Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre X

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CHAPITRE X (↑)

Livrés aux bêtes


Le forum du bourg. Sur toute la place, le peuple grouille et crie. À une fenêtre haute de l’hôtellerie, la tête de Porcus entre la barbe noire de Fluctus et la barbe blanche du Petit Carnéade. Contre le mur de l’hôtellerie, Théophile, Pierre, Historicus, Arrien. Devant eux, Epictète, Serenus, Serena. Pierre, blême, presque défaillant, s’appuie au mur. Théophile, les yeux brillants, le visage illuminé d’une clarté intérieure, s’agite, veut passer devant. Historicus et Arrien le retiennent par des mains vigoureuses et des paroles douces.

historicus

Oui, Théophile, tu aimes ton dieu comme on n’aima jamais aucun dieu. Tu es un phénomène historique nouveau et noble… Si je cherchais bien, peut-être les bacchants et certains initiés.. N’importe, tu es un beau spectacle. Et ton visage chante une âme de courage, d’amour et d’espérance… Mais ce que tu veux, c’est faire commettre un crime par ces hommes. Pour que ton dieu t’aime mieux, tu veux qu’il haïsse davantage tous ces hommes ? Est-ce juste ? Et n’es-tu pas semblable, en ce moment, à un riche avide qui vole des pauvres ?


théophile

Je veux mourir pour mon Dieu. Je veux que mon sang témoigne en faveur de mon Dieu.


historicus

Je t’ai entendu dire un jour que tu portais dans ton cœur la vaste charité du genre humain. Aime donc ces hommes auxquels tu venais annoncer la Bonne Nouvelle. Tu les appelais tes frères et tu voudrais, pour ton avantage particulier, pour ton bonheur à toi seul, pour ton salut égoïste, les inciter à un crime, les faire descendre plus bas dans le mal, les pousser plus près des ténèbres extérieures. Ô menteur qui prétendais sauver leur âme et qui veux tuer leur âme. Aime donc ces hommes, si tu étais sincère, aime tes frères au lieu de n’aimer que Théophile. Ne sois pas au pays de l’âme ce qu’est Porcus au pays de la chair, un être sans générosité et qui ne songe qu’a ses voluptés personnelles.


théophile

Il y a dans tes phrases, mêlés avec des impiétés, des mots qui sont nobles et chrétiens. Mais presque tous les docteurs prêchent le martyre.


historicus

Presque tous, dis-tu. La foule ne monte pas aux sommets généreux et le troupeau prend volontiers le chemin qui descend. Mais quelques-uns de tes docteurs, ceux qui ont écouté en eux-mêmes la parole divine, ont compris que tu n’as pas le droit de condamner des centaines d’hommes pour essayer de te justifier et de te glorifier, Ils ont compris que tu commets un crime si, dans l’espoir que ta voix montera plus haut vers ton dieu proclamé, tu fais injurier ton dieu par des voix nombreuses.


théophile

Que dis-tu ? Tu m’ébranles. Je ne sais plus…


historicus

Mais si, tu sais. On n’a pas le droit d’exciter la colère des fous, des ivrognes ou des enfants. Ces gens sont fous de fureur ; ces gens sont des enfants lâches et cruels qui, dès qu’ils se voient nombreux, recherchent la joie de torturer et de tuer ; ces gens ont bu le plus capiteux des vins, le désir du meurtre. Si tu les excites, ces êtres sans raison, c’est toi qui es coupable des actes que tu leur fais faire. Ne sois pas le gymnosophiste qui allume son bûcher et qui se glorifie de mourir. Tais-toi, Théophile. Un seul mot de toi, et l’incendie devient irrésistible. Mais c’est toi qui seras coupable de ta mort. Ces hommes ne sont pas plus responsables que le bois du gymnosophiste, ou le glaive que Néron appuya sur sa poitrine, ou le poison bu par Hannibal. Ta mort, — entends-tu, chrétien ? — serait un suicide et, si je suis bien informé, le dieu des chrétiens défend le suicide.


théophile

Oui, le vrai Dieu interdit de quitter son poste et je ne vois plus clair…


arrien

Dans le doute, abstiens-toi. L’homme qui court dans l’obscurité désire tomber.


théophile

Je m’abstiendrai de provoquer ces hommes. Mais je ne fuirai pas. Ils diraient que je suis moins brave qu’Épictète et que la religion est inférieure à la philosophie.


historicus

Nous ne te demandons pas une lâcheté ; nous te demandons d’éviter une folie. Reste avec nous en silence. C’est tout. S’il le faut, nous mourrons avec toi.


théophile

Seigneur, accorde-moi la grâce de mourir et de mourir avec ces hommes nobles qui sont dignes de te connaître. Ainsi ils deviendront chrétiens par le baptême du sang. Et ce n’est pas mon âme seule, c’est un bouquet d’âmes qui montera vers toi en offrande odorante.


historicus

N’oublie pas la promesse et tais-toi.

Théophile prie en silence.
La foule, de plus en plus nombreuse, pousse des cris variés. Elle semble hésiter, divisée encore. Mais, tout à coup elle s’unit en une clameur formidable :

Mort aux chrétiens ! mort aux juifs !

Puis les paroles sont diverses, quoique toutes haineuses. C’est pourtant moins terrible que la clameur unanime. Écume qui brille sur la noire houle de démence et de meurtre, quelques mots jaillissent distincts jusqu’aux chrétiens et aux philosophes.

Mort aux ennemis des dieux !

Parmi les mille cris indiscernables qui grondent en tempête, celui-là s’élève, isolé d’abord et unique, donnant à l’orage un verbe. C’est comme le chant d’une voix au milieu des instruments retentissants. C’est le coryphée qui se détache d’un chœur de bacchants et qui va donner une direction précise au tumulte dionysiaque. Bientôt, en effet, le cri est répété, d’ici, de là, multiple et fécond. Il rallie enfin la foule des violences. Et c’est, de nouveau, l’effroyable clameur universelle :

Mort aux ennemis des dieux ! mort aux ennemis des dieux !

Le chœur, maintenant, a trouvé, avec la plus forte parole de haine, le rythme le plus meurtrier. Et il répète, obstinément :

Mort aux ennemis des dieux !

Une partie de la foule avance. Il semble qu’on voie, sur une mer démontée, des têtes d’animaux féroces. Ces hommes ayant dépouillé leur masque de civilisés, les faces bestiales hurlent, éloquentes comme des museaux de tigre, la soif du sang ou, déjà fouilleuses comme des groins de porcs, l’amour de la boue que fait le sang.
Mais, derrière ceux qui se précipitent, des cris surgissent comme des chefs qui ordonnent une halte :

Non, non, n’avancez pas. Nous voulons voir. Nous voulons notre part… À coups de pierre. À coups de pierre.

Les premiers rangs hésitent devant ces légitimes réclamations. Ils s’arrêtent, énormes flots suspendus. Mais les cris, rendus exigeants par un premier succès :

Vous êtes trop près. Nous ne voyons rien. Nos pierres vous blesseraient. En arrière, en arrière.

Un désordre étrange, un tumultueux recul de fous qui voudraient avancer. Et la grande clameur reprend :

Mort aux ennemis des dieux !

Les gens se baissent en une hâte frémissante. Ils se relèvent et les bras se dressent, armés de pierres.

épictète tend vers la foule une main de calme. La beauté de son assurance tranquille obtient l’étonnement et presque le silence. Il dit :

Il n’y a pas seulement des chrétiens ici.


la foule

Eh ! bien, partez. Venez avec nous. Nous ne voulons tuer que les chrétiens.


épictète

Vous ne tuerez personne ou vous nous tuerez tous. Il ne sera pas dit que seuls les chrétiens sont braves.


quelques-uns dans la foule, paraissent retournés par cette parole

C’est vrai, c’est vrai,

Et un mot court :

C’est Épictète. Vous savez, c’est Épictète.

Même quatre ou cinq vivats éclatent :

Tu as raison, tu as raison. Vive Épictète !

Mais des voisins furieux font taire ces approbations. Des coups de poing sont échangés. Des gens tombent sous cinquante agresseurs. Et la foule, de nouveau, semble unanime. Pourtant deux hommes se sont détachés d’elle, sont venus auprès des philosophes.

épictète

Voici deux braves qui veulent aussi mourir pour ne pas abandonner tout l’honneur aux chrétiens. Mais laisse tomber ces pierres, peuple généreux qui, trompé un instant par des fous et des misérables, comprends vite ton erreur et leur mensonge. Et il n’y aura d’honneur que pour toi, peuple.

Hélas ! les cris sont comme des mains furieuses qui entourent, qui agrippent, qui déchirent l’étoffe des paroles. Un mot parfois leur échappe, que son isolement prive de force et de sens. Les phrases qui, entières, avec leurs nobles plis, inspireraient peut-être une émotion respectueuse, ne sont que lambeaux déchiquetés, loques informes, haillons ridicules, et dont on rit.
Et voici que le peuple chante de nouveau, par la grande clameur unanime, son âme de démence et de haine :

Mort aux ennemis des dieux.

Mais Serenus, tenant de la main gauche Serena, fait un pas vers la foule. Et il lève la droite. Le peuple, intéressé, les regarde.
Des réflexions s’échangent :

Qu’ils sont beaux ! Et comme ils ont l’air de s’aimer !

On leur crie :

Venez ! venez ! Vous êtes trop beaux pour mourir. Vous n’avez pas vidé la coupe des baisers.


serenus

Mort aux ennemis des dieux ! Ce cri…


la foule

Oui, oui, tu as raison Mort aux ennemis des dieux. Parle, toi.



quelqu’un, dans la foule

Toi qui portes comme une beauté de plus la barbe philosophique si laide aux autres visages, parle. Explique à ces mauvais philosophes que nous avons raison et que les dieux aiment ce que nous faisons.


serenus

Mort aux ennemis des dieux…


voix dans la foule

Oui, oui, c’est cela.


serenus

Ce cri est absurde


une voix dans la foule

Que dit-il ?


une autre

Eh ! bien, donne-nous un autre cri.


une autre

Le cri n’a pas d’importance. Ce sont les pierres qui feront la vraie besogne.


serenus

Un autre cri, et qui nous mette tous d’accord. Voici : Vivent tous les dieux !


quelques-uns

Oui, c’est cela. Vivent tous les dieux !


d’autres

Il y a des dieux impurs qui viennent d’Asie.


d’autres

Ce sont des dieux quand même. Vivent tous les dieux !


serenus

Il y a des accusations absurdes. Les dieux sont trop éclatants pour qu’un homme de sens puisse les nier. Mais, si un aveugle nie le soleil, il faut le plaindre au lieu de le tuer.


des voix

Que dit-il ?


d’autres

C’est cela.


d’autres

Mais non. C’est absurde. Il est contre nous. C’est un fou.


serenus

On a toujours accusé de nier les dieux ceux qu’on a voulu tuer. Socrate d’abord. Puis les épicuriens parce qu’ils honorent des dieux heureux et sans souci. Les épicuriens…


voix dans la foule

Les épicuriens ? Ah ! oui, Porcus est épicurien. Vivent les épicuriens ! Vive Porcus !


une voix

Porcus nous a jeté par la fenêtre de l’hôtellerie des figues, des noisettes, des amandes. Généreux, il avait mêlé à ces fruits des monnaies de cuivre. Il nous a donné la joie d’une sportule inattendue ; plus la joie de courir, de nous bousculer, de conquérir quelque chose ; plus la joie de rire en voyant les autres courir et se bousculer. Que Porcus soit béni pour les jeux qu’il a improvisés sur notre forum pauvre.


une autre voix

Tu oublies le plaisir de voir rire Porcus comme l’un de nous. Il n’est pas fier. Il est bon. Vive Porcus !


toute la foule

Vive Porcus !


quelqu’un
Montrant la fenêtre de l’hôtellerie.

Le voilà ! le voilà !.. Porcus, descends au milieu de nous. C’est toi qui jugeras.

Porcus fait signe qu’il descend. Il disparait de la fenêtre. La foule l’appelle. Il reparaît à la porte de l’hôtellerie. Des acclamations enthousiastes le reçoivent.

un homme, aux formes athlétiques.

Monte sur mes épaules, ô Porcus. Que tous aient la joie de te voir. Ton visage en fleur est déjà une sportule pour les yeux.

On hisse Porcus sur les épaules de l’homme. La foule applaudit. L’homme va se placer devant le groupe des philosophes.

la foule

Parle, Porcus, parle.


porcus

Vivent les dieux, vive le peuple et vive Porcus !


la foule

Oui, oui, vive Porcus.


porcus

Et vive tout le monde.


quelqu’un dans la foule

Non, non. Mort aux ennemis des dieux.


une voix autoritaire

Écoute, Porcus. On ne peut pas vouloir la gloire du peuple et la vie des ennemis du peuple. On ne peut pas respecter les dieux et respecter les ennemis des dieux. Écoute, Porcus. Ces hommes sont des chrétiens, des juifs impurs, des ennemis de tous les dieux et de toutes les nations. Ces hommes méritent mille fois la mort. Viens au milieu de nous, toi que nous aimons et qui nous aimes, afin que nos pierres t’épargnent.

L’homme, portant toujours Porcus sur ses épaules, entre dans la foule. Porcus ne s’y oppose pas. Arrien, dans un mouvement d’indignation, va se jeter devant eux. Mais il s’arrête. Comme éclairé d’une lumière soudaine, il se frappe le front, sourit et les suit.

la voix autoritaire

Qu’on donne une pierre à Porcus. Que notre bienfaiteur Porcus ait l’honneur de lancer la première pierre.

On donne une pierre à Porcus. Il la lance maladroitement, en tremblant. Il atteint Serena au front.

serenus

Ô lâcheté !


serena

Je n’ai point de mal, mon Serenus : il ne t’a pas blessé.


porcus

La voix du peuple, c’est la voix des dieux.

En disant ces mots, il hausse légèrement les épaules et ouvre des bras larges, dans le geste qui écarte les responsabilités. Un remous de la foule, à ce moment, bouscule l’homme qui le porte. Porcus tombe et quelques pieds marchent sur lui.

porcus

Aie ! aïe ! vous m’écrasez.

Épictète s’avance sur la même ligne que Serenus et Serena.
Tous trois veulent parler.

arrien, dans la foule

Épictète, Épictète. Qu’il parle.


quelques voix timides

Laissez parler Épictète. Parle, Épictète, parle.


arrien

Épictète parle sans art et sans artifice. Épictète dit toujours la vérité. Épictète est du peuple. Épictète a été esclave. Épictète n’a jamais menti.

De divers côtés, dans la foule, on répète les paroles d’Arrien.

arrien

Écoutons quelqu’un qui n’a jamais menti.


quelqu’un, goguenard

Oui, oui. Voici un spectacle rare. Regardons, citoyens, comment s’ouvre une bouche qui n’a jamais menti.


un autre, à ses voisins

N’est-ce pas ? C’est bien plus amusant comme ça que si on les avait tués tout de suite ?..


plusieurs

Oui, c’est plus amusant. Il ne faut tuer les victimes qu’à la fin de la fable. Écoutons toute la fable. Qu’il parle, qu’il parle, l’acteur boiteux.


une voix

Mais parle donc, barbacole.


une autre

Parle donc, vieux palliatus.

Quelques-uns se mettent à frapper du pied en mesure et réclament :

Épictète, Épictète.

Peu à peu toute la foule les imite, parmi des rires. Épictète lève la main et ouvre la bouche. Mais le bruit est trop grand ; on n’entend pas ses paroles.

quelqu’un

Ecoutons. Favorisons-le de notre langue. Allons, palliatus ; allons, barbacole ; allons, héros boiteux et qui as oublié de t’embellir d’un masque, lance-nous ta tirade.


plusieurs

Taisez-vous, taisez-vous, écoutons.


toute la foule, parmi des rires

Écoutons, écoutons.


épictète

Hommes, mes frères, vous en qui j’aime les parents des dieux…


une courtisane

Épictète, tu es beau. À toi mon cœur.

Elle continue, en riant et en faisant un geste obscène.

Viens le prendre. Il brûle. Viens, je t’aime.


épictète

Moi aussi, je t’aime, ô ma sœur infortunée…


une voix

C’est très drôle.


d’autres

Tais-toi, tyran. Fais comme nous. Écoute.


une voix forte

Le premier qui m’empêche d’entendre, je l’assomme.


épictète

Je t’aime, ma sœur, du même amour dont j’aime tous les hommes, ceux-là surtout qui croient aux dieux, comme vous tous ici…


la foule

Oui, oui.


épictète

… Et comme les chrétiens, et comme Théophile…


la foule

Non, non. Ce sont des ennemis des dieux.


arrien

Épictète n’a jamais menti.


quelques voix

Epictète n’a jamais menti.


épictète

Viens ici, Théophile, et dis hautement ta croyance.


quelqu’un

Par Hercule, c’est plus amusant qu’au théâtre.


un autre

Je crois bien. On dirait une fable ingénieuse. Et pourtant c’est un combat où du sang coulera. Et nous jouons un rôle dans la comédie ; et nous remporterons une victoire. Nous sommes des spectateurs qui s’amusent et qui se moquent des acteurs. Et les acteurs naïfs nous répondent. Et tout à l’heure nous serons des gladiateurs qui triomphent.


un autre

Ces chrétiens sont comme des mirmillons pris aux filets des rétiaires.


un autre

Et les rétiaires victorieux, c’est nous.


la foule

Taisez-vous. Regardez. Qu’est-ce qu’ils font ?

Théophile est venu sur le devant. Épictète l’embrasse. Quelques-uns applaudissent. La plus grande partie de la foule pousse des huées. Dès qu’un peu de silence se fait,

épictète, tenant Théophile par la main

Parle, mon frère.


théophile

Je crois en Dieu…


épictète

Vous entendez ?


théophile

Le Père tout-puissant..


épictète

C’est Jupiter.


théophile

Non, non.


historicus, derrière Théophile, lui pinçant le bras.

Tais-toi. Tu as promis.


quelques-uns dans la foule

Il a blasphémé Jupiter.

Théophile entre en une sorte d’extase. Enfermé dans la profession ardente de sa foi, il n’entend plus le sens des paroles qu’on lui dit. Comme en un jour de trouble joyeux on jette en quelque coin où on les retrouvera demain les épîtres d’affaires, son esprit repousse en je ne sais quelle partie obscure les sons qu’il entendra et comprendra plus tard. Mais Théophile se tait mécaniquement dès qu’un autre parle et mécaniquement, dès que le silence se fait, il continue le symbole.

épictète

Non, le chrétien n’a pas blasphémé. Il ne dit pas Jupiter. Mais les Grecs disent Zeus, et vous ne les croyez pas ennemis des dieux. Ils proclament Héra au lieu de Junon et ils nomment Minerve Athéné ou Athéna. Nous ne les injurions pas pour des différences qui ne sont que dans les mots. Celui-ci dit : « le Père tout puissant. « Et nous, ne disons-nous pas quelquefois : « Le Père des dieux et des hommes » ?


une voix

Mais il n’a qu’un dieu.


épictète

Tu te trompes. Son Père tout-puissant a un fils qui est dieu. Écoute et tu apprendras… Continue, Théophile.


théophile

…Créateur du ciel et de la terre…


épictète

C’est-à-dire : Père des dieux et des hommes.


théophile

… Et en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur…


épictète

Vous entendez.


théophile

…Qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie…


épictète

Écoutez. Il honore un troisième dieu et il honore la Mère des dieux.


théophile

… À souffert sous Pontius Pilatus ; a été crucifié, est mort…


épictète

Le fils du Père tout-puissant et de Marie a souffert et est mort comme le fils de Jupiter et d’Alcmène.


théophile

… À été enseveli, est descendu aux enfers, et le troisième jour est ressuscité d’entre les morts…


épictète

Ainsi Hercule, Orphée et d’autres héros descendirent au royaume de Pluton et remontèrent parmi les vivants.


voix diverses dans la foule

C’est vrai… Il croit à Hercule… Il adore Jupiter… Il adore la Mère des dieux… Il a un dieu qu’il appelle l’Esprit… Il a beaucoup de dieux… Vive Théophile.


le petit carnéade, à la fenêtre de l’hôtellerie

L’Esprit qu’il adore, c’est le dieu d’Aristote, la Pensée de la Pensée.


fluctus, auprès de lui, le bousculant

Tu mens. C’est l’Intelligence d’Anaxagore.


arrien, dans la foule

Les chrétiens sont des philosophes. Ils adorent, sous des noms plus beaux, les dieux du peuple.


une voix dans la foule

Les chrétiens sont des dévots d’Hercule. Moi, j’ai compris. Les stoïciens aussi aiment beaucoup Hercule. C’est pourquoi Épictète, philosophe stoïcien, a protégé son frère, le philosophe chrétien.


la foule

Vive Epictète, vive Théophile.


quelqu’un

C’est ennuyeux, tout de même : on ne tuera personne aujourd’hui. Allons-nous-en.


un farceur

La fable est finie. Applaudissez, citoyens.


voix diverses, dans la foule qui diminue

D’abord son nom veut dire : ami des dieux… Il adore Hercule… Les chrétiens sont des philosophes, ce sont des stoïciens.


quelqu’un

Non, ce sont les stoïciens qui sont des chrétiens.


un ancien soldat

Il faudrait tuer les stoïciens comme les chrétiens.


un homme du peuple

Tu parles toujours de tuer, ô brute. Ces anciens soldats sont des tigres.


l’ancien soldat, donnant un coup de poing

Voilà pour t’apprendre à insulter l’armée.


l’homme du peuple, rendant le coup

Voilà pour punir ta brutalité.

Les deux hommes se gourment. Le reste de la foule s’attroupe en riant autour du pugilat. Elle jette aux deux combattants des encouragements et des quolibets.

un vieillard, en s’éloignant, à un jeune homme qui l’accompagne

Tu comprends, il y a trois sortes de stoïciens. Il y a les cyniques qui ne portent pas de tunique. Il y a les chrétiens qui ne portent pas de manteau. Et puis il y a les vrais stoïciens qui portent la tunique et le manteau court.