Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXXXI

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Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE LXXXI.


Comment le roi d’Angleterre se partit de Malignes et s’en vint à Bruxelles parler au duc de Brabant et pour savoir quelle étoit son intention.


Le roi anglois se partit de Malignes, où il avoit longuement séjourné à grands frais et dépens, en attendant de jour en jour ces grands seigneurs d’Allemagne qui point ne venoient, ainsi que promis lui avoient, dont moult lui ennuyoit, mais passer il lui en convenoit. Si s’en vint à Bruxelles pour parler au duc de Brabant son cousin, et toutes ses gens passèrent au dehors. Adonc s’avalèrent Allemands efforcément, le duc de Guerles, le marquis de Juliers, le marquis de Brankebourch, le marquis de Misse et d’Eurient, le comte de Mons[1], le comte de Saulmes, le sire de Fauquemont, messire Arnoul de Blakehen et tous les seigneurs de l’Empire alliés au roi anglois ; et étoient bien vingt mille hommes d’armes. D’autre part étoit messire Jean de Hainaut qui se pourvéoit grossement pour être en cette chevauchée ; mais il se tenoit devers le comte de Hainaut son neveu.

Quand le roi anglois et messire Robert d’Artois furent venus à Bruxelles, et ils eurent parlé au duc de Brabant assez et de plusieurs choses, ils demandèrent au dit duc quelle étoit son intention, de venir devant Cambray ou du laisser. Le duc à cette parole répondit et dit que : sitôt comme il pourroit savoir qu’il auroit assiégé Cambray, il se trairoit de cette part à douze cents lances bien étoffées de bonnes gens d’armes. Ces réponses suffirent bien au roi anglois adonc et à son conseil. Si se partit le dit roi de Bruxelles et passa parmi la ville de Nivelle, et là gésit une nuit. Lendemain il vint à Mons en Hainaut, et là trouva le jeune comte son serourge et messire Jean de Hainaut son oncle qui le reçurent moult liement, et messire Robert d’Artois qui étoit toujours de-lez le roi et de son plus secret conseil, et environ quinze ou vingt grands barons et chevaliers d’Angleterre, que le dit roi menoit avec lui pour son honneur et son état, et pour le conseiller. Et si y étoit l’évêque de Lincolle, qui moult étoit renommé en cette chevauchée de grand sens et de prouesse.

Si se reposa le roi anglois deux jours à Mons en Hainaut, et y fut grandement fêté dudit comte et des chevaliers du pays. Et toujours passoient ses gens et se logeoient sur le plein pays, ainsi qu’ils venoient, et trouvoient tous vivres appareillés pour leurs deniers : les aucuns payoient et les autres non. Ainsi s’approchèrent les besognes du roi anglois ; et s’envint à Valenciennes, et y entra tant seulement lui douzième de chevaliers ; et jà étoient venus le comte de Hainaut et messire Jean de Hainaut son oncle, le sire d’Enghien, le sire de Fagnoelles, le sire de Werchin, le sire de Haverech, et plusieurs autres qui se tenoient de-lez le comte leur seigneur, et reçurent le roi moult liement ; et l’emmena le dit comte par la main jusques en la salle, qui étoit arrée et appareillée pour le recevoir. Dont il advint, en montant les degrés de la salle, que l’évêque de Lincolle, qui là étoit présent, leva sa voix et dit : « Guillaume d’Auxonne, évêque de Cambray, je vous amoneste, comme procureur du roi d’Angleterre, vicaire de l’empereur de Rome, que vous veuillez ouvrir la cité de Cambray ; autrement vous vous forfaites, et y entrerons par force. » Nul ne répondit à cette parole, car l’évêque n’étoit point là présent. Encore parla le dit évêque de Lincolle et dit : « Comte de Hainaut, nous vous amonestons, de par l’empereur de Rome, que vous veniez servir le roi d’Angleterre son vicaire devant la cité de Cambray, à ce que vous devez de gens. » Le comte qui là étoit répondit et dit : « Volontiers. » À ces paroles ils entrèrent en la salle et menèrent le roi anglois en sa chambre. Assez tôt après fut le souper appareillé, qui fut grand, bel, et bien ordonné, lendemain au matin se partit le roi anglois de Valenciennes[2], et s’en vint à Haspre, et là se logea et reposa deux jours, attendant ses gens, qui venoient ; dont il en y avoit grand’foison tant d’Angleterre comme d’Allemagne.

  1. La terre de Mons ou des Monts (en latin, Mons ou Montes ; en allemand, Bergen) est située en Westphalie, à l’orient septentrional du Rhin. Elle a été possédée à titre de comté par la maison de La Marck. Marguerite de La Marck, héritière de cette terre, la porta en dot, dans le treizième siècle, à Henri IV, duc de Limbourg. Adolphe VII, son petit-fils, la possédait à l’époque dont il s’agit ici.
  2. Une lettre d’Édouard conservée par Robert d’Avesbury dans laquelle il rend compte de l’incursion qu’il avait faite en France, nous apprend qu’il sortit de Valenciennes le lundi 20 septembre, veille de la fête de saint Mathieu. Cette pièce fournit encore quelques autres dates qui peuvent servir à éclaircir, quelquefois même à rectifier le récit de Froissart. Comme l’ouvrage de Robert d’Avesbury n’est pas commun même en Angleterre, il ne sera pas inutile de transcrire ici cette lettre.
    Lettre d’Édouard.

    « Edward, etc. À notre cher filtz et as honourabless Pieres en Dieux J. par mesme la grâce Erchevesque de Cauntirbirs, R. évesque de Londres, W. de la Zouche notte Tresorer et as autres de notre Consail en Angleterre, Salutz. La cause de notre long demeore en Brabancz si vous avoms souvent foilz fait assavoir avaunt cez heures et bien est conuz à ascun de vous. Mais pour ceo q’a darrain gaires d’aide nous ne vient hors de notre Roialme, et la demeore nous estoit si grevouse et noz gentz à si graunt meschief, et noz alliés trop peisauntz à la busoigne, noz messagiers auxint qu’avoient taunt de temps demourrez vers lez cardinals et le Consail de Fraunce, pour tretir de peès, ne nous porteront unqes aultres offres, forque nous n’averoms une palme de terre el roialme de Fraunce, et unqore notre cosyn Phelippe de Valoys avoit toutz jours juré, à ceo qe nous avoioms novelx, qe nous ne ferioms jammès demeore une jour, od notre host, en Fraunce qu’il ne nous dunroit bataille : nous, toutz jours affiauntz en Dieux et notre droit, si feismes venir devant nous noz alliés et lez feismes certeinement monstrer qe par chose nulle nous ne vorrioms pluis attendre, einz irioms avaount sour la pursieute de notre droit, pranaunt la grâce que Dieux nous donroit. Eaux véauntz le dishonnour qe lour eust avenuz s’ilz eussent demourez derère nous, s’assentirent pour nous pursieure. Journé fust pris d’estre toutz en la marche dedeinz Fraunce à certain jour, as queux jour et lieu nous y fusmes tuz prestz ; et nos Alliés viendront après selonc ceo q’ils poient. Le lundy1 en la veille saint Matheu, si passâmes hors de Valenciens, et mesme le jour commença home à ardoir en Cambresyn et arderount tut la semaigne suaunt illeosques, issint qe celle pais est mult nettement destruit come de blées et de bestaille et d’aultres biens. Le samady suaunt2 venismes à Markeyngne3 q’est entre Cambré et Fraunce, et commencea home d’ardoir dedeinz Fraunce mesme le iour. Et nous avoms enlenduz que le dist seir Phelip se trait devers nous à Perroun en venaunt à Noyoun ; si tenismes toutz jours notre chemyn avaunt, nos gentz ardauntz et destruiantz communément eu large de douze leukes ou quatorze de pays. Le samady proschein devant la feste seint Luke4 si passâmes le eawe d’Eise et loggames et demourasmes illeosqes le dismenge, quelle jour nous avoioms noz alliés devaunt nous qui nous monstrerent qe lours vitailles estoient pours despenduz, et que le yver estoit durement aproschaunt q’ils ne pooient demourrer, einz y coviendroit retrere sour la marche à retourner. Quant lours vitailles furent despenduz verraiment, ils fusrent le pluis briefment vilaillez, par cause q’ilz entenderont que notre dit cosyn nous eust doné hastive bataille. Le lundi5 matin si viendrent lettres à mons. Hughe Tenene, de part le meistre d’Arblastiers de Fraunce, fesauntz mencion q’il voleit dire à roy d’Engleterre de part le roy de Fraunce q’il voilleit prendre place qu’elle ne fust afforcie par boys, mareis ne par eawe, et q’il lui dunroit bataille dedeinz le jeofdy6 proschein suaunt. Lendemain, pour feare tut jour la destruccion qe nous pouvioms, si remuasmes. Le meskerdy7 après vient une messagier al dit mons. Hughe et luy porta lettres del roy de Beaume et del duke de Lorreigne od lors seals pendantz, fesauntz mention de qe quaut qe le dit maistre des Arblastiers avoit envoiez de part le roy de Fraunce touchaunt la bataille, il tiendra convenaunt. Nous regardantz lez dite lettres meintenaunt, lendemain8 nous treiasmes vers Flemyngerye où nous demurasmes le vendredy tut la jour. Al vespre estoient prises trois espies, et furent examinez chescun par sei, et accordèrent toutz qe le dit Phelip nous dunroit bataille, le samadye, et q’il estoit à une leuke et demie de nous. Le samady9 nous esteiasmes ès champs bien un quarter devaunt le jour et preismes notre place en lieu covenable pour nous et luy à combattre. Bien matin fusrent prises de ses descoverours qe nous disoient que s’avaunt garde estoit avaunt ces champs de bataille et lès, en issant devers nous. Les novelx venuz à notre host covient qe nos alliés se porteront devant mult peisantement : devers nous seurement ilz estoient de si lene convie qe unqes gentz estoient de si bone volonté à combattre. En le mesme temps si estoient ascuns de noz descoverours, une chevalier d’Almaygne pris, q’avoit vieu tut notre array et le monstré en aventure à noz ennemys, issint meintenant q’il fist retrere s’avaunt garde et coumunda de loggier ; et fisrent fossés entour eaux, et coupèrent les groses arbres pour nous tollier la venue à eaux. Nous demurrasmes tut le jour enbataillez à piés tanqe devers le vespre q’il sembloit à noz Alliés qe nous avoms assetz demeorez ; et al vespre, si nous mauntasmes noz chivalx et alasmes pours d’Avenies à un lege et demie del dîst notre cosyn, et luy feismes savoir qe nous luy vorroioms attendre illeosqes tut la disraenge ; et ensi feismes. Et aultre novels ne envoyoms de luy, forsqe le samady, à l’heure quaunt nous mountasmes noz chivalx al départir de notre place, il quida qe nous eussioms venuz devers luy ; et tiel haste avoit-il pour prendre plus forte place que mil chevalers à une foitz fusrent enfoundrés en le mareis à son passage issint venist chescun sour aultre. La dismenge10 fust le sire de Faniels pris par nos gentz. Le lundy matin si avoms novels que le dit Sr Phelip et toutz ses Alliés fusrent desparpillés et retretz à graunt haste. Et sour ceo q’eut est oultre affeare si avoms une cousail ovesqe eaux à Andwerp lendemayn seint Martyn. Et d’illeosqes après vous… hastiment ceo qest entre fait. Doné soutz notre privé seal à Brissel le primer jour de novembre. »

    1 Le 20 septembre.

    2 Le 25 septembre.

    3 La ressemblance de ce nom avec celui de Marchiennes pourrait faire croire qu’il s’agit ici de ce lieu. Thoiras n’a pas balancé de dire que le 26 septembre Édouard était à Marchiennes entre Saint-Amand et Douay. Mais Marchiennes, situé sur la Scarpe, paraît être beaucoup trop éloigné de la route qu’Édouard dit lui-même avoir tenue : il est plus vraisemblable que ce prince veut parler de Markoin ou Marcoing, village distant de Cambray d’environ deux lieues du côté de l’Artois. Plusieurs pièces publiées par Rymer, datées du 26 septembre, apud villam de Markoin infra Marchiam Franciæ, changent cette conjecture en preuve.

    4 Le jour de saint Luc était cette année le lundi 18 octobre ; le samedi précédent était donc le 16.

    5 Jour de saint Luc, 18 octobre.

    6 21 octobre.

    7 20 octobre.

    8 Le jeudi 21.

    9 23 octobre.

    10 24 octobre.