Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXVIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 338-340).

CHAPITRE XXVIII.


Comment le comte de Joigny, le sire de Coucy et le vicomte de Bruese eu chassant les coureurs du prince se boutèrent en l’ost du prince et y furent pris.


Nouvelles vinrent au roi de France que le prince de Galles se hâtoit durement de retourner au pays dont il étoit parti et venu. Si se douta le dit roi qu’il ne lui échappât, ce qu’il n’eût nullement volontiers vu, tant le désiroit-il à combattre. Si se partit le dit roi de France de la Haie en Touraine, et toutes gens d’armes après lui, et chevauchèrent à Chauvigny ; et vint là le jeudi au soir quinzième jour de septembre, l’an dessus dit mil trois cent cinquante-six. Si se logèrent grand’foison de seigneurs dedans la ville de Chauvigny, et dehors aussi tout contre val un beau pré, au long de la rivière de Creuse[1]. Le vendredi[2] ensuivant, après boire, passa le roi de France la dite rivière au pont de Chauvigny, et cuidoit adonc que les Anglois fussent devant lui ; et non étoient. Toutes fois, en les poursuivant passèrent ce vendredi plus de soixante mille chevaux ; et encore en passèrent assez à Château-lerault ; et tout ainsi qu’ils passoient, ils prenoient le chemin de Poitiers.

D’autre part, le prince de Galles et ses gens ne savoient nul convenant des François, ni ne pouvoient savoir. Bien avoient entendu qu’ils étoient sur les champs ; mais ils ne savoient mie justement quel part, fors tant qu’ils supposoient assez qu’ils n’étoient mie loin : car leurs coureurs ne pouvoient plus trouver que fourrager ; de quoi ils avoient grand deffaute en leur ost de vivres ; et se repentoient les plusieurs grandement de ce qu’ils en avoient fait si grand essil, entrementes qu’ils étoient en Berry, en Anjou, en Touraine, et qu’ils ne s’en étoient autrement pourvus.

Or avint ainsi que, ce vendredi que le roi de France et son grand ost passèrent la rivière[3] au pont de Chauvigny, pour la foule et presse qui si grande étoit, et pour être logés mieux à leur aise, trois grands barons de France, c’est à savoir, le comte d’Aucerre, le comte de Joigny, le seigneur de Chastillon[4] sur Marne, souverain maître de l’hôtel du roi, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de l’hôtel du roi demeurèrent ce vendredi tout le jour en la ville dessus dite de Chauvigny, et une partie de leurs gens ; et les autres passèrent, et tous leurs harnois, excepté ce qu’ils en avoient retenu pour leurs corps. Le samedi au matin[5] ils se délogèrent et passèrent le dit pont, et poursuivirent la route du roi, qui pouvoit être environ trois lieues loin ; et prirent les champs et les chemins des bruyères au dehors d’un bois pour venir à Poitiers.

Ce samedi au matin s’étoient délogés d’un village assez près de là le prince et ses gens, et avoient envoyé découvrir, aucuns compagnons des leurs, pour savoir s’ils trouveroient aucune aventure, ou orroient aucunes nouvelles des François. Si pouvoient être ces coureurs environ soixante armures de fer, tous bien montés selon leur affaire ; car leurs chevaux étoient assez lassés. Entre ces compagnons y avoit deux chevaliers de Hainaut, messire Eustache d’Aubrecicourt et messire Jean de Guistelles.

Si se trouvèrent d’aventure au dehors de ce bois et entre ces bruyères dont je parlois maintenant, et connurent les barons de France assez tôt que c’étoient leurs ennemis. Si mirent leurs bassinets au plus tôt qu’ils purent, et développèrent leurs bannières et abaissèrent leurs lances et férirent chevaux des éperons. Messire Eustache d’Aubrecicourt et ses compagnons, qui étoient montés sur fleur de coursiers, virent venir cette grosse route de leurs ennemis vers eux, qui bien étoient deux cents armures de fer ; et ils n’étoient que une poignée de gens au regard d’eux. Si n’eurent mie propos de les attendre, et s’avisèrent qu’ils se feroient chasser ; car le prince et son ost n’étoient pas trop loin de là. Si retournèrent les freins de leurs chevaux et prirent la forère du bois ; et les François après eux en criant leurs cris et demenant grand hutin ; et les cuidoient jà avoir tous pris d’avantage.

Ainsi que cils chevauchoient en chassant, ils s’embattirent si avant qu’ils vinrent sur la bataille du prince, qui étoit toute arrêtée entre bruyères et grands ronces, et attendoient là à ouïr nouvelles de leurs compagnons. Si furent émerveillés quand ils les virent chasser.

Messire Raoul de Coucy et sa bannière les suivit si avant qu’il se bouta droitement dessous la bannière du prince. Là eut grand hutin et dur ; et y fit le dit chevalier assez d’armes, et s’y combattit moult vaillamment, mais toutefois il fut pris et fiancé prisonnier des gens du prince, et aussi le comte de Joigni et le vicomte de Bruese[6] sire de Chauvigny ; et tous les autres morts ou pris[7] : peu s’en sauvèrent, par lesquels le prince de Galles et ses gens sçurent que le roi de France les avoit avancés à si grand nombre de gens d’armes que merveilles seroit à penser.

  1. Chauvigny n’est point sur la Creuse ; cette ville, ainsi que Châtelleraut dont il sera parlé dans la phrase suivante, est située sur la Vienne.
  2. Le vendredi 16 de septembre.
  3. La rivière de Vienne.
  4. Jean de Chastillon, second fils du connétable Gaucher de Chastillon, pourvu de la charge de souverain maître de l’hôtel du roi, en 1350.
  5. Dix-sept de septembre.
  6. Le vicomte de Brioude.
  7. Robert d’Avesbury parle très succinctement de cette rencontre : voici comme il s’exprime : Nomina captorum die sabbati proximâ ante dictum prœlium (la bataille de Poitiers) in viâ ducente de Chaveny versus Peyters.

    Le counte d’Aunser, le counte de Juny, le marschal de Bourgoygne.

    Item mortz et pris entour CCXL hommes d’armes.