Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre X
CHAPITRE X (↑)
Livrés aux bêtes
Oui, Théophile, tu aimes ton dieu comme on n’aima jamais aucun dieu. Tu es un phénomène historique nouveau et noble… Si je cherchais bien, peut-être les bacchants et certains initiés.. N’importe, tu es un beau spectacle. Et ton visage chante une âme de courage, d’amour et d’espérance… Mais ce que tu veux, c’est faire commettre un crime par ces hommes. Pour que ton dieu t’aime mieux, tu veux qu’il haïsse davantage tous ces hommes ? Est-ce juste ? Et n’es-tu pas semblable, en ce moment, à un riche avide qui vole des pauvres ?
Je veux mourir pour mon Dieu. Je veux que mon sang témoigne en faveur de mon Dieu.
Je t’ai entendu dire un jour que tu portais dans ton cœur la vaste charité du genre humain. Aime donc ces hommes auxquels tu venais annoncer la Bonne Nouvelle. Tu les appelais tes frères et tu voudrais, pour ton avantage particulier, pour ton bonheur à toi seul, pour ton salut égoïste, les inciter à un crime, les faire descendre plus bas dans le mal, les pousser plus près des ténèbres extérieures. Ô menteur qui prétendais sauver leur âme et qui veux tuer leur âme. Aime donc ces hommes, si tu étais sincère, aime tes frères au lieu de n’aimer que Théophile. Ne sois pas au pays de l’âme ce qu’est Porcus au pays de la chair, un être sans générosité et qui ne songe qu’a ses voluptés personnelles.
Il y a dans tes phrases, mêlés avec des impiétés, des mots qui sont nobles et chrétiens. Mais presque tous les docteurs prêchent le martyre.
Presque tous, dis-tu. La foule ne monte pas aux sommets généreux et le troupeau prend volontiers le chemin qui descend. Mais quelques-uns de tes docteurs, ceux qui ont écouté en eux-mêmes la parole divine, ont compris que tu n’as pas le droit de condamner des centaines d’hommes pour essayer de te justifier et de te glorifier, Ils ont compris que tu commets un crime si, dans l’espoir que ta voix montera plus haut vers ton dieu proclamé, tu fais injurier ton dieu par des voix nombreuses.
Que dis-tu ? Tu m’ébranles. Je ne sais plus…
Mais si, tu sais. On n’a pas le droit d’exciter la colère des fous, des ivrognes ou des enfants. Ces gens sont fous de fureur ; ces gens sont des enfants lâches et cruels qui, dès qu’ils se voient nombreux, recherchent la joie de torturer et de tuer ; ces gens ont bu le plus capiteux des vins, le désir du meurtre. Si tu les excites, ces êtres sans raison, c’est toi qui es coupable des actes que tu leur fais faire. Ne sois pas le gymnosophiste qui allume son bûcher et qui se glorifie de mourir. Tais-toi, Théophile. Un seul mot de toi, et l’incendie devient irrésistible. Mais c’est toi qui seras coupable de ta mort. Ces hommes ne sont pas plus responsables que le bois du gymnosophiste, ou le glaive que Néron appuya sur sa poitrine, ou le poison bu par Hannibal. Ta mort, — entends-tu, chrétien ? — serait un suicide et, si je suis bien informé, le dieu des chrétiens défend le suicide.
Oui, le vrai Dieu interdit de quitter son poste et je ne vois plus clair…
Dans le doute, abstiens-toi. L’homme qui court dans l’obscurité désire tomber.
Je m’abstiendrai de provoquer ces hommes. Mais je ne fuirai pas. Ils diraient que je suis moins brave qu’Épictète et que la religion est inférieure à la philosophie.
Nous ne te demandons pas une lâcheté ; nous te demandons d’éviter une folie. Reste avec nous en silence. C’est tout. S’il le faut, nous mourrons avec toi.
Seigneur, accorde-moi la grâce de mourir et de mourir avec ces hommes nobles qui sont dignes de te connaître. Ainsi ils deviendront chrétiens par le baptême du sang. Et ce n’est pas mon âme seule, c’est un bouquet d’âmes qui montera vers toi en offrande odorante.
N’oublie pas la promesse et tais-toi.
Mort aux chrétiens ! mort aux juifs !
Mort aux ennemis des dieux !
Mort aux ennemis des dieux ! mort aux ennemis des dieux !
Mort aux ennemis des dieux !
Non, non, n’avancez pas. Nous voulons voir. Nous voulons notre part… À coups de pierre. À coups de pierre.
Vous êtes trop près. Nous ne voyons rien. Nos pierres vous blesseraient. En arrière, en arrière.
Mort aux ennemis des dieux !
Il n’y a pas seulement des chrétiens ici.
Eh ! bien, partez. Venez avec nous. Nous ne voulons tuer que les chrétiens.
Vous ne tuerez personne ou vous nous tuerez tous. Il ne sera pas dit que seuls les chrétiens sont braves.
C’est vrai, c’est vrai,
C’est Épictète. Vous savez, c’est Épictète.
Tu as raison, tu as raison. Vive Épictète !
Voici deux braves qui veulent aussi mourir pour ne pas abandonner tout l’honneur aux chrétiens. Mais laisse tomber ces pierres, peuple généreux qui, trompé un instant par des fous et des misérables, comprends vite ton erreur et leur mensonge. Et il n’y aura d’honneur que pour toi, peuple.
Mort aux ennemis des dieux.
Qu’ils sont beaux ! Et comme ils ont l’air de s’aimer !
Venez ! venez ! Vous êtes trop beaux pour mourir. Vous n’avez pas vidé la coupe des baisers.
Mort aux ennemis des dieux ! Ce cri…
Oui, oui, tu as raison Mort aux ennemis des dieux. Parle, toi.
Toi qui portes comme une beauté de plus la barbe philosophique si laide aux autres visages, parle. Explique à ces mauvais philosophes que nous avons raison et que les dieux aiment ce que nous faisons.
Mort aux ennemis des dieux…
Oui, oui, c’est cela.
Ce cri est absurde
Que dit-il ?
Eh ! bien, donne-nous un autre cri.
Le cri n’a pas d’importance. Ce sont les pierres qui feront la vraie besogne.
Un autre cri, et qui nous mette tous d’accord. Voici : Vivent tous les dieux !
Oui, c’est cela. Vivent tous les dieux !
Il y a des dieux impurs qui viennent d’Asie.
Ce sont des dieux quand même. Vivent tous les dieux !
Il y a des accusations absurdes. Les dieux sont trop éclatants pour qu’un homme de sens puisse les nier. Mais, si un aveugle nie le soleil, il faut le plaindre au lieu de le tuer.
Que dit-il ?
C’est cela.
Mais non. C’est absurde. Il est contre nous. C’est un fou.
On a toujours accusé de nier les dieux ceux qu’on a voulu tuer. Socrate d’abord. Puis les épicuriens parce qu’ils honorent des dieux heureux et sans souci. Les épicuriens…
Les épicuriens ? Ah ! oui, Porcus est épicurien. Vivent les épicuriens ! Vive Porcus !
Porcus nous a jeté par la fenêtre de l’hôtellerie des figues, des noisettes, des amandes. Généreux, il avait mêlé à ces fruits des monnaies de cuivre. Il nous a donné la joie d’une sportule inattendue ; plus la joie de courir, de nous bousculer, de conquérir quelque chose ; plus la joie de rire en voyant les autres courir et se bousculer. Que Porcus soit béni pour les jeux qu’il a improvisés sur notre forum pauvre.
Tu oublies le plaisir de voir rire Porcus comme l’un de nous. Il n’est pas fier. Il est bon. Vive Porcus !
Vive Porcus !
Le voilà ! le voilà !.. Porcus, descends au milieu de nous. C’est toi qui jugeras.
Monte sur mes épaules, ô Porcus. Que tous aient la joie de te voir. Ton visage en fleur est déjà une sportule pour les yeux.
Parle, Porcus, parle.
Vivent les dieux, vive le peuple et vive Porcus !
Oui, oui, vive Porcus.
Et vive tout le monde.
Non, non. Mort aux ennemis des dieux.
Écoute, Porcus. On ne peut pas vouloir la gloire du peuple et la vie des ennemis du peuple. On ne peut pas respecter les dieux et respecter les ennemis des dieux. Écoute, Porcus. Ces hommes sont des chrétiens, des juifs impurs, des ennemis de tous les dieux et de toutes les nations. Ces hommes méritent mille fois la mort. Viens au milieu de nous, toi que nous aimons et qui nous aimes, afin que nos pierres t’épargnent.
Qu’on donne une pierre à Porcus. Que notre bienfaiteur Porcus ait l’honneur de lancer la première pierre.
Ô lâcheté !
Je n’ai point de mal, mon Serenus : il ne t’a pas blessé.
La voix du peuple, c’est la voix des dieux.
Aie ! aïe ! vous m’écrasez.
Épictète, Épictète. Qu’il parle.
Laissez parler Épictète. Parle, Épictète, parle.
Épictète parle sans art et sans artifice. Épictète dit toujours la vérité. Épictète est du peuple. Épictète a été esclave. Épictète n’a jamais menti.
Écoutons quelqu’un qui n’a jamais menti.
Oui, oui. Voici un spectacle rare. Regardons, citoyens, comment s’ouvre une bouche qui n’a jamais menti.
N’est-ce pas ? C’est bien plus amusant comme ça que si on les avait tués tout de suite ?..
Oui, c’est plus amusant. Il ne faut tuer les victimes qu’à la fin de la fable. Écoutons toute la fable. Qu’il parle, qu’il parle, l’acteur boiteux.
Mais parle donc, barbacole.
Parle donc, vieux palliatus.
Épictète, Épictète.
Ecoutons. Favorisons-le de notre langue. Allons, palliatus ; allons, barbacole ; allons, héros boiteux et qui as oublié de t’embellir d’un masque, lance-nous ta tirade.
Taisez-vous, taisez-vous, écoutons.
Écoutons, écoutons.
Hommes, mes frères, vous en qui j’aime les parents des dieux…
Épictète, tu es beau. À toi mon cœur.
Viens le prendre. Il brûle. Viens, je t’aime.
Moi aussi, je t’aime, ô ma sœur infortunée…
C’est très drôle.
Tais-toi, tyran. Fais comme nous. Écoute.
Le premier qui m’empêche d’entendre, je l’assomme.
Je t’aime, ma sœur, du même amour dont j’aime tous les hommes, ceux-là surtout qui croient aux dieux, comme vous tous ici…
Oui, oui.
… Et comme les chrétiens, et comme Théophile…
Non, non. Ce sont des ennemis des dieux.
Épictète n’a jamais menti.
Epictète n’a jamais menti.
Viens ici, Théophile, et dis hautement ta croyance.
Par Hercule, c’est plus amusant qu’au théâtre.
Je crois bien. On dirait une fable ingénieuse. Et pourtant c’est un combat où du sang coulera. Et nous jouons un rôle dans la comédie ; et nous remporterons une victoire. Nous sommes des spectateurs qui s’amusent et qui se moquent des acteurs. Et les acteurs naïfs nous répondent. Et tout à l’heure nous serons des gladiateurs qui triomphent.
Ces chrétiens sont comme des mirmillons pris aux filets des rétiaires.
Et les rétiaires victorieux, c’est nous.
Taisez-vous. Regardez. Qu’est-ce qu’ils font ?
Parle, mon frère.
Je crois en Dieu…
Vous entendez ?
Le Père tout-puissant..
C’est Jupiter.
Non, non.
Tais-toi. Tu as promis.
Il a blasphémé Jupiter.
Non, le chrétien n’a pas blasphémé. Il ne dit pas Jupiter. Mais les Grecs disent Zeus, et vous ne les croyez pas ennemis des dieux. Ils proclament Héra au lieu de Junon et ils nomment Minerve Athéné ou Athéna. Nous ne les injurions pas pour des différences qui ne sont que dans les mots. Celui-ci dit : « le Père tout puissant. « Et nous, ne disons-nous pas quelquefois : « Le Père des dieux et des hommes » ?
Mais il n’a qu’un dieu.
Tu te trompes. Son Père tout-puissant a un fils qui est dieu. Écoute et tu apprendras… Continue, Théophile.
…Créateur du ciel et de la terre…
C’est-à-dire : Père des dieux et des hommes.
… Et en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur…
Vous entendez.
…Qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie…
Écoutez. Il honore un troisième dieu et il honore la Mère des dieux.
… À souffert sous Pontius Pilatus ; a été crucifié, est mort…
Le fils du Père tout-puissant et de Marie a souffert et est mort comme le fils de Jupiter et d’Alcmène.
… À été enseveli, est descendu aux enfers, et le troisième jour est ressuscité d’entre les morts…
Ainsi Hercule, Orphée et d’autres héros descendirent au royaume de Pluton et remontèrent parmi les vivants.
C’est vrai… Il croit à Hercule.,. Il adore Jupiter… Il adore la Mère des dieux… Il a un dieu qu’il appelle l’Esprit… Il a beaucoup de dieux… Vive Théophile.
L’Esprit qu’il adore, c’est le dieu d’Aristote, la Pensée de la Pensée.
Tu mens. C’est l’Intelligence d’Anaxagore.
Les chrétiens sont des philosophes. Ils adorent, sous des noms plus beaux, les dieux du peuple.
Les chrétiens sont des dévots d’Hercule. Moi, j’ai compris. Les stoïciens aussi aiment beaucoup Hercule. C’est pourquoi Épictète, philosophe stoïcien, a protégé son frère, le philosophe chrétien.
Vive Epictète, vive Théophile.
C’est ennuyeux, tout de même : on ne tuera personne aujourd’hui. Allons-nous-en.
La fable est finie. Applaudissez, citoyens.
D’abord son nom veut dire : ami des dieux… Il adore Hercule… Les chrétiens sont des philosophes, ce sont des stoïciens.
Non, ce sont les stoïciens qui sont des chrétiens.
Il faudrait tuer les stoïciens comme les chrétiens.
Tu parles toujours de tuer, ô brute. Ces anciens soldats sont des tigres.
Voilà pour t’apprendre à insulter l’armée.
Voilà pour punir ta brutalité.
Tu comprends, il y a trois sortes de stoïciens. Il y a les cyniques qui ne portent pas de tunique. Il y a les chrétiens qui ne portent pas de manteau. Et puis il y a les vrais stoïciens qui portent la tunique et le manteau court.