Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LIV

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CHAPITRE LIV.


Comment Roger d’Auterme, baillif de Gand, fut occis en Gand par Jean Lyon et ses compagnons, la bannière du comte en sa main.


Depuis ne demeura guères de temps que le baillif de Gand Roger d’Auterme, vint à Gand, à bien deux cens chevaux ; et ce ordonna pour faire ce que commandé lui étoit, et que ordonné étoit entre le comte et Gisebrest Mahieu et ses frères. Le baillif, atout ces deux cens hommes que amenés avoit, s’en vint tout fendant les rues, la bannière du comte en sa main, jusques au marché des denrées ; et là s’arrêta et mit la bannière devant lui. Tantôt se trahirent devers lui Gisebrest Mahieu et ses frères, et le doyen des petits métiers. Il étoit ordonné que ces gens d’armes devoient aller de fait en la maison Jean Lyon, et le devoient prendre, et aussi le doyen des blancs chaperons et six ou sept de leur sorte des plus notables, et les devoient amener au chastel de Gand, et là tantôt couper les têtes. Jean Lyon, qui n’en pensoit mie moins, et qui tout avisé étoit de celle affaire, et qui avoit ses guettes et ses écoutes semés aval la ville, sçut la venue du dit baillif : il vit bien que c’étoit tout acertes ; aussi firent tous ceux qui blancs chaperons portoient, et que la journée assise étoit pour eux. Eux tous pourvus de leur fait et sur leur garde, se recueillirent et vinrent ensemble devers l’hôtel Jean Lyon, qui les attendoit devant sa maison ; et là venoient ci dix, ci vingt ; et à fait que ils venoient ils se rangeoient sur la rue. Quand ils furent assemblés, ils furent bien quatre cens. Jean Lyon se partit plus fier qu’un lion, et dit : « Allons, allons sur les traîtres qui veulent la bonne ville de Gand trahir ; je pensois bien que toutes ces douces paroles que Gisebrest Mahieu nous rapporta l’autre jour, ce n’étoit que decevance et destruction pour nous ; mais je leur ferai comparer. » Adonc s’en vint-il et sa route le grand pas ; et toujours lui croissoient gens ; car tels n’avoient mie encore blancs chaperons qui se boutèrent par faveur en sa compagnie ; et crioient en venant : « Trahi ! trahi ! » Et vinrent au tour par une étroite rue ens ou marché des denrées, où le baillif de Gand qui représentoit la personne du comte étoit, devant lui la bannière du comte, les bannières des navieurs et la bannière des menus métiers. Aussi très tôt que Gisebrest Mahieu et ses frères virent entrer au marché Jean Lyon et les blancs chaperons ils laissèrent le baillif et se déroutèrent, et s’enfuirent chacun qui mieux mieux, l’un çà, l’autre là, et les plusieurs des autres aussi ; ni nul ne tint arroi ni ordonnance, fors ceux que baillif avoit ordonnés et amenés en sa compagnie. Assez tôt après que Jean Lyon fut venu sur la place, le doyen des blancs chaperons et une grosse route d’eux se trairent vers le baillif, et sans sonner mot il fut pris et atterré ; et là fut présentement occis[1], et la bannière du comte ruée par terre et toute despecée ; ni oncques à homme qui là fût ils n’atouchèrent, fors que seulement au baillif ; et puis se remirent de-lez Jean Lyon tous ensemble, Quand les gens du comte virent leur capitaine le baillif à terre et mort, et la bannière du comte toute descirée, ils furent tout ébahis, et ainsi que gens déconfits tantôt s’enfuirent et s’épandirent, et montèrent sur leurs chevaux au plus appertement qu’ils purent, et vidèrent la ville de Gand et prindrent les champs.

Vous devez savoir que les enfans sire Jean Mahieu, Gisebrest Mahieu et ses frères, qui se sentoient forfaits envers Jean Lyon et ennemis à lui et aux blancs chaperons, ne furent mie bien assurés en leurs maisons ; mais se départirent au plutôt qu’ils porent, les uns par devant, les autres par derrière ; et vidèrent la ville de Gand ; et laissèrent femmes et enfans et héritages, et se trairent au plus tôt qu’ils porent par devers le comte de Flandre, auquel ils recordèrent celle aventure et de son baillif qui mort étoit, et sa bannière toute descirée. De ces nouvelles fut le comte durement courroucé et à bonne cause ; car on lui avoit fait trop dépit. Et dit adoncques et jura que il seroit si grandement amendé, ainçois que jamais il rentrât à Gand, ni que ils eussent paix à lui, que toutes les autres villes y prendroient exemple. Si demeurèrent les enfans Mahieu de-lez lui ; et Jean Lyon et les blancs chaperons persévérèrent en leur outrage.

Quand Roger d’Auterme fut occis, ainsi que vous savez, et tous les autres furent éparpillés, et que nul ne se montroit contre les blancs chaperons pour contrevenger, Jean Lyon qui tendoit à courre les Mahieux, car il les haïoit à mort, dit tout haut : « Avant aux traîtres mauvais, les Mahieux, qui vouloient aujourd’hui détruire les franchises de la bonne ville de Gand ! » Ainsi s’en alloient-ils tout criant parmi les rues jusques à leurs maisons ; mais nuls n’en y trouvèrent, car ils étoient jà partis. Si furent ils quis et tracés[2] dedans leurs hôtels, de rue en rue et de chambre en chambre. Et quand Jean Lyon vit que nul n’en trouvoient, si fut moult courroucé : adonc abandonna-t-il le leur[3] à tous ceux de sa compagnie. Là furent toutes leurs maisons pillées et robées, ni oncques rien n’y demeura, et toutes abattues et portées par terre, ainsi que si ils fussent trahistres à tout le corps de la ville. Quand ils orent tout ce fait, ils se retrairent en leurs maisons ; ni oncques puis ne trouvèrent échevin ni officier de par le comte, ni en la ville, qui leur dît : « C’est mal fait ! » et aussi pour l’heure on n’eût osé ; car les blancs chaperons étoient jà si montepliés en la ville que nul ne les osoit courroucer. Et ailoient parmi les rues à grand’route ; et nul ne se mettoit au devant d’eux ; et disoit-on en plusieurs lieux en la ville, et dehors aussi, qu’ils avoient alliances à aucuns échevins et riches hommes de lignage en la ville de Gand. Et ce fait bien à croire ; car de commencement tels ribaudailles que ils étoient n’eussent osé entreprendre d’avoir occis si haut homme, la bannière du comte en sa main, en faisant son office, comme Roger d’Auterme baillif de Gand, si ils n’eussent eu des coadjuteurs et souteneurs en leur emprise. Et depuis, comme je vous dirai en suivant, ils multiplièrent tant et furent si forts en la ville, que ils n’orent que faire de nulle aide que de la leur ; ni on ne les eût osé dédire ni courroucer de chose que ils voulsissent entreprendre ni faire. Roger d’Auterme des Frères-Mineurs fut pris et levé de terre, et apporté en leur église, et là ensepveli.

  1. Suivant Meyer, le bailli de Gand fut tué le 5 septembre 1379.
  2. Leurs traces suivies.
  3. Leurs effets.