Les Chinois peints par eux-mêmes/

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Calmann Levy (p. 97-123).

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LE JOURNAL ET L’OPINION


Si l’on définissait « le journal » aussi exactement que peut le faire une définition d’un terme aussi complexe, on pourrait dire que c’est une publication périodique destinée à créer une opinion dans le public.

Je pense que bien des journaux accepteraient cette définition, car c’est un noble métier que celui de créer une opinion et de la répandre presque instantanément à des milliers d’exemplaires dans ce grand monde toujours nouveau qu’on appelle le public. Je suis un admirateur du journal en Europe. Il aide à passer le temps agréablement ; en voyage, c’est un compagnon qui vous suit comme s’il était à votre service ; vous le retrouvez partout, dans toutes les gares ; son titre seul vous est agréable à apercevoir, et avec un journal on regrette moins les absents. C’est là je crois son meilleur éloge.

L’influence du journal sur l’esprit n’est pas aussi grande qu’on pourrait le craindre. Si on lisait toujours le même journal, il est possible qu’à la longue, étant donné que le journal soit assez convaincu pour dire toujours la même chose, il opère dans l’esprit de l’abonné une impression profonde. Mais le public lit tant de journaux de nuances si diverses qu’on finit par être de tous les groupes politiques, ce qui est infiniment commode lorsque les ministères changent.

Quoi qu’il en soit, les journaux répondent à un besoin. Telle que la société est organisée, il est devenu nécessaire d’utiliser tous les moyens de transmission de la pensée qui sont à sa disposition pour lui redire tous les bruits de la terre. Le journal dit généralement ce qui se passe ; lorsqu’il est très bien informé, il ne dit que cela. Quelquefois il se risque à dire ce qui ne se passe pas, mais sous toutes réserves ; ce serait la seule chose intéressante, et le lendemain elle est démentie. A part cela, le journal a des articles d’opinion que les lecteurs de la même opinion approuvent très haut ; mais je me suis laissé dire qu’on n’avait jamais vu — en province, peut-être — des convertis du journalisme.

On ne peut pas dire cependant des journaux qu’ils prêchent dans le désert, mais dans le public, ce qui est un peu de l’essence du désert, ce monde mouvant, tantôt plaine, tantôt montagne, où rien n’est stable et rien ne vit, où les oasis ne sont que des mirages et qui ne semble exister que par le bruit des tempêtes qui soulèvent ses vagues de sable.

C’est en effet un monde insaisissable, capricieux. Ce qui lui plaît aujourd’hui lui déplaît demain ; il n’est jamais satisfait. Regardez ces affolés se précipiter à toute heure du jour sur les journaux : ils en lisent dix, vingt — avec le même air impassible — et vous les entendez toujours gémir : il n’y a rien dans les journaux ! On attend le soir, rien ! le lendemain, rien encore ! Arrive enfin une nouvelle, tout le monde la sait avant le journal.

Quant aux articles sérieux il paraît qu’on ne les lit jamais. Ils sont cependant toujours très bien faits ; mais ils n’ont d’intérêt que pour leurs auteurs qui les lisent vingt fois, qui les relisent aux amis qui ont la bonne fortune de les rencontrer, sans jamais se lasser. Pour comprendre cet enthousiasme, il faut avoir vu son article imprimé à la première colonne, et le voir entre les mains de quelqu’un de ce grand public ; voir qu’on le lit ; suivre avidement la pensée de cet ami inconnu... on l’embrasserait, si on l’osait ; on lui révélerait le nom de l’auteur. Qui n’a pas connu ces émotions ne peut pas connaître le rôle du journal : c’est une institution bien utile, bien précieuse, pour ceux qui écrivent !

Telle est mon opinion ; elle aidera à faire comprendre les développements qui vont suivre.

On chercherait vainement, en Chine, un journal ayant quelque analogie avec un journal européen, j’entends un journal publié sous le régime de la liberté absolue de la presse. C’est une liberté qui ne fleurit pas dans l’Empire du Milieu ; et, j’ajouterai, pour ne pas paraître le regretter, qu’il existe de grands empires, même en Occident, où cette liberté n’est pas entière. Mais quoique nous n’ayons ni liberté de la presse, ni journalisme, nous avons cependant une opinion publique et on verra par la suite de ce récit qu’elle n’est pas un vain mot.

Le journal chinois a son histoire et ses antiquités, comme tout ce qui se rapporte à nos usages. Au XIIe siècle avant l’ère chrétienne, nous lisons dans nos livres que le peuple avait coutume de chanter des chansons adaptées aux mœurs de chaque province. L’empereur Hung-Hoang de la dynastie des Tcheou, ordonna de compulser tous ces chants populaires afin de connaître les mœurs de son peuple.

Ces chants ont été perdus dans le grand incendie des Livres ; mais Confucius en recueillit trois cents dont il a composé le Livre des Vers.

Nous regardons cette publication comme l’origine du journal en Chine.

Quoiqu’il n’y ait plus eu depuis longtemps de publication analogue, et que la coutume des chansons populaires ne se soit pas maintenue, il n’en reste pas moins un fait : que les souverains de la Chine ont toujours été informés de l’état de l’opinion publique relativement aux actes de leur gouvernement. Il existe depuis de longs siècles un conseil permanent composé de fonctionnaires appelés censeurs et qui ont pour mission de présenter au souverain des rapports sur l’état de l’opinion dans les diverses provinces de l’empire. Ces rapports constituaient un journal ayant l’empereur et les hauts dignitaires pour lecteurs. Plus tard ces rapports ont reçu une plus grande publicité et aujourd’hui ils forment le journal qui s’appelle la Gazette de Péking, et qui est à vrai dire le journal officiel de l’empire.

La liberté de la presse n’existe pas en Chine parce qu’elle serait contraire à l’idée que nous avons du caractère de la vérité de l’histoire.

Pour nous il n’y a pas d’histoire contemporaine publiée. L’histoire ne publie que les annales des dynasties, et, tant que la même dynastie occupe le trône, il n’est pas permis d’en publier l’histoire. Cette histoire est écrite, à mesure qu’elle se déroule, par un conseil de lettrés qui y apportent autant de soin et de sage lenteur que les immortels de l’Académie française à composer le dictionnaire.

On comprend dès lors qu’il soit nécessaire de tenir tous ces documents secrets pour qu’ils soient une reproduction fidèle de la vérité ; et on admettra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi, que les hommes d’État célèbres suivent, en Europe, exactement le même principe pour la publication des Mémoires qu’ils ont écrits sur les événements contemporains. Souvent ces Mémoires ne voient le jour qu’un temps déterminé après leur mort et ils ne serviront de documents historiques que lorsque le temps sera venu d’écrire l’histoire à la manière de Tacite, sans passion et sans haine.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que ce mutisme de l’histoire soit rigoureux. En certaines circonstances on voit d’audacieux censeurs qui ne se font pas faute d’accuser de très hauts fonctionnaires sur les irrégularités d’actes administratifs, ordonner une enquête et, selon les cas, infliger des punitions aux coupables. Le souverain lui-même n’est pas exempté de la sévérité des reproches.

Ce conseil des censeurs est une institution vraiment unique en ce qu’il réalise l’idéal même que poursuit le journalisme en Europe. Il est composé des lettrés les plus en renom de toutes les provinces ; ils ont, par faveur de l’empereur, le privilège de pouvoir tout dire, même les on-dit, et ils ne sont jamais réprimandés sur la légèreté de leurs informations.

La Gazette officielle n’est généralement reçue que dans les cercles officiels. Le peuple ignore complètement ce qui se passe dans l’ordre des faits politiques. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu des tentatives dans ce sens : mais elles n’ont pas réussi. Depuis que les ports, en effet, ont été ouverts au commerce international, les étrangers ont fondé des journaux chinois rédigés par des Chinois sur le modèle des journaux européens.

L’exemple est contagieux, le bon comme le mauvais ; et il s’est rencontré des Chinois qui ont essayé de faire paraître des journaux dans les provinces. Ces entreprises se sont heurtées contre les délits de presse, ce poison du journalisme, dont les gouvernements usent assez fréquemment lorsque la liberté d’écrire dépasse la mesure permise par les lois existantes.

Ce journalisme local est donc mort de mort violente, et personne ne songe à le ressusciter.

Les étrangers seuls continuent à exploiter les journaux : ils sont considérés comme neutres. Les plus répandus de ces journaux sont : le journal de Shanghaï et celui de Hong-Kong. Il y a d’autres journaux publiés en anglais : mais ceux-ci n’ont d’abonnés que parmi les étrangers résidents.

Il existe une autre sorte de journal qu’on pourrait appeler un journal intime et que les Chinois ont coutume d’écrire. Ils y insèrent leurs impressions de voyage, les divers événements importants auxquels ils assistent : en général, tout ce qui mérite un souvenir. Mais si ces relations traitent de questions concernant la politique, elles ne peuvent pas être publiées tant que la même dynastie est souveraine du trône. C’est une loi qui peut paraître excessive, mais elle est puissante si l’on veut qu’il y ait une vérité historique absolue.

La presse est une sorte de statistique des opinions du jour, je prends le jour pour unité. À ce point de vue les journaux ont une grande utilité pratique lorsque ces opinions sont nombreuses. En Chine, où la presse n’existe pas, il n’est donc pas très aisé de rechercher quelles sont les opinions. Néanmoins dans l’ordre politique nous avons aussi nos conservateurs et nos démocrates ; nous avons les partisans des anciennes traditions de l’empire qui ne veulent à aucun prix faire de concessions à l’esprit nouveau. Ils pourraient fraterniser avec les réactionnaires de tous les pays. L’esprit démocratique dont nous avons aussi de nombreux partisans n’a pas les mêmes tendances qu’en Occident où la démocratie admet une infinité de sens qu’il ne m’appartient pas de définir ici, mais qui, assurément, ne seraient pas du goût de nos démocrates. Ceux-ci croient simplement servir les intérêts du peuple et de manière à ce que le peuple en reçoive quelque profit. Voilà, je crois, une distinction qu’il était utile de faire.

Ces démocrates admettent ce principe que ce qui est utile à la généralité est bon ; et dans beaucoup de cas ils ne s’opposeront pas à une réforme sous prétexte d’obéir à des scrupules que d’autres croient, au contraire, inviolables.

La voix du peuple s’appelle aussi en Chine la voix de Dieu : c’est la devise qui pare le blason découronné de tous les peuples de la terre, comme s’il était le descendant d’une antique dynastie issue de Dieu même. Cette formule existe chez tous les peuples ; nos 400 millions d’habitants n’en ignorent pas le sens profond, et cette voix se fait entendre jusqu’au milieu des conseils du gouvernement quand les circonstances l’exigent.

Le peuple est, en effet, représenté par les lettrés qui se rendent des provinces dans la capitale ; et, quoiqu’ils n’aient aucun titre officiel, ils ont cependant le droit d’adresser des requêtes dans lesquelles ils exposent les réclamations nécessaires. Ces requêtes sont faites au nom du peuple.

C’est là une sorte de mandat sans élection ; les érudits et les lettrés ont cet honneur, qu’ils doivent à la culture de leur intelligence, d’être les avocats naturels du peuple, pour faire entendre la voix de Dieu. Magnifique hommage, me semble-t-il, rendu au travail et à la persévérance, et qui inspire pour la tradition qui perpétue cet usage le plus grand respect !

Si jamais la Chine devait changer ses mœurs politiques et adopter un des modes de représentation nationale en vigueur chez les autres peuples de l’Occident, elle se souviendrait de cette tradition et n’accorderait le droit de vote et le titre de mandataire qu’à ceux qui se seraient honorés par l’étude et la probité.

Les requêtes présentées par les lettrés au nom des provinces sont examinées avec soin, et lorsque les lois le permettent, si l’objet de la réclamation est juste, acceptées par le gouvernement.

Mais il arrive assez fréquemment que, pour répondre aux vœux contenus dans une requête, il faudrait une loi nouvelle. Or, chez nous, le code est fixe. On crée alors pour ces cas particuliers des exceptions qui pourront à leur tour établir des précédents pour de semblables circonstances.

C’est ainsi que nous comprenons la représentation nationale. La méthode est simple et ne nous impose aucun embarras. Nous n’avons pas les inquiétudes qui épuisent les États à gouvernements parlementaires. L’empire est semblable à une grande famille dont le chef souverain dirige tous les intérêts et maintient tous les droits avec l’autorité que les siècles de l’histoire lui ont léguée et que le respect des traditions a consacrée. Le jour où l’empire appellera par toutes les voix du peuple l’attention de ses gouvernants sur la nécessité d’un changement dans les institutions fondamentales de l’État, ces changements pourront s’effectuer sans secousse parce qu’ils ne seront pas inspirés par la passion, mais par le désir seul de maintenir la paix dans toutes les provinces.

Mais ce jour n’a pas encore vu poindre les premières lueurs de son aurore, et si le journalisme importé dans nos ports a pu croire un moment à l’influence qu’il prétendait exercer sur les idées, il a dû reconnaître après expérience que c’était un rêve.

Pour se rendre compte de l’excellence d’une nouvelle invention il ne suffit pas qu’un journal ou qu’une revue en démontrent les bienfaits.

Dans un pays où le prestige de l’article n’existe pas, il est nécessaire que ce soient les essais eux-mêmes qui démontrent la réalité du progrès que l’on cherche à établir. On ne peut juger sans apprécier les conséquences.

C’est là notre seul crime devant l’Europe.

Le sujet auquel je touche est des plus délicats à traiter : car je veux dire mon opinion et je ne veux pas paraître dédaigner ce qui fait l’étonnement même des Européens. Mais quand on est sincère, on est d’avance excusable.

Le caractère essentiel de la civilisation occidentale est d’être envahissant. Je n’ai pas besoin de le démontrer.

Autrefois les hordes barbares envahissaient aussi, non pas pour apporter les bienfaits d’un esprit nouveau, mais pour piller et ruiner les états florissants. Les civilisés suivent la même voie, mais prétendent arriver à l’établissement du bonheur sur la terre.

La violence est le point de départ du progrès. Je me flatte de penser que la méthode n’est pas parfaite et qu’elle trouvera, notamment en Chine, autant de détracteurs qu’il y a de bons esprits. En Chine, comme partout où vivent des êtres humains, la lutte pour la vie tend au bonheur, et le seul progrès applicable est celui qui assure la paix et combat le paupérisme. La guerre et le paupérisme sont les deux fléaux de l’humanité, et le jour où la Chine sera convaincue que l’esprit nouveau, dont s’enorgueillit le monde occidental, avec toutes ces inventions ingénieuses qui font battre des mains, lorsque nous en constatons les prodiges, possède le secret qui fait les peuples paisibles et accroît leur bien-être, ah ! ce jour-là la Chine entrera avec enthousiasme dans le concert universel ! Ceux qui nous connaissent n’en ont jamais douté.

Mais cette conviction a-t-elle été faite ?

Sait-on quelles sont les importations du commerce dans ces ports qu’un traité fameux a rendus internationaux ? les armes à feu. Nous espérions des engins de paix, on nous vend des machines de guerre, et en fait d’institutions modernes civilisatrices nous inaugurons le militarisme.

Et l’on trouve que nous sommes défiants ! Eh bien ! dussé-je indigner ceux qui ne pensent pas comme moi, nous haïssons de toutes nos forces tout ce qui de près ou de loin menace la paix, et excite l’esprit de combat dans l’âme humaine suffisamment imparfaite. Qu’avons-nous besoin de ces guerres, détestées des mères, et vers quel idéal peut nous conduire l’espoir d’armer un jour de fusils nos quatre cents millions de sujets ? Est-ce là une pensée de progrès ? détourner la richesse publique de la voie qui lui est naturellement enseignée par l’esprit de raison pour la faire contribuer ensuite à organiser toutes les angoisses qui naissent et de l’emploi et de l’abus de la force, c’est, il me semble, s’amoindrir et se corrompre. Nous ne verrons jamais dans le militarisme un élément de civilisation : loin de là ! nous sommes convaincus que c’est le retour à la barbarie.

Mais les armes à feu ne sont pas les seules importations de première nécessité qui nous aient été offertes. A dire vrai ce sont à peu près les seules dont l’utilité nous ait été démontrée : la démonstration a été parfaite. Mais il existe d’autres essais qui n’ont pas réussi et à propos desquels on a toujours pense que nous opposions un parti pris contraire aux lois de la raison.

Comme je l’ai déjà dit, tout est soumis en Chine à l’examen, et l’examen porte non seulement sur le mérite du système proposé, mais sur les avantages qu’il a procurés. Je prends pour exemple les chemins de fer. Il n’ont pas réussi, quoique ce soit une merveilleuse manière de voyager ; mais quelque merveilleuse qu’elle soit, est-elle jugée utile ? Jusqu’à présent, non. Dès lors elle n’est pas entreprise. De plus, l’exécution d’un tel projet apporterait dans les mœurs une grande perturbation. Nous tenons par-dessus tout aux traditions de la famille, et parmi elles il n’en existe pas de plus chère que le culte des ancêtres et le respect de leurs tombes. La locomotive renverse tout sur son passage ; elle n’a ni cœur ni âme ; il faut qu’elle passe comme l’ouragan.

Nos peuples ne sont donc pas encore décidés à se laisser envahir par le cheval de feu, et vraiment on ne peut trop leur en vouloir quand on se rappelle que l’Institut de France lui-même se refusa à admettre le projet de Fulton relatif à l’application de la vapeur à la locomotion des navires. Ils méritent bien autant d’indulgence que les savants de l’Académie, et même on les verrait mettre en pièces les ballons, par ignorance de la force ascensionnelle, refuser de s’éclairer par la lumière du gaz, qu’ils seraient quelque peu parents avec les Occidentaux. Ceci m’amène à dire qu’on ne convainct que l’esprit et qu’il vaut mieux démontrer par des faits évidents une vérité que l’imposer violemment en foulant aux pieds les traditions et les mœurs.

On n’accepte jamais ce qui est imposé : c’est une expérience qu’il n’est pas même nécessaire d’aller faire en Chine. En France, raconte-t-on, le peuple ne voulait pas manger de pommes de terre parce que la pomme de terre lui était imposée : on l’avait rendue obligatoire. Le peuple n’en voulut pas ; il ne voulut même pas en goûter. Il fallut l’exemple de la cour, il fallut même, si l’on en croit l’histoire, que défense expresse fût faite de manger des pommes de terres, et alors tout le monde en mangea.

Voilà la vraie civilisation, celle qui procède par la connaissance du cœur humain, le même sous toutes les latitudes. Que de pommes de terre on nous ferait manger, si on s’y était pris de la bonne manière ! Mais on ne nous a importé que la pomme de discorde !

Demandez à un Chinois comment il appelle les Anglais ; il vous répondra que ce sont les marchands d’opium. De même il vous dira que les Français sont des missionnaires. C’est sous chacun de ces deux aspects qu’il les connaît, et on comprendra aisément qu’il garde dans sa mémoire un souvenir ineffaçable de ces étrangers, puisque les uns ruinent leur santé aux dépens de leur bourse et que les autres bouleversent leurs idées. Je constate seulement le fait ; car il se peut, après tout, que l’opium et les religions nouvelles soient des progrès irrésistibles. Le lecteur impartial appréciera.

Tous les étrangers qui débarquent en Chine n’ont qu’un but unique : la spéculation ; et, ce qui est infiniment curieux, tous ces étrangers spéculateurs nous méprisent parce que nous sommes défiants. N’est-ce pas là une observation qui vaut son pesant d’or ? défiants ! vraiment, il n’y a pas de quoi ! notre ennemi, dit le fabuliste universel, c’est notre maître, mais c’est aussi celui qui en veut à notre bourse, sous prétexte de civilisation. Défiants ? mais nous ne le serons jamais assez !

Nous sommes obligés de confondre dans notre esprit tous les peuples et tous les individus, et de les appeler d’un même nom, les étrangers. Mais je tiens à affirmer que nous savons distinguer les bons des mauvais ; car il y a des étrangers qui honorent leur nationalité par le respect qu’ils témoignent pour nos institutions. Je veux parler des diplomates qui nous séduisent par leur distinction et qui accomplissent des tâches souvent délicates avec une courtoisie et un tact qui font le meilleur éloge de leur civilisation ; je veux parler aussi des érudits qui viennent étudier nos langues et puiser dans nos livres les enseignements que la plus antique des sociétés humaines nous a donnés. Ceux-là ne sont pas pour nous des étrangers, mais des amis avec lesquels nous sommes fiers d’échanger nos pensées, et nous rêvons quelquefois de progrès et de civilisation avec ces fils légitimes de l’humanité qui n’ont rien de commun avec les charlatans qui abordent sur nos rivages.

En terminant cette revue de l’opinion sur des sujets divers, je ne puis m’empêcher de parler des missionnaires et de l’état de l’opinion à leur égard. J’avais l’intention de dire toute ma pensée et d’exprimer, à côté du bien qu’on dit, le mal qu’on ne dit pas. Mais j’aurais craint de paraître passionné et je me suis engagé, en écrivant ces impressions, à ne rien dire qui pût laisser supposer que je ne sais pas respecter la liberté de penser. Heureusement j’ai trouvé dans une des publications de la Société des élèves de l’École libre des sciences politiques, école dont j’ai eu l’honneur d’être un des élèves, un travail de M. de la Vernède et j’y ai lu ce que je n’osais pas moi-même dire de peur de n’être pas suffisamment écouté. Voici en effet ce que je lis dans cette note (Annuaire, exercice 1875-76) :

« Il y a trois siècles, les écrits des missionnaires donnaient une description enthousiaste de la Chine. Chacun, disaient-ils, est heureux dans ce merveilleux pays. Dieu l’a comblé de mille faveurs ; il lui a donné de riches étoffes, un breuvage délicieux et parfumé, des produits en abondance.

» La puissante et intelligente Société de Jésus avait bien compris tout le parti qu’on en pouvait tirer ; aussi envoya-t-elle en Chine des personnages très distingués qui saisirent de suite qu’il fallait se concilier les sympathies, s’identifier avec les idées des Chinois, se dépouiller complètement de leur caractère européen avant de parler de dogme et de mystères à ce grand peuple qui n’y aurait rien compris. En 1579, nous voyons d’illustres Italiens parcourir la Chine, enseignant l’astronomie, la physique, les arts et la religion.

» Accueillis avec empressement par l’empereur, pensionnés sur le trésor, ils captivent toutes les classes de la société par leurs manières irrésistibles. Ils n’avaient qu’à parler pour convaincre. C’est qu’ils ne dénigraient pas, comme on le fait à présent, le culte admirable des ancêtres, ce culte que nous retrouvons à Rome dans l’antiquité. Ils respectaient Confucius et ils se gardaient bien d’offenser les antiques convictions sur lesquelles repose l’édifice politique de l’empire.

» Comme couronnement de leur œuvre intelligente, le grand empereur Kang-Hi décrète un édit qui leur permet d’ouvrir des églises. L’exposé des motifs est des plus curieux :

» Moi, président du ministère des rites, je présente avec respect cette requête à Votre Majesté pour obéir humblement à ses ordres.

» Nous avons délibéré, moi et mes assesseurs, sur l’affaire qu’Elle nous a communiquée, et nous avons trouvé que ces Européens, qui ont traversé de vastes mers, sont venus des extrémités de la terre, attirés par votre sagesse et votre incomparable vertu. Ils ont présentement l’intendance et le tribunal des mathématiques ; ils ont rendu de grands services à l’empire.

» On n’a jamais accusé les Européens qui sont dans les provinces d’avoir fait aucun mal, ni d’avoir commis aucun désordre ; la doctrine qu’ils enseignent n’est pas mauvaise ni capable de causer de troubles.

» Nous sommes d’avis qu’il faut leur laisser ouvrir les églises et permettre à tout le monde d’adorer Dieu comme il l’entend... »

» Mais bientôt les dominicains et les franciscains, jaloux de la puissance des jésuites dans l’extrême Orient, firent sortir du Vatican le blâme et la persécution ; ils détruisirent le magnifique édifice élevé par eux et les firent expulser en 1773 par une bulle du pape Clément XIV.

» Les lazaristes les remplacèrent par une méthode nouvelle. Ils froissèrent les habitudes morales de la nation, ses préjugés, ses croyances. Les jésuites eussent été d’excellents auxiliaires pour la politique et le commerce européens ; ils dominaient dans toute la Chine et préparaient petit à petit ce grand peuple à recevoir et à échanger ses richesses avec les peuples de l’Occident. Les lazaristes compromirent tout. »

Cette citation est un exposé très véridique. Il est juste d’affirmer que partout où le zèle des missionnaires ne s’exercera que sur les esprits, ils ne trouveront aucune hostilité de la part du gouvernement. S’ils ont pour but l’éducation de l’âme par l’observation des principes évangéliques, ils feront bien de les appliquer eux-mêmes avant d’être assurés de rencontrer dans notre empire des sympathies et non des défiances. Que sous le manteau de la religion ils cachent des intentions suspectes, ce sont des manœuvres détestées même des Chinois, et personne n’entreprendrait d’excuser des missionnaires qu’un zèle trop ardent a transformés en agents de renseignements.

Je crois avoir assez dit pour espérer pouvoir obtenir quelque sursis dans l’opinion de ceux qui nous jettent à la tête le nom de barbares. Nous sommes défiants, voilà tout ! Mais le moyen de ne pas l’être ?

Dans un siècle où tout s'entreprend, ne trouvera-t-on pas un meilleur système que le protecteclorat pour définir l'alliance avec les contrées lointaines ? Ne pourrait-on pas apprendre à se connaître, de gouvernement à gouvernement, el préparer d'un commun accord toutes les concessions que des esprits faits pour s'entendre peuvent se faire mutuellement ; la cause de la civilisation y gagnerait ce qu'elle perdra à chaque coup de canon. Mais on aime le bruit et la fumée, et les lauriers de la gloire ne fleurissent que sur les ruines.