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Les Chemins de fer espagnols et la Traversée des Pyrénées

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Les Chemins de fer espagnols et la Traversée des Pyrénées
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 709-732).

LES
CHEMINS DE FER ESPAGNOLS
ET
LA TRAVERSÉE DES PYRÉNÉES

Au milieu des luttes qui ont agité l’Europe dans ces dernières années et qui la menacent encore dans l’avenir, l’Espagne a procédé avec une rare énergie au développement de ses intérêts matériels. De la Catalogne à l’Andalousie, de la Galice à Valence, dans les Asturies, les Castilles, l’Estramadure, partout se manifeste depuis quelques années une activité singulière. Chaque province, chaque ville même a voulu avoir son chemin de fer ; mais la réunion des capitaux, l’exécution de travaux gigantesques, la nécessité d’aller chercher au dehors un immense matériel imposent des délais inévitables. Quatorze années se sont écoulées à peine depuis l’époque où s’inauguraient (le 4 mai 1846) les travaux de la première grande ligne espagnole, et déjà la locomotive parcourt plus de 1,900 kilomètres sur près de 5,000 qui ont été concédés. Sans doute c’est encore peu. Que l’on se souvienne pourtant de la crise terrible qui venait de remuer ce peuple ; lorsque toutes les passions l’agitaient encore, est-il étonnant que le mouvement n’ait pas été plus rapide ? C’est aux conditions économiques et topographiques de la Péninsule que les chemins de fer durent leurs premiers retards : il faut bien le dire, ces conditions n’avaient rien de séduisant à l’époque où les voies ferrées commençaient à s’établir et où les montagnes semblaient opposer un obstacle insurmontable à de pareils moyens de transport. Lorsque l’on considère la carte de la péninsule ibérique, on dirait que la nature s’est plu à la morceler en diverses régions offrant entre elles les caractères et les contrastes les plus variés. Comment l’Espagne a-t-elle lutté contre des conditions si défavorables, compliquées trop souvent par les rivalités locales ? que fait-elle encore aujourd’hui pour s’y soustraire ? Ce sont des questions qui empruntent à des faits récens un sérieux intérêt.


I

L’Espagne et le Portugal forment la plus importante des presqu’îles de l’Europe. La péninsule ibérique n’est reliée au continent que par sa frontière du nord, les Pyrénées, qui de la Méditerranée à l’Océan n’offrent pas moins de 550 kilomètres de développement. Cette chaîne de montagnes l’isole de la France et semble lui fermer toute autre issue que la mer. Presque toute la Péninsule est divisée en bandes transversales par ses montagnes, qui se dirigent généralement de l’est à l’ouest, de la Méditerranée à l’Océan. Au nord, on trouve les Pyrénées et les Asturies, dont les escarpemens viennent se perdre en France et dans le golfe de Gascogne, découpant une zone étroite dont toute la vie est commerçante et maritime. Plus bas, on rencontre une chaîne qui, partant de Lisbonne, traverse le Portugal sous divers noms, vient se souder en Espagne à la grande chaîne du Guadarrama et se perdre vers les sources de l’Èbre, près desquelles s’élèvent les monts de Castille, qui vont eux-mêmes rejoindre les Asturies, fermant ainsi d’un côté le bassin arrosé par le Douro et ouvrant de l’autre vers la Méditerranée celui de l’Èbre. Cette vaste région est agricole et industrielle, agricole dans le royaume de Léon, la Vieille-Castille et l’Aragon, industrielle en Catalogne. Au-dessous, prenant encore naissance en Portugal, les monts de Tolède viennent se terminer à la source du Tage, dont ils délimitent ainsi le bassin, qui comprend eh Espagne la Nouvelle-Castille avec la capitale de la monarchie et une partie de l’Estramadure. La Sierra-Morena, naissant sur le bord de l’Océan et se prolongeant jusqu’à la Méditerranée, laisse entre elle et les monts de Tolède cette immense vallée du Guadiana, une des régions les plus riches et les moins connues de l’Espagne. Enfin la Sierra-Nevada vient encore découper la vallée du Guadalquivir d’un côté, de l’autre la zone maritime qui de Carthagène s’étend jusqu’à Cadix ; Si, en accompagnant les grands fleuves de la Péninsule vers l’Océan, où ils se déversent, ces chaînes ont des allures bien marquées et délimitent bien les vallées, il n’en est pas de même à mesure qu’elles se rapprochent de la Méditerranée. On dirait qu’elles se réunissent en faisceaux vers l’est pour intercepter la communication entre le bassin méditerranéen et la partie occidentale. C’est dans ce dédale de montagnes que prennent naissance les petits fleuves de Segura et de Xucar, dont l’un arrose la splendide huerta de Valence, tandis que l’autre parcourt et fertilise le royaume de Murcie.

Il faut se rappeler la disposition de ce sol tourmenté et découpé en régions si différentes pour avoir une idée exacte de l’un des théâtres les plus riches et les plus difficiles offerts au génie industriel. Vaincre des difficultés si multipliées, ouvrir des communications rapides et sûres entre des contrées séparées autrefois par les rivalités politiques autant que par les obstacles naturels, faire de Madrid, la vieille capitale créée par Charles-Quint, le centre nouveau de tous les intérêts matériels du pays, rattacher enfin ce pays transformé à la France et à l’Europe en abaissant en quelque sorte les Pyrénées, c’était là une œuvre propre à l’esprit de notre temps, œuvre que les chemins de fer seuls pouvaient accomplir, et qui est à demi réalisée déjà, non toutefois sans avoir eu à surmonter tantôt des passions politiques, tantôt des préjugés locaux, souvent des habitudes invétérées d’inertie et d’ajournement. Retracer rapidement ces luttes, montrer comment l’ensemble des voies ferrées espagnoles est arrivé peu à peu à se dessiner en préparant la transformation matérielle de la Péninsule par tout un système nouveau de communications intérieures, n’est-ce pas comme un préliminaire naturel de cette question si vivement débattue de la traversée des Pyrénées, qui complète toutes les autres au point de vue des relations de l’Espagne avec le reste du continent européen ?

Lorsque la Péninsule se mettait à l’œuvre il y a quinze ans à peu près, elle commençait, comme bien d’autres pays l’ont fait, par une petite ligne, le chemin d’Aranjuez, qui était pour ainsi dire un objet de luxe ou plutôt un essai. Ce n’était rien encore : il fallait à l’Espagne un véritable réseau partant de Madrid et se dirigeant dans tous les sens. Ce grand ensemble de voies de communication est en partie créé. Carthagène, Alicante et Valence notamment sont aujourd’hui réunies à Madrid ; mais que de luttes et de jalousies lorsqu’il s’agit à l’origine de fixer le point où une ligne unique toucherait à la Méditerranée ! On concéda d’abord la ligne de la Méditerranée jusqu’à Aranjuez, nous l’avons dit, puis jusqu’à Albacete, enfin jusqu’à Alicante, et ce n’est qu’en juin 1858 qu’une ligne de moins de 500 kilomètres, commencée en 1846, était définitivement livrée à un public avide.

Veut-on observer ce qu’ont été ces luttes sur un autre point de l’Espagne, en Andalousie ? Cadix, comme port commercial et militaire, est sans doute une des meilleures positions du littoral espagnol. Situé sur l’Océan, à l’entrée de la Méditerranée, dans l’une des plus belles rades du monde, Cadix est le centre des relations commerciales soit avec l’Afrique, qui est en face, soit avec l’Amérique du Sud. Malgré ces avantages, ce n’est guère qu’en novembre 1860 que les diverses concessions qui relient ce port à Madrid se sont complétées après une suite de péripéties des plus bizarres. En 1851, le gouvernement, admettant des propositions qui lui furent faites, concédait la ligne de Séville à Cordoue telle qu’elle est à peu près exécutée aujourd’hui.

À vrai dire, les concessionnaires semblaient s’être beaucoup plus préoccupés de donner une raison sociale sonore à la compagnie que de l’affaire en elle-même. Il est certain que Séville et Cordoue sonnaient bien pour le public européen : ces deux noms dominèrent toute la situation. L’essentiel était de présenter des budgets de dépenses séduisans, par conséquent d’éviter les grands travaux ; aussi laissait-on de côté La Carlota, Écija, Carmona, Mayrena et Alcala de Guadaïra, toutes villes des plus importantes de l’Andalousie intérieure, pour aboutir à un tracé qui ne touche qu’à Lora del Rio et à quelques pauvres villages souvent dévorés par la fièvre. Le gouvernement laissa faire, et personne ne songea à protester, si bien que lorsque le Crédit mobilier rachetait plus tard une concession qui avait déjà subi de nombreuses vicissitudes, il se trouvait en face d’un fait accompli, et il ne lui restait qu’à exploiter convenablement la zone concédée, zone riche, il est vrai, mais bien moins intéressante que celle dont nous parlions.

Ce n’est qu’en 1856 que se forma la compagnie des chemins de fer de Séville à Cadix par Jerez. Rien ne semblait plus simple et plus logique que de prolonger la ligne de Cordoue vers Cadix, et c’est à cela que l’on tendait. Séville crut voir en cette concession presque un attentat à ses droits de navigation, car elle craignait de ne plus servir d’entrepôt et de voir son commerce décliner. Le Guadalquivir, que les navires remontent tous les jours plus difficilement, se verrait abandonné, disait-on, et dès lors plus de commerce. La députation sévillane obtint du moins que les deux stations resteraient séparées, que l’une serait établie à la Place d’armes, l’autre au Campo de Feria ; encore la concession de ces deux emplacemens fut-elle entourée de difficultés de tout genre. Ce n’est qu’en 1859 que la société du Crédit général espagnol, concessionnaire de la ligne de Cadix, put obtenir un emplacement qui l’éloignait de 3 kilomètres de la station du chemin de fer de Cordoue à Séville. Enfin on songea à relier les deux lignes : nouvelles jalousies et difficultés renaissantes ! On pouvait, en longeant le Guadalquivir et d’anciens fossés infects, qui eussent ainsi disparu avec un lambeau de murailles inutiles, aller s’embrancher directement. Cette idée fut repoussée ; Séville a toujours été jalouse de ses fossés et de ses murailles : c’est un vieil oripeau auquel elle tient. Après force discussions, en août 1860, on obtenait de contourner les murs pour aller se relier à quelques kilomètres de la ville. Voilà donc Cordoue reliée à Cadix ; une concession de novembre 1860 est venue la relier à Madrid. Il a fallu neuf ans pour mettre d’accord toutes les rivalités, et pendant ce temps les intérêts du pays étaient en souffrance.

Aujourd’hui de riches et puissans capitalistes ont régularisé le mouvement industriel, et de tant de luttes le gouvernement ne conserve que les avantages, puisque les subventions qu’il accorde diminuent tous les jours. Il n’y a guère, il est vrai, que des capitaux étrangers, français surtout, qui se soient trouvés en présence. Les capitaux indigènes ont pris une assez petite part dans ce mouvement ; mais ils existent, et il n’y a pas lieu de s’étonner ni de s’inquiéter de leur réserve. Ils ont trouvé jusqu’ici des placemens avantageux, souvent exorbitans, sans avoir à rompre avec des habitudes qui tiennent à tout un passé et à une certaine apathie naturelle. L’état lui-même d’ailleurs offrait des placemens d’une sécurité incontestable, et dont les avantages étaient frappans. Un jour viendra, prochainement sans doute, où le crédit, se développant, mettra un terme à une pareille situation ; l’équilibre s’établira, et, les placemens industriels devenant plus lucratifs que les placemens offerts par l’agriculture ou le commerce, il en résultera un mouvement peut-être sans précédens. Les capitaux de la Péninsule abandonneront les retraites cachées où les avait relégués l’absence de confiance ; l’habitant de l’Estramadure videra ses urnes remplies de quadruples et de doublons pour jouir des bienfaits que procure le crédit.

Quoi qu’il en soit, le réseau espagnol se développe en silence. Quelques chiffres pourront donner une idée du travail effectué dans les diverses directions et de celui qui reste encore à faire :


Chemins concédés Exploités
Est et nord-est 1,697 kilom. 799 kilom.
Sud 956 308
Ligne du Portugal 461 72
Nord et nord-ouest 1,341 460
Réseau catalan 582 275
Total 4,937 kilom. 1,920 kilom.

Ainsi donc voilà 1,920 kilomètres dont le public est en pleine jouissance, et tous les jours ce chiffre augmente. Le gouvernement n’est point resté étranger à ce mouvement, car la somme des subventions qu’il a accordées ne s’élève pas à moins de 1,200,000,000 de réaux de vellon, ou 315 millions de francs environ, soit en moyenne 70,000 francs par kilomètre, payables à mesure de l’avancement des travaux. Il a permis de plus d’introduire en franchise tout le matériel que les compagnies jugeraient convenable de faire venir de l’extérieur.

Dans cet état de choses, les chemins de fer espagnols ont fait des recettes variables de 12,000 à 30,000 francs le kilomètre, quelques-uns même ont dépassé ces chiffres. Cependant rien n’est encore préparé pour favoriser le trafic. Les chemins ordinaires n’existent pas, ou sont dans un état déplorable, à l’exception de quelques grandes routes. Nous avons vu des villages entiers renoncer au bénéfice des voies ferrées parce qu’il leur manquait quelques kilomètres de chaussée. Parfois une ville de plus de 20,000 habitans reste plusieurs jours sans pouvoir communiquer avec la ligne la plus rapprochée, parce que le tracé s’éloigne un peu de la route qui existait précédemment, ou bien pendant des semaines entières il est impossible d’arriver aux stations. Il est certain que ces inconvéniens disparaîtront ; les chemins se feront, les habitudes de voyage se créeront, la production augmentera. Nous ne parlons pas seulement de la production agricole ; nul pays peut-être n’est mieux disposé que l’Espagne à voir se développer l’industrie métallurgique. Tous les jours on exploite de nouvelles mines, et néanmoins, si l’on faisait le relevé des transports qu’elles ont donnés jusqu’ici aux chemins de fer, on trouverait qu’ils sont relativement minimes. Certes ce ne sont ni les plombs argentifères, ni le mercure, ni les blindes, ni les pyrites cuivreuses, ni les charbons, ni le fer qui manquent dans la Péninsule ; mais avant tout il fallait pouvoir exploiter. Aujourd’hui la possibilité existe, et de cette possibilité même naît la certitude d’un accroissement progressif des produits des chemins de fer.

Un mouvement pareil à celui dont nous venons de parler devait évidemment exciter la spéculation industrielle. Et voilà qu’à un moment donné arrivent de tous les côtés, de la France en particulier, d’immenses capitaux pour vivifier cette impulsion. Est-il aujourd’hui une seule de nos institutions de crédit, un seul de nos capitalistes qui ne soient intéressés dans l’industrie espagnole ? Dernièrement le gouvernement mettait en adjudication la ligne de Manzanarès à Cordoue : douze concurrens au moins entraient en lutte, presque tous représentaient des capitaux étrangers ; enfin la compagnie de Madrid à Alicante, Saragosse et Tolède restait concessionnaire au prix de 27,300,000 réaux d’une ligne qui avait été mise en adjudication au prix de 95 millions de réaux. Des faits analogues se sont produits plus récemment dans les adjudications des chemins de fer de Médina del Campo à Zamora, de Palencia à Ponferrada (ligne de la Corogne), et de Tarragone à Valence. Partout la même concurrence empressée et les mêmes rabais, L’Espagne n’a pas à se plaindre de cette affluence qui lui a valu de voir en peu d’années sa capitale reliée à la Méditerranée et prête à se trouver en communication avec la France, le Portugal et l’Andalousie. Madrid va recevoir directement tous les produits de l’est et de l’ouest, du nord et du sud. Il faut bien le dire, et ce fait ne pourrait être démenti, les capitaux de la Péninsule seule eussent été impuissans pour produire de pareils résultats.

Un double caractère se révèle donc dans cet ensemble d’affaires industrielles. On peut y voir le désir violent que nourrit l’Espagne de. marcher dans la voie qui lui a été ouverte par d’autres pays, une sorte d’empressement à tout entreprendre, l’affluence incohérente, mais réelle, des capitaux étrangers, d’un autre côté des hésitations, des tâtonnemens, des rivalités qui embarrassent par instans cet essor si nouveau au-delà-des Pyrénées. Ces divers caractères viennent se concentrer en quelque sorte dans un épisode qui est l’un des derniers de cet enfantement industriel, et qui met en contact les intérêts de la France et de l’Espagne. C’est la question de la traversée des Pyrénées, ou, pour l’appeler d’un nom plus actuel et plus précis, ; la question du chemin de fer des Alduides, question plus brûlante qu’on ne peut le croire, qui a soulevé des tempêtes en Espagne, agitant les passions politiques elles-mêmes et provoquant des rivalités de toute sorte. De quoi s’agit-il donc ? Les chemins de fer espagnols destinés à parcourir le nord de la Péninsule auront-ils un seul aboutissant ou deux points de jonction avec notre frontière des Pyrénées occidentales ? Voilà de quoi il s’agit.

La question des Alduides n’est pas nouvelle ; depuis bientôt trois ans, elle n’a cessé d’être agitée avec passion. Il existe une ligne ferrée qui, partant de Madrid, suit le cours de l’Hénarès vers l’Aragon, traverse la sierra de Mistra, touche à Calatayud, parcourt une partie de la vallée du Jalon, pour aller à Saragosse se présenter à la vieille porte Quemada, près de laquelle l’inquisition exécutait jadis ses victimes, — vieux débris sanglant qui s’affaisse devant la civilisation moderne. De Saragosse, cette ligne se dirige vers Tudela par la vallée de l’Èbre, qu’elle traverse sur un aqueduc gigantesque, suit la rivière de l’Arga, et arrive à Pampelune, la jolie capitale navarraise. Cette ligne partira-t-elle de là pour aller joindre directement la France, traversant les Pyrénées aux monts Alduides ?

Si l’empire voisin, comme l’on nous désigne généralement en Espagne, tient à ne laisser échapper aucune des occasions favorables au développement de sa richesse, il est cependant plus désintéressé dans ce débat qu’on n’a voulu le dire ; mais il est vrai aussi que la grande expérience que nous avons acquise de ces sortes de solutions nous permet de dégager plus sûrement les intérêts du pays des rivalités auxquelles ils se trouvent parfois mêlés. Malgré de nombreuses et anciennes concessions, il n’y a pas longtemps que les chemins de fer espagnols ont du crédit en Europe : la timidité des capitaux indigènes étant connue, il n’est pas étonnant que la construction du réseau ait éprouvé des retards. Le chemin de fer du nord de la Péninsule, qui par sa nature est le mieux fait pour exciter l’intérêt de la France, est aussi peut-être celui qui a le plus souffert de ces embarras dont s’est trouvée assaillie à un certain moment l’industrie des voies ferrées en Espagne. Dès 1853, M. J. Salamanca était concessionnaire d’une ligne qui, partant de Madrid, devait aller aboutir à Irun. Cette concession longtemps douteuse, après avoir eu à lutter contre des difficultés de toute nature, resta sans résultat ; elle fut annulée. La révolution qui survint en 1854 non-seulement retarda l’exécution de cette ligne, mais encore, par la solution qu’elle lui donna, fit naître tous les incidens de la traversée des Pyrénées.

Lorsqu’on 1856 la société du Crédit mobilier espagnol fit ses premières propositions pour la construction de la grande artère du nord, à peine osait-on regarder en face l’idée de pousser la ligne jusqu’à la frontière française ; il semblait impossible d’embrasser d’un seul coup d’œil un ensemble de 700 kilomètres. On procéda par concessions successives, décrétant un jour le tronçon de Valladolid à Burgos, qui était le plus facile, un autre jour celui de Burgos à Santander par San-Isidro et Alar del Rey, un peu plus tard enfin les deux sections extrêmes de Madrid à Valladolid et de Burgos à Irun[1]. Le réseau se trouvait ainsi complet, au moins dans ses directions essentielles, et Madrid était en communication avec Santander d’un côté par le chemin d’Alar del Rey, et de l’autre avec la frontière française à Irun par la section de Vittoria. Par là se trouvaient desservies les provinces de l’ouest de l’Espagne et toutes ces villes, Madrid, Avila, Médina, Valladolid, Palencia, Santander, Burgos, Vittoria, Tolosa, Saint-Sébastien, qui devaient offrir de brillans élémens de trafic, formant à travers les Castilles et les provinces basques une ligne ininterrompue jusqu’à la frontière de France. En même temps le gouvernement, qui voulait voir toutes les provinces dotées du nouvel élément de prospérité, concédait la ligne de Madrid à Saragosse et ordonnait une étude sérieuse du chemin de fer de Saragosse à Pampelune, espérant ainsi satisfaire les provinces de l’est. Malheureusement cette ligne sans issue propre était loin de répondre à tous les besoins. L’Aragon et la Navarre, se voyant ou croyant se voir sacrifiés, se jetèrent hardiment dans la lutte, opposant la traversée des Pyrénées par les Alduides à celle du Guipuzcoa. Battus à plusieurs reprises, leurs députés tournaient la question en tous les sens et n’obtenaient d’autres résultats que de provoquer dans les cortès constituantes, alors réunies à Madrid, des discussions où se manifestait la sympathie pour le chemin de fer du nord de l’Espagne. Le maréchal duc de la Victoire allait inaugurer les travaux à Valladolid, et dans un moment d’enthousiasme il promettait au chemin de fer du nord le monopole des relations internationales : parole de banquet, il est vrai, dont le souvenir est peu durable. Le capitaine-général Espartero, qui ouvrait aussi les travaux de Saragosse à quelque temps de là, eût été assez embarrassé, si on lui eût rappelé ses paroles adressées aux Castillans. Les Aragonais, ceux de Saragosse surtout, eussent-ils pardonné à leur enfant gâté, à ce héros populaire, à celui auquel on avait fait dans le temps une entrée triomphale, d’avoir déserté leurs intérêts ?

Le Crédit mobilier vit dans cette faveur momentanée de l’opinion une garantie suffisante pour l’avenir ; mais de nos jours les hommes et les choses durent peu. Si les peuples ne sont pas toujours arrêtés par les lois, un discours, un mot les gêne encore moins. L’avenir resta donc un peu vague, et la question ne fut pas légalement résolue. Néanmoins le Crédit mobilier se mit à l’œuvre pour exécuter ses engagemens, et pour l’instant la communication entre la France et l’Espagne par Irun l’emportait dans les cortès de préférence à toute autre. Le projet d’une seconde communication par les Alduides, qui avait été étudié dès 1853 par M. Daguenet, ingénieur des ponts et chaussées de France, sur la demande de la députation provinciale de Navarre, ce projet disparaissait momentanément. Il renaissait en quelque sorte par la force des choses en 1858, à l’occasion de la discussion de la loi du chemin de fer de Saragosse à Pampelune, qui devait aller s’embrancher sur la ligne du nord.

Le gouvernement avait d’abord décidé que le point de jonction des deux lignes serait Irurzun, petite ville près de Pampelune. Par des considérations diverses, le tracé du chemin de fer du nord s’était modifié, et la ville d’Alsasua devenait le nouveau point de jonction. Cette solution ne pouvait évidemment satisfaire qu’une partie des intéressés, le Crédit mobilier, dont la voie était empruntée sur un assez long parcours par tout le trafic de l’est. Aussitôt Navarre et Aragon élevèrent la voix par l’intermédiaire de leur députation locale. Ces provinces ne disputaient plus au Guipuzcoa la traversée des Pyrénées ; elles demandaient un débouché propre dont elles seules feraient tous les frais, la traversée directe par les Alduides en un mot. La question entrait ainsi dans une nouvelle phase, la polémique s’en empara, et de tous côtés on épuisa les argumens et les prétextes. Il fallut se décider à faire un pas en face d’une pareille situation : le ministère présenta donc une loi en mai 1858. Laisser une question d’intérêt général à la libre décision de la représentation nationale, c’était en définitive ce qu’il y avait de plus naturel. Cette mesure exalta cependant l’irritation au lieu de la calmer. Plusieurs journaux, de diverses couleurs politiques il est vrai, mirent une vivacité sans exemple dans leurs discussions, et, remuant habilement les passions de la foule, lui donnèrent un caractère d’impopularité nationale. Le Crédit mobilier présentait en même temps Une supplique aux cortès, dans laquelle il faisait valoir tous ses argumens contre un projet attentatoire, selon lui, à des droits acquis, c’est-à-dire au monopole du transit international, monopole que, par une singulière coïncidence, défendait vivement le parti libéral espagnol. Ce projet était considéré comme une calamité ; il tuait le crédit au moment où il était le plus nécessaire ; déjà les chantiers étaient sur le point de rester déserts, et la province de Guipuzcoa voyait son triomphe compromis. Si l’Espagne approuvait un pareil projet, elle mériterait d’être rayée de la liste des nations indépendantes ; le Crédit mobilier allait renvoyer ses douze mille ouvriers, etc. C’est en général sur ce ton que se discutait la question du chemin des Alduides.

Il faut en convenir, la compagnie du chemin de fer du nord avait raison de se défendre : le moment était critique ; les Basques, voyant aussi leurs intérêts compromis, n’avaient pas tort de se faire entendre. L’exposé adressé aux cortès par le président du conseil d’administration, M. Osma, ne manquait pas d’habileté ; il renfermait néanmoins quelques phrases dangereuses pour les intérêts qu’il défendait. Il disait notamment : « Si l’esprit industriel se révèle avec tant de force, pourquoi ne pas le diriger vers les lignes d’Andalousie et d’Estramadure, qui attendent encore, au lieu de le laisser se perdre dans un pareil projet, dont l’utilité est douteuse ? Si plus tard un besoin irrésistible se manifeste, on pourra le satisfaire sans nuire à des droits respectables et aux intérêts sacrés de la nation. » D’abord l’esprit industriel ne se manœuvre pas comme un régiment ; il suit la voie la plus avantageuse : il fait des chemins de fer parce qu’il y trouve des bénéfices, et demain il les abandonnerait pour exploiter des mines, si les avantages étaient plus grands ; ensuite M. Osma ne faisait évidemment qu’ajourner la discussion. Les lignes d’Estramadure, d’Andalousie, de Carthagène, sont concédées et en voie d’exécution ; celle de la Corogne vient d’avoir une solution, et les travaux vont commencer : il n’est donc plus nécessaire de concentrer sur ces divers points l’esprit industriel. À l’argument le plus important, à celui du droit au monopole, les partisans de la traversée des Alduides répondaient : « Montrez-nous votre loi de concession, les droits qu’elle vous confère, et nous nous retirons. Dans des circonstances aussi graves, aurait-on oublié de faire constater que la locomotive du chemin de fer du nord avait seule le droit de franchir les Pyrénées ? Cet oubli devrait-il aujourd’hui lier les mains à des provinces entières ?… »

Le côté de la question touchant à la défense nationale était celui qui avait le plus agité les passions : c’était évidemment le plus faible ; mais il n’y avait rien à faire, l’effet était produit, et jamais les masses n’avaient été plus habilement mises en émoi. Toutes ces discussions avaient jeté le désaccord le plus profond dans la société espagnole, et le ministère chercha un moyen de salut en présentant une loi qui proposait de mettre la ligne en adjudication sans subvention aucune. Chose singulière, les cortès s’irritèrent encore plus que le public ; elles n’auraient pas voulu avoir à se prononcer sur une question qui pouvait engloutir les popularités locales. On vit alors se heurter entre elles ces natures énergiques et violentes d’Aragon, Navarre et Biscaye. Dans les sept sections du congrès, trois commissaires opposans furent nommés, trois étaient favorables, et un demandait de plus amples informations. Cette loi désorganisa le ministère, et, la situation devenant impossible, le cabinet de M. Isturitz disparut avec les cortès, laissant le pouvoir au cabinet actuel, que les députés de 1858 n’appelaient cependant pas de leurs vœux. On donna un carpetazo à la loi : c’est ainsi que l’on nomme en Espagne l’acte qui consiste à enfouir les affaires en portefeuille, et il est malaisé de les arracher à la poussière qui les couvre. Que l’on juge encore s’il a été facile en Espagne d’adopter un réseau systématique et de le développer.

La question n’est point morte cependant ; elle revient périodiquement à la lumière. Les intérêts persistent à la soulever. De nombreuses pétitions décidaient, en janvier 1861, le gouvernement à publier tous les documens relatifs à cette affaire, qui se trouve aujourd’hui assez éclairée pour recevoir une solution convenable, si les leçons du passé servent en Espagne.


II

À quoi tient l’importance de cette question ? Elle est tout entière dans la nécessité, chaque jour mieux sentie, d’étendre, de stimuler les relations de toute sorte entre deux pays comme l’Espagne et la France, que la nature met en contact permanent, qui sont faits pour s’aider mutuellement, et qui sont néanmoins séparés par un de ces puissans obstacles où vient se briser parfois le courant le plus naturel des choses. La chaîne des Pyrénées semble jetée à cette frontière comme pour défier l’esprit moderne ; l’isthme se trouve hermétiquement fermé par ces rochers inaccessibles qui s’élèvent entre deux nations de même origine. D’Irun à la Junquera, est-il, à proprement parler, un seul passage que la nature ait ménagé ? L’homme a tout fait, et malgré des efforts inouïs il n’a pu créer que des chemins qui, serpentant au flanc des montagnes, étonnent le voyageur le plus aguerri. Est-il une seule personne qui ait franchi sans émotion les hauteurs de Vergara, que l’on gravit à l’aide de bœufs, car les mules elles-mêmes deviennent insuffisantes ? Dans les replis qui se déroulent sur le liane de la montagne, on tremble à chaque instant de choir au fond du précipice qui borde le chemin.

L’homme en ces lieux semble avoir reçu une organisation spéciale : vigoureux et petit, il se balance sur des jarrets d’acier qui font de lui le meilleur piéton du monde. C’est cette race de coureurs basques, si connus par leur agilité, qui a pu fournir autrefois les meilleurs soldats de l’armée de don Carlos. Rien ne ressemble dans ce pays au reste de l’Espagne : on dirait même que le repos est l’ennemi de l’homme, qui jusque dans ses jeux cherche à exercer sa vigueur et son agilité. Dans les villes, les promenades prennent un aspect tout particulier : de tous côtés se forment des groupes où la paume et le ballon remplacent les doux propos de l’Andalousie. Et cependant c’est encore la contrée la plus gaie de l’Espagne ; nulle part le peuple n’improvise de plus folles chansons, nulle part il ne cultive davantage les castagnettes et la guitare ; jamais armée n’a eu de plus joyeuses fanfares que celles qu’ont trouvées les carlistes dans ces airs nationaux. Les mœurs ont conservé dans ces contrées plus de pureté que partout ailleurs. Le peuple s’y marie sans abandonner la maison paternelle : aussi n’est-il pas rare d’y trouver des caserias composées de plus de vingt-quatre membres, et chacun par son travail cherche à augmenter le bien-être de la chaumière, suspendue au coteau et entourée d’un jardin pittoresque. Si parfois le Basque s’éloigne, il ne tarde pas à revenir au milieu des siens avec quelques économies qu’il n’a dues qu’à un rude labeur. Dans tous les cas, il lui faut le travail libre, au grand air, qui lui permette de respirer à pleins poumons. Le Galicien y met moins de scrupule : il lui est indifférent de servir comme porteur d’eau, domestique ou manœuvre. Il lui faut un petit pécule qui lui permette de se retirer en Galice. Cet ensemble de conditions, joint aux lois sages et patriarcales qui régissent le pays, ont fait des trois provinces basques le joyau de l’Espagne, et c’est avec un orgueil légitime que les habitans montrent leur drapeau national orné des trois mains réunies.

Ce pays d’un accès si difficile va bientôt néanmoins entendre siffler la locomotive, qui parcourra l’espace compris entre les trois capitales, Vittoria, Bilbao et Saint-Sébastien. Le chemin de fer du nord de l’Espagne, dirigé avec une énergie qui a su vaincre bien des obstacles, a ouvert sa ligne sur un parcours de 310 kilomètres, aujourd’hui en plein rapport. Il voit tous les jours augmenter ses produits et les voyageurs arriver : peut-être le résultat a-t-il dépassé les espérances. Tant bien que mal le public s’est résigné aux difficultés d’une exploitation à peine ébauchée ; faute d’abri dans les stations, il a bravement attendu à la pluie un avenir meilleur, riant du provisoire proverbial de la Péninsule ; les marchandises ont encombré les quais, et néanmoins les vins et les charbons n’ont presque pas contribué à ce trafic naissant. On peut donc considérer aujourd’hui comme certains les résultats que la nature des choses promettait au chemin de fer du nord.

Reste à savoir si pendant que le chemin de fer du nord pénétrera en France par Irun, celui de Saragosse à Pampelune s’ouvrira une issue à travers les monts Alduides pour arriver directement à Bayonne. On a parlé des inconvéniens que présente le tracé ; on a contesté au gouvernement le droit de faire de nouvelles concessions, qui nuiraient, disait-on, à des intérêts créés, et retarderaient la construction du réseau espagnol ; enfin le chemin des Alduides a été mis en suspicion comme devant porter atteinte aux intérêts généraux du pays. Ces accusations si graves ont eu de l’importance à diverses époques ; mais cette importance a dû se modifier considérablement sous l’influence des changemens qu’a subis la situation même du pays. Néanmoins elles servent encore de base à toutes les objections qu’on oppose à ce projet. Essayons de les discuter.

Il ne s’agit plus aujourd’hui pour l’Espagne de choisir entre deux tracés et de les comparer. Le chemin de fer du nord allant à Irun est tracé, et il est en voie d’exécution, ainsi que la portion d’Irun à Bayonne. Le chemin de Pampelune à Alsasua est concédé, c’est-à-dire que la ligne de Saragosse à Pampelune viendra, d’après le dernier mémoire de la compagnie concessionnaire, s’embrancher à Alsasua et relier ainsi la Méditerranée à l’Océan. Chacune de ces lignes a sa société constituée et fonctionne régulièrement. Ces deux voies, partant de Madrid, viennent ensemble aboutir à Bayonne, c’est-à-dire au marché français. Eh bien ! d’un côté la ligne du nord offre un développement de 673 kilomètres[2] jusqu’à Bayonne ; d’un autre côté, la grande ligne de Saragosse, Pampelune et Alsasua met Madrid à une distance de 715 kilomètres[3] de Bayonne : c’est donc une différence de 42 kilomètres en faveur de la ligne du nord, c’est-à-dire que tous les produits voyageant par la ligne d’Alsasua auront 42 kilomètres de plus à parcourir que ceux qui prendront le chemin de fer du nord, et par conséquent plus de frais de transport à supporter. Envisagée d’un autre point de vue, la question change d’aspect : on remarque en effet que si de Pampelune le chemin, au lieu de s’infléchir vers Alsasua, se dirigeait par Zubiri et Saint-Étienne de Baïgorri, traversant les Pyrénées aux Alduides, on aurait alors un parcours qui ne serait plus que de 637 kilomètres[4]. Avec ce parcours, Madrid gagnerait 36 kilomètres dans ses rapports avec Bayonne, et l’avantage serait encore plus marqué, à ne considérer que le trajet de Pampelune au port français, puisque la traversée directe des Pyrénées abrégerait la distance de 78 kilomètres. Un avantage de cette nature n’était point à dédaigner : il a donc fallu de puissans motifs pour que cette combinaison fût repoussée en Espagne par des ingénieurs de mérite comme MM. Arnao et Estibaus, qui ont été appelés successivement à émettre leur avis. L’étude technique fut complète, mais timide ; c’est ce qui paraît ressortir des documens. Le chemin de fer des Alduides se trouvait sans nul doute placé dans la catégorie de ceux qui offrent les conditions de rampes les plus défavorables. Il a 12 kilomètres dont l’inclinaison atteint 2 et 3 pour 100, limites qu’il n’eût pas été possible d’atteindre il y a quelques années. Aujourd’hui on trouve des pentes semblables dans les chemins allemands, suisses et français, et enfin dans le chemin de Turin à Gênes, dont les pentes atteignent jusqu’à 3,5 pour 100, en même temps qu’il offre un tunnel dans lequel règne une pente de 2,9 pour 100. Presque toutes les traversées de montagnes ont offert des difficultés analogues, si ce n’est plus grandes, sans arrêter les ingénieurs.

Pour relier les deux territoires, un tunnel international serait l’œuvre d’art la plus importante, la seule présentant quelque difficulté ; mais si le développement de ce tunnel doit atteindre une longueur de 5,350 mètres, ne sait-on pas que le percement du Mont-Cenis aura 14,000 mètres de long ? Le travail a été entrepris par un pays qui était loin de posséder les ressources financières de l’Espagne. Si l’on trouve qu’une rampe générale de 2,7 pour 100 est dangereuse, il suffit de montrer le tunnel des Apennins, dont l’exploitation se fait sans péril sur une rampe de 2,0 pour 100. Les difficultés d’exécution se présenteront nombreuses à la vérité, puisque l’on s’attaque aux Pyrénées ; mais il n’en est pas une qui soit assez importante pour laisser fermé à jamais tout passage à travers cette immense chaîne de montagnes qui s’étend entre l’Océan et la Méditerranée » On craint aussi d’être obligé d’avoir recours à un matériel spécial pour ce trajet ; mais dans les conditions de trafic pré vues, un choix convenable de machines suffira, puisque les exemples d’exploitations analogues existent partout.

Les prix de revient résument, comme nous l’avons dit, toutes ces difficultés, On pourrait ne pas en parler, puisque le gouvernement n’aurait pas de subvention à payer ; mais ces chiffres ont assez d’intérêt pour n’être pas passés sous silence. En raisonnant par analogie, on voit que la partie espagnole du tracé ne coûterait pas plus de 15 millions de francs ; encore même la valeur, modique des terrains, les faibles dépenses nécessaires-à l’établissement des stations permettraient-elles de considérer ce chiffre comme un maximum. L’exploitation ne se ferait pas sans doute dans des conditions économiques ; cependant, si l’on compare les tarifs espagnols, généralement élevés, au prix de revient des transports sur la ligne de Turin à Gênes dans une des dernières années, les bénéfices seraient encore considérables. Le temps gagné serait de peu d’importance, une heure peut-être sur le trajet total ; mais les prix de transport pour arriver à Bayonne se trouveraient notablement améliorés, puisque la tonne de marchandise à petite vitesse se déchargerait environ de 12 francs et à la grande vitesse de 24 francs, par suite de la différence de parcours.

On s’est plaint de l’absence de renseignemens sur la partie française du tracé ; cela n’a rien qui doive étonner. Dès le début, on n’a cessé de présenter ce projet comme ayant la préférence du gouvernement-français, qui, disait-on, ne voulait pas concéder la ligne de Bayonne à Irun. La marche suivie a été au contraire celle qui devait laisser le plus de liberté à l’Espagne et inspirer le plus de confiance. Le gouvernement français a concédé le chemin de Bayonne à Irun, évitant de faire connaître son avis officiellement sur la ligne rivale, ne donnant pas même à celle-ci les encouragemens qu’il a l’habitude de donner à toute idée dont le pays peut retirer un avantage, Dans aucune circonstance, il n’a pu être accusé plus injustement d’exercer une pression, et, au milieu de toutes les discussions soulevées par le projet, nul ne pouvait réellement lui faire un crime de la réserve dans laquelle il se maintenait. Quoique les documens fissent défaut, les ingénieurs espagnols, jetant un coup d’œil sur la topographie du versant septentrional, déclarèrent presque impossible la construction du chemin des Alduides sur le territoire français. En effet, ce versant des Pyrénées offre plus de difficultés que le versant sud ; néanmoins l’œuvre n’est pas de celles qui peuvent arrêter la science aujourd’hui. Sans doute la Nive est une rivière bien capricieuse, les gorges qu’elle traverse sont abruptes, les viaducs y seraient nombreux ainsi que les tunnels ; mais il y aura bien d’autres difficultés vaincues, si l’on relie Toulon à Gênes par le chemin de la Corniche.

La traversée des Pyrénées par les Alduides n’a donc rien qui puisse étonner par sa hardiesse, puisque à chaque pas on lui trouve des points de comparaison. Si maintenant on jette un coup d’œil sur des projets qui ne sont encore qu’à l’état d’étude, on en trouvera de bien autrement hardis dont les esprits les plus sérieux ne se sont pas effrayés. On peut bien affirmer que la réputation de M. E. Flachat n’est pas seulement française, elle appartient au monde industriel tout entier. Depuis trente ans, M. Flachat se trouve mêlé à toutes les grandes entreprises, tantôt comme ingénieur et constructeur de machines, tantôt comme artiste, lorsqu’il arrache la cathédrale, de Bayeux aux mains des démolisseurs ; c’est à lui qu’on doit l’introduction des ponts métalliques en France. Non content de la traversée des Alpes par le Mont-Cenis, il propose un second tracé où les pentes s’élèveront à 6 pour 100, afin d’éviter des dépenses considérables. Ce n’est pas la conception d’un commençant, c’est le fruit de trente années d’expérience mis au service d’une des idées les plus hardies qu’ait enfantées l’art de l’ingénieur. De pareilles tentatives ne sont pas toujours couronnées de succès, mais elles restent comme de lumineux jalons, et elles montrent dans ce cas particulier que le chemin des Alduides n’a en lui-même rien qui puisse effrayer.

Dans tous les pays où la dépense eût été trop forte pour que l’industrie privée se chargeât à elle seule de la construction des chemins de fer, par le fait même qu’ils intervenaient pécuniairement, les gouvernemens ont dû se préoccuper des conditions vitales des compagnies qui assumaient une aussi lourde charge et engageaient leurs capitaux dans une spéculation dont le pays devait retirer le fruit. Suivant en cela les règles adoptées en bien d’autres matières, ils créaient un véritable monopole en empêchant la construction de lignes parallèles au moins jusqu’après avoir assuré le succès des intéressés. Toutefois si on devait entendre par lignes parallèles celles dont les points de départ et d’arrivée sont communs, bien peu de contrées eussent été appelées à jouir des chemins de fer. Le parallélisme n’existerait, à proprement parler, entre deux lignes que si elles parcouraient la même région en s’en disputant le trafic. Telle n’est pas la situation entre le chemin de fer du nord de l’Espagne et celui qui relierait Madrid, par Saragosse, Pampelune et les Alduides, à Bayonne. Séparés par quelques centaines de kilomètres et des chaînes de montagnes à un certain moment, ils desservent des régions bien distinctes ; l’un sert au commerce de l’est, l’autre à celui de l’ouest. S’ils s’éloignent peu à leur arrivée sur le territoire français, cela n’a certes rien d’étonnant, puisque la frontière vient les couper si près de leur point de rencontre.

Dans des circonstances difficiles, le gouvernement aurait pu, voulant s’assurer une traversée, prendre des engagemens qui lui lieraient aujourd’hui les mains. Ces engagemens n’existent pas dans la loi générale des chemins de fer en Espagne. Existent-ils davantage dans les conditions spéciales imposées ? Les discussions ont-elles pu donner lieu à une méprise ? On n’a encore rien cité de concluant. Lorsque la commission des cortès présentait son rapport au sujet de la loi de concession du chemin de fer du nord en 1856, elle énumérait comme ligne d’intérêt général, devant communiquer avec la France, le chemin de fer du nord d’un côté, celui de Saragosse à Alsasua de l’autre, écartant la ligne directe des Alduides. Les cortès supprimèrent cette énumération, refusant ainsi d’engager l’avenir ; mais l’eussent-elles acceptée, le chemin devenait alors une question d’intérêt local, et la discussion restait libre. On voit bien qu’il y a eu des essais dans le sens restrictif, mais des essais timides et inavoués. Ainsi, le 11 juin 1856, le gouvernement était autorisé en ces termes à mettre en adjudication « le chemin de fer qui, partant de Saragosse, passant par Tudela, allait s’embrancher à Alsasua sur le nord. » Le 25 août 1857, une ordonnance royale disait : « Pour éviter que, dans aucun cas, deux lignes, surtout si elles sont subventionnées par l’état, aient le même parcours, sa majesté a daigné disposer que ledit chemin de fer (de Saragosse à Pampelune) aura son embranchement sur le chemin de fer du nord, entre Irurzun et Alsasua, au point que les études désigneront comme le plus avantageux, laissant la subvention proportionnée au parcours. » Il s’agit donc de deux lignes subventionnées, et le chemin des Alduides n’est pas dans ce cas. L’ordonnance ne faisait que reproduire, en les commentant, les termes de la loi.

Une préoccupation qui se distingue aisément dans tout ceci est celle de relier l’est à l’ouest par Alsasua. Cette préoccupation a fait naître un malentendu. La ligne d’Alsasua ne satisfait pas les intérêts qui réclament celle des Alduides ; ces lignes sont indispensables toutes les deux, l’une n’exclut pas l’autre. Rien ne justifierait légalement les prétentions d’une ligne unique au monopole des relations internationales, et ces prétentions sont même si peu acceptées que déjà il s’élève des réclamations demandant d’autres traversées des Pyrénées. Une discussion complète fera peut-être repousser définitivement le projet des Alduides ; mais le rejet sera certainement basé sur un autre argument que celui de l’illégalité.

Pourrait-on, d’un autre côté, voir dans la traversée des Pyrénées par les Alduides une atteinte à des droits ou à des intérêts créés ? On l’a vu, les chemins de fer espagnols, depuis leur début, ont rencontré des difficultés qui devaient leur conseiller la prudence. Par le fait qu’une concession a lieu, il se crée immédiatement des intérêts auxquels on doit aide et protection : Or ce serait un singulier moyen de protection que de permettre immédiatement une concurrence. Le Crédit mobilier prenait le chemin de fer du nord au moment où une crise financière paralysait tous les marchés, et lorsque l’Europe, à peine remise de la guerre d’Orient, semblait déjà menacée de nouveaux conflits. Que fût-il arrivé si, cédant alors à des sollicitations imprudentes, on eût concédé la ligne des Alduides ? Probablement le chemin de fer du nord serait encore en question, et personne n’eût voulu se charger de la construction de la ligne de Pampelune à Alsasua, qui cependant était indispensable. Il est très vrai que lorsqu’une grande institution de crédit prend sur elle la lourde responsabilité qu’accepta le Crédit mobilier à cette époque, puisqu’il se mettait vigoureusement au travail avant même d’avoir pu émettre les actions du chemin de fer du nord, on ne saurait trop l’encourager. Aussi, pour le laisser libre dans ses mouvemens, le gouvernement a-t-il sagement agi en concédant la jonction de l’Océan à la Méditerranée par le chemin d’Alsasua, assurant ainsi un trafic considérable à la grande artère du nord, qui put alors respirer, libre pour le moment de toute concurrence.

Les circonstances ont changé. Le chemin de Madrid à Irun, dont l’existence eût été précaire sans une prolongation sur le territoire français, a vu concéder la ligne d’Irun à Bayonne. Le chemin de fer du midi, ce parent du nord espagnol, ne voudra pas retarder le moment d’augmenter ses recettes. Les documens mis au jour par la compagnie du nord attestent des recettes de 20,000 francs et plus par kilomètre. On a même fait prévoir des produits bien autrement avantageux lorsque cette voie, aujourd’hui implantée dans les plaines de Castille, aurait ses aboutissans. naturels, c’est-à-dire Madrid, Santander et Saint-Sébastien. Ces produits sont pourtant le résultat d’une exploitation encore naissante, manquant de matériel parfois et laissant à désirer pour le transport des voyageurs. Est-il une protection assez puissante pour se comparer à celle que donnent de pareils chiffres dans l’industrie ? Dans quelle position se trouverait au contraire la voie de Saragosse à Pampelune, si on ne construisait pas le chemin des Alduides ? Toute personne ou toute marchandise qui aurait suivi cette voie se verrait, à partir de Pampelune, forcée, pour pénétrer en France, de payer sur une autre ligne un parcours de 78 kilomètres de plus que si la voie avait été prolongée directement. Comme ce parcours n’aurait pas lieu sur la même ligne, il ne serait pas possible de procéder par une baisse de tarifs. Un pareil surcroît de frais ne constituerait plus la protection d’un droit acquis ; il y aurait simplement sacrifice de droits réels au bénéfice d’un monopole, sacrifice qui compromettrait singulièrement de graves intérêts.

Il est bien évident que toutes les fois qu’il existera une situation dans laquelle les circonstances mettront en présence des élémens opposés, il y aura lutte ; cette lutte peut devenir funeste au pays. Seul, l’état, en usant habilement de son initiative, peut rétablir l’équilibre. C’est même le moyen le plus sage que lui donnent les lois pour intervenir avec fruit dans l’industrie. Que reste-t-il à livrer aujourd’hui en fait de chemins espagnols ? L’industrie vient de s’emparer des lignes de Palencia à Ponferrada, de Médina à Zamora, de Grenade, de Tarragone à Valence ; celle de Séville à Merida va trouver un constructeur naturel dans la compagnie du chemin de fer de Cordoue à Séville. Il est difficile d’apercevoir en quoi le réseau espagnol pourrait souffrir désormais de la concession du chemin de fer des Alduides. Cette dernière entreprise n’a pas toujours été opportune sans doute ; mais dès l’origine on en sentait si bien l’importance qu’on se bornait à demander un ajournement.

Ce n’est pas, sous un autre rapport, l’avenir politique qui doit préoccuper, car l’Espagne, placée dans un coin de l’Europe, voit passer les événemens devant elle sans avoir à s’y mêler, et tous les jours disparaissent les élémens de luttes intérieures. Les Espagnols sont fiers à juste titre des résultats qu’ils obtiennent depuis quelques années ; il n’y a donc pas lieu de douter de la confiance qu’ils peuvent inspirer et de l’avenir qui leur est réservé. La traversée des Pyrénées par les Alduides serait-elle de nature à mettre en péril quelques-uns des intérêts généraux du pays ? Comment pourrait-elle nuire à ces intérêts ? Serait-ce par hasard, comme on l’a dit, en compromettant la défense nationale ? Ce fut cet argument qui passionna jadis les débats. Il n’est pas facile au premier abord de saisir la relation du chemin de fer des Alduides avec la défense nationale de l’Espagne. Énoncer le fait que des craintes à ce sujet aient été soulevées au-delà des Pyrénées ressemblera une mystification. Néanmoins lorsque certaines susceptibilités sont éveillées, il faut les respecter et tâcher de les détruire. Puisqu’il s’agit de guerre, il n’est pas sans intérêt de voir ce qui s’est passé dans la dernière campagne d’Italie : les chemins de fer ont sans contredit été d’un grand secours ; mais dès que l’armée s’est trouvée engagée, les chemins lombards lui ont été inutiles, tandis qu’ils aidaient à la défense, et c’est encore là un des avantages des voies ferrées : elles servent beaucoup plus à la défense qu’à l’attaque. Cependant cet argument mis en jeu contre le chemin des Alduides produisit en Espagne, il y a deux ans, une véritable manifestation nationale qui couvrit le projet d’impopularité ; bon nombre de personnes le repoussèrent, mues par le patriotisme le plus consciencieux.

Voici donc, au dire de certaines gens, ce qui allait se passer dès que le chemin de fer des Alduides serait construit. L’empereur Napoléon III, faisant arriver rapidement une armée au pied des Pyrénées, devait l’embarquer en wagon, s’emparer en quelques heures de Pampelune, aller à Saragosse, s’établir sur l’Ebre pour de là menacer le reste de la monarchie, et l’armée espagnole, impuissante à s’opposer au torrent envahisseur, n’en aurait même pas eu le temps. Si peu sérieux que ce projet paraisse, on l’a pourtant annoncé, et on a cité en témoignage des pensées ambitieuses nourries par la France, les soins particuliers avec lesquels les fortifications de Bayonne sont entretenues. Quoi qu’il arrive, rien au monde ne pourrait empêcher de masser les armées françaises à la frontière espagnole, et pour cela les chemins de fer rendraient de grands services ; mais, arrivés à ce point, nos généraux ont-ils tellement dégénéré qu’ils pussent concevoir la folie de livrer leurs soldats à une mort certaine qui les attendrait à chaque pas dans le tunnel international, sur les viaducs, partout, — mort terrible, puisqu’elle serait sans combat ? Lancer un convoi de soldats dans de pareilles conditions serait véritablement la conception la plus originale du monde. Pour qu’un chemin de fer pût être d’un secours quelconque, il faudrait admettre une trahison unanime, et ce jour-là les Pyrénées seraient parfaitement impuissantes. Ainsi Pampelune n’a rien à craindre évidemment ; mais en Espagne certaines cordes vibrent toujours, et ceux qui ont essayé d’évoquer des souvenirs irritans auraient dû remarquer que Saragosse et la Navarre furent les seuls points de résistance à certains momens qui, grâce à Dieu, ne reparaîtront pas. Les chemins de fer détruisent les guerres en créant des relations qui enseignent aux peuples à se connaître et à s’estimer.

Il est un côté de la question que peut-être le gouvernement espagnol et le pays ont trop négligé. Si l’on considère la nature des produits au-delà des Pyrénées, il est aisé de s’apercevoir qu’il n’est pas possible de leur faire supporter des frais de transport élevés : les blés, les vins, les laines, les minerais, etc., se présenteraient alors avec désavantage sur les marchés qui les consomment. Ces produits n’ont pas en Espagne la ressource des canaux et des rivières comme en France : il n’existe guère véritablement que le canal de Castille, dont la navigation est si mal organisée qu’il a vu tout son trafic passer au chemin de fer du nord. En dehors de ce moyen, il n’y a plus que le transport à dos de mulet et la galère, moyens imparfaits et coûteux. D’un autre côté, l’état a dû accepter des tarifs très élevés pour ses chemins de fer, tarifs que rien ne force à réduire dans la situation des choses ; il a donc tout intérêt à ce que les compagnies d’elles-mêmes opèrent cette réduction, et il est certain que chacune des deux sociétés qui traverseraient ainsi la frontière serait obligée d’offrir au commerce des avantages qu’il ne peut espérer avec le monopole du transit. La concurrence est un moyen élémentaire pour corriger ce que les concessions peuvent présenter de désavantageux.

Ce que nous venons de dire suffit pour qu’on puisse balancer les avantages et les inconvéniens qu’offrirait pour l’Espagne une seconde communication naturelle, relativement économique, et qui n’a certes rien d’impossible, entre sa capitale et le grand marché de la France, communication qui pourrait même à certains momens faire de Carthagène un des ports les plus fréquentés par le commerce de l’Algérie. Après tout, la Péninsule a un exemple bien frappant devant les yeux. Depuis longtemps déjà, il ne manque pas d’esprits portés à croire que l’existence distincte du Portugal est une anomalie ; l’annexion a trouvé des partisans qui n’ont pas caché leurs désirs, et cependant, lorsqu’il s’est agi de relier Madrid à Lisbonne, la seule condition qu’ait imposée le gouvernement portugais, si menacé en paroles, a été de faire passer la voie ferrée devant la forteresse d’Elvas. Or qui ne connaît, de réputation au moins, cette forteresse, plus dangereuse pour ses défenseurs que pour des assiégeans, — dont les ouvrages n’existent pas même sur le papier, et qui est à peine une redoute ? Ce n’est pas là de l’imprudence de la part du jeune roi dom Pedro, c’est de la confiance : il ne craint pas l’avenir.

Doit-on beaucoup espérer du gouvernement espagnol une solution favorable au chemin de fer des Alduides ? En aucun pays du monde, l’imprévu ne joue un aussi grand rôle que de l’autre côté des Pyrénées. Doué d’une ardente imagination, le peuple s’enflamme, se passionne rapidement, et souvent les argumens les plus concluans viennent se briser contre une nature qui répugne à convenir qu’elle peut avoir eu tort ; seulement, comme son intelligence est au niveau de toutes les situations, il s’aperçoit de ses fautes, et alors il préfère un changement radical à une modification. C’est ce qui vient d’arriver. — Le gouvernement, qui participe de toutes les qualités et de tous les défauts nationaux, s’aperçoit qu’il a fait fausse route ; mais, au lieu de revenir sur ses pas, il se met à la recherche d’une nouvelle solution pour le deuxième passage des Pyrénées.

Ici commence une dernière phase de la question. Le gouvernement espagnol, voyant que la concession unique d’Alsasua eût été une injustice, chargea, il y a quelque temps, les deux ingénieurs qui s’étaient déjà occupés de cette affaire, MM. Estibaus et Arnao, de rechercher une solution plus conforme aux intérêts du pays. De là sont nés deux tracés qui, laissant désormais Alsasua de côté, viendraient aboutir tous les deux près de Tolosa. Le second seul paraît devoir être pris en considération. M. Arnao, conservant le tracé de Pampelune à Irurzun, voudrait que le chemin de fer, suivant la rivière de Arajes, abordât la sierra de Aralar au port d’Albiazu et vînt déboucher dans la vallée de l’Amezqueta, pour de là aller s’embrancher à Alegria, près de Tolosa, sur le chemin de fer du nord. Cette ligne présente sans doute des avantages sur celle d’Alsasua, puisqu’elle abrège le parcours. La distance de Pampelune à Bayonne ne serait plus alors que de 140 kilomètres au lieu de 188 ; mais le parcours des Alduides n’est que de 110 kilomètres. Si M. Arnao a eu pour but de faire disparaître dans son tracé les inconvéniens qui se présentaient dans celui des Alduides, il est impossible de ne pas y voir de nombreuses courbes de 300 à 400 mètres de rayon et 23 kilomètres de parcours, dont les pentes approchent de 2 pour 100, sur une longueur qui d’Irurzun à Alegria est de 38 kilomètres ; mais les chiffres du-budget offrent ici de bien autres inconvéniens. L’auteur du projet n’élève pas à moins de 33,820,000 fr. le prix de ce tronçon, soit 821,000 francs le kilomètre. Si l’on tient compte du prix relativement assez faible auquel il taxe ses travaux et du fatal imprévu, on voit qu’il serait possible que ce chemin coûtât 900,000 francs le kilomètre. M. Arnao avoue même que les renseignemens qui lui ont été fournis par les ingénieurs du chemin de fer du nord ne lui permettent pas d’évaluer à moins de 1,300,000 fr. le kilomètre les travaux de cette ligne dans sa traversée des Pyrénées ; or c’est presque sur le même terrain qu’il opère. Cependant il propose comme naturelle une subvention de 85,800 fr. par kilomètre, lorsque la ligne rivale a 104,000 fr., et cela sous prétexte que ce n’est, à proprement parler, qu’un prolongement de ligne subventionnée. Il ne faudrait pas des recettes kilométriques moindres de 60,000 francs sur la partie comprise entre Pampelune et Tolosa pour que ce tronçon ne fût pas ruineux.

Le chemin de Pampelune à Tolosa serait donc un moyen terme. Or, nous venons de le voir, au point de vue de l’exploitation, la construction de cette ligne ne manque pas d’inconvéniens, et comme mesure financière elle serait désastreuse. Quant aux provinces intéressées, elles resteraient encore grevées de 40 kilomètres de parcours ; mais voici une difficulté d’une autre nature qui se présente. Elle apparaît dans un mémoire publié récemment par la compagnie du chemin de Saragosse à Pampelune : « Ce tracé, dit-on dans ce mémoire, paraît prévaloir pour le moment ; cependant la compagnie des chemins navarrais ne peut accepter de dépenser l’énorme capital qu’exigent de si grands travaux pour aller aboutir à Tolosa et non à la frontière. Cette combinaison est si ruineuse et si extravagante au point de vue de nos intérêts que nous ne devons même pas y songer, et comme l’état ne peut nous forcer de mettre à exécution un tracé qui dénature et aggrave les conditions essentielles de notre concession, nous croyons inutile de le discuter. » Si la compagnie des chemins de fer navarais a le droit de se refuser ainsi à cette solution et qu’elle ne veuille pas céder, la discussion est en effet inutile.

Pendant que M. Arnao étudiait le tracé dont on vient de parler, M. Salamanca, voulant éclairer cette question, demanda l’autorisation de faire exécuter les études d’un chemin qui, partant de Pampelune, irait rejoindre la voie du nord à Irun par la vallée de la Bidassoa. Dans ce projet, élaboré par un autre ingénieur espagnol, M. Retortillo, la direction par Irurzun est abandonnée ; la ligne, suivant la rivière d’Ulzama et son affluent l’Orqui, vient aborder les Pyrénées après de nombreux détours, les traverse par un tunnel de près de 3,000 mètres, puis, suspendue au flanc des montagnes, elle descend dans la vallée de la Bidassoa, qu’elle suit jusqu’à Irun, où elle vient s’embrancher sur la grande artère du nord. De cette façon, elle atteint un développement de 103 kilomètres ; bien que plus désavantageux que celui des Alduides, ce chemin est plus court que celui de Tolosa et que celui d’Alsasua ; il est de 137 kilomètres jusqu’à Bayonne. Si les fortes pentes étaient le côté défectueux du projet des Alduides ici ce seront les courbes à faible rayon. En effet, elles atteignent sur deux points 250 mètres de rayon, tandis que les rampes ne s’élèvent pas au-dessus de 1,5 pour 100 ; mais un examen plus approfondi de ce projet pourrait améliorer encore le tracé horizontal de M. Retortillo, dont les études de détail ont été faites avec la plus grande exactitude d’ailleurs. Que faudrait-il pour cela ? Admettre des pentes plus fortes que les pentes adoptées, et allonger un peu les tunnels. Il est fort probable que l’on arriverait ainsi à un tracé de tous points acceptable au point de vue de l’exécution. Le budget d’un pareil tracé s’élèverait alors à 63 millions de fr., soit 611,600 fr. par kilomètre. Tel est le compromis proposé par la compagnie des chemins de fer navarrais.

Ce qu’il y a de curieux à remarquer ici, c’est que cette solution comporte immédiatement la création d’un centre commercial dans une des meilleures baies de la côte espagnole, celle au bord de laquelle est bâtie la petite ville du Passage. Lorsque l’on abandonne Irun pour se diriger vers Saint-Sébastien, la route, si pénible de Bayonne jusqu’à la frontière, devient ici plus riante et plus pittoresque ; à chaque détour du chemin, à travers une échappée, on aperçoit l’Océan. Tout à coup on se trouve en face d’un lac immense ou plutôt d’une baie ; dans le plus délicieux recoin, on découvre la jolie petite ville du Passage, qui vient se refléter dans les eaux au milieu d’un fond de verdure. Que le gouvernement veuille ouvrir la passe de la baie, aujourd’hui un peu encombrée, et il verra bientôt s’élever une ville fréquentée par le commerce et par les touristes, qui viendront y chercher des plaisirs et des spectacles que bien peu de plages peuvent offrir. Voilà la véritable rivale de Saint-Sébastien bien plutôt que Bayonne, et la province de Guipuzcoa se verra pendant l’été le rendez-vous de tous les voyageurs de l’Europe. Si cette offre de la compagnie navarraise est repoussée, elle paraît décidée à se renfermer strictement dans les limites primitives de sa concession, en se bornant à se relier au chemin de fer du nord à Alsasua.

Rien n’est plus propre que les luttes qu’on vient de raconter à faire connaître les difficultés sans nombre qu’ont eu à traverser ce que l’on est convenu d’appeler aujourd’hui les chemins espagnols. Désormais sans doute ces affaires, mieux connues, mieux étudiées, ayant plus de crédit, auront une marche plus régulière et plus ferme. On ne saurait plus d’ailleurs être arrêté par cette question vulgaire qui s’est élevée quelquefois : les chemins de fer espagnols ont-ils une valeur réelle ? Les faits parlent d’eux-mêmes et détruisent un doute qui a été souvent un obstacle. Nous ne sommes plus à l’époque où la Péninsule apparaissait dans un panorama composé de ventas infectes, de posadas douteuses, de mendians déguenillés. Les Gil Blas et les Don Quichotte ne courent plus les grands chemins. Le banditisme n’existe plus, personne n’a pris la place de ce José Maria qui parvint à traiter de puissance à puissance avec le gouvernement, et qui signa une véritable capitulation. Enfin l’Espagne de la fantaisie disparaît rapidement ; bientôt on ne rencontrera même plus l’ancienne race des muletiers, qui, l’escopette au poing, conduisaient leurs longs convois dans la montagne. Partout dans la Péninsule se créent des habitudes de travail ; l’agriculture et l’industrie se développent, et le mouvement naît. L’Espagne doit cela au crédit et à la confiance qu’elle a su inspirer. Cette confiante, elle doit la maintenir, l’accroître en aidant les relations internationales. Les Pyrénées, en restant pour elle une frontière politique, ne doivent pas l’isoler ; son commerce doit nécessairement s’étendre et chercher en France des débouchés qui, sans avoir assurément rien de périlleux pour son indépendance, ne peuvent être qu’un stimulant pour sa vitalité, pour ses forces productives, pour toutes les richesses d’un sol privilégié.


V. DE MAZADE.

  1. Voici les époques et l’importance de ces concessions :
    1856 23 février Valladolid à Burgos 121 kilom.
    185618 juin San-Isidro à Alar del Rey 100
    1856 21 octobre Madrid à Valladolid 239
    1856 « Burgos à Irun 262
    Total 722 kilom.
  2. De Madrid à Valladolid 248 kilom.
    De Valladolid à Burgos 121
    De Burgos à Irun 270
    D’Irun à Bayonne 34
    Total 673 kilom.
  3. De Madrid à Saragosse 360 kilom.
    De Saragosse à Pampelune 167
    De Pampelune à Bayonne (par Alsasua) 188
    Total 715 kilom.
  4. De Madrid à Saragosse 360 kilom.
    De Saragosse à Pampelune 167
    De Pampelune à Bayonne (par les Alduides)… 110
    Total 637 kilom.