Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 153-154).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXVIII.


Comment messire Louis d’Espaigne se délogea de devant Hainebon ; et comment messire Charles de Blois l’envoya à Dignant ; et comment il prit le châtel de Conquest.


À lendemain, messire Louis d’Espaigne appela le vicomte de Rohan, l’évêque de Léon, messire Hervey de Léon, et le maître des Gennevois, pour avoir avis et conseil qu’ils feroient et comment ils se maintiendroient ; car ils véoient la ville de Hainebon forte, et le secours qui venu y étoit ; mêmement les archers qui tous les déconfisoient ; parquoi ils perdoient le temps pour néant, et alenoient à demeurer là, et ne véoient tour ni voie par quoi ils pussent rien conquêter. Si se accordèrent tous à ce qu’ils se délogeroient lendemain et se trairoient vers le châtel d’Auroy, là où messire Charles de Blois étoit à siége fait, et les autres seigneurs de France. Lendemain bien matin ils défirent leurs logis et se trairent celle part, si comme ordonné étoit. Ceux de la ville firent grand huy après eux, quand ils les virent déloger ; et aucuns issirent après eux pour aventure trouver : mais ils furent rechassés arrière, et perdirent de leurs compagnons, ainçois qu’ils pussent être retraits à la ville.

Quand messire Louis d’Espaigne et toute sa charge de gens d’armes furent venus en l’ost messire Charles de Blois, il lui conta la raison pourquoi ils avoient laissé le siége de devant Hainebon. Adonc ordonnèrent-ils entr’eux par grand’délibération de conseil, que le dit messire Louis et ceux qui étoient venus avec lui iroient assiéger la bonne ville de Dignant, qui n’étoit fermée fors d’eau et de palis. Ainsi demeura la ville de Hainebon en paix une grand’pièce ; et fut renforcée et rafraîchie moult grandement. Le dit messire Louis s’en alla atout son ost assiéger Dignant. Ainsi qu’il s’en alloit, il passa assez près d’un vieux châtel qu’on appeloit Conquest[1] ; et en étoit châtelain, de par la comtesse, un chevalier de Lombardie, bon guerroyeur et hardi, qui s’appeloit messire Mansion, et avoit plusieurs soudoyers avec lui. Quand le dit messire Louis entendit que le châtel étoit de l’accord de la comtesse, si fit traire son ost cette part et assaillir fortement. Ceux de dedans se défendirent si bien que l’assaut dura jusques à la nuit ; et se logea l’ost là endroit. Lendemain il fit l’assaut recommencer : les assaillans approchèrent si près des murs qu’ils y firent un grand trou, car les fossés n’étoient mie moult parfons. Si entrèrent dedans par force, et mirent à mort tous ceux du châtel, excepté le chevalier qu’ils prirent prisonnier ; et y établirent un autre châtelain bon et sûr, et soixante compagnons avec lui pour garder le châtel. Puis se partit le dit messire Louis et s’en alla assiéger la bonne ville de Dignant.

La comtesse de Montfort et messire Gautier de Mauny entendirent ces nouvelles, que messire Louis d’Espaigne et son ost étoient arrêtés devant le châtel de Conquest ; si appela le dit messire Gautier tous les compagnons soudoyers, et leur dit que ce seroit trop noble aventure pour eux tous si ils pouvoient dessiéger le dit châtel et déconfire le dit messire Louis et tout son ost ; et que oncques si grand honneur n’avint à gens d’armes qu’il leur aviendroit. Tous s’y accordèrent, et partirent lendemain au matin de Hainebon, et s’en allèrent celle part de si grand’volonté que peu en demeura en la ville. Tant chevauchèrent qu’ils vinrent environ nonne au châtel de Conquest ; et trouvèrent qu’il avoit été conquis le jour devant, et ceux de dedans tous occis, excepté le chevalier messire Mansion qui le gardoit ; et l’avoient les dits François pourvu et rafraîchi de tous points et de nouvelles gens. Quand messire Gautier de Mauny entendit ce, et que messire Louis étoit allé assiéger la ville de Dignant, il en eut grand deuil, pourtant qu’il ne se pouvoit combattre à lui. Si dit à ses compagnons qu’il ne partiroit de là, si sauroit quels gens il avoit au dit châtel, et comment il avoit été perdu. Si s’appareillèrent lui et ses compagnons pour assaillir le châtel, et montèrent tous chargés contre mont. Quand les Espaignols qui dedans étoient les virent en telle manière venir, ils se défendirent tant qu’ils purent ; et ceux de dehors les assaillirent si fortement et tinrent si près de traire qu’ils approchèrent les murs, malgré ceux du châtel, et trouvèrent le trou du mur parquoi ils avoient le jour devant gagné le châtel. Si entrèrent dedans par ce trou même, et tuèrent tous les Espaignols, excepté dix que aucuns chevaliers prirent à mercy. Puis se retrairent les Anglois et les Bretons pardevers Hainebon ; car ils ne l’osoient mie grandement éloigner ; et laissèrent le châtel de Conquest tout seul et sans garde, car ils virent bien qu’il n’étoit mie à tenir.

  1. Il n’est guère possible que Louis d’Espagne ait rencontré sur sa route, en allant d’Auray, soit à Bignan qui est au nord de cette place, soit à Dinant qui est à l’orient, à une assez grande distance, le château de Conquêt, situé à la pointe occidentale de la Bretagne. Il n’est guère plus possible que Gautier de Mauny se soit transporté avec une troupe nombreuse, en une matinée, de Hennebont au Conquêt de Brest, c’est-à-dire à plus de 30 lieues, L’historien ignorait donc la position des lieux dont il a parlé, à moins qu’on ne suppose, ce qui n’est pas très vraisemblable, qu’il existait un autre château de Conquét que celui que nous connaissons.