Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 459-460).

CHAPITRE CLIV.


Comment le marquis de Montferrat, parmi une somme de florins, et ce que le pape les absolvoit de peine et de coulpe, emmena les Compagnies en Lombardie.


Ainsi guerroyoient-ils le pape et les cardinaux et les marches d’environ Avignon, et y firent moult de maux jusques bien avant en l’été l’an 1361. Or avint que le pape et les cardinaux s’avisèrent d’un moult gentil chevalier et bon guerroyeur, le marquis de Montferrat[1], qui avoit grand temps tenu guerre contre les seigneurs de Milan, et encore faisoit : si le mandèrent ; et il vint en Avignon. Si y fut moult honoré du pape et de tous les cardinaux. Là fut traité devers lui que, parmi une grande somme de florins qu’il devoit avoir, il mettroit hors de la terre du pape et de là environ les compagnies, et les emmèneroit en Lombardie. Si traita le dit marquis de Montferrat devers les capitaines et les amena à ce que, parmi soixante mille florins qu’ils eurent pour départir entr’eux, et aussi grands gages que le dit marquis leur donna, ils s’accordèrent à ce qu’ils iroient en Lombardie ; et avecques tout ce ils seroient absous de peine et de coulpe.

Tout ce fait, accompli et accordé, et les florins payés, ils rendirent la ville du Pont-Saint-Esprit, et laissèrent la marche d’Avignon, et passèrent outre avec le dit marquis[2]. Dont le roi Jean et tout son royaume furent grandement réjouis, quand ils se virent quittes de tels gens : mais encore en retournèrent assez en Bourgogne ; et ne se partit mie adonc messire Seguin de Batefol qui tenoit sa garnison de Ause, pour traité ni chose que on lui sçut promettre. Mais le dit royaume en plusieurs lieux fut plus en paix que devant, quand les plus grands routes des Compagnies en furent parties et passées outre avec le dit marquis en la terre de Piémont. Lequel marquis en fit trop bien sa besogne sur les seigneurs de Milan, et conquit villes, châteaux, forteresses et pays sur eux, et eut plusieurs rencontres et escarmouches sur eux à l’honneur et profit de lui ; et le mirent les Compagnies, dedans un an ou environ, tout au dessus de sa guerre, et lui firent en partie avoir son entente des deux seigneurs de Milan, monseigneur Galéas et monseigneur Barnabo, qui depuis régnèrent en grand’prospérité. Et quand la paix fût faite entr’eux et le marquis, les aucuns de ces Compagnies, qui avoient assez gagné et qui étoient tannés de guerroyer, retournèrent en leurs nations : mais la plus grand’partie se mirent encore à mal faire et retournèrent en France. Dont il avint que messire Seguin de Batefol, qui s’étoit tenu tout le temps en sa garnison de Ause sur la rivière de Saône prit, embla et échella une bonne cité en Auvergne que on dit Briode et siéd sur la rivière d’Allier. Si se tint là dedans plus d’un an, et la fortifia tellement qu’il ne doutoit nul homme ; et couroit tout le pays d’environ jusques au Puy, jusques à la Case Dieu, jusques à Clermont, jusques à Tillach[3], jusques à Montferrant, à Riom, à la Nonnète, à Issoire, à Vaudable, à Saint-Bonnet, Lastic et toute la terre le comte Dauphin, qui étoit pour le temps hostagier en Angleterre ; et y fit trop durement de grands dommages. Et quand il eut honni et appovri le pays de là environ, il s’en partit par accord et par traité, et emmena tout son pillage et son grand trésor, et se retrait en Gascogne dont il s’étoit parti et yssu. Du dit monseigneur Seguin ne sçais-je plus avant, fors tant que j’ai ouï dire depuis qu’il mourut assez merveilleusement. Dieu lui pardoint tous ses méfaits !

  1. Jean Paléologue XVI, margrave de Montferrat.
  2. Le marquis de Montferrat n’emmena avec lui que les compagnies anglaises, Le chef de cette troupe était, suivant Muratori, un certain Alborn. Ce ne fut qu’à la conclusion de la guerre entre le marquis de Montferrat et Galéas que les aventuriers anglais passèrent sous le commandement de John Hawkewood, dont le nom, dit M. Sismondi, a été tellement défiguré par les historiens italiens, qu’on aurait beaucoup de peine à le reconnaître, si un écrivain du temps n’avait imaginé de le traduire en italien en rappelant Falcone in bosco.
  3. Peut-être Thiezac, bourg près de Saint-Flour.