Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/09

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IX

En chasse.


Il avait plu récemment, ce qui facilitait la poursuite parce que les traces de Goliath et celles de pieds d’homme étaient profondément imprimées dans le sol détrempé. Sur une distance de cinq à six kilomètres, on les reconnut aisément. Mais, au premier ruisseau qu’il fallut passer à gué, ces traces disparurent sur la rive opposée.

Une heure fut perdue à les rechercher sans résultat, à droite et à gauche. Puis, la nuit vint ; elle était sans lune : force fut d’ajourner les investigations au lendemain. À la lisière d’un petit bois, chacun mit pied à terre.

Le Guen ramassa des branches mortes et fit du feu. Autour de ce foyer improvisé, les six voyageurs s’assirent en cercle et Martine, ouvrant son sac de cuir, proposa de souper. Mais personne n’en éprouvait le besoin ou n’en avait la force. Une seule pensée dominait tous les cerveaux, étreignait tous les cœurs : celle de l’enfant ravie à la tendresse des siens et du bon Weber, entraîné à sa suite avec Goliath…

Car, plus le problème était creusé, plus tous s’accordaient à penser avec Colette que telle restait la seule explication possible du noir mystère. Quelqu’un avait été tenté par la proie qui s’offrait en Goliath chargé du canon, de l’affût et des obus ; quelqu’un avait voulu s’approprier cette proie et s’était servi de la fillette comme d’un appât pour se faire suivre par l’éléphant et sans doute aussi par M. Weber…

C’est pourquoi on retrouvait l’empreinte de son pied parmi les autres traces — preuve certaine qu’il était vivant, sinon libre — et pourquoi on pouvait espérer aussi que la fillette était saine et sauve, car pas une autre force que l’instinct de sa tendresse n’eut asservi Goliath…

Mais qui était ce quelqu’un ?… Un Européen, sans nul doute, puisque la trace de ses pas indiquait des chaussures de cuir…

Tout naturellement, les soupçons se portaient sur Benoni, désigné par sa haine même, par sa tentative antérieure, par la connaissance expérimentale qu’il avait de la valeur propre du chargement de l’éléphant…

Martial Hardouin, en formulant ces déductions successives, à mesure qu’elles s’imposaient à son esprit, insistait sur une circonstance qui semblait rassurante : l’absence de pas indigènes parmi les traces relevées jusqu’au ruisseau.

« Ce n’est qu’un indice, mais il permet de penser que le bandit est seul, avec un acolyte de son espèce, disait-il. Et nous pouvons, par conséquent, espérer que son but unique aura été de s’emparer du canon et des obus, comme il faut supposer que la chère fillette lui est indispensable pour se faire obéir de Goliath…

— C’est chose évidente ! appuya Le Guen. Sans Tottie, la bête ne se laisserait pas emmener aisément, j’en réponds !… »

Et le silence se rétablit. Chacun se disait que, dans cette hypothèse même, le sort de l’enfant et celui de l’infortuné Weber restaient singulièrement précaires. Ce Benoni — s’il était bien le ravisseur — avait montré de quoi il pouvait être capable… Une fois sa proie en sûreté, n’aurait-il pas un épouvantable intérêt à supprimer les témoins de son vol ?…

« Et, après tout, que fera-t-il de ce canon, de ces obus ? dit tout haut Colette, suivant le fil de ses poignantes réflexions.

— Il ne peut avoir qu’une idée en tête, et cette idée n’a pu venir qu’à lui ! répondit aussitôt son mari. C’est de vendre, soit aux Anglais, soit aux Boers, l’arme terrible dont il a vu les effets, s’il n’est pas resté parmi les morts le jour de l’assaut…

— Pas de danger de cela ! dit Martine. Les canailles de son espèce ne s’exposent guère !…

— S’il avait les Boers en vue, poursuivit Martial Hardouin, il serait allé vers Prétoria… Or, il se dirige vers la frontière du sud ; c’est donc aux Anglais qu’il destine sa proie…

— Nous raisonnons sur des indices bien faibles, remarqua Mme Massey ; mais il faut reconnaître qu’en effet tout cela paraît vraisemblable… Des noirs n’auraient pas songé à s’emparer d’une arme dont ils ignorent l’usage, et les traces de pas sont là pour confirmer votre supposition… »

Ici, un sanglot déchirant arrêta le débat. C’était Colette, qui ne pouvait plus contenir son amer chagrin. Courageuse et indomptable devant le danger personnel, elle perdait tout sang-froid à l’idée des périls que courait son enfant.

« Oh ! qui me rendra ma petite fille, ma chère petite fille ! » disait-elle au milieu des larmes, en mordant son mouchoir.

Elle se calma, afin ne pas désespérer sa mère, et reprit assez d’empire sur elle-même pour demander qu’on se remît à discuter les motifs qui restaient d’espérer. La nuit se passa à raisonner de la sorte, car personne n’avait un instant pensé à dormir, et le jour ne se fut pas plus tôt levé que les recherches recommencèrent.

Il fallut côtoyer le ruisseau sur la longueur de dix kilomètres à l’est, pour retrouver la trace perdue. Les ravisseurs de Tottie, quels qu’ils fussent, avaient suivi le lit du cours d’eau sur cette distance, pour dépister ceux qui pourraient les poursuivre. Puis, ils avaient repris leur route vers le sud.

La chevauchée repartit et quelque temps encore les empreintes restèrent apparentes. Mais, à chaque nouveau cours d’eau, la difficulté renaissait, car la même précaution avait été observée par le ravisseur. Et, d’autre part, la nature du terrain ayant changé pour devenir rocailleuse, les traces de pas n’apparaissaient plus qu’à de longs intervalles. Par bonheur, le flair de Phanor y suppléait et ses aboiements joyeux, quand il retombait sur la piste perdue, venaient périodiquement ranimer les espérances de la petite troupe.

Quatre jours, elle alla ainsi, par monts et par vaux, dans la direction du sud, s’arrêtant à peine pour laisser souffler les chevaux, mangeant peu, ne dormant guère, mais soutenue par une inflexible résolution. Aucun incident notable ne variait d’ailleurs la monotonie de la poursuite. Le pays était désert. À perte de vue, le Veldt étalait sa plaine silencieuse. Si, de loin en loin, une ferme se montrait, elle était abandonnée et vide d’habitants. Sans que la guerre eût encore, à proprement parler, passé par là, on la sentait voisine.

Au matin du cinquième jour, comme les voyageurs, épuisés de fatigue et de privations, commençaient à se rendre compte que cette poursuite effrénée et sans résultat pratique ne pourrait plus se continuer longtemps, des signes variés montrèrent qu’on approchait d’un centre populeux. Les ornières tracées par de lourds chariots à bœufs marquaient plus nettement la route. Des débris nombreux : bouteilles, boîtes de fer-blanc, biscuits avariés, lambeaux de vêtements rendaient témoignage des êtres humains qui les avaient laissés en route. Martial Hardouin estimait que la ville de Boulouwayo, vers laquelle s’orientait le chemin du sud, ne devait plus être loin et que peut-être on pourrait l’apercevoir du haut d’une colline isolée qui se dressait vers l’ouest.

Comme la petite troupe arrivait au pied de cette colline, elle fut soudain arrêtée, au détour d’un bouquet d’arbres, par un brusque commandement : « Halte !… Les mains en l’air !… » et presque aussitôt cernée par une vingtaine de cavaliers montés sur des poneys indigènes.

Ces cavaliers portaient le feutre retroussé, les grosses bottes, le baudrier à cartouches et la carabine de l’armée du Transvaal.

« Qui êtes-vous ?… Où allez-vous ainsi ? » demandait le chef, un robuste gaillard barbu jusqu’aux yeux et qui, pour tout insigne de sa qualité, avait un bout de galon tricolore sur la manche.

Martial Hardouin se nomma, nomma Le Guen et les dames, indiquant Boulouwayo comme le but de son voyage.

« Ordre de vous amener au lagger », répliqua l’officier en tournant bride et dirigeant son cheval vers la colline longée par la route.

Vingt minutes de montée suffirent à la faire escalader à toute la troupe. En dépassant un éperon rocheux, les voyageurs découvrirent un camp formé de huttes en terre entourées par des wagons dételés. Et, comme ils s’en rapprochaient, une forme colossale et familière apparut à leurs yeux : celle d’un éléphant.

Non pas d’un éléphant quelconque, mais d’un ami, qui dressait sa trompe sur le ciel bleu, exhalait un cri d’allégresse et, par des signes non équivoques, leur envoyait son salut cordial.

« Goliath !… C’est Goliath !… » s’écria Colette.

Et, presque au même instant, à deux pas du colosse, elle aperçut dans l’herbe une fillette qui tendait vers elle ses petits bras nus.

« Tottie !… ma Tottie !… C’est toi que je retrouve !… » bégaya la jeune mère en se jetant d’un bond sur le sol, pour courir vers l’enfant, la serrer contre son cœur et la couvrir de baisers…

Mais la joie était trop vive et le bonheur trop inattendu. La pauvre Colette n’eut pas la force de les soutenir. Elle perdit connaissance et s’abattit sur le gazon.

On s’empressa autour d’elle ; on lui baigna d’eau fraîche les tempes et les mains ; on la transporta dans une hutte voisine, sans la séparer du bébé qui riait et pleurait sur son sein. Quelle ne fut pas la surprise réciproque des nouveaux venus et de leurs hôtes, quand, au sortir de ce moment d’émoi, on reconnut, parmi les dames accourues pour donner secours à l’étrangère, dame Gudule en personne, et Nicole, et Lucinde !…

Puis, ce furent Agrippa Mauvilain, et l’aîné, et Cadet et les autres, qui parurent… Et derrière eux, enfin, une autre figure bien chère et bien heureuse aussi, celle du bon Weber, pressant sa fille contre sa poitrine…

On se serra les mains, on s’embrassa, on se congratula dans une tempête de bonheur et de larmes. Finalement, on s’expliqua.

Ce qui pouvait paraître merveilleux au premier abord était, en vérité, tout simple. La colline ou kopje où les voyageurs venaient de se voir arrêtés était occupée par un commando(corps franc) boer, placé sous les ordres d’Agrippa et qui surveillait la ville anglaise de Boulouwayo. Quelques heures plus tôt, au lever du jour, Benoni était venu se jeter avec ses captifs dans les avant-postes du camp. Appréhendé et conduit en présence d’Agrippa, il avait dû subir un interrogatoire, ou, pour mieux dire, M. Weber avait tout conté. Le Levantin, enfermé au corps de garde, y attendait avec son acolyte un transfert prochain à Prétoria, tandis que le bon savant et Tottie recevaient les soins de l’hospitalière famille Mauvilain ; le chef se proposait de les renvoyer sous bonne escorte à Massey-Dorp, aussitôt après leur avoir fait prendre un repos nécessaire ; et voici que l’ardente sollicitude de Colette, servie par l’impeccable flair de Phanor, prévenait ses intentions en réunissant ceux qui avaient tant souffert de leur brutale séparation !…

Agrippa se félicitait hautement de cette heureuse fortune ; il espérait que ses bons amis lui feraient l’honneur de se reposer chez lui de leurs émotions et de leurs fatigues. Sans doute, son hospitalité n’avait rien de somptueux : des lits de feuilles, des couvertures de laine et les vivres du soldat boer — le plus sobre des soldats — étaient tout ce qu’il pouvait mettre à la disposition de ses visiteurs… Mais non — il se trompait — et leur réservait une surprise inattendue, qui leur vaudrait mieux que le luxe d’un palais babylonien ou d’un mess d’officiers britanniques…

Qu’était cette surprise ? Mme Massey et Colette se le demandaient, au milieu des sourires ravis de dame Gudule, de Nicole et de Lucinde, des sourires malicieux de Cadet et des autres, quand elles virent descendre d’une voiture d’ambulance, accourant au grand trot, qui ?

M. Massey lui-même, avec Henri et Gérard, et le docteur Lhomond, tous en tenue de toile blanche, avec la croix rouge au bras !…

Enrôlés au service de la Société de secours aux blessés, ils avaient rencontré Agrippa Mauvilain à Prétoria, l’avaient suivi au camp de Maversneck et venaient de le rejoindre à Johannskopje, au nord de Boulouwayo. Au moment de l’arrivée des voyageurs, ils se trouvaient dans la vallée adjacente, occupés à aménager l’hôpital du camp. Un messager d’Agrippa les avait promptement avisés de l’heureuse nouvelle, et ils accouraient satisfaits autant qu’on peut l’être de voir sains et saufs tous ceux qu’ils aimaient.

Comment exprimer leur joie profonde ? Des heures s’écoulèrent à se conter mutuellement les choses qui s’étaient passées depuis leur séparation. M. Massey, que les lettres de sa famille n’avaient pas atteint, apprit l’attaque dirigée par Benoni, l’expérience décisive de la poudre K, l’enlèvement de Goliath. De son côté, il expliqua le retard de ses négociations à Kimberley, du fait de la guerre imminente, et son voyage à Prétoria, et les motifs qui l’avaient amené avec ses fils, pour maintenir une stricte neutralité et la rendre évidente, à prendre la Croix rouge. Il était bien certain, d’après l’itinéraire même suivi par Benoni, que son projet avait été de livrer le canon et les obus aux autorités anglaises de Boulouwayo. La guerre ayant éclaté sur ces entrefaites et les troupes des deux républiques sud-africaines, Transvaal et Orange, ayant pris les devants en envahissant les colonies anglaises du Cap et du Natal (sans parler de la Rhodesia), il était à craindre que Mauvilain ne considérât le chargement de Goliath, à destination de l’ennemi, comme butin de guerre.

Tout indiquait qu’il en était ainsi, quoique le sujet n’eût pas été touché. Le canon de bois, son affût et les obus qui l’accompagnaient avaient été, par l’ordre du chef, transportés hors de vue, on ne savait où. M. Weber qui se considérait, non sans quelque raison, comme ayant des droits primordiaux sur l’œuvre de ses mains, en aurait volontiers demandé les nouvelles. Il en fut empêché par M. Massey, qui préférait attendre, avant d’aborder ce sujet délicat, l’effet des réflexions personnelles d’Agrippa Mauvilain sur « le tien et le mien » en temps de paix et de guerre.

Au surplus, on n’avait qu’à se louer de son hospitalité. Faisant évacuer deux des huttes de terre placées à la lisière du camp,

il les avait mises, avec leur mobilier sommaire, à la disposition de la famille Massey, en ordonnant que les détenteurs de ces huttes émigrassent provisoirement à l’hôpital militaire. Quant aux provisions de bouche, elles ne manquaient pas, extraites des chariots qui servaient de magasins. On les vit bientôt apportées en abondance par une légion de nymphes qui avaient suivi leurs pères, frères et mères à la guerre sainte et qui faisaient fonction d’intendants ou de commissaires aux vivres, en attendant qu’elles fissent le coup de feu, s’il était nécessaire.

Ces jeunes filles boers, il faut le dire, étaient singulièrement bien préparées par leur existence antérieure au rôle actif qui allait s’ouvrir pour elles dans les luttes de l’indépendance. Grandes et fortes, habituées aux plus rudes besognes, à la vie en plein air, aux voyages de dix et quinze lieues à cheval, la carabine en bandoulière, pour aller seules visiter une amie sur quelque ferme lointaine, elles aiment d’un amour farouche la terre déserte et austère qui les a vues naître. Ce sont, dans la vie normale, de véritables amazones ; il est naturel qu’elles restent telles dans la vie des camps. Et, à vrai dire, leur journée ne différait guère à Johannskopje de ce qu’elle pouvait être quelques semaines plus tôt, au fond de leur demeure solitaire.

Jamais bivouac ne fut plus patriarcal, ni belligérants ne furent plus bucoliques dans leurs allures. Sans l’abondance des armes, des consignes, des sentinelles et patrouilles, le lagger d’Agrippa Mauvilain, avec ses bœufs au repos, ses huttes familiales, ses troupes de femmes et d’enfants occupés aux travaux domestiques dans le cadre coutumier des meubles traditionnels, lelaggeraurait pu passer pour un camp d’émigrants ou pour un établissement agricole, plutôt que pour la redoute d’un bataillon d’élite.