Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/12

La bibliothèque libre.



XII

Après le combat.


Au pied du kopje, des corps d’hommes gisaient, et, par instants, une plainte lamentable, montant aux oreilles des vainqueurs, leur disait que tous n’avaient pas trouvé l’éternel oubli dans la défaite. Du côté des Boers, pas même une blessure n’était venue attrister la victoire :

« Le Seigneur a secondé notre effort, dit Mauvilain, ôtant son feutre usé. Il nous a prêté l’appui de son bras puissant. Béni soit son saint nom ! Remercions le Très-Haut. Mais que la joie du triomphe n’enfle pas nos cœurs ! Qu’elle ne nous fasse pas oublier la vertu chrétienne entre toutes, la charité. Beaucoup de nos ennemis sont morts ; d’autres appellent nos secours, ne voyons en eux que des frères souffrants. Oublions nos griefs pour un temps, suspendons nos rancunes, apportons aux morts la sépulture, aux vivants ce que nous avons de meilleur ! »

Cela dit, il marche le premier, donnant l’exemple du dévouement qu’il prêche, et tous le suivent. Jusqu’aux petits s’élancent sur ses pas, ne se croyant pas plus dispensés par leur âge des devoirs de l’humanité qu’ils ne chômaient tout à l’heure, quand la bataille faisait rage. Lucinde, Nicole, ont déposé la carabine pour la boite à pansements, et, franchissant d’un pied léger les dernières assises du mamelon, elles descendent dans la plaine, s’approchent sans crainte des malheureux qui gisent là — spectacle terrible ! — les uns raidis par la mort, les autres affreusement mutilés ; d’une main miséricordieuse elles appliquent la gourde aux lèvres desséchées qui demandent à boire, ferment les yeux vitreux, glacés à jamais, laissent retomber les têtes où la vie n’est plus… et leur douce voix encourage, promet prompt secours.

Déjà, en effet, plusieurs voitures d’ambulance, portant la croix de Genève, se sont détachées des lignes anglaises. De l’une de ces voitures une jeune femme s’élance, sans toucher le marchepied, et vient rejoindre les jeunes filles :

« Mon frère !… mon frère !… où est-il ?… implore-t-elle d’une voix de détresse. Nous avons rencontré ses hommes débandés… ils n’ont su rien nous dire… Mon frère !… qui m’apprendra où est mon frère ?… »

Et soudain, reconnaissant Mlle Mauvilain :

« Nicole !… vous ici ?… » Puis, avec un éclair soudain de compréhension : « Vous vous êtes battue !… Ah ! ne me dites pas que vous l’avez tué !… »

Elle l’avait prise par le bras, que sa main serrait comme un étau.

La jeune fille venait de reconnaître lady Théodora Higgins, et, sachant l’amitié tendre qui la liait à son frère, elle s’affligeait, muette, et refoulait sur ses lèvres l’impossible consolation.

Lucinde occupée à opérer un pansement sur une tête fracassée s’était relevée. Elle regarde la jeune Anglaise, qui se tordait les mains, affolée, comme si elle cherchait de son bel œil gris pénétrant à retrouver sur cette physionomie convulsée une ressemblance qui lui échappait :

« Madame ! rappelez votre courage !… dit-elle. Je ne voudrais pas vous faire concevoir une espérance vaine… mais il me semble bien… Comment est votre frère ?

— Grand, mince, blond… s’écria lady Théodora, tremblante de crainte et d’espoir.

— Une ancre tatouée sur la main droite ? ajouta Nicole, plus pratique et presque aussi émue.

— C’est lui-même — ou du moins je l’espère. Madame, il est vivant : il est prés d’ici ; je viens de lui offrir à boire, de remettre provisoirement son bras droit…

— Vous lui avez offert à boire ! s’écria la pauvre jeune femme, prenant Lucinde dans ses bras, la baignant de ses larmes. Il est vivant !… il est blessé !… Vous l’avez secouru !… oh ! chère fille, soyez bénie !… menez-moi bien vite auprès de lui… qui êtes-vous, que jamais je ne vous oublie dans mes prières, articulait-elle, incohérente.

— Lucinde Mauvilain, à votre service, répondait posément la jolie petite huguenote. Il ne paraît pas très grièvement blessé ; veuillez me suivre ; en moins de cinq minutes nous serons prés du talus où il attend la voiture. » Puis, avec une exclamation de joie : « Ah !… voici le docteur Lhomond ! Tout ira bien maintenant… Ayez confiance, madame, car il fait des miracles !… »

Une voiture d’ambulance arrivait, en effet, au trot rapide de ses chevaux, contournant le kopje, et le docteur en descendait le premier.

« Docteur ! docteur !… C’est le ciel qui vous envoie !… Oh ! venez, venez vite !… Mon frère blessé près d’ici… blessé au bras droit !… Et cette petite qui l’a pansé !… Quel ange, n’est-ce pas ?… Mais qui sait si la chose est bien faite ?… Allons vite, cher docteur, allons vite !…

— Laissez-moi le temps de prendre deux brancardiers, dit le bon docteur, qui jamais ne s’étonnait ni ne faisait de questions inutiles. Mais d’ailleurs ne craignez point : Mlle Lucinde est aussi parfaite infirmière — il allait dire : que tirailleuse habile ; le même sentiment qui tout à l’heure avait fait frémir Nicole arrêta le mot sur ses lèvres, et, avec la dextérité qui lui était coutumière, il lui substitua : que moi-même. »

En un instant, il eut fait apprêter une civière, commandé deux hommes.

« Voici Gérard Massey qui va nous prêter son concours comme brancardier, lady Theodora. C’est un ami de plus, soyez réconfortée.

— Gérard !… » Et un nouveau torrent de larmes inonda le beau visage troublé. « Ah ! je veux croire que cette rencontre est de bon augure… »

Sous la conduite de Lucinde, on arrivait bientôt auprès du talus où reposait le blessé, et dans l’homme pâle, exsangue, qui gît sur l’herbe, à demi évanoui, tous reconnaissent, en effet, lord Fairfield. Tandis que sa sœur se jette à genoux près de lui, qu’elle prend sa main gauche et cherche à la réchauffer en l’appelant de mille noms affectueux, le docteur fait pénétrer quelques gouttes d’un tonique généreux dans la gorge du blessé. Celui-ci ouvre les yeux, regarde autour de lui et la parole revient à ses lèvres :

« Ah !… c’est vous, docteur… grand merci… Ma sœur !… Ne pleurez pas, Théodora, tout n’est pas fini… Bonjour, Gérard… vous me voyez assez mal en point… Ah ! je reconnais ma petite infirmière… combien y a-t-il de temps, mademoiselle, que vous m’avez donné à boire ?… ou ai-je rêvé ?… »

De nouveau, une pâleur mortelle envahit son front, et il parut prêt à retomber en syncope.

« Il y a autre chose que le bras fracturé, murmura le docteur qui, d’une main légère, n’avait cessé de chercher la cause d’un état qu’il ne pouvait attribuer à cette simple blessure. Quelque chose de ce côté, hein ?… palpant le torse du blessé.

— Oui, dit celui-ci faiblement. J’ai comme un feu dans la poitrine et comme une morsure dans le dos…

— Je vois, je vois… dit M. Lhomond qui l’avait adroitement examiné… Ces projectiles du mauser ont ceci de bon qu’ils passent partout sans laisser de lésions graves… Allons, prêtez-moi main-forte, Gérard… Mettez la main là, sous l’omoplate. Prenez garde de froisser la partie blessée… Nous y sommes ?… Un, deux, trois !… »

Avec une force que décuple la sûreté scientifique de leurs mouvements, le chirurgien et son aide enlèvent le blessé, le placent sur la civière. Rapidement il est transporté jusqu’à la voiture où déjà une dizaine de soldats anglais sont alignés sur des matelas, et, quand la douzaine est complète, la voiture reprend au pas le chemin du kopje.

Lady Théodora accompagne son frère ; Nicole et Lucinde restent sur le champ de bataille, car il y a encore bien des misères à soulager ; une fois les vivants relevés et secourus, il restera d’ailleurs de lugubres devoirs à rendre aux morts.

Ce travail a déjà marché bon train. De toutes parts, les hommes, les femmes, les enfants sont accourus, et tous s’occupent à leur dure tâche avec le flegme extérieur qui est le trait caractéristique de la race et qui, la plupart du temps, sert de voile aux plus hautes qualités du cœur. Aucun homme ne montre de trouble ni d’émotion devant le triste spectacle de ces jeunes vies fauchées avant le temps ; aucune femme ne menace de s’évanouir devant les plaies béantes ou les cris des blessés ; les petits eux-mêmes vont et viennent, silencieux et obéissants, sur les ordres de leurs aînés, comme ils allaient et venaient tout à l’heure pour leur apporter des munitions, sans que leurs visages enfantins, déjà sérieux et un peu lourds, perdent cette impassibilité qui leur est propre et qui serait risible chez eux, si c’était l’heure de rire.

Les morts, au nombre de 123, ont été rangés en ligne, la figure couverte de leur casque, et l’on s’occupe activement de préparer leur dernière demeure : une longue fosse de trente mètres qui déjà se creuse à vue d’œil au pied du mamelon qu’ils espéraient gravir et prendre d’assaut il n’y a pas une heure ! Tous les égards, toutes les mesures que l’humanité commande ont été observés. Non seulement des hommes experts se sont assurés que, parmi tous ces corps qui vont être livrés à la sépulture, aucune étincelle de vie ne demeure, mais des mains pieuses les ont fouillés pour recueillir tous les objets personnels qui, soigneusement étiquetés, et en suite envoyés au quartier général anglais, seront un jour expédiés aux familles, deviendront ces reliques glorieuses qu’on garde dans un tiroir consacré, qu’on montre aux enfants quand arrive le douloureux anniversaire, en leur redisant le nom qu’il ne faut pas oublier : celui du héros qui a donné sa vie et qui n’a pas de tombe au pays natal.

Et aussi les vainqueurs veulent que nul rite religieux ne manque à la cérémonie funèbre. « Fais au prochain comme tu voudrais qu’il te fût fait à toi-même. »

Tous les morts ont été déposés côte à côte dans la longue fosse : une épaisse couche de terre les recouvre bientôt et forme un monticule allongé, devant lequel tous les Boers se rangent, silencieux. Agrippa Mauvilain ôte son chapeau ; toute la tribu se découvre comme lui ; il a ouvert sa Bible ; il a choisi un chapitre préféré :

« Le second Livre de Samuel,
autrement dit
Le second Livre des Rois. »

annonce-t-il d’une voix forte.

Tout le monde connaît cette effusion sublime du poète-roi après la bataille où est tombé ce Saül qui, après l’avoir aimé, lui voulait tant de mal :

« … Israël, qu’est devenue ta beauté ?… Comment le puissant est-il tombé ?… Dites-le à Gathi… Publiez-le dans les rues d’Askalon ; que les filles des Philistins se réjouissent ; que les montagnes de Gilboa soient privées de rosée ; que les champs demeurent stériles, car le bouclier de l’oint du Seigneur, le bouclier de Saül est avili…

« … Et vous, filles d’Israël, pleurez sur Saül !… Il vous avait revêtues de pourpre… Il avait mis de l’or sur vos vêtements…

« … Comment le puissant est-il tombé ? Je pleure sur toi aussi, mon frère Jonathan. Mon âme est en détresse, car l’amour que je te portais passe l’entendement. .....

« … Comment le puissant est-il tombé ?… Comment ses armes sont-elles brisées ?… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois lu le chapitre, Mauvilain passe à l’oraison personnelle. De ce morceau, plein de réminiscences bibliques et d’allusions aux persécutions passées, débordant de foi, nourri de charité, et pourtant enflammé d’un féroce enthousiasme guerrier, on ne reproduira que quelques mots, car autant il était fait pour plaire à cet auditoire spécial, autant il serait de nature à ennuyer le lecteur.

« Le Seigneur nous a prêté l’appui de son bras puissant ! Sa droite a soutenu le juste ! » répétait d’une voix tonnante le bon Agrippa, peu soucieux des redites et ne s’inquiétant pas de ce que deviendrait cette rhétorique le jour où, comme dans toutes les affaires humaines, ce serait le tour du « juste » de goûter l’amertume de la défaite et de voir le bras du Tout-Puissant au service du camp opposé.

« Honneur aux morts ! Salut aux braves soldats tombés au champ de gloire ! Nous prions sincèrement le Seigneur de les avoir en sa garde ; de leur décerner là-haut la couronne due au courage malheureux ! » disait le chrétien charitable. « Mais, reprenait aussitôt le patriote boer, que la pitié n’amollisse pas nos cœurs ! Aux morts la prière et la sépulture ; aux blessés nos baumes les plus précieux ; à l’ennemi nos balles les plus sûres ; tous nos biens, tous nos efforts,tout notre sang pour les combattre ! Que jusqu’à la dernière goutte le sang soit versé ! Qu’il arrose notre terre ! Que nous tombions tous, s’il le faut, pour défendre le sol menacé ! Ce sang ne sera pas infertile. Une moisson d’hommes en sortira un jour pour punir et prendre à la gorge l’envahisseur ! Voyez déjà ces hordes de soldats, riches et bien nourris, qui fuient partout devant une poignée de paysans. Frères, ayons confiance ! Ne craignons jamais !… Le Seigneur est avec nous. Et même si momentanément sa faveur paraissait s’obscurcir ; si, par malheur quelqu’un d’entre nous, péchant dans son cœur, nous amenait des représailles, humilions-nous, mais ne désespérons pas de son secours. Celui qui a mis lui-même dans notre cœur le sentiment invincible de l’indépendance ne permettra pas que nous soyons asservis[1].

« Et vous, simples soldats, qui n’êtes point responsables des convoitises criminelles auxquelles vous devez la mort, reprenait l’homme miséricordieux, soyez honorés sans restriction. Ce n’est pas vous qui, puissants de la terre, n’ayant plus rien à désirer, avez jeté sur le champ de Naboth un œil cupide et rapace ! Vous n’êtes pas non plus comme nous des guerriers ayant une pensée, sachant pourquoi ils combattent. Vous êtes l’anonyme troupeau que l’ambitieux mène à la boucherie, qui meurt sans savoir pourquoi. Soyez plaints pour ce sort obscur ; soyez doublement pleurés pour ce pitoyable sacrifice de vos jeunes vies. Dormez en paix, soldats qui avez fait votre devoir jusqu’au bout. Dans la mort, qui nivelle tout, les inimitiés sont oubliées. Il ne reste plus sur votre tombe que des frères et des sœurs en Jésus-Christ, qui le prient humblement de vous avoir en sa sainte et digne garde. Amen !

Amen ! » répéta la foule.

Puis chacun reprit le chemin du kopje.

  1. Paroles du président Kruger