Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 236-237).

CHAPITRE CLXXXIII.


Comment le connétable de France regretta la noblesse qu’il véoit outre le Lys. Comment il abandonna le passage et comment il fut conforté.


Le conseil Piètre du Bois fut cru : oncques ces Flamands ne se bougèrent de leur pas et se tinrent tous cois au pied du pont et tout contreval la chaussée, rangés et ordonnés en bataille ; et ne sonnoient mot, et montroient par semblant que ils n’en faisoient compte. Et ceux qui étoient passés venoient tout le pas parmi ces marais, côtoyant la rivière et approchant Comines. Le connétable de France, qui étoit d’autre part l’eau, jeta ses yeux et vit ces gens d’armes, bannières et pennons ventilans, en une belle petite bataille et vit comment ils approchoient Comines. Adonc lui commença le sang tout à frémir, de grand hideur qu’il ot, car il sentoit grand’foison de Flamands par delà l’eau, tous enragés. Si dit par grand yreur : « Ha, Saint Yves ! ha, Saint George ! ha, Notre Dame ! que vois-je là ? Je vois en partie toute la fleur de notre armée qui se sont mis en dur parti. Certes je voudrois être mort, quand je vois que ils ont fait un si grand outrage. Ha, messire Louis de Sancerre ! je vous cuidoye plus attrempé et mieux amesuré que vous n’êtes : comment avez-vous osé mettre outre tant de nobles chevaliers et écuyers, et si vaillans hommes d’armes, comme ils sont là, en terre d’ennemis : et espoir entre dix ou douze mille hommes, qui sont tout orgueilleux et tout avisés de leur fait, et qui nullui ne prendroient à merci : ni nous ne les pouvons, si il leur besogne, conforter. Ha, Rohan ! ha, Mauny ! ha, Malestroit ! ha, Conversant ! ha, tels et tels ! Je vous plains, quand, sans mon conseil, vous vous êtes mis en tel parti : pourquoi, pourquoi suis-je connétable de France ? Car si vous perdez j’en serai tout inculpé ; et dira-t-on que je vous ai envoyés en cette folie. »

Le connétable de France, avant que il eût vu que tant de si vaillans gens fussent passés, avoit défendu au lez devers lui que nul ne passât ; mais quand il vit le convenant de ceux qui étoient outre, il dit tout haut : « Je abandonne le passage à tout homme qui passer voudra et pourra. » À ces mots s’avancèrent chevaliers et écuyers pour trouver voie et engin de passer au pont outre ; mais il fut tantôt toute nuit : si leur convint, par pure nécessité, laisser œuvre d’ouvrer au pont et de jeter huis et planches sur les gistes, et les aucuns y mettoient leurs targes et leurs pavois pour passer outre, et tant que les Flamands, qui étoient dedans Comines, s’en tenoient bien à chargés et à ensonniés, et ne savoient, au voir dire, auquel entendre ; car ils véoient là, au-dessous du pont ens ès marais, grand’foison de bonnes gens d’armes qui se tenoient tous cois, leurs lances toutes droites devant eux, et si véoient d’autre part que ceux qui étoient outre le pont en l’avant-garde escarmouchoient à eux, et se mettoient en peine pour le pont refaire.

En ce parti que je vous dis furent les François, qui passés étoient outre aux bacquets, ce soir, et se tinrent tout cois ès marais et en la bourbe et ordures jusques aux chevilles. Or regardez et considérez la peine qu’ils orent et la grand’vaillance de eux, quand en ces longues nuits d’hiver, au mois de décembre ou environ, toute nuit nuitie[1] en leurs armures, estans sur leurs pieds, leurs bassinets en leurs têtes, ils furent là sans boire et sans manger. Certes, je dis qu’il leur doit être tourné à grand’vaillance, car au voir dire, ils ne se véoient que une poignée de gens au regard des Flamands qui en Comines et au pas étoient. Si ne les osoient aller envahir ni assaillir ; et disoient et avoient dit entre eux, et sur ce ils s’étoient arrêtés par ordonnance : « Tenons-nous ci tous ensemble, et attendons tant qu’il soit jour et que nous véons devant nous, et que ces Flamands qui sont en leur fort avalent pour nous assaillir ; car voirement venront-ils sur nous ; ni nullement ils ne le lairont. Et quand ils viendront à nous, nous crierons tous d’une voix, chacun son cri ou le cri de son seigneur à qui chacun est, jà-soit ce que les seigneurs ne soient pas tous ici. Par celle voie et ce cri, nous les ébahirons, et puis férirons en eux de grand’volonté. Il est bien en Dieu et en nous du déconfire ; car ils sont mal armés, et nous avons nos glaives à fers longs et acérés de Bordeaux, et nos épées aussi. Jà haubergons qu’ils portent ne les pourront garantir ni défendre que nous ne passons tout outre. »

Sur cel état se tinrent ainsi et sur ce confort cils qui étoient passés outre ; et se tenoient tous cois sans dire mot. Et le connétable de France, qui étoit d’autre part l’eau, au-lez devers Lille, avoit au cœur grand’angoisse d’eux. Là lui disoient les maréchaux de Bourgogne et de Flandre et les chevaliers qui de-lez lui étoient, pour lui reconforter : « Monseigneur, ne vous ébahissez point d’eux, ce sont à droite élection toutes vaillans gens, sages et avisés, et ne feront rien fors que par sens et ordonnance. Ils ne se combattront meshuy, et vous avez les passages abandonnés : demain, sitôt que nous pourrons voir l’aube du jour, nous nous mettrons en peine de passer le pont. Nous avons huy pourvu des ais et du bois plus qu’il ne nous besogne : si serons tantôt outre et les réconforterons ; ni ces méchans gens n’auront point s’il leur besogne de durée contre nous. » Ainsi étoit réconforté le connétable de France des vaillans hommes qui étoient en sa compagnie.

  1. C’est-à-dire pendant toute la nuit.