Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 564-565).

CHAPITRE CCLXIV.


Comment le roi de France retraist devers lui plusieurs capitaines de compagnies ; et comment il envoya défier le roi d’Angleterre.


Le roi de France, toute celle saison, secrètement et soubtivement avoit retrait plusieurs capitaines de compagnies, Gascons et autres, qui s’étoient partis des Anglois et étoient montés contre mont la rivière de Loire sur les marches de Berry et d’Auvergne, et les consentoit là le roi de France à vivre et à demeurer. Mais point ne se nommoient encore ces compagnies François, car le roi de France ne vouloit mie être nommé, par quoi il perdesist son fait et la comté de Ponthieu qu’il tendoit fort à r’avoir. Car si le roi d’Angleterre sentit que le roi de France lui voulût avoir fait guerre, il eût bien obvié au dommage qu’il reçut de Ponthieu : car il eût si grossement pourvu la bonne ville d’Abbeville d’Anglois et de gens de par lui, que ils en eussent été maîtres et souverains, et aussi de toutes les garnisons appendans à la dite comté.

Lors étoit sénéchal de la dite comté de Ponthieu, de par le roi d’Angleterre, un bon chevalier Anglois qui s’appeloit messire Nicolas de Louvaing, et auquel le roi d’Angleterre avoit grand’fiance et à bon droit ; car pour les membres esrachier, il n’eût aucunement consenti ni pensé nulle lâcheté à faire. En ce temps étoient envoyés en Angleterre le comte de Sallebruche et messire Guillaume de Dormans, de par le roi de France, pour parler au roi d’Angleterre et à son conseil, et à eux remontrer comment de leur partie le pays, ainsi qu’ils disoient, avoit été et encore étoit malmené tous les jours, tant par le fait des compagnies qui guerroyoient et avoient guerroyé depuis six ans en çà le royaume de France, et par autres accidens dont le roi de France et son conseil étoient informés ; et se contenoient mal le roi d’Angleterre et son fils le prince. Si avoient les deux dessus dits demeuré en Angleterre le terme de deux mois, et en ce terme pendant proposé plusieurs articles et raisons au corps du roi, dont plusieurs fois l’avoient mélencolié et courroucé ; mais ils n’y comptoient que un petit ; car de ce dire et faire étoient-ils chargés du roi de France et de son conseil[1].

Or avint ainsi que quand le roi de France eut la sûreté secrètement de ceux d’Abbeville qu’ils se retourneroient François, et que les guerres étoient ouvertes en Gascogne, et toutes gens d’armes du royaume de France appareillés et en grand’volonté de faire guerre au prince et d’entrer en la prinçauté, il, qui ne vouloit mie au temps présent ni avenir être reproché qu’il eût envoyé ses gens sur la terre du roi et du prince, et prendre villes, cités, châteaux et forteresses sus eux, sans défiances, eut conseil qu’il envoieroit défier le roi d’Angleterre, ainsi qu’il fit par ses lettres closes. Et les porta un de ses varlets de cuisine ; et passa le dit varlet, qui étoit Breton, si à point, qu’il trouva à Rouvres les dessus dits, le comte de Sallebruche et messire Guillaume de Dormans, qui retournoient d’Angleterre en France et avoient accompli leur message : auxquels le dit Breton conta une partie de son intention ; car ainsi en étoit-il chargé. Et quand les dessus dits entendirent celui, ils partirent d’Angleterre au plutôt qu’ils purent et passèrent la mer. Si furent tout joyeux quand ils se trouvèrent en la ville et la forteresse de Boulogne.

En ce temps avoit été envoyé à Rome devers le pape Urbain Ve, de par le prince de Galles, pour les besoins de la duché d’Aquitaine, messire Guichard d’Angle maréchal d’Aquitaine. Si avoit trouvé le pape assez aimable et descendant à ses prières. Si que au retour, le dit messire Guichard ouït nouvelles que on faisoit guerre au prince et que les François couroient sur la prinçauté : si en fut tout ébahi comment il pourroit être retourné. Nonobstant ce, il s’en vint devers monseigneur le gentil comte de Savoie, lequel en ce temps il trouva en Piémont et en la ville de Pinerol ; car il faisoit guerre contre le marquis de Saluces. Le dit comte de Savoie reçut liement et grandement le dit messire Guichard d’Angle et toute sa route, et les tint deux jours tout aises, et leur donna grands dons, beaux joyaux, ceintures et autres présens ; et par espécial messire Guichard en eut la meilleure partie ; car le gentil comte de Savoie l’honoroit et recommandoit grandement pour sa bonne chevalerie. Et quand le dit messire Guichard et ses gens se furent départis du comte de Savoie, ils passèrent sans nul danger parmi la comté de Savoie ; et plus approchoient les mettes de France et de Bourgogne, et tant oyoient de dures nouvelles et déplaisantes à leur propos ; si que, tout considéré, messire Guichard vit bien que nullement en l’état où il chevauchoit, il ne pourroit retourner en Guyenne. Si se dissimula et différa, et mit et donna tout son état et son arroy en la gouvernance et ordonnance d’un chevalier qui en sa compagnie étoit, qui s’appeloit messire Jean Ysore[2]. Cil avoit sa fille épousée, et étoit bon François des marches de Bretagne. Le dit messire Jean prit en charge et en conduit toutes les gens à monseigneur Guichard d’Angle son père, et s’en vint en la terre du seigneur de Beaujeu ; et là passa la rivière de Sône, et s’accointa si bellement du dit seigneur de Beaujeu, que le dit seigneur de Beaujeu amena le dit chevalier et toute sa route à Riom en Auvergne devers le duc de Berry. Si se offrit là à être bon François, ainsi qu’il étoit. Parmi tant il passa paisiblement et vint chez soi en Bretagne. Et le dit messire Guichard en guise et état d’un povre chapelain, mal monté et tout desciré, repassa parmi France les marches de Bourgogne et d’Auvergne, et fit tant que, en grand péril et en grand’peine, il entra en la prinçauté et vint en Angoulême devers le Prince, où il fut moult liement recueilli et bien-venu, et un autre chevalier de sa route, de Poitou, qui étoit parti en légation avec lui, qui s’appeloit messire Guillaume de Sens, qui s’en vint bouter en l’abbaye de Clugny en Bourgogne, et là se tint plus de cinq ans, que oncques ne s’osa partir ni bouger, et en la fin se rendit-il François.

Or revenons au Breton qui porta les défiances du roi Charles de France au roi Édouard d’Angleterre.

  1. Le silence de Froissart sur cette négociation est suppléé par l’auteur des Chroniques de France, qui rapporte tout au long les propositions et les réponses respectives des deux rois, d’après le compte qu’en rendit Guillaume de Dormans, dans un parlement convoqué par Charles V sur le fait des appellations des seigneurs de Guyenne, le 9 mai, veille de l’Ascension, et non le 21 de ce mois, comme le dit mal à propos le chroniqueur.
  2. Johnes l’appelle sire John Shore. Peut-être est-ce plutôt Isser, car on trouve aussi un chevalier de ce nom dans l’Histoire de Bretagne.