Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 457-460).

CHAPITRE XXVII.

Comment le pape Urbain et le pape Clément eurent discussion ensemble et comment les rois de chrétienté furent différens à l’élection pour les guerres d’entre eux.


En ce temps vint messire Ostes de Bresvich[1] en Avignon, voir le pape Clément et pour avoir finance et argent, car il avoit fait guerre pour lui et pour l’église aux Romains et à Berthelemieu des Aigles qui s’escripsoit et nommoit pape Urbain VI, si comme vous savez, et comme il est contenu ci-dessus en notre histoire. Et remontra le dit messire Ostes de Bresvich plusieurs choses au pape et aux cardinaux, desquelles il fut bien cru et ouï, mais de finance il ne put avoir, car la chambre étoit si vide d’or et d’argent, que les cardinaux ne pouvoient avoir leurs gages que on leur devoit de leurs chapeaux. Si convint messire Ostes de Bresvich partir mal content d’eux. On le délivra d’Avignon, et pour r’aller il ot mille francs dont il ne fit compte. Par ce point fut la guerre du pape Clément plus laide, car oncques puis messire Ostes ne s’en voult ensoigner. Aussi Marguerite de Duras[2] qui se tenoit à Gayette et qui étoit adversaire à la roine de Naples, la femme qui fut au roi Louis et duc d’Anjou, le manda pour aider à faire sa guerre contre les Néapolitains. Si se dissimula un temps le dit messire Ostes, et ne savoit lequel faire. Aucuns de son conseil lui boutoient en l’oreille que il se tînt de-lez Marguerite de Duras qui étoit héritière de Naples et de Sicile[3], et lui aidât à défendre et garder son héritage et la prensist à femme, car elle le vouloit bien avoir à mari, pourtant que il est de noble sang et de haute extraction ; et se fesist roi et sire des pays dont elle se clamoit dame. Et les autres lui conseilloient que non, et que il en pourroit bien prendre un mauvais coron ; car les enfans du roi Louis, qui avoit été couronné en la cité de Bar, étoient jeunes et avoient grand’foison de bons amis et de prochains, et par espécial le roi de France, leur cousin germain, qui les vouloit aider, et leur dame de mère la roine Jeanne, duchesse d’Anjou et du Maine, laquelle étoit de grand pourchas. Toutes ces doutes lui remettoient aucuns de son conseil au devant. Pourquoi messire Ostes se abstreignit et dissimula par un temps, et ne obtenoit ni l’une partie ni l’autre.

En ce temps avoient enclos en la cité de Péruse celui qui s’escripsoit pape Urbain les souldoyers du pape Clément qui se tenoient en Avignon, le sire de Monteroie, un moult vaillant chevalier de la comté de Genieuve et de Savoie, et messire Thalebart, un chevalier de Rodes, et messire Bernard de la Salle ; et fut là moult abstreint le dit pape, et près sur le point d’être pris ; et ne tint que à vingt mille francs, si comme je fus adonc informé, que un capitaine allemand, tenant grands routes, qui s’appeloit le comte Conrad, l’eût délivré ès mains des gens le pape Clément, si il les eût eus. Donc messire Bernard de la Salle en fut envoyé en Avignon, et démontra tout ce au pape et aux cardinaux ; mais on n’y put entendre tant qu’à délivrer la finance, car la cour étoit si povre que point d’argent n’y avoit. Et retourna messire Bernard mal content au siége de Peruse. Si se dissimulèrent et refreignirent les choses, et les Pérusiens aussi, et cil comte Conrad, et aussi Urbain de ce péril ; et s’en vint à Rome, et là se tint.

Bien sais que au temps avenir on s’émerveillera de telles choses, ni comment l’église put cheoir en tel trouble, ni si longuement demeurer ; mais ce fut une plaie envoyée de Dieu pour aviser et exemplier le clergé du grand état et des grands superfluités que ils tenoient et faisoient ; combien que les plusieurs n’en faisoient compte, car ils étoient si aveuglés d’orgueil et d’outre-cuidance que chacun vouloit surmonter ou ressembler son plus grand. Et pour ce alloient les choses mauvaisement. Et si notre foi n’eût été si fort confirmée au humain genre, et la grâce, du Saint-Esprit qui r’enluminoit les cœurs desvoiés et les tenoit fermes en une unité, elle eût branlé et croulé ; mais les grands seigneurs terriens, de qui le bien de commencement vient à l’église, n’en faisoient encore que rire et jouer au temps que je escripsis et chroniquai ces chroniques l’an de grâce mil trois cent quatre vingt dix.

Donc moult de peuple commun s’émerveilloient comment si grands seigneurs, tels que le roi de France, le roi d’Allemagne et les rois et les princes chrétiens, n’y pourvéoient de remède et de conseil. Or, y a un point raisonnable pour apaiser les peuples et excuser les hauts princes, rois, ducs et comtes, et tous seigneurs terriens. Et exemple : néant plus que le my-œuf[4] de l’œuf ne peut sans la glaire, ni la glaire sans le mi-œuf, néant plus ne peuvent les seigneurs et le clergé l’un sans l’autre ; car les seigneurs sont gouvernés par le clergé, ni ils ne se sauroient vivre, et seroient comme bêtes, si le clergé n’étoit ; et le clergé conseille et enorte les seigneurs à faire ce que ils font.

Et vous dis acertes que, pour faire ces chroniques, je fus en mon temps moult par le monde, tant pour ma plaisance accomplir et voir les merveilles de ce monde, comme pour enquérir les aventures et les armes, lesquelles sont escriptes en ce livre. Si ai pu voir, apprendre et retenir de moult d’états ; mais vraiment, le terme que j’ai couru par le monde, je n’ai vu nul haut seigneur qui n’eût son marmouset[5], ou de clergé, ou de garçons montés par leurs gengles et par leurs bourdes en honneurs, excepté le comte de Foix ; mais cil n’en ot oncques nuls, car il étoit sage naturellement ; si valoit son sens plus que nul autre sens que ou lui pût donner. Je ne dis mie que les seigneurs qui usent par leurs marmousets soient fous, mais ils sont plus que fous, car ils sont tous aveugles et si ont deux yeux.

Quand la connoissance vint premièrement au roi Charles de France de bonne mémoire du différend de ces papes, il se cessa et s’en mit sur son clergé. Les clercs de France en déterminèrent, et prindrent le pape Clément pour la plus saine partie. À l’opinion du roi de France s’accordèrent et tinrent le roi de Castille et le roi d’Escosse, pour la cause de ce que pour le temps que ce scisme vint en l’église, France, Castille et Escosse étoient conjoints ensemble par alliance ; car le royaume d’Angleterre leur étoit adversaire. Le roi d’Angleterre et le roi de Portingal furent contraires à l’opinion des royaumes dessus dits, car pareillement ils étoient conjoints ensemble ; si vouloient tenir l’opinion contraire de leurs ennemis. Le comte de Flandre en détermina tantôt, si comme il est contenu ci-dessus en celle histoire ; car son courage ne s’inclina oncques à Clément qu’il fût droit pape, pour la cause de ce que Clément fut à la première élection à Rome de l’archevêque de Bar et cardinal de Gennève, que il s’appeloit, et escripsist au comte de Flandre que ils avoient pape élu par bonne et due élection, lequel on nommoit Urbain. Si que, tout comme il vesquit, il tint celle opinion. Et autant le roi d’Allemagne et tout l’empire ; et aussi Honguerie.

Donc en escripsant de ces états et différends que de mon temps je véois au monde et en l’église qui ainsi branloit, et des seigneurs terriens qui se souffroient et dissimuloient, il me alla souvenir et revint en remembrance comment, de mon jeune temps, le pape Innocent régnant en Avignon[6], l’on tenoit en prison un frère mineur durement grand clerc, lequel s’appeloit frère Jean de Roche Taillade. Cil clerc, si comme on disoit lors, et que j’en ouïs parler en plusieurs lieux, en privé non en public, avoit mis hors et mettoit plusieurs autorités et grands et notables, et par espécial des incidences fortuneuses qui advinrent de son temps et sont encore avenues depuis au royaume de France, et de la prise du roi Jean. Il parla moult bien, et montra aucunes voies raisonnables, que l’église auroit encore moult à souffrir pour les grands superfluités que il véoit et qui étoient entre ceux qui le bâton du gouvernement avoient. Et pour le temps de lors que je le vis tenir en prison, on me dit une fois au palais du pape en Avignon un exemple que il avoit fait au cardinal d’Ostie que on disoit d’Arras et au cardinal d’Aucerre qui l’étoient allé voir et arguer de ses paroles. Donc, entre les défenses et raisons que il mettoit en ses paroles, il leur fit un exemple par telle manière comment vous orrez ci ensuivant, et ve-le-ci.

Ce dit frère Jean de Roche Taillade :

« Il fut une fois un oiseau qui naquit et apparut au monde sans plumes. Les autres oiseaux, quand ils le sçurent, l’allèrent voir, pourtant qu’il étoit si bel et si plaisant en regard. Si imaginèrent sur lui et se conseillèrent quelle chose ils en feroient ; car sans plume il ne pouvoit voler. Et sans voler il ne pouvoit vivre. Donc dirent-ils que ils vouloient que il vesquesist, car il étoit trop durement bel. Adonc n’y ot là oisel qui ne lui donnât de ses plumes ; et plus étoient gentils et plus lui en donnoient ; et tant que cil bel oisel fut tout empenné et commença à voler. Et encore en volant prenoient tous les oiseaux, qui de leurs plumes lui avoient donné, grand’plaisance. Cil bel oiseau, quand il se vit si au-dessus de plumage, et que tous oiseaux l’honoroient, il se commença à enorgueillir, et ne fit compte de ceux qui fait l’avoient, mais les bequoit et poignoit et contrarioit. Les oiseaux se mistrent ensemble et parlèrent de cel oisel, que ils avoient empenné et cru ; et demandèrent l’un à l’autre quel chose en étoit bon à faire, car ils lui avoient tant donné du leur que ils l’avoient si engrandi et enorgueilli qu’il ne faisoit compte d’eux. Adonc répondit le paon : « Il est trop grandement embelli de mon plumage, je reprendrai mes plumes. » — « En nom Dieu ! dit le faucon, aussi ferai-je les miennes. » Et tous les autres oiseaux aussi en suivant, chacun dit que il reprendroit ce que donné lui avoit ; et lui commencèrent à retollir et à ôter son plumage. Quand il vit ce, si s’humilia grandement et reconnut or primes que le bien et l’honneur que il avoit, et le beau plumage, ne lui venoit point de lui, car il étoit né au monde nu et povre de plumage, et bien lui pouvoient ôter ses plumes, ceux qui donné lui avoient, quand ils vouloient. Adonc leur cria-t-il merci, et leur dit que il s’amenderoit, et que plus par orgueil ni par bobant il n’ouvreroit. Encore de rechef les gentils oisels qui emplumé l’avoient en orent pitié quand ils le virent humilier, et lui rendirent plumes ceux qui ôtées lui avoient, et lui distrent aurendre : « Nous te véons volontiers entre nous voler, tant que par humilité tu veuilles ouvrer, car moult bien y affiert ; mais saches, si tu t’en orgueillis plus, nous te ôterons tout ton plumage et te mettrons au point où nous te trouvâmes. »

« Ainsi, beaux seigneurs, disoit frère Jean aux cardinaux qui étoient en sa présence, vous en avenra ; car l’empereur de Rome et d’Allemagne, et les rois chrétiens, et les hauts princes terriens, vous ont donné les biens et les possessions et les richesses pour servir Dieu, et vous les dispensez et aliénez en orgueil, en bobant, en pompes et en superfluités. Que ne lisez-vous la vie de saint Sylvestre, pape de Rome, premier après saint Pierre[7] ? Et imaginez et considérez en vous justement, comment Constantin lui donna premièrement les dîmes de l’église et sur quelle condition ? Sylvestre ne chevauchoit point à deux cents ni à trois cents chevaux parmi le monde ; mais se tenoit simplement et closement à Rome, et vivoit sobrement avecques ceux de l’église, quand l’ange, par la grâce de Dieu, lui annonça comment l’empereur Constantin, qui étoit mescréant et incrédule, l’envoieroit quérir ; car il lui étoit aussi révélé par l’ange de Dieu que Sylvestre lui devoit montrer la voie de sa guérison, car il étoit si malade de mesellerie que il chéoit tout par pièces[8]. Et quand il fut devant lui, il lui montra la voie de baptême et le baptisa[9], et il fut guéri. Donc l’empereur Constantin, pour celle grâce et vertu que Dieu lui fit, il crut en Dieu et fit croire tout son empire, et donna à Sylvestre et à l’église toutes les dîmes ; car au devant ce, les empereurs de Rome les tenoient ; et lui donna encore plusieurs beaux dons et grandes seigneuries, en augmentant notre foi et l’église. Mais ce fut son intention que ces biens et seigneuries on les gouverneroit justement, en humilité et non pas en orgueil, ni en bobant, ni en présomption. Mais on en fait à présent tout le contraire : pourquoi Dieu s’en courroucera une fois si grandement sur ceux qui sont et qui au temps avenir viendront, que les nobles qui se sont élargis de donner les rentes, les terres et les seigneuries que ceux de l’église tiennent, s’en refroidiront de donner avant, et retouldront espoir ce que donné ont ; et si ne demeurera point longuement. »

Ainsi frère Jean de Roche Taillade, que les cardinaux pour ce temps faisoient tenir en prison en Avignon, démontroit ces paroles, et exemplioit ceux qui entendre y vouloient ; et tant que moult souvent les cardinaux en étoient tous ébahis ; et volontiers l’eusseut condempné à mort, si nulle juste cause pussent avoir trouvée en lui, mais nulle n’en y véoient ni trouvoient ; si le laissèrent vivre tant qu’il put durer. Et ne l’osoient mettre hors prison, car il proposoit ses choses si profond, et alléguoit tant de hautes escriptures que espoir eût-il fait le monde errer. Toutes voies a-t-on vu avenir, ce disent les aucuns, qui ont mieux pris garde à ses paroles que je n’ai, moult des choses que il mit avant et qu’il escript en prison ; et tout vouloit prouver par l’Apocalypse. Les preuves véritables dont il s’armoit le sauvèrent de non être ars plusieurs fois ; et aussi il y avoit aucuns cardinaux qui en avoient pitié et ne le grévoient pas du plus que ils pouvoient[10].

Nous nous souffrirons à parler de toutes telles ennarrations et retournerons à notre principale matière et histoire d’Espaigne et de Portingal, aussi de France et d’Angleterre, et recorderons des aventures et avenues qui y vinrent en celle saison, lesquelles ne sont pas à oublier.

  1. Othon de Brunswick était le quatrième mari de la reine Jeanne Ire de Naples.
  2. Marguerite, fille de Charles Ier, duc de Duras, avait épousé, en 1368, son cousin Charles de Duras, roi de Naples, compétiteur de Louis, duc d’Anjou.
  3. Marguerite n’était pas héritière, mais régente du royaume, pendant la minorité de son fils Ladislas.
  4. Le my-œuf, moyœuf ou moyeu de l’œuf, ou le jaune d’œuf.
  5. Favori.
  6. Innocent VI, pape de 1352 à 1362.
  7. Sylvestre était le trente-deuxième pape, en comptant saint Pierre. Il occupa le trône pontifical de 314 à 336.
  8. Cette tradition est différente de la tradition commune qui attribue la conversion de Constantin à l’apparition de la croix lumineuse placée depuis sur le Labarum.
  9. Ce ne fut pas sous le pontificat de Sylvestre, mais sous celui de son prédécesseur Miltiade ou Melchiade qu’eut lieu en 312 la conversion de Constantin au christianisme.
  10. Les querelles des papes avec les empereurs et avec Philippe-le-Bel, et le scandale de leurs divisions avaient diminué l’autorité des papes, et l’esprit de la réforme, qu’on avait cherché à étouffer dans les bûchers au siècle précédent, commençait à se faire jour dans toute l’Europe.