Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LV

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CHAPITRE LV.


Comment douze hommes de Gand furent envoyés devers le comte pour l’appaiser et pour mettre la ville en son amour, et comment Jean Lyon, pour toujours empirer la besogne, fut cause de rober et bouter le feu en la maison du comte, nommée Andrehen.


Quand cette chose fut advenue, plusieurs bonnes gens de la ville de Gand, les sages et les riches hommes, en furent courroucés ; et commencèrent à parler et à murmurer ensemble, et à dire que on avoit fait un trop grand outrage quand on avoit ainsi occis le baillif du comte, en faisant son office ; et que leur sire en seroit si courroucé que on ne venroit jamais à paix ; et que ces méchants gens avoient bouté la ville en grand péril de être encore toute détruite, si Dieu n’y pourvéoit de remède. Nonobstant toutes ces paroles il ne étoit nul qui en voulsist faire fait, ni osât, pour lever ni prendre amende, ni corriger ceux qui celle outrage avoient fait. Jean de la Faucille, qui pour ce temps, en la ville de Gand, étoit un moult renommé homme et sage, quand il vit que la chose étoit allée si avant que on avoit si outrageusement occis le baillif de la ville pour le comte, sentit bien que les choses venroient à mal ; et afin qu’il n’en fût souspeçonné du comte ni de la ville, il se partit de la ville de Gand au plus quoiement qu’il pot, et s’en vint en une moult belle maison qu’il avoit au dehors de Gand. Et là se tint et fit dire qu’il étoit déshaitié ; ni nul ne parloit à lui fors que ses gens. Mais tous les jours il oyoit nouvelles de Gand ; car encore y avoit-il la greigneur partie du sien, sa femme, ses enfans et ses amis. Ainsi se dissimula-t-il grand temps.

Les bonnes gens de Gand, les riches et notables hommes qui avoient là dedans leurs femmes, leurs enfans, leurs marchandises, leurs héritages dedans et dehors, et qui avoient appris à vivre honorablement et sans danger, n’étoient mie aises de ce qu’ils véoient les choses en cel état, et se sentoient trop grandement forfaits envers leur seigneur. Si regardèrent entr’eux qu’il convenoit à ce pourvoir de remède, et amender le forfait ores ou autrefois, et eux mettre en la merci du comte ; et valoit mieux tôt que tard. Si orent conseil et parlèrent ensemble à savoir comment ils en pourroient user au profit et à l’honneur de eux et de la ville de Gand. À ce conseil et parlement furent appelés Jean Lyon et les capitaines des blancs chaperons ; autrement on ne les eût point osé faire. Là ot plusieurs paroles retournées et plusieurs propos avisés : finablement le conseil se porta tout d’un accord, d’une voix et d’une alliance, que on élivoit au conseil douze hommes notables et sages, lesquels iroient devers le comte et lui requerroient merci et pardon de la mort de son baillif que on avoit ainsi tué ; et si parmi tant on pouvoit venir à paix, il seroit bon ; mais que tous fussent en la paix, et que jamais rien n’en fût demandé. Ce conseil fut tenu et accordé, et les bourgeois élus qui en ce voyage devoient aller. Toujours disoit Jean Lyon : « Il fait bon être bien de son seigneur. » Mais il vouloit tout le contraire et le pensoit ; et bien disoit en lui-même que la chose n’étoit mie là encore où il la mettroit. Ce conseil s’épardit ; les douze bourgeois partirent et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Mâle de-lez la ville de Bruges ; et là trouvèrent-ils le comte, lequel trouvèrent, à l’approcher, félon et cruel et durement courroucé sur ceux de Gand. Ces douze bourgeois firent durement les piteux envers le comte, et lui prièrent à jointes mains qu’il voulsist avoir pitié d’eux. Et excusoient de la mort de son baillif toute la loi[1] et les hommes notables de la ville ; et lui disoient : « Cher sire, accordez-vous tellement que nous reportions paix en la ville de Gand qui tant vous aime, et nous vous promettons que, au temps avenir, cet outrage sera si grandement amendé sur ceux qui l’ont fait et ému à faire, que vous vous en contenterez, et que à toutes autres bonnes villes sera exemple. » Tant prièrent et supplièrent le comte et de si grand’affection ces douze bourgeois de Gand, que le dit comte se refréna grandement de son aïr, avecques les bons moyens qu’ils orent ; et fut la chose en tel parti que toute accordée et ordonnée sur l’article de la paix ; et pardonnoit le comte ses mautalens à ceux de Gand, parmi une amende qui devoit être faite, quand autres nouvelles vinrent, lesquelles je vous recorderai.

Jean Lyon, qui étoit demeuré à Gand et pensoit tout le contraire de ce qu’il avoit dit en parlement[2] : « que on devoit toujours être bien de son seigneur, » savoit tout de certain, qu’il avoit jà tant courroucé le comte que jamais n’en viendroit à paix ; et s’il y venoit par voie de dissimulation, bien savoit qu’il en mourroit. Si avoit plus cher à tout par-honnir puisque commencé l’avoit, que de être en péril ni en aventure de mort tous les jours. Je vous dirai qu’il fit. Ce terme pendant que le conseil de la ville de Gand étoit devers le comte, il s’avisa qu’il courrouceroit le comte si acertes, que ceux qui étoient de-lez lui allés pour la paix avoir ne rapporteroient nul traité de paix. Il prit tous ceux dont il étoit souverain, les blancs chaperons, et, de tous les métiers de Gand, lesquels il avoit le mieux de son accord, et vint à ses ententes par soubtive voie. Et dit, quand ils furent tous assemblés : « Seigneurs, vous savez comment nous avons courroucé monseigneur de Flandre, et sur quel état nous avons envoyé devers lui. Nous ne savons que nos gens rapporteront, ou paix ou guerre ; car il n’est mie léger à appaiser, et si a de-lez lui qui bien l’émouvera en courroux ; c’est à savoir Gisebrest Mahieu et ses frères ; c’est cent contre un que nous vinssions à paix. Il seroit bon que nous regardissions en nous-mêmes, si nous avons guerre, de quoi nous nous aiderons, et comment aussi nous sommes armés ; et entre vous, doyens et dixeniers de tels métiers et tels, regardez à vos gens, et si en faites demain venir sur les champs une quantité, si verrez comment ils sont habillés ; et ce fait bon aviser ainçois que on soit surpris. Tout ce ne coûtera rien ; et si en serons plus crémus. » Tous répondirent : « Vous dites bien. »

Ce conseil fut tenu. Le lendemain ils vinrent tous par la porte de Bruges, et se trairent sur les champs en un beau plain au dehors de Gand, ainsi comme au quart d’une lieue, à l’encontre d’un trop bel hôtel et chastel que le comte de Flandre avoit au dehors de Gand, que on disoit Andrehen. Quand ils furent là tous venus, Jean Lyon les regarda moult volontiers, car ils étoient bien dix mille et tous bien armés. Si leur dit : « Véez-ci belle compagnie. » Quand il ot là été un espace et allé tout autour, il leur dit : « Je voudrois que nous allissions voir l’hôtel de monseigneur, puisque nous sommes si près ; on m’a dit qu’il le fait trop grandement pourvoir : si pourroit être un grand préjudice à la bonne ville de Gand. » Si lui accordèrent tous, et vinrent à Andrehen, qui adoncques étoit sans garde et sans défense. Si entrèrent et commencèrent à chercher dessous et dessus. Ces blancs chaperons et la ribaudaille qui dedans entrèrent l’eurent tantôt dépouillé et pris, et levé tout ce que ils y trouvèrent. Si y avoit-il dedans de bons joyaux et de riches ; car le comte en faisoit sa garde-robe. Jean Lyon fit semblant qu’il en fût moult courroucé ; mais nonobstant, ainsi comme il apparut, non étoit ; car quand ils furent partis du dit chastel et retraits sur les champs, ils regardèrent derrière eux et virent qu’il ardoit tout[3] et que le feu y étoit bouté en plus de vingt lieux ; et n’étoit mie en puissance de gens que ils le pussent éteindre ; et aussi ils n’en étoient mie en volonté. Donc demanda Jean Lyon, qui fit moult l’émerveillé : « Et d’où vient ce feu en l’hôtel de monseigneur ? » On lui répondit : « Il vient d’aventure. » — « Or, dit-il, on ne le peut amender ; encore vaut-il mieux que l’aventure l’ait ars que nous. Et aussi, tout considéré, ce nous étoit un moult périlleux voisin. Monseigneur en pût avoir fait une garnison qui nous eût porté grand dommage. » Les autres répondirent tous : « Vous dites voir ; » et puis retournèrent en la ville de Gand, et n’y eut plus rien fait pour la journée : mais elle fut grande assez et male, car elle coûta depuis deux cent mille vies ; et fut une des choses principaument dont le comte de Flandre s’enfélonna le plus. Et pour ce le fit Jean Lyon, qui ne vouloit à nulle paix venir ; car bien savoit que, quelque traité ni quelque paix qu’il y eût, il y mettroit la vie. Ce chastel de Andrehen avoit bien coûté au comte de Flandre à faire ouvrer et édifier deux cent mille francs, et l’aimoit sur tous ses hôtels. Les bonnes gens de Gand qui désiroient à avoir paix furent de cette avenue durement courroucés ; mais amender ne le purent, ni nul semblant n’en osèrent faire ; car les blancs chaperons disoient que le chastel si étoit ars par meschéance et non autrement.

  1. La loi signifie ici le corps municipal, le corps de ville.
  2. Dans l’assemblée dont il est parlé ci-dessus.
  3. Suivant Meyer, le château d’Andreghem, qu’il appelle Wandelghem, fut pillé et brûlé le 8 septembre 1379, jour de la Nativité de la Vierge. Le feu se voyait de cinq ou six milles. Cette date, ainsi que celle de la mort du bailli de Gand, rapportée ci-dessus, peut servir à rectifier les grandes Chroniques de France, qui placent mal à propos le commencement des troubles de Flandre au mois d’octobre. La continuation française de la chronique de Nangis la fixe avec plus de raison au mois d’août.