Les Chinois peints par eux-mêmes/La femme

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Calmann Levy (p. 56-67).


LA FEMME


On se représente généralement la femme chinoise comme un être amoindri, pouvant à peine marcher et emprisonnée dans son intérieur au milieu de ses servantes et des concubines de son époux. C’est là une de ces fantaisies de l’imagination qu’il faut cesser d’admettre, quoi qu’il en coûte à l’amour-propre des voyageurs.

Il en est de tout ce qu’on dit à propos de ces mœurs comme de l’écrevisse qu’un dictionnaire célèbre définissait : un petit poisson rouge qui marche à reculons. Il est évidemment difficile de changer une opinion à laquelle on s’est habitué ; mais, devant l’évidence, il faut être de bonne foi et avouer qu’on ne vous y reprendra plus.

Donc l’écrevisse n’est pas rouge et ne l’a jamais été. De même la femme chinoise marche aussi bien que vous et moi ; elle court même sur ses petits pieds et, pour mettre le comble au désespoir des conteurs de merveilles, elle sort, se promène dans sa chaise, et n’a même pas de voile pour se protéger contre les regards trop indiscrets.

Quel livre curieux — pour les Chinois — on composerait avec tout ce qui s’est dit sur eux ! Quel ne serait pas leur étonnement de se savoir si mal connus, lorsque tant de voyageurs ont parcouru leurs villes et reçu leur hospitalité ! Mais une des erreurs qui nous flattent le moins et pour laquelle je me risque à donner une rectification, c’est celle qui fait de la femme un être ridicule, grotesque, sans influence, uniquement créé pour mettre au monde nos enfants.

C’est se faire une singulière idée de la femme. Sans nul doute notre femme ne ressemble pas à la femme d’Occident ; mais c’est toujours la femme, avec tout ce qui ne se définit pas ; et, à quelques nuances près, elles sont toutes filles d’Ève, s’il faut entendre par cette expression la disposition instinctive qui les pousse à dominer le genre masculin. Le meilleur service qu’on puisse rendre à la femme c’est de la diriger, et de lui laisser croire qu’elle dirige pour flatter son amour-propre. Nos traditions nous permettent de faire le bonheur de la femme en ce que, chez nous, le masculin est représenté par le soleil et le féminin par la lune. L’un éclaire, l’autre est éclairée ; l’un est éblouissant de clarté, l’autre lui doit ses pâles reflets. Mais le soleil est l’astre bienfaisant et généreux, et la lumière qu’il cède à la lune a le don d’éclairer aussi : elle a une douceur tempérée qui calme les esprits chagrins et apaise les passions du cœur.

J’ai remarqué que le soleil était du genre masculin dans la plupart des langues, sauf dans la langue allemande où la lune est du genre masculin et le soleil du féminin. C’est une exception très curieuse et qui serait très commentée par un lettré du Céleste-Empire. Il croirait que ce sont les Allemandes qui conduisent la politique et dirigent les administrations de l’État, et que les Allemands travaillent au trousseau de leurs filles. Ce qui ne serait pas tout à fait la vérité.

Quoi qu’il en soit, puisque les exceptions confirment les règles générales, il est permis d’établir comme une loi la supériorité du masculin sur le féminin. En Chine cette loi a la force d’une loi naturelle et elle a donné naissance à certaines conséquences qui ont fondé des coutumes et créé des devoirs.

L’homme et la femme, comme membres de la famille, ont des devoirs spéciaux auxquels se rapportent des systèmes d’éducation différents. Leur rôle social est défini d’avance et ils sont chacun élevés pour suivre la direction qui convient à leur classe. L’homme et la femme reçoivent donc une éducation séparée. L’un entreprendra les études qui conduisent aux emplois de l’État ; l’autre ornera son intelligence de connaissances utiles et apprendra la science précieuse du ménage.

Nous pensons que la science approfondie est un fardeau inutile pour la femme : non pas que nous lui fassions l’injure de supposer qu’elle nous est inférieure pour l’étude des lettres et des sciences, mais parce que ce serait la faire dévier de sa véritable voie. La femme n’a pas besoin de se perfectionner : elle naît parfaite ; et la science ne lui apprendrait jamais ni la grâce ni la douceur, ces deux souveraines du foyer domestique qui s’inspirent de la nature.

Ces principes sont essentiels dans les mœurs chinoises, et ce qui les distingue, c’est qu’ils sont appliqués à la lettre, comme une nécessité.

Que la femme ne connaisse ni les antichambres des ministères ni les réceptions mondaines où l’Européenne se pare de toutes les séductions de son sexe pour charmer la société des hommes, elle n’a pas à le regretter. Sa vie n’a pas d’importance au point de vue politique, et les hommes font seuls leurs affaires.

Mais passez le seuil de la maison, vous entrez dans son royaume et elle y gouverne avec une autorité que n’ont certes pas les femmes européennes !

En France, la femme suit la condition de son mari, mais en aucun lieu du monde elle n’est plus soumise au mari. J’ai cru naïvement que ce mot de condition avait une grande étendue et je me suis aperçu qu’il fallait étudier le droit pour le connaître afin de savoir qu’il n’accorde aucun pouvoir à la femme.

En se mariant, la femme devient une mineure, une interdite : elle est en tutelle ; et la loi arme le mari contre sa femme de manière à lui enlever même la liberté de disposer de ce qui lui appartient. Voilà des détails de mœurs qui étonneraient… les femmes chinoises : car elles peuvent remplacer le mari dans toutes les circonstances où il fait acte de maître, et la loi lui reconnaît le pouvoir de vendre et d’acheter, d’aliéner les biens en communauté, de contracter des effets de commerce, de marier ses enfants et de leur accorder les dots qu’il lui plaît de leur donner. En un mot, elle est libre et l’on comprendra d’autant plus facilement qu’il en soit ainsi, qu’il n’existe chez nous ni notaires ni avoués et que, par suite, il n’a pas été nécessaire de créer des exceptions légales pour pouvoir ensuite s’en débarrasser au moyen d’actes de procédure.

La vie de famille forme la femme chinoise et elle n’aspire qu’à être une savante dans l’art de gouverner la famille. C’est elle qui dirige l’éducation de ses enfants ; elle se contente de vivre pour les siens, et si le ciel lui a donné un bon mari, elle est certainement la plus heureuse des femmes.

J’ai dit ailleurs que l’éclat des honneurs obtenus par le mari rejaillissait sur elle et que même par ses enfants elle pouvait obtenir toutes les satisfactions de la vanité, ces faiblesses du cœur humain excusables sous tous les cieux.

Elle a donc un intérêt en se mariant, celui d’élever son rang : elle a le même intérêt en accomplissant tous les devoirs de la maternité.

L’existence de la femme n’est donc pas à critiquer, mais à louer, puisqu’elle est conforme à l’ordre établi par la Providence, et je connais bon nombre d’Européens qui seraient de cet avis, s’ils l’osaient.

Ce sujet ne serait pas intéressant, si je ne parlais pas du… concubinage : c’est le mot à effet de cette étude.

Le mépris qui s’attache au mot lui-même m’empêchera de trouver un lecteur impartial : car on peut avoir toutes les maîtresses du monde, hormis une concubine. Le mot seul excuse la chose. On eût dit que les Chinois ont des maîtresses que pas la moindre critique ne les atteindrait. Ce sont des nuances qu’il est difficile de faire comprendre. La maîtresse ou la concubine diffère en Chine de la maîtresse telle qu’elle est en Europe, en ce que, en Chine, elle est reconnue : c’est une sorte de maîtresse légitime.

Il existe des circonstances — elles peuvent exister — où le mariage entre les deux époux cesse d’être… ce qu’il doit être. Il peut survenir des raisons spéciales qui peuvent briser la carrière matrimoniale du mari. Souvent le changement d’humeur, les infirmités en sont la cause. En Europe les hommes trouvent facilement des maîtresses, et le double ménage n’est pas une institution inconnue dans le monde chrétien.

Dans nos mœurs où le sort de l’enfant intéresse plus spécialement qu’aucun autre et où la prospérité de la famille est l’honneur même de la famille, cette dispersion des enfants nés en dehors du mariage eût été contraire aux usages admis. Le concubinage a donc été institué dans ce but, et il dispense l’homme de chercher ses aventures hors de chez lui.

L’institution en elle-même est très difficile à admettre, au premier abord, — pour un Européen elle ne paraît pas délicate, — mais sous prétexte de délicatesse, on commet des crimes bien plus grands, lorsque des enfants issus de relations galantes seront jetés dans la vie avec une tache ineffaçable dans leur état civil et se trouveront sans ressources et sans famille. Je trouve ces maux plus graves que la brutalité du concubinage.

Ce qui excuse le concubinage, c’est qu’il est toléré par la femme légitime ; et le sacrifice qu’elle fait, elle en connaît la valeur : car l’amour lie les cœurs en Chine comme partout. Mais l’amour vrai calcule entre deux maux et choisit le moindre dans l’intérêt de la famille.

Il ne faut donc pas voir dans la présence de la concubine au foyer de la famille un autre but que l’intérêt de la famille.

La monogamie est le caractère du mariage chinois. La loi punit très sévèrement toute personne qui aurait contracté un second mariage, le premier étant valable. L’institution du concubinage n’enlève rien au caractère d’indissolubilité du mariage. Je pourrais même dire, au risque d’étonner mes lectrices, qu’il fortifie cette indissolubilité. La concubine ne peut entrer dans la famille avec ce nom qu’avec l’autorisation de l’épouse légitime, et dans des circonstances déterminées. Ce consentement n’est pas donné à la légère et il ne s’accorde que par esprit de dévouement à la famille et pour que le mari ait des enfants qui honorent les ancêtres.

Je cherche à excuser cette coutume, plutôt qu’à la représenter, et j’oublie qu’elle n’est, en somme, que la copie fidèle des mœurs des anciens âges. On lit en effet dans la Bible : « Or Sarah, femme d’Abraham, n’avait pas encore donné d’enfant à son mari ; mais elle avait une servante Égyptienne nommée Agar, et elle dit à Abraham : « L’Éternel m’a rendue stérile, viens, je te prie, vers ma servante ; peut-être aurai-je des enfants par elle. » Alors Sarah prit Agar et la donna pour femme à son mari. »

Voilà donc l’exemple si horrible que nos mœurs imitent. Pour être véridique, je dois reconnaître qu’imitant à leur tour la conduite d’Agar, les concubines abusent souvent de la situation particulière qu’elles ont reçue pour mépriser la femme légitime. Ce sont les inconvénients de l’institution. Aussi quoique l’usage existe et qu’il soit dans les mœurs, il n’est pas rare de trouver des familles où la concubine n’entrera jamais, quelles que soient les circonstances.

Dans tous les cas, les concubines sont prises le plus souvent dans la basse classe ou parmi les parents nécessiteux. Les enfants de la concubine sont considérés comme les enfants légitimes de la femme légitime dans les cas où celle-ci n’en a aucun ; ils sont, au contraire, considérés comme enfants reconnus, c’est-à-dire ayant autant de droits que les enfants légitimes, si la femme légitime a déjà des enfants.

La concubine doit l’obéissance à la femme légitime et se considère comme étant à son service.

Et c’est tout !