Les Chinois peints par eux-mêmes/Les classes laborieuses

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Calmann Levy (p. 181-189).


LES CLASSES LABORIEUSES


J’ai cherché dans les ouvrages les plus récents qui ont été écrits sur la Chine quelle était l’opinion que l’organisation des classes laborieuses avait fait naître dans l’esprit des voyageurs européens.

Je n’ai pas osé traiter moi-même ce sujet de crainte d’être considéré comme un optimiste qui voit toutes choses du fond de son cabinet d’étude et qui estime un peu le bonheur de l’humanité d’après le sien propre ; ce qui arrive généralement à tous ceux qui écrivent sur les classes pauvres. On constate toujours deux faits, ou que les pauvres sont pauvres par leur faute, et alors ils sont indignes de pitié, ou qu’ils sont les êtres les plus heureux de la création.

Il est probable que je n’aurais pas échappé à cette critique.

J’ai donc ouvert les livres écrits par ceux qui ont vu : ce sont des Européens, des Anglais et des Français, et je prierai mes lecteurs de se contenter des renseignements que contiennent les récits de ces voyageurs.

Je lis dans l’ouvrage de M. J. Thompson, publié en français (par la maison Hachette) en 1877, à Paris, la relation suivante sur la situation des ouvriers à Canton :

« En dépit de ses terribles exigences, le travail, même pour le plus pauvre ouvrier, a des moments d’interruption. Alors, assis sur un banc ou tout simplement par terre, il fume et cause tranquillement avec son voisin, sans être le moins du monde dérangé par la présence de son excellent patron qui semble trouver dans les sourires et l’heureux caractère de ses ouvriers des éléments de richesse et de prospérité.

» En parcourant ces quartiers de travail, on peut s’expliquer comment en réalité cette grande ville est bien plus peuplée qu’on ne le croirait d’abord. La plupart des ateliers sont aussi pour les ouvriers qui les occupent une cuisine, une salle à manger et une chambre à coucher. C’est là que sur leurs bancs les ouvriers déjeunent : c’est là et sur les mêmes bancs que, la nuit venue, ils s’étendent pour dormir. C’est là aussi que se trouve tout ce qu’ils possèdent. Une jaquette de rechange, une pipe, quelques ornements qu’ils portent à tour de rôle, et une paire de petits bâtons de bois ou d’ivoire. Mais de tous leurs trésors, le plus précieux qu’ils portent avec eux consiste en une bonne provision de santé et un cœur satisfait. L’ouvrier chinois est content s’il échappe aux angoisses de la faim, et s’il a une santé suffisante pour lui permettre simplement de vivre et de jouir de la vie dans un pays si parfait que le seul fait de l’habiter constitue le vrai bonheur.

» La Chine est selon lui un pays où tout est établi et ordonné par des hommes qui savent exactement ce qu’ils doivent savoir, et qui sont payés pour empêcher les gens de troubler l’ordre en cherchant ambitieusement à quitter la condition où la Providence les a fait naître. On dira cependant que le Chinois n’est pas dénué d’ambition, et en un sens on aura raison. Les parents ont l’ambition d’avoir des enfants instruits et qui puissent se présenter aux examens établis par le gouvernement pour les candidats aux fonctions publiques ; et il n’y a pas d’hommes au monde qui convoitent plus ardemment le pouvoir, la fortune, les places que ne le font les Chinois qui ont passé avec quelques succès leurs examens. Cela tient à ce qu’ils savent qu’il n’y a pas de limites à la réalisation de leurs ambitieux projets. Les plus pauvres d’entre eux peuvent aspirer aux plus hautes fonctions du gouvernement impérial. » (Page 225.)

M. Herbert A. Gille, attaché au corps consulaire du gouvernement britannique, a publié en 1876 (chez l’éditeur Trübner, de Londres) un livre qui a pour titre « Chinese sketches » ; j’y trouve quelques passages que je me permettrai de citer (à ma place).

La préface de cet ouvrage contient le jugement suivant :

« On croit généralement que la nation chinoise forme une race dégradée et immorale ; que ses habitants sont absolument déshonnêtes, cruels, et en tous points dépravés : que l’opium, un fléau plus terrible que le gin, exerce parmi eux d’effroyables ravages dont les excès ne pourront être arrêtés que par le christianisme. Un séjour de huit années en Chine m’a appris que les Chinois sont un peuple infatigable au travail, sobre et heureux.»

Dans le même ouvrage à la page 12 : « Le nombre des êtres humains qui souffrent du froid et de la faim est relativement bien moindre (far smaller) qu’en Angleterre, et à ce point de vue, qui est d’une très grande importance, il faut reconnaître aussi que la condition des femmes des basses classes est bien meilleure (far better) que celle de leurs sœurs européennes. La femme n’est jamais battue par son mari (wife beating is unknown) ; elle n’est sujette à aucun mauvais traitement, et même il est hors d’usage de lui parler avec cette langue grossière qu’il n’est pas rare d’entendre dans les contrées occidentales. »

Je pourrais multiplier ces citations, j’allais dire ces certificats, et extraire de bon nombre de livres des détails, sinon curieux, du moins justificatifs, sur la condition des classes laborieuses de la Chine. On y apprendrait, par exemple, quel est le bon marché de la vie. Avec quatre sous par jour un ouvrier peut vivre, et son salaire n’est jamais inférieur à un franc. Généralement, dans les familles d’ouvriers, la femme exerce une profession : ou elle fait un petit commerce, ou elle sert à la journée dans les maisons de son voisinage. Les familles, même nombreuses, peuvent donc suffire à leur existence.

Dans les provinces « la lutte pour la vie » a de nombreux auxiliaires. Les terres sont cultivées sur toute l’étendue de notre vaste empire, et les travaux des champs occupent une grande partie de la population.

Tous les cultivateurs sont généralement aisés, soit qu’ils possèdent la terre, soit qu’ils en soient seulement les fermiers. L’impôt foncier est excessivement minime, puisqu’il ne représente pas en moyenne un franc par habitant, et il est de règle que le fermier ne doit pas le fermage dans les mauvaises années.

Voici du reste une relation que je lis dans le rapport de M. de la Vernède, rapport que j’ai déjà cité, et qui achèvera la démonstration que j’ai hésité à présenter avec mes renseignements personnels.

« Nous avons parcouru les provinces ; nous avons vu une immense agglomération de population, arrivée à une telle densité que, la terre ne suffisant pas dans certains endroits, elle construit des habitations et cultive des jardins jusque sur des radeaux : nous avons vu des provinces ayant cent cinquante mille kilomètres carrés renfermant cinquante millions d’habitants et admirablement cultivées sur toute leur étendue.

» Dans le Petchili, par exemple, la propriété territoriale est excessivement divisée, les exploitations agricoles se font sur une petite échelle, mais l’intelligence avec laquelle elles sont dirigées empêche les graves inconvénients du morcellement.

» Les fermes, les métairies ombragées de grands arbres s’épanouissent comme des bouquets de fleurs au milieu de vastes plaines portant de riches moissons. L’abondance des bras, le bon marché de la main-d’œuvre, permettent un mode de culture par rangée alternative.

» La terre est admirablement cultivée et l’agriculture donne de magnifiques résultats.

» Lorsqu’on vient d’explorer les belles provinces de la Chine, la pensée ne peut s’empêcher de se reporter sur les malheureux pays de l’Asie Mineure et de l’Égypte. Là le désert est la règle, le champ cultivé l’exception : la ferme se montre toujours isolée, entourée d’espaces incultes.

» En parcourant les bords du Yang Tsé Kiang nous avons vu des villages riches et propres se succéder sans interruption, une population active et laborieuse, montrant sur son visage comme dans sa manière d’agir qu’elle était contente de son sort. Descendons le Nil pendant quelques kilomètres ; dirigeons-nous sur un village important : nous apercevrons des centaines de monticules en boue grisâtre qui sont loin d’avoir l’aspect d’une habitation humaine.

» Quelle différence avec les jolis villages que nous avons traversés dans le Hupé, sur les bords du lac de Poyang !

» Économe et sobre, patient et actif, honnête et laborieux, ce peuple Chinois a une puissance de travail qui surpasse celle de bien des nations de l’Occident : c’est là un facteur important qu’il ne faut pas négliger dans les questions de haute politique. »

Je n’ai rien à ajouter à ces témoignages, et ne puis que féliciter et remercier leurs auteurs d’avoir dit avec sincérité ce qu’ils ont vu. La rareté du fait mérite qu’on le signale.