Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 429-430).

CHAPITRE CXXX.


Comment le duc de Normandie, par grand sens et avis ne voulut mie consentir bataille au roi d’Angleterre ; et comment messire Gautier de Mauny et autres chevaliers anglois vinrent escarmoucher jusqu’aux barrières de Paris.


Le roi dessus nommé étoit logé au Bourg la Roine, à deux petites lieues près de Paris, et tout son ost contre mont en allant devers Montlhéry. Si envoya le dit roi, pendant qu’il étoit là, ses hérauts dedans Paris au duc de Normandie qui s’y tenoit atout grands gens d’armes, pour demander bataille ; mais le duc ne lui accorda rien ; ainçois retournèrent les messagers sans rien faire. Quand le roi vit que nul n’istroit de Paris pour le combattre, si en fut tout courroucé. Adonc s’avança cil bon chevalier messire Gautier de Mauny, et pria au roi son seigneur que il lui voulsist laisser faire une chevauchée et envaye jusques aux barrières de Paris. Et le roi le lui accorda, et nomma personnellement ceux qu’il vouloit qui allassent avec lui ; et fit là le roi plusieurs chevaliers nouveaux, desquels le sire de La Ware en fut l’un, et le sire de FitVautier, et messire Thomas Balastre[1], et messire Guillaume de Toursiaux, messire Thomas le Despensier, messire Jean de Nuefville et messire Richard Stury, et plusieurs autres. Et l’eût été Colart d’Aubrecicourt, fils à monseigneur Nicole, s’il eût voulu, car le roi le vouloit, pourtant qu’il étoit à lui et son écuyer de corps ; mais le dit Colart s’excusa et dit qu’il ne pouvoit trouver son bassinet. Le sire de Mauny fit son emprise et amena ces nouveaux chevaliers escarmoucher et courir jusques aux barrières de Paris. Là eut bonne escarmouche et dure, car il avoit dedans la cité de bons chevaliers et écuyers qui volontiers fussent issus, si le duc de Normandie l’eût consenti. Toutefois ces gentils hommes qui étoient dedans Paris, gardèrent la porte et la barrière tellement que ils n’y eurent point de dommage ; et dura l’escarmouche du matin jusques à midi, et en y eut des navrés des uns et des autres. Adonc se retraist le sire de Mauny et en ramena ses gens à leur logis ; et se tinrent là encore ce jour et la nuit en suivant. À lendemain[2] se délogea le roi d’Angleterre et prit le chemin de Montlhéry.

Or vous dirai quel propos aucuns seigneurs d’Angleterre et de Gascogne eurent à leur délogement. Ils sentoient dedans Paris tant de gentilshommes : si supposèrent, ce qu’il avint, que ils en videroient aucuns, jeunes et aventureux, pour leurs corps avancer et pour gagner. Si se mirent en embûche bien deux cents armures de fer, toutes gens d’élite, Anglois et Gascons, en une vide maison à trois lieues de Paris. Là étoient le captal de Buch, messire Aymemon de Pommiers et messire de Courton, Gascons ; et Anglois, le sire de Neufville, le sire de Moutbray et messire Richart de Pontchardon : ces six chevaliers étoient souverains de cette embûche. Quand les François qui se tenoient dedans Paris virent le délogement du roi d’Angleterre, si se recueillirent aucuns jeunes seigneurs et bons chevaliers et dirent entr’eux : « C’est bon que nous issions hors secrètement et poursuivons un petit l’ost du roi d’Angleterre, à savoir si nous y pourrions rien gagner. Ils furent tantôt tous d’un accord tels que messire Raoul de Coucy, messire Raoul de Rayneval, le sire de Montsaut, le sire de Helly, le châtelain de Beauvais, le Bègue de Vilaines, le sire de Wasières, le sire de Waurin, messire Gauvain de Bailloel, le sire de Vaudeuil, messire Flamans de Roye, messire le Haze de Chambli, messire Pierre de Sermaise, messire Philippe de Savoisy, et bien cent lances en leur compagnie.

Si issirent hors, tous bien montés et en grand’volonté de faire aucune chose, mais qu’ils trouvassent à qui ; et chevauchèrent tout le chemin du Bourg la Roine, et passèrent outre, et se mistrent aux champs sur le froye des gens le roi d’Angleterre, et passèrent encore outre la dessus dite embûche du captal et de sa route.

Assez tôt après ce que ils furent passés, l’embûche des Anglois et des Gascons issit hors et saillit avant, leurs glaives abaissés, en écriant leur cri. Les François se retournèrent et eurent grand’merveille que c’étoit, et connurent tantôt que c’étoient leurs ennemis. Si s’arrêtèrent tous cois et se mirent en ordonnance de bataille, et abaissèrent les lances contre les Anglais et les Gascons qui tantôt furent venus. Là y eut de première encontre forte joûte, et rués plusieurs par terre d’un lez et de l’autre ; car ils étoient tous fort montés. Après celle joûte ils sachèrent leurs épées et entrèrent l’un dedans l’autre, et se commencèrent à battre et à férir et à donner grands horions ; et là eut faites maintes belles appertises d’armes ; et dura cil débat une grand’espace ; et fût tellement demené que on ne sçut à dire un grand temps : « Les François ni les Anglois en auront le meilleur ; » et par espécial là fut le captal de Buch très bon chevalier, et y fit de sa main maintes grandes appertises d’armes. Finablement les Anglois et Gascons se portèrent si bien de leur côté, que la place leur demeura ; car ils étoient tant et demi que les François. Et là fut du côté des François bon chevalier le sire de Campremy, et se combattit vaillamment dessous sa bannière ; et fut cil qui la portoit occis, et la bannière abattue, qui étoit d’argent à une bande de gueules à six merlettes noires, trois dessus et trois dessous ; et fut le sire de Campremy pris en bon convenant.

Les autres chevaliers et écuyers françois qui virent la mésaventure et qu’ils ne pouvoient recouvrer, se mirent au retour devers Paris tout en combattant, et Anglois et Gascons poursuivirent après de grand’volonté. En celle chasse, qui dura jusques outre le Bourg la Roine, y furent pris neuf chevaliers, que bannerets que autres ; et si les Gascons et les Anglois qui les poursuivoient ne se fussent doutés de l’issue de ceux de Paris, jà nul n’en fût échappé qu’ils ne fussent tous morts ou tous pris. Quand ils eurent fait leur emprise, ils retournèrent devers Montlhéry où le roi d’Angleterre chevauchoit, et emmenèrent leurs prisonniers auxquels ils firent bonne compagnie, et les rançonnèrent courtoisement ce propre soir, et les renvoyèrent arrière à Paris, ou là où il leur plut à aller, et les reçurent courtoisement sur leur foi.

  1. Sire Thomas Banaster fut nommé plus tard par Édouard chevalier de la Jarretière.
  2. Suivant l’auteur des Chroniques de France, le roi d’Angleterre vint à la tête de son armée jusques sous les murs de Paris le dimanche de Quasimodo 12 d’avril, et en partit le jour même avant midi pour suivre ses bagages qu’il avait envoyés vers Chartres.