Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 578-579).

CHAPITRE CCLXXVII.


Comment messire Robert Canolle assiégea les compagnies en la garnison de Durviel ; et comment messire Jean Chandos prit la forteresse de Montsac.


Les nouvelles vinrent en la cité de Caours aux autres compagnons, à Aimemon d’Ortinge, à Petit-Meschin, à Jacquet de Bray, à Perrot de Savoie et à Ernaudon de Pans, qui tenoient là une très grand’garnison et avoient tenu tout le temps, que messire Perducas de Labreth étoit retourné Anglois et toute sa route aussi. Si en eurent les dessus dits capitaines grand ennui au cœur et effroi ; et regardèrent et considérèrent entre eux que la cité de Caours étoit de trop grand’garde et trop foible pour eux tenir contre les Anglois. Si s’en partirent de là et la recommandèrent à l’évêque du dit lieu et aux bourgeois de la ville ; et s’en vinrent en une prioré assez près de là, que ils avoient tout le temps malement fortifiée, laquelle on appelle Durviel[1]. Cette forteresse n’étoit point de grand’garde ; et se boutèrent tous dedans, et mirent en bonne ordonnance pour attendre leurs ennemis, lesquels vinrent celle part tantôt et sans délai qu’ils sçurent qu’ils s’étoient là retraits ; et assiégèrent et environnèrent la dite forteresse, et puis y établirent et firent maint assaut. Mais ils étoient si avisés et si drus d’armes et aussi bien pourvus d’artillerie qu’ils n’en faisoient compte.

Quand messire Jean Chandos, messire Thomas de Felleton, le captal de Buch, messire Jean de Pommiers, messire Thomas de Percy, messire Eustache d’Aubrecicourt et les chevaliers du prince qui se tenoient à Montalban, entendirent que messire Robert Canolle avoit assiégé les capitaines des compagnies en la garnison de Durviel, si eurent conseil qu’ils se trairoient celle part ; car la chose s’ordonnoit assez bien qu’ils trouveroient là aucuns grands faits d’armes.

Si se départirent de Montalban une grand’route, plus de trois cents lances ; et y laissèrent bien deux cents en garnison, desquels étoient capitaines messire Aymeri de Tartres, messire le soudich de l’Estrade, messire Bernardet de Labreth sire de Géronde. Si chevauchèrent les dessus dits bien et moult efforcément pour venir au siége de Durviel. Ainsi qu’ils chevauchoient, ils trouvèrent en leur chemin une ville assez forte, Françoise, qui s’appelle Montsac[2] ; et étoit tant seulement en la garde des hommes de la ville, car il n’y avoit nul gentilhomme. Si envoyèrent de premier leurs coureurs devant, pour aviser et considérer la ville. Si rapportèrent leurs coureurs qu’elle étoit assez forte, et que sans siége et assaut on ne la pouvoit avoir. Donc se conseillèrent les seigneurs sur les champs pour savoir quelle chose en étoit bonne à faire. Adonc ils trouvèrent en conseil que ce ne seroit pas bon d’eux là arrêter et de briser leur emprise pour aller devant Durviel. Si passèrent outre, et étoit encore assez matin. Ainsi qu’ils pouvoient être une lieue outre, ils encontrèrent quatre sommeliers tout chargés de vitailles ; si furent tantôt pris et arrêtés les sommeliers, et leur fut demandé d’où ils venoient et où ils alloient. Cils connurent vérité : qu’ils étoient partis de Toulouse et avoient intention d’entrer en la ville de Montsac et de là mener leur vitaille. Donc furent examinés plus avant de l’état de la ville, et quelles gens ils étoient là dedans. Les sommeliers répondirent qu’ils n’oseroient mentir ; que la ville étoit moult étreinte de famine, et n’y pensoient là dedans avoir de tous vivres, si assiégés étoient, pour vivre quatre jours, et qu’il n’y avoit nul gentilhomme, ni autre défense que des bons hommes de la ville. Donc se mirent les gentils hommes ensemble et eurent conseil qu’ils n’iroient plus avant, si auroient rendu peine à conquerre la dite ville. Si retournèrent et retinrent la vitaille pour eux, et rendirent aux quatre sommeliers leurs chevaux, et leur dirent qu’ils r’allassent aux nouvelles pourvéances ; et puis s’en vinrent mettre le siége devant Montsac et se commencèrent à loger bien et faiticement, ainsi que s’ils dussent là demeurer un mois ; et firent ce premier jour semblant qu’ils assaudroient à lendemain, et levèrent devant les murs aucuns canons qu’ils portoient. Quand ceux de Montsac en virent la manière, si se commencèrent à effrayer, et sentirent bien qu’ils ne se pouvoient longuement tenir ; car ils n’avoient nulles pourvéances. Si commencèrent à traiter devers les dessus dits seigneurs d’Angleterre ; et se portèrent les traités si bien qu’ils reconnurent le prince à seigneur et à tenir la dite ville de lui à toujours mais, sans fraude et sans engin ; et parmi ce ils demeurèrent en paix, et ne leur ôta-t-on rien du leur. Si ordonnèrent les chevaliers, messire Jean Chandos et les autres, à la requête de ceux de la ville, un chevalier à capitaine, lequel on appeloit messire Robert Miton, et vingt hommees d’armes et quarante archers avec lui, aux frais et gages des hommes de la ville ; puis chevauchèrent outre tant qu’ils vinrent devant Durviel où messire Robert Canolle et les autres étoient. Si eut là grands approchements et grands reconnoissances d’amour, quand ils se trouvèrent tous ensemble ; et se mirent au siége avec les autres, tous par bonne ordonnance.

  1. Probablement Duravel, petite ville sur le Lot, aux confins de l’Agénois.
  2. Il existe dans le Périgord un lieu nommé Monsac : mais il était impossible que Chandos et sa troupe le rencontrassent sur leur route en allant de Montauban à Duravel, ce qui me porte à croire qu’au lieu de Montsac il faut lire Moissac. La position de cette ville sur le Tarn, aux confins du Languedoc et du Quercy, se concilie très bien avec le récit de Froissart.