Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 757-760).

CHAPITRE CXXXVII.

Comment le duc de Berry pratiqua si bien vers le comte de Foix, qu’il lui envoya sa cousine de Boulogne, laquelle il épousa incontinent.


Le duc de Berry, madame Jeanne d’Armignac, sa première femme, trépassée de ce siècle, avoit grand’imagination, et bien le montra, que secondement il fût remarié ; car si très tôt comme il put voir qu’il avoit failli à la fille du duc de Lancastre, il n’eut oncques arrêt ni séjour, mais mit clercs en œuvre et messagers, pour envoyer devers le comte Gaston de Foix, qui avoit en garde la fille au comte Jean de Boulogne, et l’avoit eue depuis plus de neuf ans. Or, pourtant que le duc de Berry à ce second mariage ne pouvoit venir, fors que par le danger du comte de Foix, car au fort, le dit comte, ni pour père, ni pour mère, ni pour pape, ni pour prochain que la damoiselle eût, il n’en eût rien fait s’il ne lui fût bien venu à plaisance, il en parla au roi de France, son neveu, et au duc de Bourgogne, son frère ; et leur pria très affectueusement, qu’ils s’en voulsissent charger avecques lui, et ensonnier. Le roi de France en eut bons ris, pourtant que le duc de Berry, son oncle, étoit jà tout ancien ; et lui dit : « Bel oncle, que ferez vous d’une telle fillette ? Elle n’a que douze ans, et vous en avez soixante. Par ma foi, c’est grand’folie pour vous de penser de celle chose ; faites en parler pour Jean, beau cousin votre fils, qui est jeune et à venir. La chose est mieux pareille à lui que elle ne soit à vous. » — « Monseigneur, répondit le duc de Berry, on en a parlé, mais le comte de Foix, à qui il tient, n’y veut entendre ; et crois que c’étoit que mon fils vient d’Armignac, et ils ne sont pas en trop bon amour ensemble. Si la fille de Boulogne est jeune, je l’épargnerai trois ou quatre ans, tant que elle sera femme et parcrue. » — « Voire, dit le roi, mais elle ne vous épargnera pas. » Et puis dit, tout en riant : « Bel oncle, puis que nous voyons que vous avez si bonne affection à ce mariage, nous y entendrons volontiers, c’est raison. »

Depuis, ne demeura long terme, que le roi et le duc de Bourgogne ordonnèrent pour aller au pays de Berne, par devers le comte de Foix, tels seigneurs que je vous nommerai. Premièrement le comte de Sancerre, messire Guillaume de la Trémouille, le seigneur de la Rivière, et le vicomte d’Assy ; et encore y fut ordonné, pour aller au dit royaume, l’évêque d’Autun ; mais cil ne devoit point passer outre Toulouse avec les autres jusques à tant qu’il sauroit comment les traiteurs se porteroient entre le comte de Foix et les ambaxadeurs de France.

Les seigneurs dessus nommés se départirent du duc et du roi de France et des deux ducs, quand toutes leurs besognes furent ordonnées ; et se mirent au chemin, et exploitèrent tant qu’ils vinrent en Avignon, et furent là un long terme de-lez le pape Clément, qui leur fit très bonne chère et féale, pour l’amour du roi. Quand ils eurent séjourné en Avignon, et que leurs messagers qu’ils avoient envoyés en Berne, devers le comte de Foix, furent retournés, et eurent rapporté lettres, lesquelles parloient ainsi ; que il plaisoit bien au comte que les dessus dits se traïssent avant, ils se départirent du pape et d’Avignon, environ la Chandeleur, et prirent le chemin de Montpellier ; et chevauchoient à petites journées et à grands dépens ; et passèrent Nîmes, Montpellier et la cité de Bézers ; et vinrent à Carcassone ; et trouvèrent là monseigneur Louis de Sancerre, maréchal de France, qui les recueillit liement et doucement, et ce fut raison. Lequel messire Louis parla à part assez aux dits ambaxadeurs de France, du comte de Foix et de son état, car il avoit été en Berne devers lui en celle saison. Quand ils eurent été de-lez le maréchal quatre jours, ils prirent congé et se mirent au chemin, et passèrent à Ville-Franche et au Chastel-Neuf d’Auri, à Avignolet et à Mont-Giscart, et puis vinrent à Toulouse. Et se logèrent là, et eurent conseil comment ils se maintiendroient. Le comte de Foix savoit bien leur venue, car tous les jours il en avoit ouï nouvelles, pourtant que en venant de Carcasonne à Toulouse, ils avoient côtoyé en son pays de Foix ; et se tenoit le dit comte en la ville d’Ortais en Berne.

Quand ces seigneurs de France furent venus à Toulouse, et ils y furent rafreschis, ils eurent conseil que ils enverroient, comme ils firent, devers le comte de Foix, pour entamer les traités de ce mariage, en quelle instance ils étoient là avalés. Si s’entamèrent les traités de ce mariage, mais ils furent moult lointains, car de commencement le comte de Foix fut moult froid, pourtant que le duc de Lancastre, qui se tenoit pour ce temps à Bordeaux ou à Lisbourne, en faisoit parler et prier pour son fils Henry, comte de Derby. Si fut tel fois, pour le lointain séjour que on véoit, que on disoit que le mariage pour le quel ces seigneurs se arrêtoient à Toulouse ne se feroit point, et tout leur état et les ordonnances, responses et traités du comte de Foix, de jour en jour, et de sepmaine en sepmaine, ils envoyèrent soigneusement devers le duc de Berry qui se tenoit à la Nonnette en Auvergne, et le duc de Berry, qui n’avoit autre désir, fors que les choses approchassent, rescripsoit devers eux, et les rafreschissoit souvent de nouveaux messages, et eux signifiant que noblement ils cessassent point que la besogne ne se fesist. Le comte de Foix, qui étoit sage et soubtil, et qui véoit l’ardent désir du duc de Berry, traitoit vaguement et froidement ; si fit à ceux qui envoyés lui étoient très bonne chère ; et ne répondit autrement, fors que par lettres. Et il me fut dit et signifié que de premier, avant que les traités s’entamassent, il se fit très grandement prier et dangérer ; et plus en étoit quoitié, plus s’en refroidoit ; nequedent, il ne vouloit pas que le mariage ne se fît, mais il tendoit à avoir une bonne somme de florins ; non que il mît avant qu’il voulsist vendre la dame, mais il vouloit être récompensé de la garde, car environ neuf ans et demi il l’avoit eue et nourrie ; si en demandoit trente mille francs. Encore si plus en eût demandé, plus en eût eu. Mais moyennement il voult ouvrer sur la conclusion de cette matière, à la fin qu’on lui en sçût gré, et aussi que le duc de Berry sentesist qu’il fist aucune chose pour lui.

Ces ambaxadeurs n’étoient pas chargés de cela faire, car ils n’avoient point d’argent si il ne leur venoit du duc de Berry. Si en escripvirent au duc qui se tenoit à la Nonnette en Auvergne, et Tacque-Tibaut de-lez lui, où la greigneur partie de sa plaisance s’arrêtoit. Ce Tacque-Tibaut est un varlet et un faiseur de chausses, que le duc de Berry avoit en âme, on ne savoit pourquoi, car en le dit varlet il n’y avoit ni sens, ni conseil, ni nul bien, fors à son grand profit ; et l’avoit le duc de Berry enrichi en bons jeuwiaux en or et en argent de la valeur de deux cens mille francs ; et tout avoient payé les povres gens d’Auvergne et de la Languedoc qui étoient taillés trois ou quatre fois l’an pour accomplir au duc ses folles plaisances.

Le duc de Berry, qui se tenoit à la Nonnette en Auvergne, s’émerveilloit de ce que ses gens n’exploitoient plus légèrement, mais ils avoient à faire et à répondre au plus sage prince qui fût en son temps, c’étoit le comte de Foix. Car il disoit bien que, si le duc de Berry avoit sa cousine, il payeroit bien la bonne garde que fait en avoit ; si montoit la demande à trente mille francs. Le duc escripvit à ses gens que pour la somme des florins ils ne dérompissent pas les traités ; car il vouloit avoir la dame. Donc commencèrent les ambaxadeurs à procéder avant, et à signifier au comte que sa volonté seroit accomplie de tous points. Dont s’adoucit le comte de Foix ; et manda aux ambaxadeurs à Toulouse où ils se tenoient, par ses chevaliers, tels que messire Espaing de Lyon et messire Pierre de Cabestain, que ils vinssent à Berne en une ville fermée, que on appelle Morlens, et apportassent la finance ; et ils trouveroient qui la recevroit et qui leur délivreroit la dame.

Ces ambaxadeurs furent tous réjouis de ces nouvelles, et s’ordonnèrent pour partir, et l’évêque d’Autun en leur compagnie ; et fut la finance mise en sommiers ; et s’en chevauchèrent tous ensemble, et cheminèrent tant que ils entrèrent en Berne et vinrent à Morlens. Tout le pays d’environ étoit chargé de gens d’armes, de par le comte de Foix, et étoient épars ens ès forts et ens ès villages plus de mille lances, car il ne vouloit pas être trompé du duc de Berry. Le comte de Foix ne fut pas présent à délivrer la demoiselle de Boulogne, mais il y avoit envoyé un sien frère bâtard, gentil et sage chevalier qui s’appeloit messire Ernaut Guillaume de Béarn, et son fils bâtard, un jeune chevalier, messire Yvain de Foix. Les deux, avec plusieurs autres, firent état et excusèrent le comte qui se tenoit à Pau, et reçurent le payement ; et là, par procuration, l’évêque d’Ostun[1] en Bourgogne épousa au nom du duc de Berry la jeune fille de Boulogne, qui s’appeloit Jeanne et pouvoit avoir environ douze ans et demi.

Et je, sire Jean Froissart, qui celle histoire ai dictée et ordonnée, par l’aide et grâce de Dieu, en paroles, comme cil qui étoit présent à toutes ces choses, pris adonc congé au gentil comte de Foix, pour retourner en France avec sa cousine ; lequel me fit grand profit à mon département, et m’enjoignit amiablement que encore je le allasse voir ; laquelle chose sans faute je eusse fait si il fût demeuré le terme de trois ans en vie ; mais il mourut, dont je rompis mon chemin, car, sans lui trouver au pays, je n’y avois que faire. Dieu en ait l’âme par son commandement !

Après toutes ces choses accomplies à leur devoir, et que les trente mille francs furent délivrés et la demoiselle épousée par procuration, si comme ici dessus est dit, on se départit de Morlens après boire, et vint-on ce jour gésir en la cité de Tarbes en Bigorre, laquelle est royaume de France. Et vous devez savoir que le duc de Berry avoit envoyé à Toulouse, et fait faire chars et chariots pour la dame, si riches et si nobles que merveille seroit à deviser, en tout état tel comme à lui appartenoit. Et exploitèrent tant les dessus dits ambaxadeurs et leur dame, qu’ils vinrent en la cité de Toulouse, et si y reposèrent deux jours, et puis s’en partirent et se mirent au chemin pour venir vers Avignon ; et les accompagna le maréchal de France, messire Louis de Sancerre à bien cinq cens lances, car il l’avoit du commandement du roi, tant que elle fût venue à Ville-Neuve de-lez Avignon ; ce fut par un lundi soir. Le mardi à dix heures, elle passa le pont sur Rhône en Avignon, Et allèrent encontre lui tous les cardinaux ; et fut la dame amenée en Avignon, et descendit au palais, d’une très belle et bonne haquenée toute blanche que le pape lui avoit envoyée. Et dîna là et tous les seigneurs. Sachez que ce pape Clément la recueillit grandement. Il y étoit tenu, car la damoiselle étoit fille de son cousin germain, le comté Jean de Boulogne. Et fut la dame logée à l’hôtel du cardinal de Tury ; et le vendredi au matin elle se partit d’Avignon et vint à Orange ; et là fut jusques au dimanche, car le prince étoit son cousin.

Celle dame, à petites journées et à grands frais, exploita tant que elle vint en Auvergne, et fut amenée à Riom ; et le jour de la Pentecôte au matin le duc de Berry l’épousa en sa chapelle. Et là furent d’Auvergne, le comte de Boulogne, le comte Dauphin, le sire de la Tour, le sire de Roie, et messire Hugues Dauphin, et grand’foison de seigneurs et de dames ; et là fus présent. Et après toutes ces fêtes, si m’en retournai en France, avec le seigneur de la Rivière[2].

  1. Autun.
  2. Le manuscrit 8325 et les autres manuscrits de la Bibliothèque royale se terminent à ce chapitre. Le chapitre suivant m’est fourni par ma copie du manuscrit de Besançon.