l’autre de ces deux choses : ou l’absence d’une sérieuse concurrence, ou, ce qui vaudrait moins encore, la connivence des soumissionnaires affectant une fausse rivalité. Dans ces deux cas, il serait préférable que le gouvernement, avec plus de franchise et de hardiesse, prit sur lui de faire une concession directe, d’après les prévisions de ses ingénieurs : au moins de cette manière, il y a mille considérations de solidité financière, d’habileté exécutive, de valeur morale, qui seraient discutées dans la personne du concessionnaire, à l’avantage du public. Quand on préconise l’adjudication, cette aveugle loterie, cet expédient commode pour décharger le pouvoir de toute responsabilité, on oublie trop ce qu’elle peut prodiguer d’occasions de profits inaperçus dans les marchés à conclure, dans les fournitures de fer, à des hommes dont on n’aurait pas d’avance apprécié la position et le caractère.

Nous allons plus loin. Ni l’une ni l’autre de ces deux hypothèses, soit l’adjudication à un rabais insignifiant, soit la concession directe à quelques spéculateurs en renom, ne nous paraît être ce qui convient le mieux, dès-lors que l’état garantit l’intérêt d’une somme convenue, équivalente ou à peu près au taux des devis. Cet encouragement éventuel, hypothéqué sur le trésor national, ne doit pas être la dotation de l’agiotage, mais l’indemnité des actionnaires, s’ils étaient déçus dans leurs espérances que l’état est censé partager et qu’il stimule par le seul fait de son intervention. Or, si l’entreprise sourit aux actionnaires et s’ils ont à solliciter, des chefs de la concession, les titres dont ceux-ci disposent souverainement, il y aura hausse avant livraison ; le trésor, pour constituer une prime à un petit nombre d’hommes habiles, se sera exposé à la chance d’un découvert ; voilà le premier fait et la conséquence la plus claire de sa garantie.

Ceci nous mène à manifester encore une fois notre préférence pour un système de concession directe qu’on aurait fait précéder d’une souscription universellement ouverte à quiconque voudrait y prendre part. Ainsi la prime des actions, si elles en obtenaient une dès l’origine, par l’attrait de la solidarité de l’état, n’irait pas enrichir une douzaine de détenteurs primitifs des titres aux dépens de tous leurs associés, elle parviendrait entière jusqu’aux derniers membres de la communauté. Par là elle ne causerait pas le désordre qu’enfantent les primes sous le régime qui domine à présent ; et si l’on veut à toute force lui attribuer un effet, ce serait plutôt de faire surgir d’autres associations semblables. Rien de mieux, si ce résultat était obtenu. Croyez bien, du reste, qu’une telle faculté reproductive de l’esprit d’association tiendrait à la garantie même de l’état bien plus qu’aux primes qui en pourraient naître occasionnellement ; car elles n’iraient point très haut avant l’inventaire des produits réels ; il y a un art de cultiver les primes en serre chaude qui n’est pas à la portée de la multitude et dont les oligarchies de banquiers gardent le secret.

On ne nous révélera rien en nous opposant les difficultés et les mécomptes possibles d’une souscription de ce genre. La première difficulté, le nœud gordien, c’est la répartition du fonds social, de telle sorte que les souscriptions individuelles soient consultées, mais non pas obéies servilement ; car elles peuvent cacher des piéges de l’agiotage adroit à se coaliser avec des prête-noms, dans le but d’arracher aux répartiteurs les masses d’actions nécessaires à l’organisation d’un jeu de Bourse. Nous avons proposé dans notre article du 4 novembre une sauve-garde dont on peut faire l’essai contre cette conspiration assez vraisemblable des accapareurs de titres en vue d’une hausse factice. Personne ne nous a encore démontré qu’un syndicat de répartition, dont les deux chambres, l’administration, le conseil d’état, fourniraient le personnel, serait impuissant et inhabile à remplir cette tâche délicate sans reproches mérités, en déjouant toutes les manœuvres insidieuses. Chacun de ces corps devrait, au besoin, s’armer, lui seul, de ce courage.

Une autre objection qu’on entend faire souvent, c’est que les petits souscripteurs isolés, si on leur accorde le privilége, jusqu’ici réservé aux banquiers, d’être servis sans intermédiaire, agiront comme les banquiers, et viendront jeter en bloc sur le parquet de la Bourse leurs actions, à peine souscrites, pour peu qu’il y ait un léger bénéfice à réaliser. La comparaison serait exacte, si les titres industriels à répartir étaient de la nature de ceux qui circulent aujourd’hui. Mais la garantie de l’état est une radicale innovation ; il s’agit, grace à elle, d’une classe particulière d’actions, que les spéculateurs de l’ordre le plus humble conserveront, la plupart, n’en doutez pas, comme ils conservent leurs rentes.

On objecte encore, en prenant à la lettre le parallèle entre les actions garanties et les certificats de la dette publique, que, dans le peu d’occasions où le gouvernement a essayé de faire un emprunt par une souscription directe au pair, reçue de toutes mains et pour les plus faibles sommes, il n’a jamais réussi. Les combinaisons basées sur cette idée populaire, qui, du reste, n’était pas de son choix, se sont arrêtées tout court, après un certain élan, dont la portée était d’avance prévue. On cite l’exemple de l’emprunt national, dont l’initiative fut prise par l’honorable M. Rodrigues, dans les premières crises de la révolution de juillet, et qui n’a pas fourni une brillante carrière. Ici encore il n’y a point parité. L’emprunt national laissait ses souscripteurs avec tous les risques de baisse, et avec peu de chances de hausse, étant pris au pair dans un temps de discrédit. Pour les actions garanties, ce serait absolument l’inverse : d’abord, contre la baisse, une assurance agissant avec la force suffisante de 4 pour 100 ; ensuite, pour les bénéfices ultérieurs, toutes les espérances que chacun serait libre de proportionner à la richesse de son imagination. Il est à croire qu’il ne sortirait pas de ces espérances confuses une forte hausse anticipée, et c’est tant mieux ; mais la liste d’actionnaires se remplirait, et c’est tout ce qu’on désire. Nous n’insisterons pas davantage.

Quel que soit le mode auquel on s’attache, une fois dans la voie de la garantie d’intérêt, on distinguerait forcément trois divisions de chemins de fer : 1o  ceux à concéder ultérieurement ; 2o  ceux qui l’ont été, mais qui n’ont rien fait encore et se maintiennent dans une attitude d’observation ; 3o  enfin ceux qui sont en cours d’exécution plus ou moins facile ou qui ont été achevés dans les dernières années.

Pour la première division, le système étant trouvé, il n’y aurait point d’embarras ; car il s’appliquerait à elle sans réserve.

Avec les compagnies de la seconde catégorie, il y aurait lieu de négocier sur les conditions particulières qui devraient précéder l’octroi de la garantie d’intérêt. En effet, il ne faut pas que la faveur subite de cette mesure capitale, ajoutée gratuitement au contrat primitif, aille écheoir exclusivement aux principaux fondateurs et tourner à leur seul profit. Et c’est ce qui arriverait si, avant tout, on ne réglait leurs relations futures et leurs devoirs vis-à-vis des preneurs d’actions de seconde main, infailliblement destinés à accourir sous la protection financière ainsi promise de haut. Or, nous déclarons qu’à l’heure qu’il est, les fondateurs et concessionnaires du Hâvre et des Plateaux, par exemple, sont détenteurs de la majeure partie des actions, soit qu’ils ne les aient pas placées, soit qu’ils en aient retiré à bas prix un grand nombre de la circulation, pour être préparés à cette alternative inévitable, ou d’un secours public, ou d’une liquidation prochaine. Le ministère, et les chambres surtout, ne peuvent vouloir qu’une mesure, prise dans l’intérêt général, comme la dernière ressource du système d’exécution des chemins de fer par l’industrie privée, s’égare en chemin et procure une liste civile à un essaim de puissans capitalistes, qui seraient ainsi à l’improviste récompensés largement de leur inconcevable erreur.

Quand on en viendra aux chemins de la troisième classe, on rencontrera la question la plus scabreuse et aussi la plus urgente qu’il y ait à traiter, et il sera impossible de l’éluder. Il est vrai que la plupart des chemins achevés, ou près de l’être, comptent plus ou moins sur une prospérité continue, et dédaigneront tout secours. Mais il en est un parmi eux, et tout le monde a déjà nommé le chemin de fer de Versailles, rive gauche, qui n’affectera pas le même dédain.

Veut-on en faire une ruine ? Cette question a été posée, mais un seul instant et par des adversaires impitoyables. Il n’est pas croyable qu’aucun ministre des travaux publics eût permis à la discussion, en sa présence, de se traîner sur ce terrain. Avoir autorisé deux chemins de fer de Paris à Versailles, faute grave sans contredit ! Mais en détruire un, déjà si avancé, quelle barbarie ! cela est impossible.

Il faut que le chemin de la rive gauche s’achève. Mais comment ? On sait qu’il a recours, en ce moment, à un emprunt de 5 millions et que, si cet emprunt est réalisé dans un délai fixé, MM. Fould et compagnie ont promis de prendre au pair les 2 millions en actions restant à émettre. Le point important, c’est donc de faciliter la négociation de l’emprunt. Que peut faire, dans ce but, le gouvernement ? Si une législation générale sur la garantie d’intérêt l’investissait d’un pouvoir nouveau, il est clair qu’on ne s’aviserait pas, en lui demandant sa caution, de la calculer sur toute cette somme énorme, dépensée ou à dépenser, 15 millions ! Les ingénieurs de la rive gauche ont à se reprocher plus d’une faute que l’état ne doit pas expier. Mais sur les 8 millions absorbés présentement, ou tout au moins sur les 5 millions, équivalens à l’emprunt projeté, et à coup sûr bien inférieurs à ce qu’aurait été un devis exact, ne serait-il pas légitime d’espérer une promesse d’intérêt à 4 pour 100 ?

Cela aiderait beaucoup à la conclusion de l’emprunt, par là presque assuré de son service d’intérêts, même avant aucun prélèvement sur les produits à venir du chemin.

Toutefois il reste un doute à dissiper. Sept millions de plus mèneront-ils à fin le tracé de la rive gauche ? Oui, positivement, si les ingénieurs le veulent, même en continuant leur travail dans les sévères conditions qui les ont dominés jusqu’à ce jour. Mais que l’administration des ponts-et-chaussées daigne, en un seul point, se relâcher de son rigorisme plus qu’inutile, et l’achèvement du chemin avec cette somme deviendra encore plus infaillible, et les plus méticuleux capitalistes prendront, sans hésiter, leur part d’un emprunt qui les substitue par privilége à tous les droits des actionnaires. Ce qu’on demande aux ponts-et-chaussées, c’est qu’ils permettent au tracé de la rive gauche de se terminer, à son entrée dans Versailles, par un double plan incliné. Sans cela, il aura à trouver sa pente continue de quatre millimètres, dans un déblai qui, pénétrant au-dessous de la nappe d’eau des puits, nécessitera des constructions de maçonnerie, c’est-à-dire un surcroît de dépense impossible à évaluer avec certitude. On porte, sans exagération, à plus de 1,500,000 fr. les frais de cette arrivée dans Versailles. Avec la rampe et la contrepente dont nous parlions, et une machine fixe au point de partage, on économiserait un million sur l’établissement de cette seule parcelle du chemin.

La direction des ponts-et-chaussées doit quelque indulgence à ce tracé. Elle a eu envers lui un premier tort, c’est de l’avoir laissé naître ; elle en a eu un second, c’est de lui avoir promis une dot qu’elle lui refuse maintenant. Nous comprenons qu’on eût mieux fait de ne pas la lui promettre, mais on ne peut nier qu’on lui ait dit, il y a deux ans : « Tu seras la tête du chemin de Tours par Chartres. »

Qu’on l’aide du moins à être un chemin de Versailles, et que le premier soin de l’administration soit de déblayer la question des chemins de fer de ce malheureux exemple, fait pour décourager les compagnies, à la veille du jour où l’on va, selon toute vraisemblance, les mettre encore à l’essai sous le patronage d’un nouveau système. Ne commençons pas par des ruines.


Victor Charlier.
  1. Voir la Revue de Paris du 4 novembre dernier, article sur la Situation des Compagnies de Chemin de Fer.
  2. Les départemens de la Lys, de l’Escaut, de Jemmapes, de la Dyle, des Deux-Nèthes, de Sambre-et-Meuse, de l’Ourte, de la Meuse-Inférieure, des Forêts.
  3. Nous ne pouvions, au moment où était écrit cet article, avoir connaissance de l’ordonnance du 23 décembre, qui n’a paru au Moniteur que le 27, et qui introduit dans le conseil général des ponts-et-chaussées une section spéciale pour les chemins de fer.