Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 661-662).

CHAPITRE CCCLIX.


Comment le duc de Bretagne étoit Anglois et les Bretons étoient François.


Le duc de Bretagne, messire Jean de Montfort, étoit durement courroucé en cœur des contraintes que les François faisoient aux Anglois ; et volontiers eût conforté les dits Anglois, si il pût et osât[1] ; mais le roi de France, qui sage étoit, et subtil fut là où sa plaisance s’inclinoit, et qui bellement savoit gens attraire et tenir à amour où son profit étoit, avoit mis en ce un trop grand remède ; car il avoit tant fait que les prélats de Bretagne, les barons et les chevaliers et les bonnes villes étoient de son accord, excepté monseigneur Robert Canolles. Mais cil étoit du conseil et de l’accord du duc ; et disoit bien que, pour perdre tout ce qu’il tenoit en Bretagne, il ne relinquiroit jà le roi d’Angleterre ni ses enfans, qu’il ne fût appareillé en leur service. Cil duc, qui appeloit le roi d’Angleterre son père, car il avoit eu sa fille en mariage, recordoit moult souvent en soi-même les beaux services, que le roi d’Angleterre lui avoit faits ; car jà n’eût été duc de Bretagne si le confort et aide du roi d’Angleterre et de ses gens ne lui eussent mis. Si en parla plusieurs fois aux barons et aux chevaliers de Bretagne, en remontrant l’injure que le roi de France faisoit au roi d’Angleterre, laquelle ne faisoit mie à consentir. Et cuidoit, par ses paroles colorées, attraire ses gens pour faire partie avec lui contre le roi de France. Mais jamais ne les eut amenés, car ils étoient trop forts enracinés en l’amour du roi de France et du connétable qui étoit leur voisin. Et tant en parla le duc aux uns et aux autres que ses gens s’en commencèrent à douter : si gardèrent les cités, le châtel et les bonnes villes plus près que devant, et firent grands guets. Quand le duc vit ce, il se douta aussi de ses gens, que de fait, par l’information et requête du roi de France, ils ne lui fissent aucun contraire : si signifia tout son état au roi d’Angleterre, et lui pria que il voulsist envoyer gens par quoi il fût soudainement aidé s’il besognoit.

Le roi d’Angleterre qui véoit bien que le duc l’aimoit et que ses gens lui montroient rancune pour l’amour de lui, ne lui eût jamais refusé ; mais ordonna le seigneur de Neufville à quatre cents hommes d’armes et autant d’archers pour aller en Bretagne et prendre terre à Saint-Mahieu de Fine Poterne, et lui là tant tenir que il orroit autres nouvelles. Le sire de Neufville obéit ; sa charge de gens d’armes et d’archers lui fut appareillée et délivrée : si monta en mer au havène de Hantonne, et tournèrent les maronniers vers Bretagne ; lesquels singlèrent tant, par l’aide du vent, que ils arrivèrent an havène de Saint-Mahieu, et entrèrent en la ville ; car le duc avoit là de ses chevaliers tous pourvus, monseigneur Jean de Laquinghay et autres, qui lui firent voie. Quand le sire de Neufville et sa route eurent pris terre et ils furent entrés courtoisement en la ville de Saint-Mahieu, ils dirent aux bonnes gens de la ville que ils ne s’effréassent de rien, car ils n’étoient mie là venus pour eux porter contraire ni dommage ; mais les en garderoient et défendroient si il besognoit, et vouloient bien payer tout ce qu’ils dépenderoient ; ces paroles rappaisèrent assez ceux de la ville.

Or s’espardirent et semèrent les paroles parmi la duché de Bretagne ; que le duc avoit mandé en Angleterre confort, et étoit arrivé en la ville de Saint-Mahieu plus de mille hommes d’armes ; de quoi tout le pais fut grandement ému et en greigneur soupçon que devant ; et s’assemblèrent les prélats, les chevaliers et les barons et les consaulx des cités et des bonnes villes de Bretagne ; et s’en vinrent au duc ; et lui remontrèrent vivement et pleinement que il n’avoit que faire, si paisiblemnt vouloit demorer au pays, d’être Anglois couvertement ; car si il le vouloit être il leur dit, et tantôt ils en ordonneroient. Le duc, qui vit adonc ses gens durement émus et courroucés sur lui, répondit si sagement et si bellement que cette assemblée se départit par paix. Mais pour ce ne départirent mie les Anglois de la ville de Saint-Mahieu : ainçois s’y tinrent toute la saison. Si demeurèrent les choses en cel état, le duc en guet et en soupçon de ses gens, et ses gens de lui.

  1. Le duc de Bretagne avait fait avec le roi d’Angleterre un traité d’alliance offensive et défensive qui avait été signé par Édouard, le 19 juillet de cette même année. On trouve dans Rymer la suite des négociations à ce sujet entre le beau-père et le gendre.