Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 146-147).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXVIII.


Comment le roi d’Angleterre prit congé de la comtesse de Salebrin et s’en alla après les Escots ; et des paroles qui furent entre elle et le dit roi.


Toutes voies, le roi anglois demeura tout celui jour au châtel, en grands pensées et à grand’mésaise de cœur, car il ne savoit que faire. Aucune fois se ravisoit ; car Honneur et Loyauté lui défendoit de mettre son cœur en tel fausseté, pour déshonorer si vaillant dame et si loyal chevalier comme son mari étoit, qui loyalement l’avoit toudis servi. D’autre part, Amour le contraignoit si fort que elle vainquoit et surmontoit Honneur et Loyauté. Ainsi se débatit en lui le roi tout le jour et toute la nuit. Au matin se leva, et fit tout son ost déloger et aller après les Escots, pour eux suivre et chasser hors de son royaume : puis prit congé à la dame, en disant : « Ma chère dame, à Dieu vous recommande jusques au revenir : si vous prie que vous vous veuillez aviser et autrement être conseillée que vous ne m’avez dit. » — « Cher sire, répondit la dame, le Père Glorieux vous veuille conduire et ôter de mauvaise et vilaine pensée et déshonorable ; car je suis et serai toujours apareillée à vous servir à votre honneur et à la moye. »

Adonc se partit le roi tout confus et abaubi. Si s’en alla atout son ost après les Escots, et les suivit jusques outre la bonne cité de Bervich, et se logea à quatre lieues près de la forêt de Gédours, là où le roi David et toutes ses gens étoient entrés, pour les grands forteresses qu’il y a. Là endroit demeura le dit roi anglois par l’espace de trois jours pour savoir si les Escots voudroient issir hors pour combattre à lui. Et sachez que tous les trois jours y eut tant d’escarmouehes et de paletis entre les deux osts, que chacun étoit ennuyé de les regarder ; et en y avoit souvent des morts et des pris d’une part et d’autre. Et sur tous les autres y étoit plus souvent vu en bon convenant messire Guillaume de Douglas, qui s’arme d’azur à comble d’argent, et dedans le comble trois étoiles de gueules[1] ; et étoit celui qui y faisoit plus de beaux faits, de belles rescousses et de hauts emprises ; et fit en l’ost des Anglois moult de destourbiers.

  1. Le trait distinctif des armoiries de la famille Douglas, telles qu’elle les porte aujourd’hui, est un cœur qui fut ajouté à ses armes, en conséquence de l’honneur qui lui fut conféré par Robert bruce sur son lit de mort.